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ETUDES FRANCISCAINES
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ETUDES
FRANCISCAINES
REVUE MENSUELLE
Paraissant le i5 de chaque mois
TOME X. — JUILLET-DÉCEMBRE 1903
PARIS
LIBRAIRIE Cfl. POUSSIELGUE
15, RUE CASSETTE, 15
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<^OIT LOUÉ NOTRE'SEIGNEVR JÉSUS^CIIRIST TOUJOURS!
LA NOBLESSE DES PAYS-BAS
A LÀ FIN DU SEIZIÈME SIECLE
II est de tradition de représenter Thistoire belge à la fin
du XVI® siècle et au - commencement du XVII'' siècle
comme une époque sans importance. Le règne des archi-
ducs Albert et Isabelle n'a pas ouvert, dit-on, une ère de
prospérité ; loin de là, il a été la cause d'un marasme absolu.
S'occuper de cette époque, c'est se condamner à rééditer
des élucubrations dans Te genre de Brantôme ou de Talle-
mant des Réaux.
Théorie reçue, c'est vrai, mais théorie fausse. Le règne
des archiducs, le gouvernement d'Albert et d'Isabelle a été
une résurrection, suivie, hélas ! trop tôt d'une rechute. Il
serait facile de le prouver en étudiant la vie commerciale,
le développement des libertés populaires. Restreignons
notre cadre à la noblesse.
La noblesse joua un grand rôle en Belgique aux XVI® et
XVII* siècles. A la fin du XVI® siècle, surtout, elle reprend
l'ascendant que la politique des rois lui avait fait perdre de-
puis le moyen âge. Un revirement se produit : les souve-
rains ont besoin d'elle ; à leur tour, ils sont affaiblis. La
guerre est devenue en Europe mal endémique. Il faut pour
soutenir le fardeau onéreux des troupes mercenaires, le se-
cours des grands vassaux, de leur fortune, de leur influence,
et pour payer leurs services, faute d'argent, il faut les com-
bler d'honneurs et de titres, fermer les yeux sur les libertés
qu'ilâ s'accordent.
L'organisation militaire, si défectueuse, est la principale
cause de cette puissance renaissante. Les soldats se vendent
au plus offrant ; il faut, pour tirer parti de pareilles troupes,
les encadrer d'officiers de choix: la noblesse les fournira. Elle
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6 U NOBLESSE DRS PAYS-BAS
devient, par cela même, le plus sûr appui du souverain et
elle comprend les avantages de cette situation.
Elle exigera désormais ce qu'elle ne faisait que demander
et, autrement que les soldats, il est vrai, elle se fera payer
aussi sa fidélité, son dévouement, son sang et ses finances.
Toutefois le caractère chevaleresque dont elle était jadis
si fière, s'est effacé avec l'énergie de la foi. Le souffle de la
Réforme a terni les âmes. Il semble que les principes les plus
traditionnels de morale et d'honneur soient noyés dans un
brouillard de sophismes et d'égoïsme, c'est un feu de bois
vert allumé par Thérésie dont les conséquences ont été un
amoindrissement du sens moral marchant de pair avec les
progrès de la révolte. L'intérêt personnel, Tambition, de
mowidres causes même, priment les idées de patrie, de foi
jurée, d'honneur, de vertu. Un fils de Henri IV, un Gaston
d'Orléans n'a aucun scrupule de s'allier avec TEspagne contre
son frère et son pays. Un Gondé ou un Turenne, pour une
blessure d'amour-propre, vont offrir leur épée aux ennemis.
Un Mansfelt combat tour à tour pour les catholiques ou les
protestants. Le Prince de Savoie tourne à tous vents. Il ne
reste vraiment plus sur le vieil édifice de l'antique chevalerie
qu'un seul bastion : le point d'honneur personnel. Tous
ces nobles sont vaillants à la folie. Ils mettent leur fierté à
se battre avec un courage héroïque, sans s'inquiéter si le
motif en vaut la peine. G'est l'amour-propre qui, le plus
souvent, guide le bouillant guerrier. Le souverain met sa
politique à embrigader ces amours-propres par tous les
moyens çn son pouvoir. Les abbayes, les pensions, les évê-
chés, les bénéfices, les titres, voilà sa monnaie. La force lui fait
défaut, il doit prendre ce monde turbulent et batailleur par
son côté faible : la gloriole, et fermer les yeux sur les dénis
de justice. Et comment ferait-il pour sévir? Les armées ne
sont plus à lui, la police manque. Richelieu n'a pas encore
montré comment on peut dompter le lion sauvage, on se
borne à le flatter.
G'est que les caractères de cette époque sont violents
comme l'existence de leur temps. L'Europe est devenue un
immense chainp de bataille sillonné sans cesse par la dévas-
tation. Les guerres de Religion ont amené cette cruauté
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A LA FIN. DU XVI* SIKCLE 7
fanatique et sombre qui fait reculer le seizième siècle aux
horreurs de la Barbarie, Jamais à aucune époque de This-
toire la guerre ne fut plus inutilement cruelle. Le soldat est
un bourreau expert, dépouillé de pitié. Certaines armées
comme celles d'Halbersladt, d'Ernest de Mansfelt semblent
n'être qu'un ramassis des plus affreux bandits. Là où passe
une armée, un sillon de sang, de farmes, de boue, reste
creusé derrière elle. C'est le désert. Ami ou ennemi sont
à peu près également traités. Aucune ville ne se prend
sans pillage, et quel pillage ? Les crimes les plus hideux
s'y commettent, les tortures les plus épouvantables s'in-
ventent. Après la prise de Metz, on coupe les deux bras
aux femmes et on les force à courir nues sur les routes jus-
qu'à ce qu'elles tombent mortes. En Frise, les paysans sont
attachés à une certaine distance de grands feux et grillent
lentement sous les quolibets des soldats. On n'ose pas re-
produire les récits qui surgissent à chaque page des anciens
documents et l'on recule épouvanté.
Les chefs de ces armées peuvent-ils ne pas participer à
cette atmosphère de violence sanguinaire? A voir toutes ces
horreurs, la sensibilité s'émousse quaAd la bète humaine ne
surgit pas elle-même pour commander les pires supplices.
Le Taciturne, le duc d'Albe, Ernest de Mansfelt, Bethlen
Gobar et bien d'autres ont été des vainqueurs féroces qui
terrifiaient leurs contemporains eux-mêmes. Mais les autres
sont-ils plus humains ? L'aimable Prince de Parme, ce bril-
lant Alexandre Farnèse, l'idole des soldats et le héros des
dames, livre pendant quatre jours la ville de Mastricht
au plus épouvantable pillage. L'élégant Spinola, général
aussi valeureux qu'homme de mœurs délicates et raffinées,
est cité pour son excessive bonté qui alla même^ à la prise
d'une ville, jusqu'à réduire les supplices des vaincus, à la
pendaison de sept ou huit hommes seulement. Un Tilly ou un
Montmorency qui défendent à leurs soldats d'attenter à l'hon-
neur des femmes ou de martyriser les ennemis font l'éton-
nement des chroniqueurs du temps.
De là une violence de mœurs qui éclate à tout instant et se
manifeste dans la recrudescence furieuse des duels et dans
les crimes que se permet hardiment tout homme assez
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8 LA NOBLESSE DES PAYS-BAS
haut placé pour se croire au-dessus de la justice. Les duels
deviennent une plaie meurtrière pour la noblesse dont ils
fauchent la fleur, ces combats singuliers exigeant que les
seconds se battent à côté du duelliste, ce qui, d'une
querelle particulière, fait parfois une véritable boucherie
où se blessent dix ou vingt personnes.
Quand arrivera Richelieu, les gentilshommes seront stu-
péfaits d'être, pour un duel, jugés comme simples manants.
L'impunité, d'ailleurs^ n'est-elle pas un privilège du sang
« bleu » ? Le souverain ne doit-il pas quelque condescen-
dance à ceux qui Qui fournissent armées et généraux ? A
quoi bon s'appeler Montmorency s'il faut être jugé comme
un simple clerc de basoche ?
Et Richelieu, lui-même, n'échappe pas à cette influence
du titre. Le clerc de basoche coupable d'un meurtre de ta-
verne sera soumis à la question. On n'oserait pas même y
penser pour un Boutteville.
Ainsi en est-il partout. Le prestige du nom est tel que le
manant lui-même l'accepte sans murmurer. La vie du faible,
son honneur, son bien semblent d'abord appartenir aux
puissants du monde. A chaque page des chroniques du temps
cette vérité se fait jour avec la plus tranquille inconscience.
Veux-t-on des faits ? En voici deux pris au hasard parmi
les nombreuses pièces de procédure des archives de Bel-
gique. Cent autres faits du même genre s'y rencontrent.
Trois jeimes seigneurs portant les plus grands noms du
pays se promènent un matin aux environs de Bruxelles, le
long du canal de Willebroech{l). En ce moment, l'endroit
est désert, et ils aperçoivent, venant à eux sur le chemin de
halage, une de ces lourdes voitures appelées « chars » où
se trouvent trois jeunes femmes, conduites par le seul co-
cher. Ce sont des demoiselles de la petite noblesse des
environs qui se rendent à Bruxelles pour faire des achats.
Elles sont fraîches et jolies et l'idée vient aux trois prome-
neurs de ne pas les laisser passer sans leur adresser quelques
(1) Cette promenade était généralement fréquentée, le canal de Willo-
broech servant de voie de communication ordinaire avec Anvers. Les coches
d'eaux et les barques s'y remontraient, nombreuses.
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A L\ FIN DU XVI- SÏEGLF: 9
galanteries. La plaisanterie est très mal reçue des trois
dames qui renvoient les godeluraux sans façon et ordonnent
au cocher de hâter le pas.
Cet espèce de dédain fait tout de suite monter la colère
aux cerveaux inflammables des promeneurs. Ils se jettent à la
tête des chevaux et comme le cocher fait mine de se dé-
fendre, un des gentilshommes tire son épée, la passe à tra-
vers le corps du pauvre homme qui roule mort sur le sol.
Excités par ce meurtre, les misérables se jettent sur les
jeunes, femmes terrifiées et leur prouvent brutalement que
la force prime le droit.
Pendant qu'ils s'en vont, riant de l'aventure, leurs vic-
times, à demi mortes de terreur et de honte, sont secou-
rues par les paysans. Leurs familles, indignées, portèrent
plainte à TArchidut Albert. On fit une enquête. Mais entre-
temps les auteurs de cette ignominie crurent prudent de
faire un petit voyage. Quand on connut leurs noms, on
laissa TafTaire s'assoupir et peu de temps après, ils repa-
rurent sans être inquiétés (1).
A peu près vers le même temps, Philippe de Robles, époux
de la fille de René de Chalons, petite-fille du prince Pierre
Ernest de Mansfelt, après avoir assisté à un office à Sainte-
Gudule, reconduisait avec toute la noblesse présente, selon
Tusage, les archiducs Albert et Isabelle qui rentraient à
pied à leur palais. Philippe de Robles demeura, après la ren-
trée des souverains, sur la place du Palais appelée « les
bailles de la Cour » à causer avec son frère le comte d'A-
nappes, le fils de celui-ci et un seigneur espagnol, Don Luis
de Velasco.
Pendant qu'ils s'entretiennent ensemble, passe un com-
missaire aux revues appelé Monet, homme paisible et estimé
qui s'était déjà chargé de quelques affaires de la Princesse
Charles de Mansfelt, tante par alliance de Philippe de
Robles, concernant la succession du Prince Pierre Ernest.
Le robin marchait modestement sans lever la tête lorsque
Robles, l'interpellant durement, lui reproche de passer sans
(1) La Gazette de France cite les noms des trois coupables : ce sont le
comte de Boussu, le comte de S*' Aldegonde et le comte de Meghen,
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10 LA NOBLESSE DES PAYS-UAS
saluer. Monet se défend poliment, et, pressentant une que*
relie, veut s'éloigner; mais Robles que la colère gagne
redouble ses injures. Monet, vexé, se rebiffe et Tirascible
Philippe se jette sur lui pour le souffleter. Par un geste tout
naturel de déiense, Monet met la main à la garde de son
épée, mais Robles a déjà tiré la sienne et pendant que Tin-
fortuné cherche à dégager la garde de son arme embar-
rassée dans son manteau, le gentilhomme lui traverse la
gorge de sa lame meurtrière. Le pauvre commissaire tombe
et Robtes a la lâcheté de le frapper à nouveau dans le dos.
Pendant toute cette scène, aucun des amis de l'assassin ne
fait un geste pour l'arrêter. Ils regardent, curieux, indiffé-
rents ou amusés, trouvant leur intervention inutile puisqu'il
s'agit d'un roturier sans importance et le forfait accompli,
ils se séparent tranquillement sans même daigner s'occuper
du cadavre qui git, sanglant, sur le sol.
Ce crime perpétré en plein jour devant la demeure des
Archiducs était par trop insolent. La Princesse Charles de
Mansfelt s'en montra fort irritée. Son crédit à la Cour et les
sentiments de justice de l'Archiduc provoquent une enquête.
Robles est cité devant le Conseil privé; mais selon l'habitude
des gentilshommes d'alors, en ces occasions, le coupable
avait cru prudent de disparaître. On le condamna par défaut
et on séquestra ses biens. Au bout d'un an, la famille
ayant fait quelques démarches (les Ghalons étaient des Nas-
sau), Robles obtint remise entière de la peine. La circonstance
atténuante invoquée était l'infériorité sociale de la victime.
Monsieur de Salnias, Président du Conseil de Luxembourg
ayant fait publier le ban lancé contre Philippe de Robles, fut
averti a qu'il ne fallait pas en agir ainsi avec des gens de
telle qualité » (1).
Ces deux faits en disent long ; inutile de les multiplier.
Le souverain, d'ailleurs, est incapable de se faire obéir,
car il n'en a pas les moyens. Si les crimes sont trop énormes,
s'il faut enfin se saisir d'un coupable, l'assassinat ou la ruse
lui fournissent des armes.
(1) Voir pour les détails : Ernest de Mansfelt par le comte de Villeruont,
tome I*'.
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 LA n.\ DU XVI» SIKCLB 11
C'68t ainsi que. Philippe IV, pour punir la trahison 'dn
Comte Henry de Berghes, engage ceux qui pourront le faire,
à assassiner le traître. S^il ose se saisir d'un grand coupable
c'est en le trompant, en Tinvitant, en le faisant inviter à une
fête afin de le prendre comme dans une souricière. Et en-
core peut*on toujours craindre que les parents ou amis ne
s'en viennent faire le siège de la prison où ne taillent en
pièces Tescorte armée qui conduit le criminel.
Et cependant ce monde batailleur et hautain est loin de
ressembler à ces barbares dont ils ont repris certains côtés
de mœurs. Ces gentilshommes sont charmants. Avec la cui-
rasse ensanglantée, ils ont déposé la violence et sous le
velours et la dentelle, ce ne sont plus que de spirituels cou-
reurs, d'aimables érudîts, des amateurs délicats de beaux
arts. Ils jouent du luth, ils composent des sonnets, ils dis-
cutent un mot, une idée avec toutes les subtilités de senti-
ment, de politesse raffinée dont M*"* de Rambouillet sera la
vivante synthèse. Us sont grands chercheurs de curiosités,
de raretés, de belles choses. Ils ont des cabinets et des gale-
ries dont ils se font gloire ; leurs hôtels, leurs salons sont
remplis de somptueuses tapisseries, de tableaux, de sculp-
tures, de meubles de grand prix.
La chambre à coucher du duc de Bournouville en son
ch&teau de Tamines a des tentures de dorures rouges gar-
nies M d'un estoffe d'or »> avec, sur le lit, une couverture
brodée d'or, et sous un dais de velours rouge parsemé
d'étoiles blanches se trouveun fauteuil pareil, brodé d'or » (1).
Le développement de l'art en Belgique, à cette époque,
montre combien généreux étaient alors les Mécènes et quel
élan ils lui donnèrent en dépit des circonstances difficiles où
se trouvaient le pays.
Le sombre Taciturne écrit des poésies pleines de grâce
et de douceur. Spinola, même en campagne, ne peut manger
que dans sa vaisselle plate, éclairé par des flambeaux d'argent.
Les sciences sont également estimées. Les archiducs Albert
et Isabelle les protègent et s'y intéres.sent autant que leurs
(1) Bibliothèque royale de Belgique, mss. fonds Goethals, farde 1755. In-
ventaire des meuble» de A. H. de Bournonville.
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12 LA NOBLESSE DES PAYS-BAS
grands vassaux. On se fait un honneur d'assister aux concours,
organises par les Jésuites, aux leçons d'un Juste Lipse, aux
expériences scientifiques. En même temps les relations mon-
daines s'affinent; on se réunit souvent, on donne des bals,
des goûters, des fêtes aussi splendides que bien ordonnées.
Avec l'arrivée d'Isabelle aux Pays-Bas, Bruxelles devient
un centre brillant et animé^ comme jamais la «Belgique n'en
avait possédé encore.
Mais la noblesse belge a un plus grand titre de gloire. Elle
a su garder intacte sa foi alors que, tout autour d'elle, en
Angleterre, en Hollande et en Allemagne, le protestantisme
trouvait dans les classes élevées ses meilleures- armées de
propagande. Sans doute il y eût des défections, le triste
Philippe de Marnix essaya d'établir la réforme dans .nos pro-
vinces, sous le masque d'une révolte patriotique. On sait
comment cet essai avorta. Cependant les hautes classes
eurent quelque mérite de résister aux offres brillantes que
leur faisaient leurs voisins. L'Espagne, alors la nation catho-
lique par excellence, opprimait la Belgique et abaissait sa
noblesse; il semblait donc qu'il y eût un moyen de vengeance
et d'émancipation dans l'union avec les réformés. Mais ni la
colère, ni le grossier appât de la curée des couvents qui avait
fait succomber les grands d'Angleterre et d'Allemagne ne
purent ébranler la fidélité religieuse de la nation belge.
D'ailleurs la vie de famille a gardé, en Belgique, une grande
dignité. L'esprit de foi y règne, il préserve des violents
égarements. L'exemple des archiducs fortifie ces bonnes
mœurs, et alors qu en F'rance les anecdotes piquantes rem-
plissent, chroniques et correspondances, on trouve peu de
scandales aux Pays-Bas espagnols.
Autjur des jeunes souverains envoyés par l'Espagne
pour ramener en Belgique la paix et la prospérité se groupe
tout de suite une cour formée de la noblesse indigène sur-
tout, pleine d'espérance en l'avenir du nouveau règne, fer-
mement décidée à donner à la dynastie qui se fonde, une
absolue fidélité La stérilité du mariage d'Albert et d'Isa-
belle fut le motif, pour la cour d'Espagne, de reprendre
l'ancienne et maladroite politique. A la mort d'Albert, l'Ar-
chiduchesse Isabelle ne fut plus, aux yeux de son neveu,
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A LA HN DU XVI« SIKGLE 13
qu'urie gouvernante^ dont chaque jour, il rognait les pouvoirs.
C'est alors que les grands seigneurs des Pays-Bas, frus-
tes dans leur patriotique espoir d'une Belgique libre, se
voyant humiliés et abaissés journellement par les nobles
espagnols redevenus possesseurs de toutes les places, ma-
nifestèrent une mauvaise humeur et une impatience toute
naturelle. Elle fût habilement exploitée par les ennemis de
la maison d'Autriche, je veux dire les protestants d'un côté,
et de l'autre Richelieu et ses amis. Les tentations ne man-
quèrent pas. Elles prirent toutes les formes. L'histoire de
cette lutte entre le devoir et les aspirations à l'indépendance
est un point intéressant de nos annales.
Elle peut se résumer dans les vicissitudes de l'existence
des quatre grands seigneurs accusés de trahison par le
Président Roose : le duc d'Arschot, le prince de Barbanson
le prince d'Epinoy et le duc de Bournonville.
Nous nous occuperons peut-être un jour d'étudier ces
belles et nobles figures, surtout le duc de Bournonville dont
la physionomie est le miroir vivant de toute la noblesse de
cette, époque aux Pays-Bas espagnols, noblesse dont le ca-
ractère se résume en quatre lignes : la recherche du luxe, le
mépris du danger, la fierté dû sang et de sa dignité,. l'amour
du sol natal et de la patrie.
CoMTKSSE MaIIÏE DE VlLLERMONT.
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NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE
AU MOYEN AGE
l'-' Article
Les églises élevées sur noire sol des temps mérovingiens
au début du règne de Charlemagne furent des manifestations
plutôt fidèles de Tart chrétien né à Rome après Fédit de
Constantin. On commença d'en varier les types dans la se-
conde moitié du VIII* siècle. Les constructeurs appelés par
Carolus le grand procédaient d'après le parti byzantin, mais
ne s'astreignaient pas, bien au contraire, à le suivre scrupu-
leusement. Leurs continuateurs eii se préoccupant pardessus
tout de voûter, créèrent peu à peu les éléments d'une archi-
tecture originale. Au X* siècle, l'art roman possédait ses
caractères essentiels ; au XI*, il s'affirmait par des chefs-
d'œuvre.
• Comme leurs aînés de Byzance, nos architectes, afin d'al-
lier, sans nuire à l'harmonie, les formes rectangulaires et la
coupole, édifièrent celle-ci sur le sommet de quatre arcs dis-
posés sur plan carré. Afin d'annihiler les poussées diver-
gentes de la voûte et des arcs (1), ils établirent ces derniers
au dessus de piliers assez vigoureux pour en supporter la
charge, et ils les contrebutèrent par d'ingénieuses voûtes
en quart de sphère et en berceau. Toutefois, s'ils rompirent
avec la tradition latine, ce ne fut pas sans lui avoir pris tout
ce qui pouvait leur servir. De plus, quelques-uns, ceux de
l'Aquitaine, empruntèrent à ce système un syrien que l'on
peut dire une interprétation délectable de l'architecture ro-
maine.' Car leur désir d'assurer des dispositions nouvelles
(1) On entend par poussée la pression oblique cxerréc par une voûu contre
les murs qui la portent, lesquels murs bout appelés pieds-droits.
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Notre arcuitkctuhk relIgigikuse al- moyen aoe ii>
ne les entraîuait pas à d'injustes dédains envers le passé ;
ils avaient trop d'intelligence de leur art pour répudier ce
que les éléments de construction usités avant eux présen-
taient d'excellent. Ils sUngénièrent donc à les perfectionner
et à les appliquer, en artistes, d'une manière inédite. Et ils
y réussirent après les inévitables tâtonnements des débuts,
car ces assimilateûrs avaient l'esprit inventif. L'arc doubleau
fut utilisé par eux avec une adresse sans précédent (1) et ils
en tirèrent le contrefort auquel leurs continuateurs allaient
donner une force extraordinaire par l'usage des voûtes con-
trebutantes.
L'église de Germigny-des-Prés (Loiret), copie exacte d'un
édifice élevé au début du IX*" siècle (2), représente le type
byzantin légèrement modifié. Sa nef centrale, établie sur
plan carré, est flanquée de quatre bas côtés égaux, et sa
voûte annulaire recouverte d'une toiture en charpente.
D'autre part, elle est la première église de France que l'on
ait dotée d'une tour lanterne (3'. Les premières manifesta-
tions de l'architecture nouvelle se reconnaissent dans les
églises de Vîgnory (Haute-Marne), consacrée vers 969, de
Saint-Sever (Gascogne), commencée en 982, de Saint-Michel
d'Aiguilhe (Velay), consacrée en 984 ; dans la nef de l'église
de Montiérender (Îlaute-Marne) , commencée en 989 , la
Basse-Œuvre (cathédrale primitive de Beauvais), la nef de
Saint-Pierre-de-Jumièges (distincte de l'Abbatiale), dans les
églises de Beaulieu-lès-Loches (Indre-et-Loire), bâtie de 1007
à 1002^ de Saint-Généroux (Deux-Sèvres), de Valcabrère
(Haute-Garonne), dans la crypte de Saint-Aignan d'Orléans
et une partie de celle de Saint-Denis.
A Jumièges , k Montiérender, à Vignory , on ne voûta
que certaines parties de Téglise. Le chœur de Vignory,
,1) L'arc doubleau est un arc construit en saillie potir soutenir les voûtes
en berceau. Appuyés sur des pilastres ou âetqi colonnes engagées dans la
pierre, les arcs doubleaux constituent ce qu'on appelle les travées.
(2) L'édifice original fut démoli, et voici plus de trente ans l'on reconstrui-
sit sur son plan l'église actuelle.
(3) C'est le baptistère de Saint-Georges d'Ezra (Syrie) qui présente le
premier exemple connu de tour-lanterne. Ce baptistère, élevé en 516, est
maintenant une église.
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16 NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE
élevé sur le même plan que le Saint-Sépulcre de Jésus, et
les trois chapelles voisines de Tabside oÂFrent des voûtes en
quart de sphère ; au contraire, la nef qui reproduit le type
des basiliques latines est couverte en bois ainsi que ses bas
côtés.
Au début du XP siècle, toutes les nations catholiques
tinrent à honneur d'augmenter la beauté, la splendeur de
leurs égliees et de leurs plus modestes chapelles. On sait le
mot de Raoul Glaber ; c'est avec une ardeur prodigieuse que
Ton construisit et que Ton reconstruisit. La France se dis-
tingua particulièrement.
Les nouveaux procédés furent appliqués à peu près par-
tout, mais on continua, dans certains endroits, à reproduire
quelques-uns des types consacrés. Il reste quelques exemples
d'édifices ronds ou polygones élevés à Tinstar du Saint-
Sépulcre de Jérusalem ; ce sont le « temple » de Lanleff
(Côtes-du-Nord), les églises de Rieux-Mérinville (Aude), de
Saint-Bonnet-la-Rivière (Corrèze), de Neuvy-Saint-Sépulcre
(Indre), de Sainte-Croix à Quimperlé (1). Ailleurs, comme
à Saint-Genoux, dans Tlndre , les constructeurs se bor-
nèrent à introduire queiq\ies variantes dans le type des
basiliques, ou, comme à Montmajour, près d'Arles (chapelle
Sainte-Croix), ils combinèrent les principes antiques avec
ceux de Byzance. En d'autres lieux, notamment en Bre-
tagne, on n'innova qu'avec une prudence excessive/
.Après avoir adopté la voûte d'arête pour couvrir les bas-
côtés des églises, les architectes choisirent la voûte en ber-
ceau comme couronnement des nefs (2). Afin de rendre
celles-ci plus solides, ils se gardèrent de leur attribuer plus
de largeur qu'aux bas-côtés, et ils disposèrent les arcs de
ces derniers de telle sorte que le berceau fut contrebuté par
les voûtes d'arête.
(1) Celle-ci est une reconstruction moderne.
(2) La voûte en berceau est un demi-cylindre qui repose sur des murs pa*
rallèles ; la voûte d'arête s'obtient pai' l'intersection de deux cylindres qui
se pénètrent à angle droit et portent sur quali-c points d'appui.
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NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE 17
Le chœur, l'abside et les absidioles de l'église de Cerisy-
la-forêt (Manche), élevée au début du Xl*^ siècle, sont voûtes
en berceau, et en quart de sphère ; les bas-côtés ont des
voûtes d'arête, la nef est couronnée par une charpente.
L'église abbatiale du Mont-Saint-Michel fut coavnencée en
1020 d'après un plan analogue (1). Et les mômes dispositions
se retrouvent dans l'église de la Trinité (ancienne Abbaye
aux Dames) à Caen, dont les voûtes sont particulièrement
remarquables par leur structure.
Le nouveau système de construction, cette architecture
que, depuis 1825, on appelle romane, triomplia, aux XI° et
Xll** siècles, par l'admirable église abbatiale Saint-Pierre de
Gluny (2), Saint-Martin d'Ainay (Lyon), Saint-Appollinaire
de Valence, Notre-Dame de Beaune, les églises de Paray-le-
Monial et de Semup (Saône-et-Loire), la cathédrale d'Autun,
Nolre-Dame-du-Port (Clermont), les églises d'Issoire , de
Saint-Nectaire, d'Orcival, de Saint-Saturnin, la nef de Saint-
Amable de Rîom, l'Abbaye de Charlieu (Loire), Saint-Lazare
(Avallon), Saint-Martin (Tours), les églises de la Charité-sur-
Loire (Nièvre), de Sainl-Savin (Vienne), de Sainl-Benoît-sur-
Loire (Loiret), de Fontgombault (Indre), de Souvigny (Allier),
Saint-Germain-des-Prés (Paris), Saint-Rémi (Ueims\ la nef
de Saint-Etienne, la Trinité et Saint-Nicolas (Caen), Saint-
Front (Périgueux), les églises de Solignac (Haute-Vienne),
de Souillao (Lot), de Fontevrault (Maine-et-Loire) (3), les ca-
thédrales de Cahors, d'Angoulême, de Saintes, Sainte-Croix
de Bordeaux, Notre-Dame-la-Grande, Saint-Ililaire et Mon-
lierneuf à Poitiers, Saint-Sernin à Toulouse, les églises de
Conques (Aveyron), du Dorât (Haute-Vienne) ; les portails
des églises de Beaulieu (Corrèze), du Vouvent (Vendée), les
tours et une partie de la nef de la cathédrale de Bayeux, la
tour de Saint-Porchaire (Poitiers), les clochers de Saint-Ger-
main d'Auxerre, de Déols (Indre) et de Vendôme ; les cloîtres
de Saint-Sauveur d'Aix-en-Provence et des anciennes cathé-
(1) Sa nef centrale reçut une charpente apparente cl l'on donna au chœur,
à l'abside et aux absidioles du transept des voûtes en berceau et en quart de
sphèrs. Hildebert II était alors abb<^'.
(2) Commencée en 1089^ terminée en 1131.
(S) Aujoard'hai détruite.
E. F. — X. — 2
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18 NOTRE ARCHITECTURE REUGIXUSB AU MOTËN AGE
drales d'Arles, de Cavaillon en Provence, d'Elne en Rous-
sillon et de Saint-Bertrand de Comminges.
Saint-Pierre de Cluny, que son immensité et ses richesses
Tendirent célèbres dans toute la chrétienté, comprenait une
avant-nef,cinq nefs, deux transepts, dont l'un à bas-catés,
et un rond-point avec chapelles; sa maltresse voûte s'élevait
en berceau, à plus de trente mètres du sol. Un croisillon du
grand transept et la grosse tour centrale sont tout ce qui
reste de cet incomparable monument (1).
Etabli comme l'église des Saints Apôtres de Constanti-
nople, c'est-à-dire avec des nefs croisées qui dessinent une
croix grecque et que surmontent cinq coupoles ovoïdes,
Saint-Front a été bâti d'après les principes de la construction
syrienne, mais avec une ordonnance originale. Ses cou-
poles,, obtenues par une succession d'assises, ont été com-
binées de telle sorte que leur poussée se trouve très dimi-
nuée^ ses grands doubleaux reçurent la forme de l'arc brisé,
cette forme dont on allait tirer bientôt un si grand parti, et
les pendentifs de ses coupoles furent disposés avec une
heureuse ingéniosité. C*est, d'après ce type, quelque peu
modifié, que l'on construisit les églises de Saint-Jean à Cole,
de Saint-Etienne à Périgueux et à Gahors, et, d'après le plan
et la coupe de ces deux dernières, l'église de Saint-Avit-
Sénieur (Dordogne).
A Saint-Paul d'issoire (fin XI" ou début XIP), ooi contrebuta
la nef centrale par des demi-berceaux; et ce mode de cons-
truction donna lieu à d'intéressants édifices comme l'Abba-
tiale deSaint-HilaireetNotre-Dame-la-Grande à Poitiers, que
recommande surtout sa façade. Un autre spécimen de voûte-
mentqui ne manque pas de puissance se voit dans le narthex
de l'église de Saint-Benoît-sur-Loire ; mais là, l'effet a été
gâté quelque peu par le développement abusif donné
aux points d'appui. Saint-Sernin de Toulouse présente
(1) Commencée en 1089, d'après les plans des moines Gauzon et d'Héxo-
lon, ceUe église n'avait été terminée qu'en 1131. Encore y ajouta-t-on, en
1220, un vaste narthex. On appelait ainsi les vestibules intérieurs que l'on
élevait en avant des basiliques monastiques à l'intention des hôtes de pas-
sage. La basilique comprenait cinq nefs voûtées en plein cintre. La chapelle
occidentale date du XIII^ siècle.
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NOTRE ARGHITëCTURB RELIGIEUSE AU MOYEN AGE 19
une magnifique ceinture d'absides bellement décorées.
On peut soutenir que U voûte caractérise particulière-
ment notre architecture des XI* et XIV siècles. « Dans les
conditions normales, explique M. Ânthyme Saint-Paul, une
église romane se rattache au plan bs^silical amplifié et pré-
sente trois nefs, quelquefois cinq (comme à Cl^ny, à la Gha-
rité-sur-Loire, à Souvigny et à Saint-Sernin de Toulouse ;
par une exception unique, il y avait sept nefs à Saint-IIilaire
de Poitiers), un transept assez développé, flanqué parfois lui-
même de bas-côtés et presque toujours, vers TOrient, d'une
ou deux absidioles à chaque croisillon ; quelque travées
continuent aur-delà du trapsept, l'ordonnance de la nef, et ont
pour suite, dans les grandes églises, le rond-point, avec ses
trois ou cinq absidioles...
« La façade occidentale s'ouvrait par trois portes ; celle du
centre, la plus grande et la plus belle était divisée en deux
baies, par un pilier ou trumeau. Quand les portes latérales
n'existaient pas, elles étaient remplacées par des arcades
aveugles, ou bien par des fenêtres lorsqu'il y avait des tours.
Au-dessus des portes des dispositions variées d'arcades et
de fenêtres remplissaient le reste de la façade (1). »
Dès quelle eut ses éléments essentiels, l'architecture ro-
mane, dont l'évolution avait été jusqu'alors longue et dé-
licate, se développa, se perfectionna rapidement et prit un
caractère français. La première moitié du XII° siècle fut en-
core une époque de transformation, pendant laquelle on tra-
vailla plus laborieusement que jamais à modifier le système
de voûtement. Les architectes du XI' siècle avaient excellé à
rejeter sur les piles la charge des voûtes au moyen des pen-
dentifs et des arcs doubleaux, leurs continuateurs voulurent
les dépasser en virtuosité et ils y parvinrent en répartissant
avec un meilleur équilibre les poussées et les résistances.
Les églises de Saint-Avit-Sénieur (Dordogne), de Fontevrault
et de Saint-Pierre (Saumur) montrent comment fut accompli
le passage de la voûte à coupole à la voûte'd'aréte soute que
par des croisées d'ogives. D'autre p?irt, les constructeurs
ajoutèrent au traqsept deux bras voûtés en berceau, ce quira-
(1) Histoire monumentale de la France, p. 97*98.
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20 NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE
mena les plans à la forme de la croix latine. Par malheur
certains gâtèrent leur œuvre en dissimulant Textérieur des
coupoles sous un comble à deux rampants. Ainsi firent les
auteurs de la cathédrale d'Angoulème et des Abbatiales de
Fontevrault et de Sôlignac.
Une église qui paraît avoir été bâtie au XP siècle, mais
dont plusieurs parties sont de Tâge suivant, Notre-Dame du
Puy en Velay, se distingue par un caractère particulier. Des
coupoles octogones recouvrent les travées de sa nef et la
croisée de son transept, dont les ailes offrent une voûte en
berceau. Des assises de grès blanchâtre et de lave sombre
parent ses murs d'une mosaïque naturelle. Et ses diverses
parties forment un ensemble imposant non moins que cu-
rieux. Ses travées orientales ont été construites en plein
cintre et les autres en arcs brisés. Son clocher, analogue à
ceux du Limousin et du Périgord, présente une succession
d'étages, dont les supérieurs vont en se rétrécissant. Son
cloître, reconstruit sur trois côtés au XIP siècle, porte l'em-
preinte byzantine.
Dans les provinces du midi, où Tart romain s'était si bien
acclimaté, les architectes restèrent longtemps fidèles aux
(Jispositions antiques tout en s'ouvrant au nouveau système.
Il en résulta^ dès le XII* siècle, une conciliation charmante
du passé et du présent. Car ces maîtres d*œuvre avaient le
sentiment des concordances et le don d'imprégner de poésie
les formes qu'ils imposaient à la matière, (^.e sont des édi-
fices d'un art exquis que l'église de Saint-Trophime à Arles,
romane par ses voûtes et basilicale par sa nef; que l'abbatial \
de Saint-Cîilles en Languedoc, dont les portes ont comme
un air syrien ; que l'église de Sainte-Marthe à Tarascon, si
romano-provençale par ses colonnes et son attique; que
l'église de Moissac (Tarn-et-Garonne) à la porte merveilleuse
par sa décoration. Le même double caractère antique et ro-
man se reconnaît sur le cloître de Saint-Trophime et sur ses
dérivés, les cloîtres de Montmayour, près d'Arles, et de
Saint-Paul du Mausolée, près de Saint-Remi ; des voûtes en
berceau recouvrent leurs galeries et des arcs doubleaux y
lancent leurs nervures.
Cependant, malgré ses qualités, le parti roman ne pouvait
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NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE 21
être considéré comme un type définitif, car il ne piermettait
guère d'agrandir les églises el d'en éclairer Tintérieur tout
en conservant, comme beaucoup le désiraient, le plan basi-
lical et la voûte. Dès Saint-Front, où Togive fut très heureu-
sement employée, maints constructeurs avaient cherché les
moyens d'accomplir les progrès nécessaires. Quelques ré-
sultats des premières recherches apparaissent dans les bas-
côtés de la nef de Saint-Etienne de Beauvais, le déambulatoire
de Morienval, l'église de Bury, la crypte de Corneilles en
Parisis (Seine-et-Oise), le narthex de Veszeirfy, la voûte de
l'église de Poissy, (travaux exécutés entre 1120 et 1140 (1).
Ainsi peut-on suivre les phases de la formation du
système qui allait enrichir la France d'incomparables
édifices.
« Toutefois, dit M. Camille Enlart, l'histoire de la transi-
tion parait devoir rester obscure par suite du manque com-
plet de dates certaines pour les églises rurales de l'Ile-de-
France et de la Picardie qui sont ses plus nombreux et peut-
être ses plus anciens témoins ainsi que pour les plus anciennes
voûtes d'ogives de la Normandie. Du concours de diverses
présomptions, on peut seulement déduire que la croisée
d'ogives, était en usage dans l'Ile-de-France et la Picardie
vers 1120 (2), évidemment depuis très peu de temps, comme
en fait foi la maladresse avec laquelle on l'employait en-
core (3). »
Selon M. Anthyme Saint-Paul, le problème qui passionnait
nos architectes les plus éminents aurait été résolu par la cons-
truction du chœur de la basilique de Saint-Denis. Cette opi-
(1) On pourrait ajouter à cette liste la cathédrale d'Evreux, rebâtie après
l'incendie de 1119. La disposition des piliers, selon M. C. Enlart, prouve
que les bas-côtés ont reçu alors des voûtes d'ogives.
^2; « L'église de MaroUes (Seine-et-Oise) fut donnée à Saini-Martin-des-
Champs en 1117, celle de Notre-Dame d'Âiraincs (Somme) entre 1108 et 1119 ;
il semble qu'elles aient été rebâties peu après ces dates ;• le chœur de Mo-
rienval (Oise), monument du XI* siècle, a reçu vers la même époque un étroit
déambulatoire dans le même style de transition ; ce dégagement pourrait
avoir été motivé par l'installation dans ce chœur des reliques de Saint-An-
nobert, 1122. »
{d) Manuel d'archéologie française depuis les temps merov ptsqu'à la lie-
nais., p. '140.
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â2 NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE
Uion hou§ parait fort pUUsible (l). Si la basilique élevée par
âUgef* cotifeiét^ve lin fcaraclèt*e ?omdtl à rëxték*ièur, Ife rond-
point pt^ésent^ là solutioii de toutes les difficaltés qui, jus-
(ju'albts, avaiétit eniravé leS maîtrefe d'oeuvre. « îl est donc
impbssible d*eii doUtteb : lorsqlitô les plati^ de ce chœur furent
fixés sUi* Ife parchelttih et les îbndemeilts c^eilsés dans le sol,
le style Ojgi val, côilime pHttcipe de cbiistrtictioii, était trouvé,
et la dalfe de 1140 doit être acfceptéfe cotnttife celle qui en
hiarqué le plus exactement l'origine. Quatre artà plus tard,
le chtfeur bâti par Suger était cotisacré, et le succès de plu-
sieurs sîèfcles d'efforts tnanifesté aux yeux de tous (2) ».
Plus légèté que le pendentif, quoique aussi résistante, la
croisée d'ogîvés se récommandait par maints avantages.
Aussi, s'empressa-t'-on, dans la plupart des provinces, d'a-
dopter le mode raisonné de voùtement sur ce genre de croi-
sée, c'fest-à-dit'e sur néJrvurès , ^bu plutôt sur membrures
croisées dîâgôndéirient (3).
Lés fcathédraié's de ÎVoyon et de Sentis, le cbœUr de Saint-
riCi'main-des-Prés de Paris, l'église prieurâle de Saint-Leu
d'Essei-ertt (OiSe), offtent autant de répliques de Saint-Denis.
Mais on he s'appliqua pas moins vite, en Champagne, en Pi-
cardie, comme dans l'He-de-lFrànce, l'Anjou et le Poitou, à
perfectionner le système naissant, à le rendre tout à fait ori-
ginal. La cathédrale de Sens, dont le rond-point avait été
élevé d'après le type de Poissy, était encore bien romane (4).
Ce fut sulr dés plans houveâUx inâîs différents d'e celui de
Saint-benîs que furent construits l'abbatiale de Pohtigny
(Yonne), la collégiale de Mantes (Seine-et-Oise), les chœurs
de Notre-Dame de Châlons-sur-Marne et de Saint-Rémi de
(1) Jules Quicherat était |)ersuadé^ lui aussi, que la croisée d'ogives avait
passé à l'état de système, tout d'abord dans l'Île-de-France ; mais il croyait
que son type primitif avait disparu.
(2) Anthyme Saint-Paulv loc. cit., p. 127.
(8) Les Angevins, ΀8 Poitevins, quelques Manctoanx et quelques ïouran-
geansL n'acceptèrent la croisée d'ogives que pour la «jodifief. La voûte à ner-
vures, d*ailleurs eaquiare, qn'ils composèrent, offre nwe rôncarité qui ne
laisse pas d'évoquer les coupoles.
(4) Pendant quelque temps, on conserva le plein cintre à côté de Tare brisé
qu'alors on employa dans les seuls endroits où il était nécessaire.
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NOTRB ÀBCHITfiCTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE 23
Reims, les cathédrales de Meaux, de Laon et de Liçieux, le
croisillon circulaire de la cathédrale de Soissons, Téglise
Saint-Laumer de Biois. Ces édifices et ces parties d'*édifices
représentent, avec le clocher vieux de Notre-Dame-de-
Chartres , de Saint-Germer , dans POise , Saint-Maclou de
Pontoise, Saint-EvremontdeCreil, Saint-Martin-des-Champs
(Paris), Saint-Maurice d'Angers, la période rudimentaire de
la nouvelle architecture. Sa période primitive commence
avec les églises abbatiales de Longpont (Aisne) et de Mouzon
(Ardennes), les cathédrales de Soissons, de Rouen (1), de
Chartres, une partie du chœur et le portail Sainte-Anne de
Notre-Dame de Paris, le chœur et le transept de Saint-Jean-
de-Lyon, la nef de la cathédrale de Bordeaux , la tour de
Notre-Dame d'Etampes qui n'a de roman que ses arcades.
On peut voir aussi un commencement d'application des
principes affirmés à Saint-Denis dans Notre-Dame de la
Goulture au Mans, Sainte-Radegonde à Poitiers, les églises
de Sainte-Marie-du-Lac à Thor, près d'Avignon, du Saint-
Sauveur à Saint-Macaire, près de Bordeaux, de Saint-Caprais
à Agen, de Saint-Etienne à Toulouse et de la Sainte-Trinité
à Angers. Dans la Sainte-Trinité, la croisée d'ogives a été
soulagée par un arc doubleau qui soutient les arcs ogives au
point où ils se croisent. A Soissons, dont la cathédrale avait
été voûtée avec yne rare délicatesse, on ne s'en tint pas aux
arcs intérieurs, on établit à l'extérieur, sur de puissants
contreforts, des arcs libres dessinés en quart de cercle qui
divisèrent chacune des travées et remplirent l'office d'étais
permanents.
La combinaison de ces étais de pierre, — de ces arcs-bou-
tants, pour les appeler par leur nom, — avec la croisée
d'ogives constitue le système improprement dénommé go-
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2'i NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE
on peut le considérer w comme Taboutissement du style
roman, puisqu'il apporte la solution des recherches qui
préoccupaient les maîtres d*œuvres romans : seul, il a permis
d'élever des édifices légers, clairs, spacieux et solides quoique
voûtés; on' n'a pas encore dépassé la science des maîtres
d'œuvres gothiques et toutes les solutions trouvées depuis
sont inférieures (1) ».
Le XIII" siècle, à jamais mémorable par l'épanouissement
de l'art médiéval, vit presque achever Notre-Dame de Paris
et Notre-Dame de Chartres, édifier les cathédrales de
Bourges, de Reims, d'Amiens (celle-ci procédant de celle-là),
de Beauvais, de Bazas, les églises d'Abondance en Savoie,
des Dominicains et des Carmes à Toulouse, Saint-Jacques à
Dieppe, Saint-Urbain à Troyes, Saint-Nicaise à Reims, les
nefs de Saint-Sauveur à Aix-eii-Provence de Sainl-Jcan à
Lyon, le portail de Saint-Jean-des Vignes (Aisne), des chœurs
de Saint-Julien au Mans, de Jumièges (Seine-InférieunO,
de Saint-Etienne à Caen, de Montiérender, de Saint-Rémi à
Reims, de Vézelay, de Saint-Pierre à Troyes, de Saint-
Etienne à Auxerre, de Saint-Maurice à Tours (2). Le môme
siècle vit réfectionner la basilique de Saint-Denis et Saint-
Victor à Marseille (3), reconstruire les. cathédrales de Cou-
tances, de Bayeux et de Séez, Saint-Bénigne à Dijon, la ba-
silique de Saint-Quentin (4) et Téglise du Bec ; commencer
Notre-Dame de Dijon, les cathédrales d'Arras, de Toul, de
Châlons-sur-Saône, de Vienne, de Bayonne, de Clermont (5),
de Rodez, de Limoges, de Toulouse, de Narbonne, d'Albi^
de Besançon, l'Abbatiale de Saint-Maximin (Var) (6), et de
multiples églises, dont Saint-Séverin et Saint-Germain-
(1) Loc. cit., ch. V., p. 434.
(2) Jean de Chelles éleva le porlail méridional de Notre-Dame do Paris.
Saint-Nicaise est d'Hugues Libergier ; on attribue à Guillaume le chœur de
Saint-Ktienne ; Etienne de Mortagne éleva la cathédrale de Tours.
(3) C'est le moine Hugues qui dirigea cette réfection (1255). Les nouvelles
constructions de Saint Denis (1231*1280) furent exécutées par Pierre de Mou-
tereau.
(4) Chœur élevé par le cambraisien Vilard de Honnecourt.
(5) La cathédrale de Clermont a été commencée par Jean Deschamps.
(6) Commencée en 1295 par Pierre.
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NOTRE ARCHITECTUUE RELKilKUSE AU MOYEN A(iE 25
TAuxerroisà Paris, Saint- Antoine dans Tlsère, Saint-Barnard
à Romans, Saint-Jean de Malte en Aix-en-Provence.
Et tous ces édifices, conçus danB un môme esprit, diffèrent
entre eux par mille nuances. Aucune architecture n'a pré-
senté, avec autant de luxuriance, la variété dans Tunité.
C'est encore pendant les années 1200 que furent dressées
certaines églises fortifiées, — nécessité des temps — comme
celle des Saintes Maries (Bouches-du-Rhône) et ces exquis
bijoux de pierre, ces châsses architecturées avec une tou-
chante dilection, les Saintes (]hapelles. Elles embellirent, en
les sanctifiant, le château Saint-Germaîn-en-Laye, Tabbaye de
de Chàalis près de Senlis, le palais du roi à Paris, celui des
Ducs de Bourgogne à Dijon ;t). Partout sauf dans certaines
provinces du midi et en Bretagne, le nouveau système pré-
valut. Les constructeurs méridionaux voûtèrent bien leurs
églises sur croisée d'ogives; mais ils ne leur donnèrent qu'une
nef et ils en disposèrent les contreforts à l'intérieur. Quant
aux Bretons, ils continuèrent de recourir aux principes de
l'architecture normande du XI*" siècle ; du moins, la cathé-
drale de Dol permet de le supposer.
Les cathédrales de Chartres, de Reims et d'Amiens, toutes
trois également grandioses par leur décoration comme par
leur structure, sont les chefs-d'œuvre de Tarchitecture à
<:roisées d'ogives et à voûte arc-boutée (2). La rose du tran-
sept nord et l'appareil des arcs-boutants de la première, la
façade occidentale de la seconde, le chœur de la dernière pro-
clament la science et le génie artiste de nos maîtres d'œuvre.
Quand s'ouvre l'ère des grandes cathédrales, notre archi-
tecture est franchement originale et bien réellement française.
Le plan des églises présente fbrce innovations. « Le chœur,
(1) La Sainto-Chapcllc dijonaise éiv. détruite. Celle de Paris est l'œuvre
de Pierre de Montereau ou de .Montreuil.
(2) La cathédrale de Chartres, commencée ver» le milieu du XII» siècle,
fut consacrée le 17 octobre 1260 devant saint Louis. C'est le cinquième édi-
iice érigé en ce lieu. La cathédrale d'Amiens fut commencée vers 1220 sur les
plans de Robert de Luzarchos, qui eut pour successeurs Thomas et Renaud
de Cormont. La cathédrale de Reims, commencée en 1212, a pour auteurs :
Bernard de Soissons, Gautier de Reims, Jean d'Orbais et Jean Loups, que
continua Robert de Courv.
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2« NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE
dit M. Anthytne Saint-PAul, a fini par égaler la superficie de
la nef; un peu moins long, il devient plus large dans certaines
églises qui, n'ayant que deux collatéraux dans la nef, en
prennent quatre dans la partie rectangulaire du chœur, entre
le transept et Tabside. Il y a beaucoup de petites églises qui,
dépourvues de bas*côtés dans la nef, en ont dans le chœur,
par exemple celles de Norrey (Calvados) et d'Essones (Seine-
et^isel ; tin grand édifice, la cathédrale de Bordeaux, se
trouve dans le même cas. C'était Tinverse dans les^ églises
romanes. Les chapelles des ronds-points, au lieu d'être
isolées les unes des autres et de n'être qu'au nombre de trois
ou de cinq, comme à Tépoque romane, se groupent, forment
une série continue, et Ton en trouve sept, neuf et jusqu'à onze
(cathédrale d'Orléans) autour d'une même abside. Ces cha-
pelles deviennent de plus en plus profondés, et l'une d'elles,
celle de l'axe, ordinairement consacrée à la Vierge, dépasse
en longueur toutes les autres. La partie rectangulaire du
chœur s'accompagne à son tour de chapelles, mais celles-ci
demeurent carrées, et on en établit de semblables le long des
nefs (1) ».
Le nouveau parti de construction fut appliqué avec non
moins de bonheur dans l'architecture monastique. On peut
le constater par les cloîtres de la Chaise-Dieu (Haute-Loire (2)
et de Fontfroide (Languedoc), surtout par les incomparables
Lieux réguliers du Mont-Saint-Michel, ces trois étages pro-
digieux si justement appelés la Men^eiUe, chef-d'œuvre d'in-
géniosité et de puissance (3). Il n'existe pas d'autre ouvrage
ex<:lusivement utile qui ait été réalisé avec autant d'art et de
(1) Loc. cil., p. 152.
(2) Le cloître du XIII* siècle est une reconslilution. L'abbaye de la Chaise-
Dieu avait une école artistique justement célèbre ; elle fut particulièrement
illustrée par le moine Guinamand, architecte-sculpteur dont la p«'riode d'ac-
tivité s'étendit dans la seconde moitié du XI© siècle.
(:i) "Restaurée à la fin du X» sièclô et agrandie au XII», l'abbaye du Mont-
Saint- Nîichel fut presque entièrement détruite 1203 par un incendie. Mais les
Bénédictins se mirent aussitôt à relever les bâtiments et, vingt-cinq ans plus
tard, l'œuvre était achevée. Les trois étages, dont deux voûtés, qui forment
les lieux réguliers comprennent l'aumônerie et le cellier, le dortoir et le
cloître, le rétccloire et la salle du chapitre (dite des Chevaliers). Ils ont été
bâtis sous l'inspiration de l'abbé Jourdain.
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NOTRR ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE S7
seniB pratiqua ; nulle part, peut^^étt^, l'harmonie û^&i été obte-
nue âter udë aussi VigoureUsô simpUt>ité«
Le succès de rarchitectufre française dépassa très vile les
fVoaUères. Déjài, au début d^ 1% conqudte hôrmande, les
églises et lés abbayes de l'Angleterre Ax'^iient été élevées
d'après le système de nos architectest Les ôontîtiuateurs de
ces defoiiers firent, au^ siècles suivants^ triompher nos
principes dans les cathédrales de Salîfebury, d*Yùrk, d'Ëly,
de Wille, de Lichfied, de Canturbery^ dont Guillaume de
Sens traça le plan (1), de Lincoln, dont là reconstruction est
attribuée à un Blésois. Dès le XII* siècle, la plupart des na-
tions chrétiennes avaient élu les procédés français. Certaines
villes firent appel à nos maîtres d'œuvres, d'autres en-
voyèrent leurs constructeurs étudier chez nous. En Dane-
marck, la cathédrale de Rœskilde fut contruite dans le carac-
tère de l'ancienne cathédrale d'Arras, l'église de Ripen
(Jiitland) sur le type dé Saint-Front de Périgueux et l'on peut
considérer comme l'un de ses dérivés le fameux édifice de
Spire en Bavière. L'àbbaye de Maulbronn, en Wurtemberg,
fut tracée à l'instar de celle de Clairvaux,. et Notre-Dame
d'Amiens servit de modèle, au moins pour le chœur, aux
auteurs de la cathédrale de Cologne. Noire art inspira les
grandes églises de Gand, de Tongres, de Louvain et de
Bruges, les cathédrales de Bruxelles, de Lausanne et de
Limbourg ; les églises de Chiaravalle, près Milan, de Sainte-
Marie d'Arbona (Abbruzzes), de San Martino, près Viterbe,
de San Galgamo, près Sienne, de Chiaravalle de Castagnola,
près Plaisance, les cathédrales de Lucera et de Naples, et
encore, dans cette dernière ville, Saint-Laurent et Saint-Do-
minique ; les cathédrales de Tolède, de Burgos, de Léon,
de Badajoz, la façade de Saint-Marc à Séville, l'église cis-
tercienne de Val de Dios (2).
Mathieu d'Arras construisit la cathédrale de Prague en
Bohème, le parisien Pierre Bonneuil celle d'Upsal en Suède,
(1) C'est à ce Guillaume que l'on doit la cathédrale de Sens.
(2) Cette église a été bâtie par Gautier. La cathédrale de Tolède, réplique
de celle de Bourges, fut édiliée par Pierre (de Corbie ?) La cathédralo de
Burgos rappelle aussi celle de Bourges. Le porche occidental de Léon dé-
rive des porches latéraux de Chartres.
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2S NOTRK ARCHITECTURE UELKiJEUSE AU MOYEN AGE
Martin Ravège celle de Kolocsa en Hongrie. Et l'on peut con-
jecturer qu'une autre grande église madgyûre, Saint-Martin
de Kassovie, est Tœuvre de Vilard d& Honnecourt (l).
Quelques,-uns de nos maîtres parcoururent avec les croisés,
TAsie-Mineure et la Terre-Sainte, et, partout, ils laissèrent
une merveille comme trace de leur passage, À Trébizonde,
on voit encore dans l'église bysantine, une archivolte des-
sinée dans le style de notre XIII* siècle. Dans Chypre, plu-
sieurs édifices magnifient ce style, entre autres la cathédrale
de Sainte-Sophie à Nicosie (2).
Alphonse (îermain.
(i) On sait, en effet, que et* maître fit un séjour en Hongrie vers 1250.
(2) Cette cathédrale fut commencée en 1209 selon le parti de rile-dc-Kranro
et de la Champagne : il se pourrait ((u'Eudes de Montreuil eût cdilié l'un
de ses portails en 1247. Voir, sur Tinfluence artistique de nos ancêtres
dans le levant, le bel ouvrage de M. Melchior do Vogue : Los Eglises
de la Terre- Sainte.
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LE
LIEU DE LA RENCONTRE D'ABRAHAM
ET DE
MELCHISÉDECH
r-
En relatant les faits mémorables dont fut témoin la terre
de promission, les écrivains sacrés n'en ont paô toujours
déterminé l'emplacement avec la précision du géographe.
De là pour le palestinologue qui, par amour de la science
ou esprit de foi, cherche à localiser certains événements, la
source de perplexités multiples. 11 lui faut interroger les
souvenirs, écouter- la grande voix des siècles, compulser les
récits des pèlerins des différents Ages, porter sur la confi-
guration des lieux un œil scrutateur, fouiller le sol, se livrer
enfin à un travail qui, s'il lui ménage des jouisstinces, lui
promet aussi des peines, des fatigues, des déceptions et
parfois d'amères contradictions.
C'est une œuvre de ce genre que vient d'entreprendre le
le R. Père Barnabe d'Alsace, Franciscain de Terre Sainte.
Le Père Barnabe d'Alsace n'est pas pour nos lecteurs un
inconnu que nous ayons à leur présenter. Les travaux.pleins
d'érudition et de recherches personnelles sur le Thabor,
sur les deux Emmaiis, suf le Prétoire de Pilate et la forte-
resse Antonia que nous avons étudiés dans cette revue lui
assurent une place distinguée parmi les chercheurs cons-
ciencieux et compétents des antiquités palestiniennes.
Il est rapporté au livre de la (ienèse que Chodorlahomor,
roi d'Elam, descendit les rives du Jourdain avec trois de ses
vassaux : Arioch d'EUassar, Aramphel de Sennaar et Thabai,
roi. des nations, attaqua les rois de la Pentapole : Sodome,
Gomorrhe, Adama, Séloïm et Bala-Sigor, les défit, pilla le
pays et emmena en esclavage tous les hommes dont il put
s'emparer.
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30 LE LIEU DE LA RENCONTRE D'ABRAHAM
Au nombre des captifs, se trouva Loth, neveu d'Abraham,
avec toute sa famille.
Abraham, informé par un fuyard du malheur arrivé aux
siens, réunit les plus vaillants de ses serviteurs au nombre
de trois cent dix-huit, se mit à la poursuite du vainqueur,
le joignit près de Damas,, le surprit, le mit le déroute, lui
enleva son butin et délivra les prisonniers.
A son retour, il rencontra Melchisédech, roi de Salem et
prêtre du Très-Hsfut. Celui-ci offrit du pain et du vin et bénit
le père des croyants en disant : <« Qu'Abraham soit béni du
Dieu Très-Haut qui a créé le ciel et la terre. Et béni soit le
Dieu Très-Haut qui, par sa protection, a livré tes ennemis
entre tes mains. »
Heureux temps où une si petite poignée d'hommes pouvait
accomplir un si brillant fait d'armes î Mais en quel endroit
se fit la rencontre des deux saints personnages : le patriarche
et le pontife-roi ? C'est là un des problèmes les plus ar-
dus de l'histoire palestinienne ? Voilà seiise cents ans que
le débat est ouvert et les plus doctes n'ont point encore
pu le trancher. A son tour, le Père Barnabe entre en lice et
en quatre-vingt-onze pages fortement documentées apporte
à la question le contingent de ses lumières.
Depuis Hoba, au nord de Damas, où cessa la poursuite
des vaincus, jusqu'au pied du mont Thabor, rien n'est plus
aisé que de suivre la marche triomphante du père des Hé-
breux. Mais là commence la difficulté.
A ce point, la route bifurquait. Une voie traversait la plaine
d'Esdrelon de Test à l'ouest pour passer par Mégiddo puis
longer les bords de la mer, traversant ainsi le territoire de
la Samarie. C'est encore aujourd'hui la plus directe et la
plus facile pour se rendre de Damas à Hébron qu^habitait le
le chef heureux de l'expédition. L'autre s'étendait à Focci-
dent du Jourdain et, bien qu'elle paraisse moins naturelle que
la première, c'est au cours de celle-là que la tradition cons-
tante du peuple de Dieu place invariablement la célèbre
entrevue.
Mais ici se pose un nouveau point d'interrogation. Nous
ne pouvons hésiter à mettre avec l'unanimité des anciens
auteurs la ville de Salem et la vallée de Savé qui l'avoisinait
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ET D£ MELCHISGI>ECH 3t
sur la rive occidentale du fleuve, mais quel étail rempla-
cement précis de la ville royale ? Ici deux traditions sont en
présence, toutes deux fort anciennes, mais nécessairement
contradictoires.
La première, celle des juifs, enseigne que cette Salem
devint plus tard Jérusalem ; elle est soutenue par Flavius
Josèphe, le Targum d'Onkelos et la plupart des auteurs
sacrés des premiers siècles de l'Eglise,
La deuxièijae veut que cette même vilie fût située dans le
pays de Samarie ; les premiers chrétiens de cette contrée et,
à leur suite, saint Jérôme, s'en firent les ardents défenseurs.
Dans le cours des siècles, une troisième opinion vint se
greffer sur cette dernière et augmenter le chaos. Ce ne
serait plus la vallée de Savé, mais le mont Thabor, qui aurait
eu la gloire de recevoir les augustes personnages. Un
sanctuaire y fut môme destiné à en perpétuer le souvenir.
Tâchons de débrouiller cet obscur imbroglio...
Nous examinerons d'abord les assertions des chrétiens
de Samarie.
Qu'ils plaçassent le lieu qui nous occupe sur leur terri-
toire, c'est un fait qui ne peut faire l'objet d'aucun doute.
Dès 386, sainte Silvie consignait dans ses mémoires cette
croyance erronnée. Plus tard, saint Jérôme s'en fera, à son
tour, le champion convaincu. Ecoutons le saint Docteur :
« La ville de Salem, dit-il, n'est pas comme le pense Josèphe
avec tous les nôtres, la ville de Jérusalem dont le nom est
composé d'un mot grec et d'un mot hébreu ; ce mélange de
langues étrangères démontre Tabsurdité d'une telle hypo-
thèse. Salem est, au contraire, une ville située près de Scy-
thopolis qui, aujourd'hui encore, est appelée Salem ; on y
montre le palais de Melchisédech dont les ruines^ par leur
grandeur, attestent l'antique magnificence. Il est question
de cette Salem à la fin du même livre (Gen. XXXIII, 17-18) où
il est dit ; Jacob vint à Socoth, c'est-à-dire aux pavillons ;
il y bâtit des maisons et y dressa des tentes. Ensuite, il
passa à Salem, ville du pays de Sichem dans la terre de
Chanaan. L'on doit aussi considérer qu'Abraham, retour-
nant après la défaite des ennemis qui furent poursuivis
jusqu'à Dan, aujourd'hui Panéas, ne trouva pas la ville de
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32 LE LIEU DE LA. RENCONTRE D'ABRAHAM
Jérusalem sur son chemin^ mais celle de Saleni, du territoire
de Sîchem. »
Nous avons tenu à citer ce texte dans son entier, malgré
son étendue, à cause de la grande autorité de son auteur, La
science, la vertu, la notoriété du fameux solitaire de Beth-
léem devaient entraîner la conviction de son entourage. Tel
fut même le point de départ de la légende qui donne le mont
Thabor pour théâtre à cet événement biblique.
Eh bien ! nous n'hésitons pas àJe dire : ce fondement est
ruineux. Saint Jérôme est, sans contredit, de tous les auteurs
anciens, celui qui connaissait le mieux la Palestine. Mais
remarquons-le bien : la préférence qu'il donne à la tradition
samaritaine n'est pas le résultat d'une étude personnelle de
la question ; c'est d'après les indications des chrétiens de
la région qu'il écrit ; ici, il n'est pas auteur, il n'est qu'un
écho. Or, nous allons le voir tout à l'heure, le son est faux ;
la répercussion du son Test donc également.
Daus cette affirmation, du reste, ces chrétiens ne faisaients
que continuer de bonne foi une tradition qu'ils tenaient de
leurs anrctres, les anciens habitants de la Samarie.
Tout homme droit ne doit avoir dans ses recherches qu'une
préoccupation : le vrai. L'intérêt, le parti pris, les préjugés
sont des conseillers dont il n'écoutera jamais les inspira-
tions. Or, cette impartialité, on fut loin d'en suivre ici la
voix. Telle était l'animosité des Samaritains contre le^ Juifs
(|ue, non contents de la possession de lieux sacrés parfaite-
ment authentiques : le puits de Jacob, le tombeau de Joseph,
les monts Garizim et Hébal, ils s'en attribuèrent auxquels
manquait même le caractère de la vraisemblance et allèrent
jusqu'à contester à leurs rivaux ceux dont l'emplacement
dans le royaume de Juda était le mieux établi. C'est ainsi
que, d'après leurs chroniques, c'est de la terre de Garizim que
fut formé le corps d'Adam, c'est sur la cime de cette mon-
tagne que reposa l'arche de Noé, là qu'Adam, Seth etJosué
dressèrent des autels, là qu'Abraham prépara son sacrifice.
La délicatesse, le souci du vrai n'était donc pas la vertu
dominante en Samarie. Une fois lancé dans cette voie,
il n'y a pas de raison pour s'arrêter. Un beau jour, un per-
sonnage quelconque de ce pays aura trouvé flatteur pour sa
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ET DE MELCHISÉDEGH 33
patrie de posséder un sanctuaire en plus ; de là à y placer ce-
lui que nous étudions, il n'y a qu'un pas. L'amour-propre na-
tional aidant, la légende prit corps et finit par devenir une
vérité incontestable qui s'est transmise d'âge en âge. Mal-
heureusement la base en est sans fondement. Poursuivons
donc nos recherches en nous plaçant sur le terrain de la
géographie et de l'histoire.
Le. nord de la Palestine renfermait autrefois plusieurs lo-
calités désignées sous le nom de Salem.
La première est située à proximité de Tyr et de Mérom,
mais par sa position, ce lieu se trouve trop en dehors du
chemin suivi par Abraham pour être pris en considération.
A mi-chemin entre Taanak et Mégiddo, V. Guérin si-
gnale, sous le nom de Salem, un village qui porte des
traces très distinctes d'antiques constructions. Mais il est
placé à l'ouest du mont Thabor, et c'est, au sud de cette mon-
tagne qu'il- faut diriger nos recherches. Cette Salem doit
donc être encore écartéq.
Relatant le voyage de Jacob à son retour de Mésopotamie,
la Genèse signale un lieu du nom de Salem au cœur même de
la Samarie. Mais cette Salem ne s'élève qu'à une dislance de
six à sept kilomètres de l'ancienne Sichem. Or, comprendrait-
on sur un terrain d'une si faible étendue deux villes capitales
de deux peuples différents ? Comment la résidence du roi de
Salem se trouverait-elle au milieu d'un peuple de race
hévenne, étrangère à lui ? Par suite de quel événement Salem,
ville royale du prêtre du Très-Haut au temps d'Abraham,
n'aurait-elle plus été qu'une ville des Sichimites au temps de
son petit-fils Jacob ? C'est donc eacore là une hypothèse à
évincer.
Le terrain est déblayé. Les traditions apocryphes sont
sapées ; les localités dont les prétentions n'ont d'autre titre
qu'une ressemblance de ^oms sont déboutées. Il est temps
d'élever l'édifice.
C'est à cette construction que notre auteur consacre les
dernières pages de son travail. Pour lui, l'ancienne Salem,
ville royale de Melchisédech, c'est Jérusalem; la vallée de
Savé, lieu de la rencontre des deux adorateurs du Très-Haut,
n'est autre que la vallée de Josaphat.
E. F. — X. - 3
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d4
LE LIEU I>£ hJk HENCONTRR D*ABRAHAM
li
La principale objection que présente saint Jérôme pour
déposséder Jérusalem de ce titre de gloire, c'est la compo-
sition hybride de son nom formé, pense-t-il, d'un mot grec
et d'un mot hébreu. Cette étymologie, en effet, supposerait
à la ville une création postérieure à notre incident. Mais,
grâce à des découvertes récentes faites dans l'antique Anti- •
noë, ce point est éclairci. La cité existait longtemps avant
Fépoque mentionnée dans les livres saints. Aux temps les
plus reculés que nous connaissions de son histoire, c'était
une possession assyrienne qui portait le nom d'Urusalem,
c'est-à-dire ville Salem. Elle passa ensuite sous la domination
des Egyptiens, puis sous celle des Jébuséens d'où elle tomba
au pouvoir des Hébreux. Salem, Urusalem, Jérusalem et
Jébus sont différents noms de la même cité.
Il ne serait pas sans intérêt de connaître les origines de
cette ville si justement célèbre. Plusieurs auteurs anciens
les ont cherchées. Citons : Ibn-kaldûn, de Tunis, Mané-
thon, historien de l'Egypte, Strabon, Flavius Josèphe ; mais
tous en entourent la fondation de tant de récits légendaires
qu'il est impossible de discerner le vrai du faux. Un fait ce-
pendant est remarquable : c'est que tous lui attribuent un ca-
ractère sacré parfaitement en harmonie avec l'union sur la
même tète du pouvoir royal et du pouvoir sacerdotal. Au-
jourd'hui encore, en parlant de Jérusalem, nous disons :1a
ville sainte ; c'est aussi le nom que lui donnent ses maîtres
actuels, les musulmans.
Ces arguments, sans doute, ne sont pas péremptoires en
faveur de notre thèse, mais ils militent pour la tradition
judaïque, qui est celle de notre auteur, représentée par Jo-
seph et suivie, de l'aveu de saint Jérôme lui-même, le plus
ardent, nous l'avons vu, de ses contradicteurs, par les écri-
vains sacrés des premiers siècles de l'Eglise.
On peut donc, sans témérité, conclure que Jérusalem est
véritablement la Salem de Melchisédech. Mais ce n'est pas
dans la ville même qu'il vit Abraham. Apprenant son ap-
proche, il se porta à sa rencontre et le joignit, dit la Genèse,
« dans la vallée de Savé qui est la vallée du roi ».
Quelle est cette vallée du roi? Sous ce rapport, la tradition
juive et la tradition chrétienne sont unanimes à reconnaître
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ET DE HELGHISÉBEGH 35
SOUS ce nom iâ vallée du CédroOy dite aussi : rallée de Jdsà-
fyfaat.
La partie méridionale de cette même vallée porta dans les
livres saints le nom de « Jardin du roi ^^ soit avant la prise
de Jérusalem par les Chaldéens, soit après le retour de Baby-
lone. Josèphe veut même qu'elle lût déjà ainsi appelée anté-
rieurement au règne de Salomon.
Prise dans le sens de sa longueur, la vallée en question
ne mesure guère plus de quatre kilomètres. Elle s'étend du
sud au nord-ouest en décrivant une courbe légère jusque
dans le voisinage du tombeau dit : Tombeau des Juges»
Profonde à son extrémité méridionale, au nord, point de
sa naissance, elle ne forme qu'une légère dépression de
terrain. Cette configuration justifie le nom de vallée de Savé
dont le sens est : plaine. Elle s'adapte encore à la dénomi-
nation de : Vallée de la plaine de Savé, ou du champ du roi,
autres traductions du texte original. Ce n'est donc pas sans
raison que le Père Barnabe conclut ainsi son étude :
« C'est donc entre Jérusalem et le tombeau .des Juges
qu'Abraham, entouré de ses braves serviteurs, de ceux de
ses alliés et de la troupe de captifs qu'il venait de délivrer
reçut les félicitations et les bénédictions de Melchisédech.
C'est là que le prêtre de Salem offrit au Très-Haut, en actions
de grâces, le pain et le vin qui sont le symbole eucharistique
que le Fils du Très-Haut devait instituer plus tard dans cette
même ville. »
A la suite de ce travail que nous venons d'analyser en le
suivant pas à pas et le citant presque partout textuellement,
l'auteur donne en forme d'appendice, quelques réflexions rela-
tives aux tombeaux des saints époux Joachim et Anne, parents
de la Très Sainte Vierge. Depuis le berceau du christianisme,
ces vénérables sépultures ont été montrées dans la vallée de
Josaphat. C'est à peine si quelques sons discordants se sont
élevés pour les placer à l'intérieur de Jérusalem dans la de-
meure même de ces augustes personnages. Récemment une
voix, à laquelle ne semble pas étrangère une préoccupation
de clocher, essaya de reprendre cette thèse hasardée. C'est
pour remettre les choses au point et montrer que Tantique
tradition n'a rien perdu de son autorité que le Père Barna-
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6 LE LIEU DE LA RENCONTRE D'ABRAHAM ET. DE MELCHISEDECH
)é a pris la plume. Nous n'avions dessein de ne parler au-
ouird'hui que de la rencontre d'Abraham et de Melchisédech,
lous ne suivrons donc pas Tauteur dans le développetnent
le sa seconde argumentation.
F. Victor Bernardin.
O. F. M.
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COUP D'OEIL
SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN
I*"" Article
Giotto, nous Tavons entrevu au cours de nos promenades
au Louvre, fut le plus robuste ouvrier du mouvement artis-
tique du treizième siècle, dont saint François avait été l'initia-
teur. Mais il ne fût pour ainsi-dire que le produit de son époque,
son résumé le plus brillant. Si nous voulons le comprendre, lui
et le mouvement artistique dont il fut le point de départ, il
faut que nous jetions un coup d'oeil en arrière sur le siècle où
il vivait. N'y a-t-il pas, en effet, entre l'artiste et le milieu
dans lequel il se développe, des relations qui ne permettent
pas d'étudier l'un sans tenir compte de l'autre ?
Qu'est-ce d'abord, pour l'artiste, que créer, sinon distin-
j mystérieuses profondeurs de son être, où les
es et les types flottent confusément par milliers,
rmes, une de ces idées, un de ces types ; s'en
rer des couches profondes où ils étaient enfouis,
liaient, où ils germaient vaguement en cpmpa-
bre incalculable d'autres qui resteront toujours
it rudimentaire ; puis les amener, ce type, cette
rme, avec quels efforts et quelles angoisses^
qui ont produit, même des choses sans valeur,
3s amener, diâ-je, à la grande lumière du jour,
il de la vie, et les exposer tout palpitants aux
)mmes ?
quons-le bien, cette forme, cette idée, ce type,
[pose à nos regards, ne nous émeuvent que s'ils
t à une forme, à une idée, à un type qui exis-
;, confusément peut-être, mais qui y existaient,
s ne les ayons vus réalisés par l'artiste ; nous
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88 COUP D'ŒÎL SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN
n'admirons l'œuvre de celui-ci que si elle éclaire, vivifie et
féconde ce que nous portions déjà en nous.
Je m'explique. Si Phèdre nous trouble si profondément,
c'est parce que tous iiQUP pprtoiid plqs ou moins, dans les
profondeurs mystérieuses de notre être et avant même de
l'avoir vi^e fé^Usép sur la ^çène, fene PHèdpe, qui y si^nimeille,
obscure, latente, presqu'ignorée de nous, jusqu'au jour où sa
vie s'allume au contact de cette autre Phèdre plus grande que
Racine a tirée de son cœur et jetée toute frémissante sur la
scène. Notre Phèdre prend alors conscience d'elle-même,
s'échauffe, brûle et nous brùlei Elle vit ; sans la Phèdre de
Racine, elle végétait.
J'en dirais autant de Polyeucte, d'Andromaque, du Cld et
.j'en conclus que l'artiste n'est goûté qu'à condition de réa-
liser un idéal commun.
Plus cet idéal est universel, plus son succès est durable.
Expliquons-nous encore, cette fois par une comparaison.
Lorsque Polyclète eut créé son Diadumène, qu'il l'eut tiré
des profondeurs de sa pensée pour l'exposer, marbre imma-
culé, au clair soleil de Grèce, l'enthousiasme de ses contem-
porains fut sans bornes : car tous ils portaient dans le cœur
l'idée delà beauté que l'artiste venait de réaliser. Mais si»
aujourd'hui, dans les salles du British Muséum, nous regar*
dons ce chef-d'œuvre, au premier abord, — osons l'avouer, —
nous ressentons peu de chose. Pourquoi ? Parce que cette
image de la parfaite beauté physique, si familière aux anciens,
n"^ plus son correspondant en nous.
Que si, au contraire, en montant l'escalier du Louvre,
nous jetons un regard sur la Victoire de Samothrace, fendant
l'air de ses ailes frémissantes pour porter aux extrémités du
monde la gloire de sa patrie, nous sommes émus comme
l'était l'Hélène d'il y a deux mille ans, et nous sentons
s'éveiller dans notre cœur un désir d'une intensité presque
douloureuse, celui de la Patrie victorieuse.
Me permettra-t-on d'en conclure, en passant, que, contrai-
rement à ce qu'il semblerait au premier abord, la Victoire
de Samothrace est plus vraiment humaine que le Diadumène
de PolyclètePEt que si nous vibrons encore en la voyant,
c'est parce que l'amour de la patrie est plus universel que
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COUP D ŒIL SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN 39
celui de la forme corporelle impeccable? Car celui-là trouve
en nous son correspondant, que n^ trouve plus celui-ci.
Or, ces idées, obscures, multiples, latentes, plus ou moins
universelles, qui flottent confusément dans Tâme de Tar-
tiste et parmi lesquelles nous Tavons vu choisir celles aux-
quelles il voulait communiquer la vie, d'où les a*t-il reçues^
sinon de Dieu, et du milieu dans lequel il vit ?
Voyons donc au treizième siècle, quel était ce milieu.
Le treizième siècle, nous le savons déjà par nos précédents
articles, pourrait se résumer ainsi :' à la nuit, le mouvement
francisrain fait succéder une admirable aurore. Cette aurore
n'était pas sans nuages, car il n'y avait pas, alors, que des
frères Léon, que des Egide, des Massée, des Pacifique, des
Bernard de Quintavalle, vivant dans la clarté paisible de la
Portioncule et du Val de Rieti : il y avait des hommes. Pre-
nons au hasard, dans les chroniqueurs du temps, quelques
traits qui les peignent.
Leurs rivalités étaient atroces. Je ne parle pas seulement de
rivalités d'États à Etats, de ville à ville, de parti à parti, de fa-
mille à famille ; bagatelles que tout cela ! je parle de rivalités
au sein même des familles.
Voici, pour Tan 1300, ce que nous raconte un contempo-
rain, Villani : « Dans ces temps-là la ville de Pistoie était dans
un état heureux, puissant et prospère, dû à ses avantages
naturels.... L'extrême bien-être et Tœuvre du diable firent
naître, parmi les membres de la famille des Cancellieri, Tune
des premières de la ville, la colère et l'inimitié, et l'un des
partis prit le nom de Cancellieri noirs, et l'autre de Cancel-
lieri blancs. Et elles s'accrurent au point qu'ils en vinrent
aux mains, mais d'une manière encore anodine. L'un de
ceux du côté des Cancellieri blancs ayant été blesse, ceux du
côté des Cancellieri noirs, pour avoir paix et concorde avec
eux, envoyèrent celui qui avait fait l'oiTense se mettre à la
merci de ceux qui l'avaient reçue, afin qu'ils en prissent
amende et vengeance à leur volonté. Et ceux du côté des
Cancellieri blancs, ingrats et superbes, n'ayant dans le cœur
ni piété ni charité, tranchèrent, sur le rebord d'une man-
geoire de cheval, la main à celui qui était venu se mettre à
leur merci... » N'est-ce pas affreux ?
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40 COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIEME SIECLE ITALIEN
Voici qui l'est plus encore : le fait est raconté par un con-
temporain, Jacopo délia Lana, dont je traduis le récit en en-
tier ; tous les termes en sont à méditer :
<( La chose, écrit-il, se passa à Pistoie il n'y a pas long-
temps (1). Gomme il est d'usage dans les cités que l'église
de Tévèché possède des ornements religieux plus solennels
et plus riches que les autres églises de la ville, l'évêché de
Pistoie est bien fourrii et doté de vêtements sacerdotaux, de
calices et de tableaux de grande valeur. Or, un certain
Vanni, bâtard de messer Fucci de'Lazzari, était un person-
nage fort impudent. Gomme il était de si grande maison, on
tolérait de sa part beaucoup d'outrages, et bien qu'il fût banni
à cause des homicides qu'il avait commis, et qu'il fût de
fréquentation détestable, il séjournait en secret dans la ville,
et de nuit commettait de nombreux méfaits. Entre d'autres,
un jour qu'il était avec ses semblables et des compagnons de
condition différente, en tout dix-huit, après avoir soupe en-
semble, ils décidèrent d'aller donner une aubade à certaines
personnes qu'ils avaient à cœur. Parmi eux se trouvait ser
DellaMonna, le notaire le plus respecté de Pistoie. Ils allèrent
donc donner une aubade à une femme de ce notaire, laquelle
habitait près de l'évêché, et tandis qu'ils chantaient et son-
naient des instruments, Vanni Fucci prit secrètement avec
lui deux de ses compagnons, sans que le reste de la société
n'en sût rien, et s'en fût avec eux à l'évêché. Ils en bri-
sèrent les portes, pénétrèrent dans la sacristie et la dépouil-
lèrent rapidement de ce qui s'y trouvait. Chargés de leur
butin ils allèrent alors rejoindre leurs compagnons, qui
étaient encore en train de donner l'aubade, et leur dirent
ce qui s'était passé. Ils en furent désolés. Vanni leur dit
alors : « La chose est faite, voyons à emporter tout cela. »
Par bonheur ledit notaire, ser Délia Monna, habitait tout
près, de sorte que c'est à sa maison que le tout fût porté.
— Le matin de bonne heure, les chanoines et les prêtres
de l'évêché, voyant que leur sacristie avait été dépouillée,
allèrent trouver le Podestat, et lui notifièrent le crime. Gelui-
(I) Le vol est des derniers mois de l'année 1294, probablement de sep-
tembre.
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COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIÈME Slï-GLK ITALIEiN 'il
ci ût aussitôt publier par toute la ville que quiconque savait
quelque chose de ce qui s'était passé eût à le déclarer de
suite sous des peines sévères. Cette menace ne produisit
aucun effet; de sorte que le Podestat jura de trouver le mal-
faiteur à tout prix. Il fit rechercher dans la cité toutes les
personnes qui étaient de mauvaise réputation et les fit mettre
à la torture ; toutes nièrent. Il est vrai que quelques-unes
avouèrent d'autres crimes, pour lesquels elles furent con-^
damnées à mort. De sorte que. le Podestat, voulant tenir son
serment, interrogeait avec une telle rigueur qu'il ne se pas-
sait pas de semaine qu'il ne fit mourir vingt personnes et
plus ; et cette peste dura bien six mois. Enfin, il vint aux
oreilles du Podestat que Rampino, fils de messer Francesco
de'Foresi, gentilhomme de Pistoie, était un jeune homme
de mauvaises mœurs. Il le lit saisir et mettre à la corde ; celui-
ci jura de son innocence. On insinua donc au Podestat que
s'il l'interrogeait encore plus rigoureusement, il découvri-
rait la vérité. Cependant le père et la* mère dudit jeune
homme allaient par toute la ville, priant les gentils hommes
et les puissants du parti populaire de s'interposer en faveur
de leur fils. Ils pleuraient et juraient sur la croix que leur
fils n'avait pas trempé dans le crime et suppliaient qu'on ne
laissât pas mourir un innocent. Le Podestat fut inflexible.
Il proclama que s'il n'avouait pas ce vol dans les deux jours,
il serait pendu le troisième. Le père, ayant entendu ce juge-
ment, tint conseil avec ses parents sur ce qu'il y avait à faire.
Ils décidèrent enfin que la nuit qui précéderait le jour où
le jugement devait être exécuté, ils entasseraient autour du
palais du Podestat une quantité de bois sec et y mettraient
le feu, de façon à brûler le Podestat, sa famille, leur propre
fils, et tous les prisonniers, ainsi que les officiers qui pas-
saient la nuit au palais. Mais le second jour, Vanni Fucci,
qui se trouvait sur le territoire de Florence, à Monte Carelli,
entendit parler du jeune homme. Il en eût pitié, et envoya
dire par une femme à messer Francesco de'Foresi, son
père, qu'il vint lui parler, parce que lui ne pouvait aller le
trouver à cause de la sentence de bannissement qui le frap-
pait, et qu'il lui indiquerait un moyen de sauver son fils. Â
la réception de ce message, le père monta incontinent à
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42 COUP D'ŒII. SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN
cheval, et alla trouver Vanni, qui lui dit : « Allez, et faites
saisir ser Délia Monna, le notaire, lequel sait toute Taffaire. »
Messèr Francesco retourna donc à Pistoie et dénonça de
bon matin ledit notaire au Podestat. Celui-ci le fit immédia-
tement rechercher. On le trouva au sermon d'un Frère
Prêcheur, car c'était alors le premier lundi de Carême.
Lorsqu'il fût conduit au palais, il y eût grand murmurc\
tout aussi bien de la part de ceux qui étaient au sermon que
de ceux qui le voyaient emmener par les rues. On disait :
« Ce Podestat a tort de mettre la main sur les personnes
dignes de foi, et dont il peut être sûr qu'elles n'ont pas
commis ce vol ! » Ledit notaire, arrivé au palais, ne se
laissa pas mettre à la question, mais avoua tout incontinent.
Ceux qui avaient fait partie de la société qui avait donné
l'aubade, ayant appris que le notaire avait été arrêté, s'échap-
pèrent tous de la ville. Ledit notaire raconta que plusieurs
fois, seul, ou accompagné de ses amis, il avait pris de son
butin dérobé pour tenter de le faire sortir de Pistoie ; mais,
quand ils approchaient des portes de la ville, il leur sem-
blait voir le Podestat avec son entourage, et ils croyaient
s'apercevoir que tout homme qui passait était épié ; de sorte
qu'ils s'en retournaient chez lui sans avoir rien pu emporter.
Le Podestat, ayant ainsi appris la vérité, fit relâcher le
jeune homme, et procéda contre le notaire et ses complices
comme de juste. » Que vous semble de toute cette histoire?
Si les haines étaient atroces, si la justice était implacable,
les mœurs politiques ne l'étaient pas moins. 11 faut lire dans
Dino Compagni au moyen de quelles basses perfidies on
poussa vers la ruine Giano délia Bella, le grand réformateur.
Entre mille, eti voici une. Nous sommes en 1293. Giano
délia Bella, assoifi^é de justice, s'est appuyé sur le parti
populaire et a fait voter contre les grands des lois terribles.
Ceux-ci cherchent à le faire assassiner, puis, n'y réussissant
pas, à le discréditer auprès du peuple. Voici, d'après Dino
Compagni, qui fût lui-même un des acteurs du drame, le
moyen employé. « Les grands, écrit-il, donnèrent souvent
ordre de tuer Giano, disant : « Le berger frappé, les brebis
se disperseront». Vn jour ils préparèrent son assassinat,
puis revinrent sur leur décision, par crainte du peuple. Puis,
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COUP D (hilL SUR LE TREIZLCME SIECLE ITALIEN 43
ils cKerchèrent et trouvèrent le moyen de le faire mourir
par une subtile malice ; et iU dirent : « Il est.juste ; mettons
devant ses yeux les œuvres coupables des bouchers, qui sont
gens mal disposés et féconds en méchancetés. » Parmi ceux-
ci s'en trouvait un^ nommé Pecora, grand marchand de viande
soutenu par les Tosinghi, lequel faisait son commerce par
des moyens répréhensibles et nuisibles à la chose publique ;
les syndics de sa corporation le pourchassaient parce qu'il
faisait le mal ouvertement et sans crainte ; lui cependant
menaçait les Recteurs et les officiers et continuait à faire le
mal, avec une grande puissance d^hommes et d'armes.
Un jour donc que ceux de la conjuration contre Giano étaient
en train de délibérer, avec lui, sur les lois, dans Téglise
d'Ogni Santi, ils lui dirent : « Vois les œuvres des bouchers ;
comme ils se multiplient dans le mal ! » Giano répondit :
« Que la cité périsse plutôt que cela ne continue ! » Et il s'oc-
cupa de faire des lois contre eux. Et de même ils disaient des
juives : « Vois, les juges menacent les Recteurs de les forcer
à rendre compte de leur administration, et ils se servent de
la crainte qu'ils leur inspirent pour leur soutirer des faveurs
injustes. Ils tiennent les procès suspendus pendant trois ou
quatre ans et aucun jugement n'est rendu. Ils empêchent
les partis de transiger, ils embrouillent les affaires, et
faussentles prétentions des plaideurs, sans équité ni justice. «
Giano s'en irrita et dit : « Que l'on fasse des lois pour mettre
un frein^à tant de malice ! » Et quand ils Teurent ainsi en-
flammé pour la justice, ils envoyèrent secrètement auprès
des juges, des bouchers et des autres artisans, leur dire que
Giano les blâmait et préparait des lois contre eux. » A de
pareilles manœuvres Giano succomba ; il fut banni d'abord,
puis condamné à être brùléivif et à voir ses biens confisqués.
N'avais-je pas raison de dire qu'il n'y avait pas, alors, en
Italie, que des frères Léon ou des Bernard de Quintavalle,
des Massée ou des Illuminé ?
Pour sortir de ces horreurs, cherchons des excès
moindres ; voyons comment vivait le monde élégant, celui
que la passion ne jetait pas aux extrêmes du crime.
L'amour du luxe et de l'ostentation le perdait ; voici,
cueillis au hasard des vieilles chroniques, quelques-uns do
ses exploits :
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k'i COUP D'ŒIL 5>Uri Li: TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN
Filippo degli Adimari faisait ferrer son cheval de fers
^l'argent. — Jacopo da Sant' Andréa descendant un jour, en
bateau, par la Brenta, de Padoue à Venise, avec ses amis,
dont les uns jouaient |de différents instruments, d'autres
-chantaient, pour ne pas paraître oisif, s'amusait à jeter dans
le fleuve des pièces d'argent, à la grande joie de tous. — Un
jour que le même Jacopo était à la campagne, on lui annonça
<ju'uii noble du voisinage venait lui demander à souper avec sa
suite. N'ayant plus le temps de faire préparer un festin digne
de sa réputation de prodigalité, il ordonna de mettre le feu
aux chaumières de ses paysans pour offrir à ses hôtes, à
défaut de repas somptueux, une brillante illumination. — A
Sienne, dans la deuxième moitié de notre treizième siècle,
douze jeunes gens, des plus riches de la ville, formaient
entre eux une société à laquelle ils donnèrent le nom de « So-
•ciété noble » et que nous appellerions aujourd'hui le Club
des Prodigues. Ils mirent en. commun chacun 1800 florins,
soit en tout 21600 florins, et décidèrent que quiconque parmi
eux serait pris en flagrant délit de parcimonie serait im-
médiatement exclu de leur réunion. Ils prirent en location
un de ces merveilleux palais qui font encore aujourd'hui
l'orgueil de Sienne, le meublèrent splendidement, le four-
nirent de tout ce que- l'on put trouver d'objets de luxe, s'y
ménagèrent à chacun une chambre somptueuse, et s'y réu-
nirent chaque mois une fois ou deux pour y festoyer d'une
manière digne d'eux. Chaque repas comportait iiMis ser-
vices, servis dans de la vaisselle d'or et d'argent; après le
premier, les pages avaient ordre de ramasser coupes, as-
siettes, plats, couteaux d'or et d'argent et de les jeter par les
fenêtres. Ils ne buvaient que des boissons préparées spé-
cialement pour eux, variées, insolites, et inconnues des
autres mortels. L'arrivée dans la ville d'un prince ou d'un
seigneur étranger était-elle annoncée, ils le guettaient,
allaient à sa rencontre, le conduisaient en grande pompe à
leur palais commun et le comblaient de présents royaux. Au
bout de vingt mois ils furent ruinés et devinrent la fable de
la ville. On fit sur leur compte, nous dit le vieux chroni-
queur auquel j'emprunte ces détails, deux chansons, dont
Tune dépeignait leur vie de délices et de joies, Vautre leurs
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COUP D ŒIL sua LE TREIZIÈME SIPXLE ITALIEN 45-
misères. Pour dire toute la vérité, ajoate-t-il, quelques-uns
d'entre eux finirent à Thôpital.
Je m'arrête ; on le voit assez, de gros nuages couraient
dans la radieuse aurore ; les mœurs étaient souvent atroces,
la justice sans entrailles, la politique odieuse, le luxe in-
solent. Mais dans le domaine de l'art tout germait, tout bour-
geonnait, tout éclatait à la ibis.
Ce qu'il en était advenu de la peinture, nous le savons
déjà ; la sculpture, comme elle, se transformait, mais sous
des influences différentes.
Au lieu de se réveiller sous les enchantements de Tamour,
— amour de Dieu, amour du prochain, amour de la nature,
œuvre de Dieu, — elle ressuscitait par Tadmiralion et Timi-
tation de l'antiquité.
Un homme, Niccolù Pisano, né vers 1206, mort en 1280,
fut le grand artisan de celte résurrection ; son rôle est admi-
rablement défini par Burckhardt dans son Cicérone : « Nic-
colù suscita, dit-il, une Renaissance prématurée, qui, parce
((u'elle était prématurée, disparut bientôt. Inspiré par d'an-
tiques bas-reliefs, surtout par des sarcophages, il éveilla
de son sommeil l'amour de la beauté des formes. 11 prit ses
modèles dans l'antiquité, les copia, les combina en scènes
de l'histoire religieuse avec un tact tel que ses combinaisons
semblent des touls vivants, puis les compléta et les fondit dans
un sentiment de la nature éveillé en lui par l'étude de l'anti-
quité. Car on peut dire de lui qu'il aima la nature à travers
l'antique ».
Avec lui, nouG sommes loin de Giotto. Celui-ci voit les
choses en elles-mêmes. Le moindre détail de l'œuvre de
Dieu le charme ou l'amuse, un cheval qui tire sur sa bride
pour brouter un peu d'herbe, un moineau qui ouvre le bec
et piaille, un âne qui passe en secouant les oreilles, un
homme assoiffé qui se penche pour boire. Toutes ces sensa-
tions lé frappent directement et se traduisent instanta-
nément^ sous sa main, enligneset encouleurs, telles qu'elles
ont été perçues. Niccolo ne les perçoit que s'il lésa vues dé-
jà dans ses chers bas-reliefs et il n'oublie. jamais ceux-ci en
les traduisant à son tour. Sa lumière est une lumière réflé-
chie ; elle n'est pas le. grand soleil (|ui échaulle cl vivifie.
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46 COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN
Son influence cependant fut capitale, car il délivra la scul-
pture des entraves de la tradition byzantine et fit de son champ
une table rase sur laquelle ses successeurs pussefit édifier.
Son fils Giovanni Pisano fut le plus grand parmi eux; il
fut plue grand que ses contemporains et plus grand que ne
l'avait été son père. L'influence franciscaine Tavait touché,
il osa puiser son inspiration dans la nature elle-même. En-
traîné par le courant qui jetait alors le siècle tout entier à
l'admiration de Tœuvre de Dieu, il renonça à rimitation
desséchante des sarcophages et des bas-reliefs^ et regarda
la vie. L'art fit, avec lui» un pas immense. Un détail le
fera comprendre. Dans sa chaire du baptistère, à Pise, son
père copie des œuvres antiques que nous possédons encore :
tel démon est la reproduction de tel masque comique, tel
apôtre se voit sur tel vase de marbre, telle sainte femme
surtelsarcophage.Aulieude ces froides grandeurs romaines,
son fils Giovanni, dans la chaire qu'il sculpte pour le Dôçie,
ose représenter cette scène .si humble et si touchante : la
Vierge-Mère donnant de l'air aux langes de son divin Fils !
Aussi le marbre rigide s'amollit, s'imprègne de grâce,
sourit; le souffle d'Assise semble le pénétrer. Quant il re-
présente la passion, Giovanni est incomparable. L'ivresse de
pensées neuves et puissantes qui bouillonne alors en lui est
si forte qu'elle lui fait oublier parfois la beauté plastique et
les proportions; mais, dans ces œuvres incomplètes, deux
siècles plus tard, Michel- Ange, le Titan, ira encore puiser
son inspiration.
L'architecture sut encore moins que la sculpture échapper
à l'influence du Pauvre de Jésus-Christ. Au commencement
de rOrdre (1), on ne découvrait qu'avec peine, au milieu des
imposantes églises et des palais hautains, les humbles rési-
dences des premiers frères et leurs minuscules chapelles.
Mais après le formidable développement des Mineurs, déve-
loppe ment unique dans Thistoire par son ampleur et sa rapidité,
, les cellules devinrent, par la force des choses, des couvents,
et les chapelles, des églises aussi vastes et plus fréquentées
(1) Pour tout ce qui suit 'je me suis servi surtout du remarquable travail
de Thode : Frauz von Assisi und die Anfange der Kunst der Renaissance.
J'en ai usé et abusé sans partager toutefois toutes les opinions dé Tauteur*
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COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN 47
que les cathédrales et les églises métropolitaines. Car les
fidèles désertaient par milliers celles-ci pour celles-là.
Mes lecteurs connaissent les causes de ce mouvement ; ne
les recherchons donc pas, mais songeons à la nouveauté
qu'était alors une église conventuelle ouvrant,dans une ville,
largement ses portes, et des moines disant à tous: « Entrez,
vous êtes ici chez vous ; à toute heure de la journée nous
serons à votre disposition, dans tous vos embarras nous
serons vos conseillers, dans tous vos ennuis,vos consolateurs ;
vos douleurs seront les nôtres, et vos joies aussi ! » — Et,
non seulement le disant, mais le pratiquant !
Car, sans manquer en rien à la vénération que nous de-
vons à un ordre aussi éminent que celui des Bénédictins ;
sans méconnaître les services qu'il a rendus à la civilisation
et à TEglise ; sans oublier non plus la large et chrétienne
hospitalité qu'il offrait alors et offre encore à tous ; il nous
est permis de remarquer que ses églises ne répondaient
pas aux mêmes besoins. La puissante abbaye n'était pas si-
tuée dans la ville ou dans ses faubourgs. Elle en était loin,
au milieu de la vaste plaine, dans le pli d^une haute vallée,
ou sur le sommet d'une montagne, d'où elle commandait une
admiration respectueuse mêlée d'un peu de crainte. Dans
ses lourdes constructions, le bénédictin vivait d'une vie
sainte, mais retirée ; il ne se mêlait en rien à la vie intime et
journalière du peuple ; il ne fraternisait pas avec lui ; il en
était éloigné de fait, car sa demeure était loin des siennes,
et plus encore par ses occupations et son genre de vie. Aussi
comme il Tignore ! Je me souviens avoir lu une chronique
bénédictine du dixième siècle, dont l'auteur écrit l'histoire
du Mont-Cassin où il vivait; dans l'espace de 25 ans il ne
trouve que deux faits à noter et ne consacre qu'une ligne à
chacun. En 926 il écrit : a En cette année est mort le Seigneur
abbé Radechis ». Et en l'année 931 : « En cette année a été
restauré l'autel de Saint-Benoît. » En 25 ans, c'est tout. Des
terribles événements qui bouleversaient alors le monde aux
approches de l'an mil aucun ne l'a frappé. Visiblement il a
vécu, comme beaucoup de ses frères en religion, sans jamais
ouvrir sur la vie commune la plus petite lucarne de son
couvent. A la sécheresse terrifiante de cette chronique com-
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48 COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN
parez la joyeuse, lumineuse et ondoyante variété de celle de
Fra Salimbene, vécue au plein soleil de la vie, et vous com-
prendrez, par la comparaison de ces extrêmes, combien les
deux ordres différaient dans leurs rapports avec le peuple.
A ce concept différent de la vie religieuse correspondait,
de toute nécessité, une couceplion différente de Tarchitec-
ture de Téglise conventuelle. L'église bénédictine est cons-
truite surtout pour le religieux ; ce n'est pas assez, elle est
construite pour le religieux séquestré du public ; ce n'est
pas tout : à cause de la situation même de Tabbaye ce pu-
blic, Tarchitecle le sait, sera toujours restreint, et il cons-
truit en conséquence.
L'église franciscaine ne peut pas plus ressembler à Té-
glise bénédictine que la chronique de Fra Salimbène à celle
du moine du Mont-Cassin. Elle n'aura ni chœur énorme et
mystérieux, élevé de plusieurs marches au-dessus du pavé
de la nef, et soigneusement clos, presque caché aux regards
et rigoureusement interdit au profane, ni voûtes hautaines^
ni sombres bas-côtés, ni nef étroite où ne trouvent place que
la centaine de paysans dépendant de l'abbaye. Elle sera
l'immense bâtiment carré, quatre murs couverts d'un toit
de bois, où l'air et la lumière circulent librement, où Je
peuple entier d'une ville pourra se rassembler, à l'abri des
intempéries, au pied de la chaire ou de l'autel, côte-à-côte
avec ces Mineurs, qui sont ses frères, qu'il aime et dont il
est aimé, et dont Tidéal le plus élevé est de ressembler au
plus pauvre parmi eux.
Aussi l'instinct populaire ne s'y trompe-t-il pas : il le sent
bien : construire une église aux Mendiants, c'est construire
pour lui-même. Et les églises surgissent partout, dans les
villes, dans les bourgs, dans les ' villages mêmes, plus ou
moins grandes, plus ou moins vastes selon que la cité est
plus ou moins riche. Ce phénomène est si général qu'on a
pu dire que faire l'histoire de l'architecture italienne au
XIll® siècle, c'est écrire l'histoire des ordres mendiants ; et
encore : « Voulez-vous savoir si, au treizième siècle, en
Italie, une ville, un bourg, un village étaient riches ou
pauvres, prospères ou malheureureux, voyez si son église
Saint-François est vaste ou étroite, immense ou modeste^
le critérium est infaillible î »
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y COUP D*ŒIL SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN 49
Ce type de Téglise franciscaine au XIII® siècle, il faut le
chercher en Ombrîe et en Toscane (1) ; dans le nord de la
péninsule, Tarchitecture reste longtemps encore sous l'in-
fluence du style cistercien, venu de France ; dans le sud, •
elle n'atteint pas à la véritable originalité. Dans le centre au
contraire le type s'épanouit dans toute sa -pureté. San-Fran-
cesco, à Arezzo, construit avant 1230, était par excellence,
avant les additions dont il a souffert, l'église selon le cœur
de François: un simple vaisseau oblong, couvert d'untoitde
bois posé à même les quatre murs, avec, dans le mur de l'est,
une petite chapelle absidale carrée et voûtée. Ni chœur, ni
vitraux, ni transept, ni pilier, ni colonnes, ni bas-côtés, ni
déambulatoire, rien qui intercepte la vue pendant le Saint-
Sacrifice ou la voix du prédicateur pendant le sermon ; rien
que la belle lumière, les belles lignes, les belles proportions.
Toutes les splendeurs décoratives, toutes les recherches
d'éclairage du gothique le plus flamboyant sont moins
émouvantes que cette simplicité.
C'est à cette humble église jd'Arezzo que devait songer S.
Bonaventure, c'est elle qu'il devait avoir à Tesprit, lorsqu'en
1260 il inscrivit les règles suivantes parmi les Statuta Capituli
Generalis Narbonensis : « Que les églises ne soient pas
voûtées, si ce n'est au-dessus de l'autel, et avec l'autorisa-
tion du Ministre Général. — La curiosité et la superfluité
étant directement opposées à la pauvreté, nous ordonnons
que toute recherche curieuse dans les édifices, telles que
peintures, sculptures, vitraux et colonnes, ainsi que dans
les proportions même de la construction soit strictement
évitée. — Que jamais non plus on ne construise des clo-
chers en forme de tours. En plus que jamais on ne fasse
de vitraux historiés ou peints, sauf dans la grande fenêtre
derrière le maître-autel, où Ton pourra peindre les images du
Crucifix, de la Sainte-Vierge, de S. François et de S. Antoine. »
Ce type, dans son admirable simplicité, se développa, hum-
blement, logiquement, harmonieusement, jusqu'à produire
cette merveille qu'on appelle Santa-Croce de Florence, avec
(1) De ce que je dis des églises franciscaines au XIII* siècle, il faut excep*
1er la BasiHquc d'Assise, dont roriginalilé répugne à tout classement.
E. F. — X. — 'i
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COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIÈME SIÊOLE ItALlBH
ses dix chapelles flanquant Tabside et limitant à Test les
nefs immenses. L'architecte qui les construisit, — Ozanam
déjà le remarquait, — accoutumé à ne rien concevoir que
'de grand, se souvint toutefois qu'il travaillait pour des
pauvres ; ses larges nefs, il renonça à les charger d'une
voûte et les couvrit d'une charpente qui rappela dans sa nu-
dité l'étable de Bethléem. Et rien n'est plus doux que la
paix que dégage l'austère grandeur de cette pauvreté.
L'édifice donc s'était modelé sur l'esprit du Patriarche.
De compliquée, mystérieuse, écrasante, son architecture
était devenue simple, claire, accueillante. La même transfor-
mation se produisit dans l'art de la prédication.
H. Matrod.
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DE LA FRATERNITE SACERDOTALE
i
Les associations religieuses sont en France Tavaiït-garde
de la sainte Eglise. Les ennemis passionnés le savent très
bien. Pour détruire l'Eglise du Christ^ pour abolir toute
religion positive ils attaquent d'une façon barbare les ordres
et les congrégations religieuses. C'est pour celte raisdrù
qu'ils se sont attaqués également aux vœux de religion : ils
n'ont pas d'expression assez énergique pouf traduire leur
mépris et leur horreur des vœux. A leurs yeux ils soiit
un outrage à la raison, ils éteignent toute liberté, ils forment
un état contraire à la nature, aux droits de l'homme et à
l'exercice de ses facultés ; ils sont une cause de décadefncè
pour les individus comme pour les sociétés. Le premier doc-
teur de l'Eglise, le Pape Léon XIU ?l réfuté toutes ces acdti-
sations dans sa lettre sur l'Américanisme (22 janv. 1899) en
quelques paroles simples, profondes et lumineuses eomtne la
vérité. Entrant dans les intentions du Saint-Père, le R. P.
Edouard Hugon, des Frères Prêcheurs, a montré, par une
petite brochure très substantielle et pleine d'aetualité {Les
vœujc de Religion contre les attaques actuelles)^ que les vœux,
bien loin d'être un outrage à la raison répondent à une cot*-
ception et à un idéal sublimes, qu'ils ne sont contraires ni à la
liberté ni à la nature, ni aux droits de l'homme ni à l'exercice
des facultés naturelles ; et enfin, quelle est leur portée so-
ciale. Partout où l'on trouve la France, on trouve le catho»-
licisme ; et nous devons ajouter qu'on y trouve aussi les
ordres religieux dont les trois vœux organisent toutes les
forces. Le désintéressement de la pauvreté et l'idéal de la
chasteté donnent des ailes à ces soldats du dévouement, et
c'est Tobéissance qui mobilise cette grande armée au service
de la patrie. Les associations religieuses sont la gloire dô la
France : «'Si la France venait à perdre ce qu'elle doit à ses
moines agriculUeurs qui ont défriché et fécondé notre sol ;
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52 DE LA FRATERNITÉ SACERDOTALE
à ses moines évêques qui l'ont faite à Forigine comme les
abeilles font leur ruche ; à ses moines apôtres qui lui ont ap-
porté TEvangile et la civilisation ; à ses moines écrivains, doc-
teurs, théologiens, philosophes, historiens, poètes, orateurs,
artistes, savants, qui ont jadis fondé ou illustré ses univer-
sités, et qui forment encore une de ses couronnes littéraires ;
à ses religieuses missionnaires qui vont porter au loin son
nom avec celui du Christ, ami de France ; à ses nombreuses
congrégations qui incarnent chez elle fidéal de la miséri-
corde, et ont fait dire d'elle cette parole dont tant d'autres
peuples.sont jaloux : la Charité est française ; si elle perdait
tout cela, serait-elle bien triomphante et bien fière devant
Tunivers ?... Qu'elle apprenne donc à respecter ces vœux sa-
crés, source de tant de biens, qui, loin d'être contre nature
sont la réalisation du sublime idéal qui est la perfection de
la charité ; aident à fortifier et à transfigurer la liberté, con-
sacrent les plus inviolables des droits de l'homme, dirigent
et fécondent l'exercice des facultés naturelles, coixcourent
à la prospérité des nations et rendent à la société le triple
service de l'exemple du sacrifice du dévouement sous toutes
ses formes. Il suffit de faire connaître les vœux pour le jus-
tifier comme il suffit de montrer ce qu'elles sont pour louer
nos vieilles cathédrales. »
La haine sectaire et féroce qui depuis longtemps poursuit
les religieux ne respecte pas davantage le prêtre ; on com-
mence par les moines avec l'intention bien arrêtée de finir
par l'écrasement complet du clergé. L'ennemi a une double
tactique. Son jeu est d'isoler et de séparer les prêtres, afin
de les ruiner plus facilement. En face de ce danger les
prêtres doivent s'unir et s'organiser de toutes parts : il y a
là des raisons théologiques et profondes qui justifient cette
union et peuvent en assurer en quelque manière la durée et
le succès. Une autre manœuvre consiste à diviser les prêtres
et les religieux en deux camps rivaux et opposés, car on
sait bien qu'ils sont unis, qu'ils forment une armée puissante
et peuvent défier longtemps la fureur et les assauts des loges.
Qu'on le sache bien , aucun prêtre n'est véritablement
isolé sur la terre ; il compte une légion de frères qui ont les
mêmes traits que lui et présentent la même physionomie
surnaturelle : Jésus-Christ les a tous réunis dans l'admirable
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DK LA FRATERNITÉ SACERDOTALE 53
fraternité de son sacerdoce éternel (l).*Mais, pour bien
comprendre cotte fraternité déjà si douce et si féconde, il
faut la comparer avec celle de la vie monastique, montrer
comment elle est compatible avec elle et comment ce su-
blime idéal du sacerdoce uni à Tétat religieux s'est réalisé
dans l'histoire deTEglise. La force et le bonheur des prêtres
seraient d'être unis très intimement entre eux et avec leurs
frères du cloître.
11 n'y a pas deux sacerdoces : prêtres séculiers et prêtres
réguliers ont le même caractère , les mêmes traits de fa-
mille. Frères par l'ordination, ils restent frères dans la pra-
tique de la vie et dans les luttes de chaque jour : ils
marchent la main dans la main, n'ayant qu'un cœur et qu'une
âme, ne formant qu'un seul corps, qu'une seule armée pour
courir sus à l'ennemi. Ils constituent un clergé indivisible
comme le caractère de l'ordre qu'ils ont reçu.
En face des luttes nouvelles qui se préparent, ils sont
tous là, séculiers ou réguliers, debouts et serrés les uns près
des autres ; et guidés par les évêques, pères de leur sa-
cerdoce, ils sauront toujours défendre la France, l'Eglise
et la civilisation.
Souvent Léon XIll, à qui la France depuis le jour où il
fut élevé à la chaire pontificale a été constamment l'objet
d'une sollicitude et d'une affection toute particulière, sou-
vent Léon XllI a invité et appelé les catholiques français et
surtout le clergé à l'union et à la concorde parfaite. Le pape
dit dans sa lettre encyclique aux archevêques, évêques et
au clergé de France (8 septembre 1899) : » Nos ennemis
peuvent nous servir d'exemple. Ils savent très bien que l'u-
nion fait la force, visunita fortior ; aussi ne manquent-ils pas
de s'unir étroitement, dès qu'il s'agit de combattre la sainte
Eglise de Jésus-Christ. Si donc, Nos chers Fils, comme tel
est certainement votre cas, vous désirez que, dans la lutte
formidable engagée contre l'Eglise par les sectes anti-chré-
tiennes et par la cité du démon, la victoire reste à Dieu et
à son Eglise, il est d'une absolue nécessité que vous com-
battiez tous ensemble, en grand ordre et en exacte disci-
(1) Revue Thomiste, juillet et s«'|)iembre 1900.
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5^ DE LÀ FfiiTERNITÉ SAX^ERDOTALfi
plûse, SQHS le commandement de vos chefs hiérarchiques. »
Dans ae combat contre les ennemis impies et sataniques
de la sainte ]^glîse en France,- n'est-il pas permis de prendre
poiir modèle saint Dominique et saint François ? Le qua^
trième concile œcuménique de Latran tenu en 1215 fut
rheure choisie de Dieu pour unir ces deux apôtres du XIII*'
siècle. Tous deux ont jeté presque en même temps les fon-
dements de leurs ordres ; tous deux ont eu comme pierre
ap.gulaif e de leur édifice un antique sanctuaire dédié à la
Mère de Dieu, Notre-Dame iies Anges et Notre-Dame d^e
Prouille ; tous dei^x, comme les chevaliers de Marie, ont fait
remonter jusqu'à leur auguste protectrice tout Thonneur de
leurs victoires surhumaines en criant avec TEglise :
« Gaude, Maria Virgo ! cunctas hœreses sola iateremisti in
unwerso mundo : Gloire à vous, ô Vierge Marie ! C'est vous
qui avez broyé toutes les hérésies sur la surface du globe ! »
Les harmonies intimes établies par le ciel entre ces deux
saints fondateurs ont été la cause de plus d'un rapprochement.
Le pape Innocent III les a vus dans une vision miraculeuse
spi^tepant tous d^ux la basilique d^e Latran. Il a béni cette
amitié, et cette bénédiction du vicaire de Jésus-Christ a
porté des fruits merveilleux. Tous deux encore ont ressus-
cité l'estime de la pratique de la sainte pauvreté ; tous deux
ont fondé un ordre essentiellement apostolique ; et tous
deux enfin embrassant dans leur zèle tous les temps et tous
les peiiples, tous les âges et toutes les conditions ont en-
voyé leurs milices à la conquête du monde. Le même cardi-
i>4l Hugolin, eut la charge de Protecteur des deux ordres ;
le môme pape, Honorius Fil, les confirma par des bulles
apostoliques ; le même pape, Grégoire IX, les inscrivit au
catalogue des saints. Sur les tombeaux de saint Dominique
et de saint François ont fleuri deux fleurs incomparables,
deux des plus grands docteurs de l'Ëglise de tous les siècles,
saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure, sans compter
une légion de saints et de martyrs.
Une vision prodigieuse rapproche ces deux grandes âmes.
Une nuit, saint Dominique était en oraison, il voit le Sei-
gneur irrité qui brandit trois dards enflammés pour extermi-
ner le monde coupable. Marie se jettant à ses pieds et im-
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DB LK FRATIBRNfTÉ SAGERDOTALE 5(
plorant le pardon, présente au Seigneur deux Religieux, saint
Dominique et saint François, et dit : « Voici deux serviteurs
fidèles qui feront refleurir partout la foi et les vertus évan-
géliques. » Dominique s'était reconnu pour l'un des deux,
mais il ignorait qui était l'autre. Seulement l'image de son
compagnon était restée profondément gravée dans sa mé-
moire. Le lendemain il sortait de la basilique, où il avait prié
dans la nuit, et, levant^ les yeux, aperçut sous un froc de
mendiant la figure de cet ami mystérieux que le Ciel lui avait
montré. Aussitôt, il court à lui, et les deux Saints, se recon-
naissant sans s'être jamais vus, se tiennent longtemps em-
brassés sans rien dire. Enfin Dominique raconte la vision de
la nuit précédente et s'écrie : « Vous êtes mon compagnon,
soyons unis, travaillons de concert, et personne ne pourra
jamais nous vaincre ! » Saint Dominique voulut toujours
porter la corde séraphique sous ses vêtements et donna son
rosaire à son frère d'armes : ce fut le lien indissoluble qui
devait les unir dans le camp du Seigneur.
Le baiser de Dominique et de François est transmis de
génération en génération sur les lèvres de leur postérité, et
l'inaltérable amitié qui les unissait se survit toujours dans
le cœur de leurs enfants. Les Frères Prêcheurs et les Frères
Mineurs ont planté leurs tentes sous tous les climats ; en-
semble ils ont prié, ensemble ils ont défriché la vigne du
Seigneur, et plus d'une foi, le sang de leurs martyrs s'est
mêlé dans le même holocauste pour la foi. Ils ont peuplé à
l'envi la terre de leurs couvents et le ciel de leurs saints.
C'est une amitié six fois séculaire et souvent cimentée par le
sang sur les champs de bataille du mart3rre. Voilà donc une
amitié solide parce qu'elle a pour principe les intérêts de
Dieu. <( L'amitié, dit saint Antoine de Padoue, c'est l'union
parfaite et réciproque pour le bien ». L'union pour le mal
qui a la haine pour base, ce n'est pas de l'amitié ; mais
lorsque deux âtnes s'accordent pour faire avancer lé règne
de Jésus-Christ, alors elles ressemblent à cette ville forte
dont l'ennemi ne peut franchir les murailles : « Frater qui
adjuvatur a fratre oivitas firma » (Prov. XVlll, 19). Après de
longs égarements saint Augustin las des créatures s'écriait :
<c 0 Dieu, lumière des cœurs, l'amitié n'est qu'une débauche
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5G DE LA FRATERNITÉ SACKRDOTALE
lorsque vous en êtes çxclu. » Personne ne peut servir deux
maîtres (1).
Pour être durable, Tamitié doit avoir pour base la gloire
e Dieu et le salut des âmes. Les amitiés, qui ont Dieu pour
ase et le sang de Jésus-Christ pour ciment, ne défaillent
as. L'amitié vraie et solide regarde, comme dit saint Fran-
ais de Sales, le prochain à travers la poitrine du Sauveur,
arce que son âme est rachetée par.le sang de Jésus. Mais
ienheureux qui trouve un vrai ami : « Beatus qui invenit
micum verum. » (Eccli. XXV, 12).
I^i'union des deux ordres s'est traduite dans leur liturgie
âspective, et jusque dans les traditions de la vie privée,
haque année à la fête de saint Dominique, l'office solennel
es Frères Prêcheurs est chanté par un Frère Mineur. Après
i messe les religieux des deux ordres s'unissent dans de
maternelles agapes et après le repas dans le chant d'actions
e grâces ils répètent alternativement ce refrain : « Seraphi-
us Pater Franciscus et Evangelicus Pater Dominicus ipsi
os docuerunt legem tuam Domine : François, le Père sé-
aphique, et Dominique, le Père évangélique, nous ont en-
eigné votre loi , ô Seigneur ! » Au jour de la fête de
e saint François d'Assise on fait l'échange de ces cérémo-
ies dans le couvent des Frères Mineurs. Ainsi en est-il dans
3utes les villes où les couvents des dçux Ordres sont assez
approchés pour que les religieux puissent se rendre tour à
3ur ce témoignage de réciproque affection. Touchant usage
ui nous reporte aux plus beaux jours de l'Eglise, et qui
résente aux regards de la génération moderne le spectacle
ûimitable de milliers d'hommes n'ayant qu'un cœur et
[u'une âme !
Ces deux pauvres de Jésus-Christ, Dominique et François
lans leurs adieux sur les collines de Rome conçoivent un
►lan d'une audace plus qu'humaine : ils se partagent l'u-
livers pour le reconquérir au divin Roi. Leur ambition,
omme celle des deux Apôtres, de saint Pierre et de saint
^aul, embrasse toutes les nations, leurs succès dépasseront
outes les prévisions humaines. Ils ramèneront en effet les
(1) Cf. Jac. IV, ^f.
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DE LA FRATERNITK SACERDOTALE 57
peuples sous le joug de l'Evangile^ et cela par les deux
formes les plus grandes quUl y ait au monde : la science et
Tamour. Saint Dominique et ses enfants comme les chéru-
bins blessés, propageront la science divine et défendront la
vérité (11 ; saint François et ses fils (!omme les séraphins cé-
lestes verseront dans le monde des torrents de lumière et
d'amour. Les sentiments réciproques des Patriarches des
Prêcheurs et des Mineurs se retrouvent en saint Thomas
d'Aquin et en saint Bonaventure. Comme leurs Pères spi-
rituels ils étaient ces amis vrais et fidèles, qui sont loués
parle Sage (2). La même patrie s'honore d'avoir donné le
jour aux deux, et il y a ontre eux les plus belles similitudes.
Le docteur angélique et le docteur séraphique se sont ren-
contrés : le baiser de saint Dominique et de saint François
se retrouve sur leurs lèvres, et leur indissoluble amitié rap-
pellera l'union toute sainte de Basile de Césarée et de Gré-
goire de Nazianze, à l'école d'Athènes. Les destinées de ces
deux hommes semblent désormais s'unir, sans toutefois se
confondre dans les similitudes de leur e^cistence ; jusqu'en
ses contrastes, le même souffle les anime, le même esprit
les meut : le souffle du génie et l'esprit de sainteté. On
dirait deux fleuves majestueux, roulant dans leurs lits pa-
rallèles, vers le même océan, leurs eaux limpides et fécondes.
Thomas et Bonaventure ! Tous deux sont engendrés à la
science vers le même temps, par deux maîtres des plus
illustres, Alexandre de " Halès et Albert le Grand. Les
maîtres ont prévu les succès futurs des disciples. Ce sont
les deux oliviers croissant à l'ombre du cloître, les deux
flambeaux éclairant la maison du Seigneur, les deux princes
de la théologie, les deux anges de Téçole. Tous deux puisent
leurs flammes au même foyer qui est Dieu, à la fois lumière
et amour. Ils sont Frères par le génie et par Théroïsme de
(1) Ordo veritatis.
(2) Amicus fidelis, protcctio fortis : qui autem invcnit illum, invenit the-
sauram. Amico fideli nuUa csl comparatio, et non est digna ponderatio auri
et argenti contra bonitatem (idci illius. Amicus iidelis, medicamentum vitie
et immortalitatis : et qui metuunt Dominum, inveuieut illum. Qui timct
Deum, aeque habebit amicitiam bonam : quoniam sccundum illum erit
amicus illius. Eccli. VI. l4 et s.
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5» D15 LA. VRATKRNrTR SACERDOTALE
leurs vertus. Même piété tendre et forte, même dévouement
à la cause de la vérité, même esprit de désintéressement /st
d'humilité. Us sont Tun et l'autre la gloire de leurs familles
religieuses, tous deux aimables et beaux, « se levant dès le
matin de leur existence pour combattre le bon combat, insé-
parables dans la vie. et dans la mort, dans les travaux et dans
les récompenses », comme le dit David (2. Reg. 1. 23 seq.)
de Saûl et Jonathas. Jamais l'Université de Paris n'avait jeté
un plus grand éclat qu'aux jours des saints Thomas et
Bonaventure. Personne n'admirait plus sincèrement Thomas
que Bonaventure et Bonaventure que Thomas. Ce dernier
voulut savoir un jour où son confrère avait puisé Tonetion
merveilleuse qui se cache dans ses écrits. Lui, le prodige
de son siècle, il croyait ne rien savoir lorsqu'il se comparait
à saint Bonaventure. Et pénétrant dans sa cellule, il le prie
modestement de lui dire où il a découvert sa science si vaste
et si profonde. Notre Docteur séraphique au-dessus de
quelques livres lui montre un crucifix : « Ecce liber meus ;
Voilà mon livre », qui me remplace toutes les bibliothèques.
Un autre jour saint Thomas se rend au couvent des Fran-
ciscains, où son pieux ami composait l'histoire de saint Fran*
çois d'Assise. Il frappe, sans que personne réponde, eiitr'-
ouvre la porte et aperçoit Bonaventure en extase, élevé au-
dessus de terre, immobile et rayonnant d'une beauté surhu-
maine. Il bénit le ciel de l'avoir rendu témoin de ce prodige
et s'en retournant sans bruit il dit à son compagnon :
« Laissons un saint écrire la vie d'un saint. » Un peu plus
loin nous les retrouverons combattant côte à côte intrépide-
ment dans le conflit universitaire à Paris.
De nos jours, on se piaît à revenir aux enseignements tra-
ditionnels de la scolastique, à l'étude des grands docteurs
du XIII® siècle, de saint Bonaventure et de saint Thomas
en particulier. Leur doctrine refleurit, non seulement dans
les cloîtres, mais dans les séminaires et dans les Universités.
C'est un signe des temps nouveaux et la pleine réhabilita-
tion de cette méthode que Sixte V considère, comme le bou-
levard et la citadelle de la foi catholique : munitissimam
scholasUcâs theologiœ arcem.
Jean de Parme, ministre général des Frères Mineurs, et
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DE LA FRATERNITE SACKRDOTALK 59
Homberi de Romans, maître général des Frères Prêcheurs,
adressèrent aux membres de leur Famille respective une
lettre conservée de génération en génération, véritable testa-
ment de la charité fraternelle de saint Dominique et de saint
François: « Le Sauveur des hommes a suscité nos deux-
Ordres pour sauver la terre par la parole et par l'exemple.
Ce sont les deux Chérubins remplis de science, qui lisent
dans leurs âmes les mêmes pensées et les mêmes désirs ;
étendant leurs ailes sur le peuple, ils le protègent et le nour-
rissent de vérités salutaires. Combien grand est l'amour qui
nous unit, puisqu'il a été incommensurable entre nos deux
Fondateurs ! Mais Tantique ennemi cherche à briser cette
ancienne charité. Evitons ce qui pourrait troubler la paix.
Que les bienfaiteurs de Tun et Tautre Ordre soient bénis en
commun. Qu'un Ordre ne cherche pas à enlever à l'autre ses
couvents ni ce qui peut lui être offert. Qu'il n'y ait aucune
jalousie dans le ministère de la prédication. Sans cela, où
est la charité ? Qu'un Ordre n'exalte pas d'une manière ou-
trageante ses grands hommes et ses privilèges. Que les
Frères évitent par dessus tout de dévoiler au public les mi-
sères et les défauts des autres, mais plutôt qu'ils avertissent
charitablement les coupables. Nous vous supplions de faire
avec soin tout ce qu'on pourra pour entretenir la paix ».
Le peuple catholique français est aujourd'hui livré aux phi-
listins modernes, aux francs-maçons, en punition de son in-
docilité à regard du Souverain Pontife.
Nous hommes du Pape, nous devons nous montrer par-
tout les disciples de Jésus-Christ et du Pape. Nous devons
nous unir, et marcher bras dessus, bras dessous, tous
prêtres tant que pous sommes, pour résister au mal. Le dé-
mon cherche à diviser pour régner. Rassemblons toutes nos
forces. Le faisceau se rompt difficilement. La main dans la
main^ nous réussirons alors à faire rentrer l'esprit de foi
dans le monde : dans le monde des affaires pour y rétablir
le règne de la justice et dans les ateliers pour y ramener la
liberté et le respect des petits et des humbles. Le XX'"® siècle
verra alors le retour des peuples au centre de l'unité, cette
source véritable de progrès, de prospérité et de liberté. Le
mouvement a déjà commencé ; à l'appel du Pape Léon XIII
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DE LA FRATERNITÉ SACERDOTALE
monde s'est ébranlé et de toutes les parties de la terre les
:ions ont envoyé leurs délégués pour saluer dans le Pape
justice qui élève les nations, le chef et le père des nations,
chef et le Père de Thumanité. La parole du Saint Père sera
tendue ; les peuples lassés de Tabîme de maux où les a
îcipités Terreur, se retourneront enfin vers TEglise tou-
irs rayonnante de jeunesse, pour saluer 'en elle une mère,
guide et une force.
F. Joseph de Bavière,
O. M. Cap.
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L'INFINI, CATEGORIE ET REALITE
La notion de Tinfini hante Tesprit de l'homme. Elle ap-
paraît au sommet de toute spéculation mathématique ; elle
fait rêver l'astronome qui sonde les profondeursdu firmament;
elle s'impose au naturaliste, étonné par les secrets du monde
organique que lui dévoile le microscope ; elle surgit des
profondeurs de la matière pour déconcerter le chimiste aux
abois; elle illumine* le philosophe et lui donne l'explication
dernière de toute chose. Il n'est personne qui ne répète un
jour ou l'autre le vers du poète :
' .^.Malgré moi l'infini me tourmente,
Je n'y saurais penser sans crainte et sans espoir.
Cette notion de l'infini vient d'être étudiée avec beaucoup
de compétence et de clarté, par un des rédacteurs des An-
nales de Philosophie chrélienney M. Véronnet. Ses articles
réunis en brochure, ont formé l'ouvrage que nous présen-
tons à nos lecteurs : ouvrage assez court, à la vérité, m^is
plein de doctrine, d'aperçus nouveaux et ingénieux.
Afin de bien préciser et de définir exactement cette notion,
cette catégorie de Tinfîni, l'auteur place résolumentla question
sur le terrain mathématique : et il a raison ; car c'est là que
l'infini est vraiment à sa place, in situ. L'infini mathématique
est un nombre, si l'on veut, mais un nombre sui generis.
Avec M. Véronnet nous croyons fausse la définition donnée
par M. Renouvier et qui fait de l'infini « un nombre tel que
rien ne puisse lui être ajouté. » L'infini est à notre avis, une
simple idée rationnelle, mystérieuse dans son origine, légi-
time et féconde dans sa conception, logique et nécessaire
dans son développement. L'infini se trouve toujours au-delà
de la série des nombres; il ne peut pas être l'unité synthétique
(1) L* Infini y catégorie et réalité par A.Véronnet 1 broch. in-80 de 88 pages.
Roger et Chernovitz, Paris,
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(i2 L'INFINt CATÉGORIE KT RËALtTE
d*une pluralité immense d'unrtés : on fait donc un contre-
sens, quand on parle « du nombre infini. » M. Véronnet se
plaità montrer la fécondité de cette catégorie <f l'infini »,dans
le monde mathématique. Il apporte des exemples tirés de
l'Analyse, delà Géométrie, de la Physique, de la Mécanique.
Bien que cette route pavée de formules et encombrée de
termes scientifiques soit encore un peu dure et âpre à la
montée, on suit cependant, avec une certaine joie, le savant
auteur et on s'arrête bien volontiers à Técouter^ lorsque, au
seul point de vue mécanique^ par exemple, il démontre la
possibilité d'un moteur immobile et de la création.
Le philosophe, entraîné sur ce domaine, n'est pas dépaysé,
mais il se sent un peu hors de son terrain. M. Véronnet a lui-
même pitié de son lecteur et le ramène vite sur une terre
plus abordable. Il reprend le problème déjà touché du
nombre infini , et , bien entendu , pour en combattre « le
concept contradictoire ». Les lumières, précédemment four-
nies par l'analyse mathématique éclairent sa démonstration,
remettent, dans son vrai jour, l'argument de Cauchy contre
le nombre infini , et avec lui, on conclut sans hésiter :
« entre la pluralité et l'infini , il y a un abîme, abîme qui
« s'agrandit et se creuse à mesure qu'on s'avance, abîme
« d'autant plus large et plus profond. qu'on s'eff^orce davan-
« tage de faire violence à la raison en voulant rapprocher ces'
« deux idées. Cette synthèse supposée, « le nombre infini »
« n'est donc rien moins que contradictoire » (p. 40-41).
On devine sans peine les conséquences d'un principe
aussi général et aussi catégorique. Puisque l'infini et la plu-
ralité s'excluent, « une collection, une multitude infinie, soit
<( simultanée, soit successive est contradictoire. En d'autres
« termes, tout ce qui est soumis au nombre est fini, borné,
« a un commencement et une fin. Le monde matériel, com-
« posé de parties divisibles, et dont l'existence^^ est succes-
« sive a donc des limites dans l'espace, il a eu un commen-
<c cément dans le temps ». M. Véronnet, avec une liberté
d'esprit qui lui fait honneur, abandonne la thèse et les argu-
ments de ceux qui croient encore à la possibilité de la créa-
tion <( ab aeterno n. Il affirme clairement son opinion et la
prouve sans peine. Si la philosophie démontre l'existence de
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ymPiNI, GATÉGORtE ET RÉALITÉ 63
Dieu par la contingence du monde, elle peut sans crainte,
appuyer et éclairer ce dogme « par ce préliminaire néces-
saire^ que le monde a eu un commencement dans le temps.
L'impossibilité d'une régression indéfinie daris le passé,
sans se heurter à la contradiction du nombre infini, ta dégra-
dation constante de Ténergie vive qui tend vers un état
d'équilibre stable , réclament un commencement dans le
temps. Ces raisons, simplement exposées, sont éminemment
scientifiques. Devant elles, s'évanouissent les preuves tou-
jours tourmentées, tortueuses et obscures des philosophes
thomistes. Après le livre de M. de Curley, les Origines^ dont
nous avons parlé ici-même (n° de mai), la brochure de M. Vé-
ronnet vient donc confirmer la vieille doctrine bonaventu-
riste : « Le monde a dû être créé dans le temps, — il n'est
pas possible que le monde soit créé <f ab aeterno ». Si
quelques arguments, apportés par cette école illustre, n'ont
pas une valeur apodictique, — comme nous le croyons — le
génie du séraphique Docteur avait néanmoins pleinement
saisi le point cardinal de cette question : la contradiction du
nombre infini dont les parties sont prises soit simultanément,
soit successivement, la finité nécessaire d'un nombre auquel
s'ajoutent sans cesse des unités
Mais à parler ainsi de l'école franciscaine, j'oublie un peu
mon rôle de critique. J'y reviens. La notion d'infini est trop
féconde pour s'épuiser en ces quelques affirmations de la
finité du monde dans l'espace et le temps. Fini, le monde
suppose un premier moteur immobile, un premier moteur
infini et créateur. Sa catégorie mathématique de l'infini en
avait laissé voir la possibilité, la réalité du monde en
démontre la nécessité. A ce propos on doit admirer combien
profonde est cette idée d'infini et comment les mathéma-
tiques et la philosophie, toutes deux, filles de l'esprit
humain, s'harmonisent en une synthèse parfaitement liée.
Aussi, est-ce toujours à la lumière de cette idée d'infini,
une et tout à la fois mathématique et philosophique, que l'au-
teur continue d'étudier la nature de Dieu, l'infini réel. Elle
lui inspire des analogies fort curieuses, tirées des principes
généraux de la mécanique et relatives à la simplicité, l'omni-
présence, l'immutabilité et les principaux attributs de l'être
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64 LINFïNI, CATÉGORIE ET RÉALITÉ
divin. Il n'est pas jusqu'au mystère de la sainte Trinité,
ré^^élé par ia^ foi, qui ne trouve dans Tordre mathématique
sa ressemblance, et, pour ainsi dire, sa formule. « Dieu,
« c'est rUnité absolue, qui, en vertu même de cette perfec-
<( tion de son unité, peut^èe multipler, tout en restant iden-
« tique à lui-même, sans devenir ni plus grand, ni plus
(( petit, sans former plusieurs unités séparées, mais une
a seule unité. De sorte que le mystère de la sainte Trinité,
« représenté parla formule 1x1x1 = 1, n'est pas le moins
c< du monde contradictoire, mais parfaitement rationnel,
a même au point de vue mathématique. »
Telle est l'idée féconde de « Tinfini », étudiée en cette
brochure. M. Véronnet aurait pu terminer là son travail. Il
a cru devoir aller plus loin. 11 avait averti ses lecteurs en
commençant, que ses conclusions étaient « absolument
« indépendantes de toute hypothèse, faite sur l'objectivité
« de ce que nous appelons le réel ». Avant de finir, il revient
à cette question de l'objectivité du ciel. On soupçonne qu'elle
le trouble. II la touche donc, mais d'une façon originale.
On trouve, dans son procédé, quelque chose de la manière
platonicienne, on sent l'influence du P. Gratry, et plus
encore, celles des philosophes qui, en ces derniers temps,
ont préconisé « la méthode de' Timmanence ».
La catégorie de l'infini — (je crois rendre exactement la
pensée de l'auteur en l'abrégeant) — la catégorie de l'infini
n'est pas seulement le couronnement nécessaire de toute
notre activité intellectuelle. Cet infini est si fécond « qu'il
(f brise les cadres étroits de notre esprit, fait irruption au
« dehors et prend pied dans la réalité, envers et contre tout.
« Il est trop vivant, trop personnel, pour être englobé adé-
« quatement dans un esprit aussi borné, hélas ! que le nôtre.
« Nous nous sentons obligés de le laisser s'échapper de son
« propre mouvement et s'objectiver, même malgré nous
« (p. 77) », ou beaucoup plus souplement, l'infini postule
son objectivation. Ce premier stade d'objectivation en amène
un second, par voie de conséquence. L'infini ne s'objective
pas tout seul. « En sortant de notre esprit, il entraîne avec
« lui toutes nos représentations expérimentales qui ont ser-
« vi à nous le révéler, à nous l'imposer et dont il demeure
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L'INFINI, CATÉGORIE ET RÉALITÉ 65
<( la seule et unique explication et raisoild^ètre (pag. 79). ».
« Son objectivité entraîne l'objectivité du monde extérieur,
comme « la condition conditionne le conditionné ».
Voilà certes de bien grandes obscurités. L'intention de
M. Véronnet est louable ; il veut faire œuvre d'apologiste. De
l'analyse du concept de Tinfini, il cherche à faire sortir la né-
cessité^ l'objectivité réelle, incontestable de ce même infini,
sur laquelle repose encore l'objectivité dû monde extérieur.
C'est là un terrain bien peu solide, à notre avis, il est diffi-
cile d'y prendre un point d'appui inébranlable. Saint Anselme,
Descartes, Leibnit Pavaient choisi, mais leurs arguments
sont depuis longtemps démodés. Le P. Gratry n'a pas réussi
davantage en remettant en vogue, mais d'une manière exces-
sive, le procédé dialectique de Técole platonicienne. J'ai peur
quç M. Véronnet n'échoue lui aussi dans cette situation
«liflicile.
D'ailleurs, s'est-il même placé vraiment en dehors de toute
hypothèse ? Oui, lorsqu'il étudiait la catégorie de l'infini ma-
thématique, la possibilité d'un moteur immobile et créateur,
la contradiction du nombre infini. Mais il raisonnait bien
dans l'hypothèse d'un monde réel extérieur, objectif, et,
sans doute, déjà connu comme tel, quand il démontrait l'im-
possibilité du monde ab eeterno par la nature du mouvement
auquel sont soumis les astres, les planètes, les atomes, et
par la dégradation constante de l'énergie dans l'univers^ au
travers des espaces éthérées, parmi les agents de ce monde
terrestre. Pourquoi donc ne vouloir ensuite démontrer l'ob-
jectivité du réel extérieur que par l'infini.... pourquoi dire
« que l'infini; l'inconnaissable, le mystère est le dernier cri-
ce terium du réel?...
Mais, peut-être, ai-je mal compris l'auteur. La faute en est
à lui, autant qu'à moi. Puisqu'il m'invitait à le suivre, il aurait
dû me rendre le chemin facile, en l'éclairant jusqu'au bout.
Il est toujours dangereux de faire passer son lecteur, de la
pleine lumière^ à laquelle on l'a habitué, à un antre obscur,
où l'on ne peut que s'égarer. Si par hasard, M. Véronnet avait
voulu simplement me rappeler que Dieu, l'infini réel et per-
sonnel, est la condition, ou mieux, l'auteur nécessaire de ce
qui est, que l'esprit le retrouve partout, que cet infini est
K. F. — X. - 5
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66 LilWINÏ, GATÉGORIB ET RÉALITÉ
en BOUS et autonT de hoqs, qu'il a mis en n-otre intellîgeiice
infinité, et marqué du sceau de son infinie puissance les
res de ce monde, il eût certes affirmé les vérités les
ETS contestables. Mais alors, à quoi bon tous ces détours
îes efforts pour faire sortir, d'une pensée immanente
5 laquelle on veut sCenfermer en vain, l'infini réel et le
fini, extérieur à notre propre esprit.
. Véronnet, j'en suis sûr, ne sera pas froissé de ces re-
ques. Je n'ai pas ménagé mon admiration pour son ou-
je, j'avais donc le droit de faire ces critiques, qui n'en-
nt rien d'ailleurs à la, valeur de cette petite brochure,
e dans son ensemble.
Fr. Raymond.
0. M. C.
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NOTES THEOLOGIQUES
SUR L'UNION DE L'HOMMR A JÉSUS-CHRIST
(Suite) {l).
CHAPITRE SIXIEME
Pour que la sanctification de rhomme soit complète, il
tant qu'il soit sanctifié dans les deux éléments qui com-
posent sa nature à la fois corporelle et spirituelle, et qu'il
sôit assimilé tout entier à THomme-Dieu, son divin exem-
plaire : « tel l'Homme céleste, dit saint Paul, tels les hommes
« célestes ». 1 Cor. XV, 48. Le Saint Concile de Trente dit
que Dieu ne hait rien dans celui qui a été régénéré par le
baptême. Et Saint Augustin : « Oh ! si tu avais connu la grâce
« de Dieu par Jésus-Christ Notre Seigneur, et comment dans
« son incarnation il a pris l'âme et le corps de l'homme, tu
« aurais pu contempler la grâce dans son suprême exem-
« plaire ». De civit. Dei', Lib. X. c. 19.
1
De la sanctification de l'homme quant au corps
ET quant a l'aME
Saint Cyrille : « Notre chair corruptible, étant mêlée au
corps vivifiant du Seigneur, participe aussi à la vie. Il ne
suffisait pas en efifet que nos âmes fussent ramenées à la vie
nouvelle par le Saint-Esprit ; il fallait que notre corps
terrestre fût ramené à l'immortalité par la participation à
une substance plus conforme à sa nature, c'est-à-dire par
le corps de Jésus-Christ ». In Cap. VI Jo. Lib. IV. v. 54.
« Comme deux morceaux de cire fondus ensemble par le
(1) Voir le fascicule de juin 1903.
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68 NOTES THEOLOGIQUES
iexij ne forment plus qu'un même tout : de même, par la
participation au corps de Jésus-Christ, lui-même est en nous
et nous en lui. Et en effet, ce qui est corruptible par nature
ne peut être autrement vivifié qu'en s'unissant corporelle-
ment du corps du Fils unique de Dieu. » — In Jo. Lib. X.
Saint Grégoire de Nysse : « L'homme étant composé de
deux parties, d'un corps et d'une âme mêlés et unis ensemble,
il faut nécessairement que ceux qui doivent être sauvés com-
muniquent par l'un et par Tautre avec celui qui donne la vie,
c'est-à-dire avec Jésus-Christ. L'âme en s'unissant à lui par
la foi, arrive au salut par cette voie, car ce qui est uni à la
vie participe sans doute à la vie. Mais il faut que le corps
trouve un autre moyen pour se mêler et s'unir avec celui
qui doit le sauver. Car de même que pour combattre la vio-
lence mortelle d'un poison, il* faut qu'un contre-poison salu-
taire pénètre dans le corps, comme le poison lui-même, afin
d'insinuer sa vertu dans toutes les parties du corps ; de
même, comme nous avons pris le poison funeste du péché,
qui a détruit notre nature, il est absolument nécessaire que
nous prenions un remède qui l'expulse de nos corps. Et
quel est cet antidote puissant ? Il n'y en a point d'autre que
ce divin corps, qui est plus fort que la mort et qui est le prin-
cipe de notre vie. Comme un peu de levain communique à
toute la pâte une vertu semblable à la sienne, ainsi le corps
de Jésus-Christ n'entre pas plus tôt dans Je vôtre, qu'il le
charge et le transforme tout en lui-même. Mais parce qu'il
est impossible que quelque chose entre dans notre corps pour
s'insinuer dans toutes ses parties, par une autre vie que le
manger et le boire ; ainsi est-il nécessaire que ce soit par
cette même voie naturelle que notre corps reçoive la vertu
vivifiante du Saint-Esprit. »
« Le Verbe de Dieu s'est «ni à notre nature mortelle pour
la déifier par la communication de sa divinité. C'est pour
cela que, selon l'ordre et la dispensation de sa grâce, il se
communique à tous les fidèles par le moyen de sa chair, en
s'insinuant et se mêlant dans leurs corps, afin que l'homme
mortel, étant uni à ce corps immortel, devienne aussi lui-
même par cette unioa isimortel et incorruptible. » Orat.
Catech. cap. 37.
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JESUS^CHRIST (Î9
Ainsi notre corps, auquel le péché avait donné la mort, est
rendu à la vie par le corps vivifiant de Jésus-Christ, et c'est
parce qu'il est un aliment spirituel, que le corps de Jésus-
Christ donne la vie à notre corps en s'unissant à lui et en
s'insinuant dans toutes ses parties. C'est donc par une man-
ducation spirituelle du corps de Jésus-Christ, que le corps
de rhomme retrouve la vie et Timmortalité, et il était abso-
lument nécessaire que le corps fut ramené à la vie par cette
voie. La sanctification du corps se fait donc par une voie qui
lui est propre et qui est distincte de la sanctification de Tàme.
La sanctification du corps n'est donc qu^me simple dériva-
tion de la sanctification de Tâme et de Tunion de Tâme à Dieu
par la grâce, mais un effet direct de sa communion au corps
de Jésus-Christ. De plus, comme le corps ne peut être ra-
mené à la vie et sauvé que par ce moyen, il faut que cette
manducation spirituelle du corps de Jésus-Christ se trouve
dans la grâce du baptême, qui unit l'homme tout entier à
son divin rédempteur.
Dans l'incarnation, le Verbe s'est uni son corps aussi bien
que son âme par une opération immédiate, et la sanctification
personnelle de son corps n'est pas une dérivation de la
grâce habituelle par laquelle l'Esprit-Saint a sanctifié son
âme. De même, quand le Christ s'adjoint un de ses membres,
il prend simultanétnent l'homme tout entier, et l'unit d'une
manière immédiate, corps et âme, à son humanité et à sa
divinité.
Si la réconciliation de l'homme à Dieu avait eu lieu sans
l'incarnation, la sanctification de l'homme aurait consisté
uniquement dans la grâce habituelle répandue dans Tàme
par le Saint-Esprit ; et alors, le corps n'aurait appartenu à
l'ordre surnaturel que d'une manière indirecte, en raison de
son union naturelle avec l'âme, en raison du concours qu'il
lui prête dans l'accomplissement des œuvres saintes, et
parce qu'il devait participer un jour à sa récompense. 11
n'aurait pas été sanctifié d'une manière directe et par une
voie spéciale, et l'homme n'aurait eu par la grâce aucun rap-
port particulier avec la personne du Verbe.
Mais ce n'est pas ainsi que le salut de l'homme est opéré.
Le Verbe s'est fait chair, et sa chair est vraiment un aliment
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7« NOTES THEOLOG1QUES
ûi c'est en mangeant cet aliment spirituel, que Thomme est
uni dans une certaine unité de chair à son divin médiateur
et chef, et qu'en lui il retrouve la divinité qui habite corpo-
rellement cette chair adorable et viviGante.
Or tous les saints Pères enseignent que c'est par ce moyen
que rhomme est sauvé et ramené à la vie, et qu'il est sanctifié
quant au corps et quant à Fâme. Ce n'est donc pas précisé-
ment en tant que nous sommes les temples du Saint-Esprit,
que nous sommes les membres de Jésus-Christ, de sa chair
et de ses os ; mais nous sommes les membres de Jésus-
Christ, et le Christ habite en nous et nous en lui, parce que nous
avons mangé spirituellement sa chair vivifiante, et que nous
lui sommes incorporés dans une mystérieuse unité de chair.
La tradition insiste continuellement sur cette sanctification
du corps de l'homme par son union 8|u corps de Jésus-Christ,
et elle attribue cet effet, tantôt à reucharistie,oùle corps de
Jésus-Christ est notre aliment spirituel, tantôt simplement
à rincarnation, dont l'eucharistie est comme le complément
naturel et l'extension à chaque homme en particulier.
* Saint Léon : « La solennité de Noël renouvelle pour
nous la naissance de Jésus par la Vierge Marie; et en ado-
rant cette naissance du Sauveur, il se trouve que c'est notre
propre origine que nous célébrons. En effet cette généra-
tion temporelle du Christ est la source du peuple chrétien, et
le jour de la naissance de la tète est aussi le jour delà nais-
sance du corps. Sans doute, chacun des élus a son corps
propre et les fils de l'Eglise sont distincts les uns des autres
suivant la succession des temps. Cependant les élus forment
tous ensemble une masse commune, sortie de la fontaine
baptismale : et de môme qu'ils ont été crucifiés avec Jésud-
Christ dans sa passion, ressuscites avec lui dans sa résur-
rection et placés avec lui à la droite du Père dans son as-
cension; de même en ce jour de sa naissance, ils sont en-
gendrés tous ensemble avec lui. Tout homme en quelque
partie du monde des croyants qu'il habite, est régénéré dans
le Christ ; l'ancienneté de sa première génération est tran-
chée : il renaît en un homme nouveau, et désormais il ne se
trouve plus dans la filiation de son père charnel, mais bien
dans la nature même de ce sauveur, qui s'est fait fils de
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SUR L'UNIOOr ï^ L'ffOarME A JÉSUS.GHRIST 71
rkomme afin que Thonune put devenir enfant de Dieu ».
Serm. VI . de Nativit. Dni.
En raison de notre unité de nature avec Adam et avec
Jésus Ckrist nous sommes morts dans le premier et ram^enés
à la vie par le second. Par l'incarnation^ nous sommes trans*-
férés da vieil homme à rhomme nouveau, et c'est là pouar
nous la vie du salut et de la vie. Or cette régénération
de rhomme, c'est un aliment spirituel, c'est le corps de
Jésus-Christ qui le produit.
B. Alb£rt le GRÀJiD : « Tous ceux qui l'ont reçu^ il leur
a donné « le pouvoir de devenir enfants de Dieu », parce
que ceux qui l'ont reçu dans l'eucharistie par une manduca-
tion spirituelle, deviennent i^oncorporels au Fils unique de
Dieu et deviennent eux-mêmes des dieux.. Dans cette régé^
nération, le corps du Seigneur est comme une semence qui
par sa vertu transforme l'homme en ce qu'elle est. w Celui
qui est né de Dieu n« fait pas de péché, parce que la se*
mence d« Dieu demeure ea lui. » C'est ainsi que nous
sommées changés au corps et au saug du Christ lui-même,
que nous lui sommes adjoints en unité de substance, et que
nous sommes de sa race, étant transformés en lui-même par
SO& corps vivifiant. » De Euch. dist. 111. tract. 1. c. 8.
Nous sommes incorporés à Jésus-Christ dans une certaine
uAÎIé de corps,, et cette unité suJ»stantielle est produite di«
rectemeikt par le corps du Christ, mangé spirituellemenl.
Terminons par cette belle sentence de saint Augustin:
« En naissant d'Adam prévaricateur, l'homme est tout entier
eharnel, même quant à l'âme : et par sa régénération en Jé-
sus-Christ, il devien;t tout entier spirituel, même quant à la
chair. »
II
De notre sanctification par Jésus-Christ et par le
Saint-Esprit
Sij!i*T Jban CfiRYsosTOME : «Comment devenons-nous en-
fants de Dieu ? D'une double mianière : d'abord, ' parce que
no«Ls sommes revêtus de Jésns-Christ, qui est le Fils ; et en-
ce que nous recevons l'esprit d'adoption. » Parce
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72 NOTES THÉOLOGIQUJSS
que vous êtes des fils, Dieu a envoyé dans, vos cœurs l'Esprit
de «son fils». C'estainsi que par Jésus-Christ nous ne sommes
plus des serviteurs mais des fils. » (In Epist. ad Gai. IV.)
Nous sommes d'abord unis à Jésus-Christ, qui est fils de
Dieu par nature. C'est par là que notre filiation initiale en
Jésus-Christ, l'Esprit d'adoption des enfants de Dieu, nous
est communiqué etconsomme notre adoption divine. Ce n'est
donc pas seulement par le don du Saint-Esprit que nous
sommes adoptés, mais TEsprit-Saint nous est donné parce
qu'en nous revêtant de Jésus-Christ, nous avions commencé
à être enfants de Dieu. C'est l'interprétation que saint Jean
Chysostome donne au texte de saint Paul.
Saint Cyrille : « Nous sommes unis entre nous et avec
Dieu. Mais de quelle manière ? Le Seigneur Ta déclaré lui-
même manifestement par ces paroles : « Je suis en eux, et
vous êtes en moi, afin qu'ils soient consommés « en un v.
En effet, le Christ est en nous corporellement, en tant
qu'homme, étant uni et mêlé avec nous par l'eucharistie, et il
est en nous spirituellement, comme Dieu, en vivifiant nos
âmes par la grâce et la vertu du Saint-Esprit, et en nous ren-
dant participant de la vie divine » (In Jo. Lib. XI, c. 12.) ^
a Voyons comment il se fait que nous soyons tous un entre
nous avec Dieu, corporellement, et spirituellement. Nous
sommes unis au Christ corporellement, nous tous qui partici-
pons à sa sainte chair. Nous sommes concorporels les uns
avec les autres dans le Christ, et non seulement les uns avec
les autres, mais avec celui qui est en nous par sa chair ; car
le Christ est le bien de notre unité, étant à la foi Dieu et
homme. Quant à notre union spirituelle, procédant de la
même manière, nous disons que nous tous, ayant en nous
le même et unique Esprit-Saint, nous sommes unis spirituel-
lement entre nous et avec Dieu. De même en effet, que la
chair de Jésus-Christ rend concorporels ceux en qui elle se
trouve; de la même manière l'unique et individuelle Esprit
de Dieu, habitant en nous, produit en nous tous l'unité spi-
rituelle. » Un seul corps, un seul esprit, un seul « Père de
tous, au-dessus de tous et en tous». (In Jo. Lib. XI, c. 11).
Ce qui fait que nous sommes tous un entre nous et avec
Dieu, corporellement et spirituellement, c'est que la chair
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSUS-CHRIST 73
du Christ et TEsprit-Saint se trouvent en nous. La cjiair eu-
charistique du Christ et TEsprit-Saint, tel est le double prin-
cipe de la sanctification de l'homme.
Saint Cyrille : « De même que le corps du Christ est
vivifiant en raison de son union avec le Verbe ; de même
sans aucun doute, c'est par la participation à ce corps très
saint, que nous sommes vivifiés. Le Verbe demeure en nous,
non seulement d'une manière divine par le Saint-Esprit, mais
aussi d'une manière humaine par sa sainte chair et son
sang précieux ». (Adv. Nest. Lib. IV. c. 5.)
« Nous sommes faits concorporels à Jésus-Christ par l'eu-
charistie, nous lui sommes unis aussi d'autre manière parce
que nous sommes faits participants de sa nature divine par
le Saint-Esprit » (Glaphyr. in gen. lib 1.). ,
(( Jésus-Christ est le vrai pain du ciel, qui nous nourrit
à la vie éternelle, et par la grâce du Saint-Esprit, et par cette
participation à sa chair, qui nous donne la participation à la
divinité et qui détruit la mortalité venue de l'ancienne ma-
lédiction ». (In Cap. VI Jo. V. 35.)
ToLET : « Moi en eux et vous en moi, afin qu'ils soient
consommés en un. » (Jo. XVII, 23). Moi, dit le Seigneur, je
suis en eux par ma chair, que je leur ai donnée comme ali-
ment véritable ; et vous, Père^ vous êtes en moi, parce que
votre divinité est unie à ma chair. Or, si la divinité est dans
ma chair, et si ma chair est dans ceux qui croient, la divinité
est donc dans ceux qui croient, par le moyen de ma chair.
Les fidèles ont donc en eux la chair du Christ, et par elle la
divinité ; et par là, ils sont un, ils ont leur unité par Jésus-
Christ, en raison de sa chair, ils sont consommés en un, ils
deviennent un d'une manière parfaite, étant unis entre eux
et avec Dieu, non seulement quant à l'âme, ce qui se fait par
TEsprit-Saint, mais aussi quant au corps même par TEu-
charistie. » (Cf. Corn, a Lap. in h. loc).
Le cardinal Tolet dit que les fidèles ont en eux la chair
du Christ et par elle la divinité, et qu'ainsi ils sont un avec
Jésus-Christ, quant à la chair et quanta l'âme, et cela par
l'eucharistie et par le Saint-Esprit. C'est ainsi que par la
foi et par la charité, l'homme est rendu participant de la
vie divine.
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74 NOTES TUÉOLOGIQUES
Corneille de la Pierre : u Le Christ demande que, par
la communion à son corps, les fidèles soient u& av^ec lin
et entre eux, et cela véritahlemeiity corporellement et substan-
tielieiBest. De même en effet que le Fils est uni au Père
dans Tessence de la même divinité, ainsi les fidèles sont
unis entre . eux dans la même substance de Thumanité et
de la divinité du Christ, qu'ils reçoivent dans l'eucharis-
tie. » In h. loc.
« Il y a pour le salut éternel, dit saint Thomas, une vraie
participation au corps du Christ. » (Opusc. 57. c. 19). a 11 y a
aussi une vraie participation au Saint-Esprit. » Ibid. c. 20.
L'Eglise a une double unité, Tune dans la chair spirituelle
de Jésus-Christ, l'autre dans l'Esprit-Saint. Alexandre de
Halès dit: <( La chose de l'eucharistie, c'est la chair spirituelle
« du Christ, qui est l'unité des fidèles. » IV. Q. 43. membr.
« 2. Et saint Thomas : « L'unité de l'Eglise se fait par l'Esprit-
a Saint. M In cap. VI, Jo. lect. 7. n. 3.
Les saints Pères disent fréquemment que Jésus-Christ
habite en nous par sa chair, et que cette habitation est pour
nous le moyen du retour à la vie. Cette doctrine est difficile.
Nous dirons ce que l'on en peut penser, quand nous donne-
rons les conclusions de la première partie de ces notes
théologiques.
III
L'Incorporation a Jésus-Christ
précède-t-elle l'union A.U Saint-Esprit.
Lorsque saint Cyrille expose le mystère de la sanctifica-
tion de rhomme, il explique toujours d^abord comment nous
sommes unis à Jésus-Christ, et ensuite comment nous
sommes unis au Saint-Esprit ; et il ne procède jamais autre-
ment, dans les textes nombreux où il se complaît, comme il
le dit lui-même, à développer cette doctrine. Or l'autorité de
saint Cyrille, particulièrem.ent en ces matières, est fort con-
sidérable. Le père Petau affirme que de tous les docteurs^
c'est lui qui a exposé le plus pleinement la double union de
l'homme à Jésus-Christ et au Saint-Esprit, que c'est un don
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SUR L UNION 0R L'HOMKE A JfiSU^-CHRISt 75
qu'il a reçu du ciel, et que but ce sujet il est sans contredit
le roi de la théologie. La doctrine de saint Cyrille d'ailleurs
ne lui est pas particulière ; c'est aussi celle de saint Hilaire,
de saint Augustin et des autres Pères, lesquels s'accordent à
dire que si nous participons au Saint-Esprit, c'est en raison
de notre union à Jésus-Christ par Teucharistie.
Saint Augustin : « Pour vivre de l'Esf^it de Jésus-Christ,
il faut faire partie de son corps, car il n'y a que le corps de
Jésus-Christ qui vive de son Esprit. U»e comparaison vous
fera comprendre ce que je vous dis. Vous êtes hommes,
vous avez un esprit et un corps. Lequel des deux, dites-moi,
donne la vie à l'autre ? Vous dites san« doute que c'est votre
&mô qui donne la vie à voire corps. Si donc vous voulez vivre
de l'esprit de Jésus^Christ, soyez dans le corps du (Christ.
Or, selon saint Paul, c'est en mangeant le Pain céleste que
nous sommes tous un même corps et un même pain. 0 mys-
tère de piété ! O signe d'unité ! O lien de charité ! Celui donc
qui veut vivre d'une vie sainte, sait maintenant où il doit la
chercher et comment il peut l'obtenir. Qu'il communie avec
une foi vive, qu'il s'incorpore à Jésus-Christ et il vivra de
son Esprit. » In Jo. Tract. XXVI. n. 13.
Voici le raisonnement de saint Augustin. L'Esprit de
Jésus-Christ donne la vie à tout le corps du Christ, comme
l'âme donne la vie au corps. Il faut donc être le corps du
Christ, être incorporé au Christ pour vivre de son Esprit.
Il ne dit pas : unissez-vous à l'Esprit de Jésus-Christ et vous
deviendrez le corps du Christ ; mais unissez-vous au corps
du Christ et vous vivrez de son Esprit.
Quelqu'un dira peut-être : saint Augustin s'adresse aux
chrétiens; et il les exhorte à communier, afin d'augmenter
leur union au Saint-Esprit ; cela ne prouve pas que la partici-
pation à l'eucharistie soit le principe même de la participa-
tion au Saint-^Esprit. Mais, il faut bien le remarquer, le saint
docteur dit que pour participer au Saint-Esprit il faut appar-
tenir au corps du Christ, et il dit cela d'une manière abso-
lue ; si bien que, selon lui, l'enfant même au baptême ne re-
çoit la vie divine et l'Esprit-^Saint, que parce qu'il a mangé
et bu la chair et le sang du Fil» de l'homme. Or, comme
nous le verrons, c'est toujours ainsi que saint Augustin
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76 NOTES THÉOLOGIQUES
expose notre mode d'union à Jésus-Christ et à TEsprit-Saint.
Saint Augustin : «. Le Christ est ce Pain qu'il faut man-
ger pour avoir la,vie éternelle, et dont lui-même a dit : « Le
« Pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du
« monde )>. Et en effet, la chair de l'homme, soumise au péché
et à la mort, étant unie et incorporée à la chair très pure
du Christ et devenant un avec lui, vit de l'esprit du Christ
comme le corps vit de son esprit. » De consecrat. dist. II.
C. 57. Christus panis.
Paschase Radbert : « Le baptême est la porte par laquelle
les fidèles sont entrés dans l'adoption des enfants de Dieu.
D'abord, par une nouvelle naissance, ils sont délivrés du
mal, ils deviennent membres de Jésus-Christ et un même
corps avec lui ; et ensuite l'Esprit-Saint est répandu dans
l'âme de celui qui renaît, afin que toute l'Eglise du Christ soit
vivifiée par un seul espoir et soit faite un même corps. »
De corp. et sang. Dni. cap. 3.
L'homme est d'abord incorporé à Jésus-Christ, ce qui
se fait par la foi, et cette incorporation initiale est complé-
tée par la charité, afin que l'homme soit pleinemenl et véri-
tablement membre vivant de son corps vivifiant.
Saint Thomas : « Il n'y a aucun sujet de condamnation pour
« ceux qui sont dans le Christ Jésus » (Rom. VIII-l), c'est-
à-dire pour ceux qui sont incorporés au Christ par la foi et
la charité et par les sacrements de la foi. — L'apôtre ajoute
« dans le Christ Jésus », parce que l'Esprit-Saint n'est don-
né qu'à ceux qui sont dans le Christ Jésus. De même en
effet que l'âme ne s'unit aux membres que s'ils sont ad-
hérents au corps, de même aussi l'Esprit-Saint. » In Epist.
ad Rom. cap. VIII. lect. 1.
Lessius : « C'est ainsi que par un mystère admirable Dieu
nous ramène à lui, il nous unit tous à un seul corps, à un
seul chef, à une seule personne, à laquelle nous sommes in-
corporés et dont l'Esprit-Saint nous vivifie. Le Christ en
eff'et est la tête de tous les justes, et nous qui sommes son
corps, nous recevons de lui la vie. Le Christ est la personne
de tous les élus, et par cette union à sa personne, son es-
prit qu'il a reçu de son Père, nous est communiqué ; il nous
vivifie et nous fait enfants de Dieu. L'Esprit-Saint ne se res-
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSUS-CHRIST 77
treint pas à rhumanité de Jésus-Christ, mais il s'étend «tu-
delà comme à Tinfini, pour nous vivifier tous. » De per-
fect. div. Lib. XII. N. 75. — « Représentez-vous FEsprit du
Christ comme une àme immense qui, dépassant les limites
de rhumanité de Jésus-Christ se répand dans les membres
qui adhèrent à leur chef, et qui les vivifie et les fait enfants
de Dieu. » Ibid. n. 74.
Ces paroles de Lessius expriment d'une manière parfaite
la doctrine des Pères sur notre union à Jésus-Christ et au
Saint-Esprit.
L'homme est ramené à lai vie par une double vie, par le
« corps vivifiant » du Christ et par l'Esprit du Christ, qui
est « l'Esprit vivificateur ». L'Esprit-Saint est le principe
suprême de la vie divine, pour tous les êtres qui participent
à cette vie. « Tout ce que Dieu opère, dit saint Jean Damas-
cène, c'est par l'Esprit-Saint qu'il l'opère ». L'incarnation,
la transsubstantiation, l'incorporation de Thomme à Jésus-
Christ, la grâce sanctifiante, tout cela est l'œuvre du Saint-
Esprit. D'autre part, le corps de Jésus-Christ est une chair
vivifiante, un esprit vivifiant : il faut donc qu'il soit aussi
d'une certaine manière un principe de vie. Mais comment le
corps du Christ est-il un principe de vie ? Parce qu'il est
l'organe de la divinité dans les œuvres de la grâce, parce
qu'il est un aliment spirituel, qui étant mangé spirituellement
produit l'incorporation de l'homme à Jésus-Christ. Le corps
du Christ a donc une efficacité véritable dans la vivification
de rhomme ; mais TefTet qu'il produit comme cause instru-
mentale, c'est la divinité qui l'opère comme cause princi-
pale. « L'Esprit-Saint, habitant dans le corps du Christ, dit
« Paschase Radbert, opère ces mystères sous le voile
« des choses visibles pour le salut des fidèles. » De corp. et
sang. Dîii. Cap. III, 1.
L'Incorporation à Jésus-Chrjst étant pour nous le com-
mencement du salut et de la vie, la première opération du
Saint-Esprit dans la déification de l'homme, est de l'incor-
porer à Jésus-Christ; et cette incorporation, l'Esprit-Saint
l'opère par le corps de Jésus-Christ qui est son organe. Et
après que l'Esprit-Saint nous a ainsi incorporés à Jésus-
Christ, Fils de Dieu par nature et notre chef à tous, lui-même
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7S NOTés THÉOLOGIQUES
alors, qui est l'Esprit du Christ et TEsprit d'adoption des
enfants de Dieu, se répand en nous, comme en des membres
de Jésus-Christ, il nous fait son corps vivant et parfait et il
couronne en nous l'adoption divine.
C'est donc à l'Esprit-Saint, principe de la vie divine et de
toute sanctification, que revient comme à sa cause principale
cette incorporation qui est produite instrumentalement par
le corps de Jésus-Christ.
De plus, il faut remarquer que le corps du Christ étant uni
hypostatiquement avec la seule personne du Verbe, ce que
TEsprit-Saint, ce que la divinité opère par ce corps vivifiant
appartient à un titre personnel au Verbe qui est aussi par
lui-même la vie, et qui est avec Dieu le Père le principe du.
Saint-Esprit. L'incorporation de l'homme à Jésus-Christ appar-
tient donc à un titre particulier au Verbe, de même qu'elle
nous unit d'une manière spéciale à sa personne. Et c'est
pourquoi, lorsque Notre-Seigneur traite de la vivification
de l'homme par l'Eu^charistie, il ne fait mention qu'e de sa
propre personne : « Celui qui mange ma chair et boit mon
<( sang a la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier
« jour. )) « Celui qui mange ma chair et boit mon sang
« demeure en moi et înoi en lui >*. « Celui qui me mange
« vivra par moi. »
Nous sommes déifiés par le Christ et par l'Esprit-Saint ;
nous sommes déifiés dans le Christ et dans l'Esprit-Saint. La
divinité est la vie et .l'unique principe de vie, et c'est Dieu
le Père qui vivifie toutes choses par son Christ et par son
Saint-Esprit. A Dieu, Père de Jésus-Christ et notre Père, au
Verbe incarné, notre divin chef et médiateur et au Saint-
Esprit, qui nous unit à Jésus-Christ et qui en lui se donne à
nous, honneur, amour et gloire dans les siècles des siècles.
Nous devons maintenant avec les saints Pères pénétrer
plus avant dans ce mystère de notre union à Jésus-Christ.
Comment la foi nous unit-elle à Jésus-Christ? Comment l'Eu-
charistie opère-t-elle cette union ? C'est ce qui nous reste à
déterminer.
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SUR L'UNION OE L HOMME A JÉSUS-CHRIST 79
CHAPITRE SEPTIÈME
Doctrine de Bossuet sur l'umox de l'homme a Jésus-Christ i^
Avant de poursuivre cette étude et de dire comment
nous sommes unis à Jésus-Christpar la foi et par l'eucharistie,
arrêtons-nous un instant et voyons comment Bossuet ré-
sume la doctrine des Pères sur cette union de l'homme au
Verbe incarné.
Bossuet reconnaît, comme nous le verrons, que d'après
saint Augustin et les autres Pères et même d'après l'ensei-
gnement formel du siège apostolique, Teucharistie est de
nécessité de moyen, et que c'est elle qui opère la première
incorporation à Jésus-Christ et la vie divine. Cependant il
ne professait pas cette doctrine ; et précisément à cause de
cela, Tétude que nous allons faire de son enseignement offre
un intérêt particulier, parce qu'elle montrera jusqu'où la
théologie peut aller sur la déification de l'homme par Jésus-
Christ, sans admettre cette nécessité de l'Eucharistie. Bossuet
d'ailleurs, reproduit si pleinement îa doctrine des saints
Pères, qu'il s^exprime en plusieurs endroits, comme s'il
croyait que l'Eucharistie fut de nécessité de moyen.
Pour ne pas donner trop d'étendue à ce chapitre, nous
citerons seulement quelques textes de ses méditations sur
TEvangile et de ses élévations sur les mystères. On sait que
ces deux admirables ouvrages sont un trésor de doctrine et
comme la moelle de la tradition.
1^ La chair de Jésus-Christ est le seul moyen par lequel
r homme peut af teindre à la divinité,
c< Il ne faut pas que les hommes espèrent atteindre Jésus
Christ par sa divinité, ni de s'y unir en elle-même ; c'est un
objet trop haut pour une nature pécheresse. Le Verbe s'est
fait homme pour s'approcher d'eux, et la chair qu'il leur a
donoée pour s'unir à lui et pour cela, il l'a remplie de la di-
vinité même ». La Cène, 1" part. 29« jour.
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«p NOTES THÉOLOGIQUES
<( Unissons-nous donc à Jésus, corps à corps, esprit à es-
prit. Qu'on ne dise point : Tesprit suffit. Le corps est le
moyen pour s'unir à Tespril. C'est par sa chair que nous de-"
vons le reprendre pour nous unir à son esprit, à sa divinité.
Nous sommes faits participants delà nature divine parce que
Jésus-Christ a aussi participé à notre nature. Il faut donc
nous unir à la chair que le Verbe a prise afin que par cette
chair nous jouissions de la divinité de ce Verbe, et que nous
devenions des dieux en prenant des sentiments divins ! »
24'* jour.
2** La chair de Jésus-Christ est vivifiante et elle est
pour nous le principe de la vie,
« La chair que nous mangeons, ce n'est pas la chair du fils
de Joseph, c'est la chair du Fils de Dieu, une chair conçu4e
du Saint-Esprit el formée du sang d'une Vierge. « Quod nas-
cetur ex te sanctum ». C'est une chair substantiellement
sainte ; c'est une chair sainte de la sainteté du Fils de Dieu,
qui se l'unit. Elle est pleine de vie, source de vie, vivante
et vivifiante par elle-même. » 27*^ jour.
« Autant que nous désirons la vie, autant devons-nous dé-
sirer cette chair qui nous la donne, qui la contient, qui est
ia vie même. » « C'est la substance du Fils de l'homme qu'il
nous faut, car c'est à sa substance qu'est unie la divinité et
la vie. » 26" jour. « Là où est la substance de Jésus-Christ,
là aussi pour ainsi parler est toute la substance du salut et
de la vie. » 55" jour.
« Nous avons en Jésus-Christ la vraie vie, la vie éter-
nelle, la vie de l'âme et du corps, et non pas précisément en
lui comme Fils de Dieu, mais en lui comme Fils de l'homme ;
car c'est par là qu'il commence », 29* jour.
3** JésuS'Christ^ notre chef, nous ramène à Dieu
par la manducation de son corps.
« Jésus-Christ est notre chef, comprenons-le bien ; car
c'est là le grand mystère de notre salut. Il est notre chef et
ce qui est fait pour nous, il le prend lui-même. Il commence
en sa personne l'usage du baptême ; il commence aussi en
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SUR L'UNION DE LjHOMME A JÉSUS-CHRIST 81
sa personne Tusage de TEucharistie... C'est là sa Pâque et
la nôtre ,♦ c'est son passage et c'est le nôtre... Nous passons
avec lui du monde à Dieu. Ma Pâque est aussi la vôtre, et
parce que je suis votre chef et que vous êtes mes membres,
il faut que vous fassiez le même passage. Mangez donc la
victime du passage, mangez mon corps et passez à Dieu avec
moi. » IS'^ jour. « Mangeons, buvons, vivons, nourrissons-
nous, unissons-nous à la vie par cette chair, par ce sang vivi-
fiant. C'est par là qu'il s'unit à nous, c'est par là qu'il nous
sauve ». 26^ jour.
« Nous l'avons dit souvent, et il ne faut pas se lasser de
le dire : Cette chair et ce sang sont devenus le lien de notre
unité avec Jésus-Christ, l'instrument de notre salut, la source
de notre vie : parce qu'il les a pris pour nous, parce qu'il
les a offerts pour notre salut, parce qu'il nous les donne encore
à la sainte table pour nous vivifier. » 26* jour.
Ainsi la cause du salut de l'homme^ c'est l'Incarnation, la
passion et l'Eucharistie, et c'est en mangeant cette chair vivi-
fiante et immolée de notre Sauveur, que nous retrouvons la
divinité et que nous recevons le salut et la vie
4*" De Vextension de l'incarnation par la manducation de
la chair de Jésus-Christ,
« La vie est pour nous dans cette chair qu'il a prise ; Jésus-
Christ ne se lasse pas de le répéter... 11 en vient jusqu'à dire
qu'il faut manger sa chair et boire son sang, et c'est là notre
salut, c'est notre vie ; car par ce moyen il ne prend pas seu-
lement en général une chair humaine, il prend la chair de
chacun de nous, lorsque chacun de nous reçoit la sienne.
Alors il se fait homme pour nous, il nous applique son Incar-
nation, et comme disait saint Hilaire, il ne porte, il ne prend
la chair que de celui qui prend la sienne. 11 n'est point notre
Sauveur, et ce n'est point pour nous qu'il s'est incarné, si
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82 NOTES THÉOLOGIQUES
/prend notre chair quand nous prenons la sienne. Or prendre
la chair du Christ, c'est la manger. C'est donc par la mandu-
cation de la chair de Jésus-Christ, que son incarnation nous
est appliquée, (jue nous devenons ses membres spirituels,
et qu'en lui, notre sauveur et chef, le salut et la vie nous
sont rendus.
5" Nous ressusciterons, en vertu de notre participation au
- corps de Jésus-Christ.
« Ne faut-il pas que notre corps mortel sorte un jour du
tombeau et de la corruption ? Et qui peut mieux nous en tirer
que ce corps qui ne l'a jamais sentie ? Pour devenir avec
Jésus-Christ un « corps spirituel », comme l'appelle saint
Paul (1 Cor. XV), qu'y avait-il de plus efficace, que son union
avec ce même corps et l'impression de ses divines qualités ?
— Mais les enfants qui n'ont pas communié; ne ressuscite-
ront-ils donc pas ? Grossiers et charnels, qui n'entendez pas
que ce corps est donné à toute l'Eglise, et que ce levain
mystérieux est capable de vivifier toute la masse, ces enfants
dont vous parlez, n'ont-ils pas reçu avec le baptême un droit
sur ce corps ? Il est à eux, encore qu'ils ne le reçoivent pas
d'abord, selon la coutume présente ; mais ce qui est reçu
par quelques-uns est à tous un gage d'immortalité. » 50*' jour.
G^ Nous avons la vie par la Foi et par l'Eucharistie,
« Celui qui croit en moi a la vie éternelle. » Il est donc
constant que c'est par la foi que nous devons profiter de cette
nourriture céleste, pour en recevoir la vie éternelle ».
u Jésus-Christ enseigne qu'il faut croire deux choses : la
première, que le Fils de Dieu a pris notre chair ; la seconde,
que pour avoir part à la vie qu'elle contient, il faut la man-
ger ». 32o"*'jour.
« Quoi qu'il en soit des autres passages de l'Ecriture où
manger et boire, c'est croire, ici il n'est plus permis de dire
que le manger et le boire soit un manger et un boire improprç
et^ allégorique et autre chose qu'un manger et un boire vé-
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SUR L UNION I>B L'HOMME A JÉSUS-CHRIST 83
ritable et proprement par la bouche du corps. Vous nous
donnerez votre corps et votre sang pour nous unir substance
à substance à la chair que vous avez prise. La foi me vivifie,
cela est certain ; mais cette foi qui rae vivifie, c*est de croire
que vous avez pris une chair humaine, un sang humain, et
que vous me les donnez aussi véritablement à manger et à
boire, même par la bouche du corps, que vous les avez pris
dans le sein de votre bienheureuse Mère ». 33*™* jour.
7® Nous participons au Saint-Esprit en raison de
notre union à Jésus-Christ,
Le Cardinal Pie qui a exposé avec force le mystère du
Christ, invoque le témoignage de Bossuet pour établir que
notre adoption divine commence par notre union avec celui
qui est le Fils de Dieu par nature, et que c'est par suite de
cette union que l'Esprit de Jésus-Christ nous est communi-
qué.
« Dieu, sans doute, dit-il, s'il l'avait voulu, aurait pu nous
appeler à l'éternelle gloire sans la médiation de son Fils
incarné. La vision intuitive implique d'elle-même une assi-
milation divine : « Similes ei erimur, quia videbimus eum
sicuti est ». Mais cette divine affinité eut-elle entraîné non
seulement le nom mais la réalité de la filiation divine, et
pouvions-nous sans le Fils de Dieu fait homme devenir pro-
prement et réellement les fils de Dieu, en la façon dont nous
le sommes devenus par suite du mystère de Tlncarnation ?
« Bossuet, ce sévère disciple de saint Augustin et de saint
Thomas ; Bossuet, écho grave et fidèle de toute la tradition,
répond : « Pour nous faire devenir enfants de Dieu, il a fallu
« que son Fils unique se fit homme. C'est par le Fils unique
« et naturel, que nous devions recevoir TEsprit d'adoption.
« Cette nouvelle filiation qui nous est venue, n'a pu être
« qu'un écoulement et une participation de la filiation véri-
« table et naturelle. » Elevât, sur les myst. 12" semaine.
Elevai; 10. Et ailleurs : « L'héritage ne nous regarde qu'à
« cause que nous sommes les enfants de Dieu. Nous ne
« sommes les enfants de Dieu, que parce que nous sommes
« un avec son Fils naturel ; d'autant que nous ne pouvons
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84 NOTES THÉOLOGIQUES
« participer à la qualité d^enfants de Dieu, que par dépen-
« dance de celui à qui elle appartient par préciput. C'est
« pourquoi Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son
« Fils, qui crie : Père, Père. Donc, poursuit le grand évèque,
« en notre qualité de fils, et la nouvelle vie qui procède de
<( la régénération spirituelle, et la prétention à l'héritage,
. « nous ne l'avons que par société avec Jésus-Christ, « quas
« in uno. » Comme dans un seul, dit l'apôtre. » Card. Pie,
Homél. sur l'identification de Jésus-Christ et des élus (T. VIII,
p. 226).
Ce qui fait que nous sommes à proprement parler enfants
de Dieu, c'est notre unité avec le Verbe incarné, unité en
raison de laquelle Tesprit d'adoption nous est communiqué,
en Jésus-Christ et par lui. La cause propre et immédiate de
notre filiation divine n'est pas notre participation à TEsprit-
Saint, mais notre participation à l'Homme-Dieu, Fils de Dieu
par nature, de qui TEsprit d'adoption dérive en nous.
8* Comment les élus sont consommés dans Vunité,
a Je suis en eux et vous en moi, afin qu'ils soient consom-
més en un. » Jo. XVII, 23. Jésus-Christ revient toujours à
cette sainte unité ; elle fait les délices de son cœur et il ne
peut quitter un sujet qui lui plaît si fort. Il va toujours appro-
fondissant de plus en plus cette matière, et il nous apprend
ici que la source de cette unité, c'est qu'il est en nous comme
son Père est en lui.
« Les saints Pères ont interprétés ces paroles de cette
sorte : « Je suis en eux » par mon Esprit; «Je suis en eux »
par ma chair que je leur donne dans l'Eucharistie. Je leur
rends par ce moyen tout ce que j'ai pris d'eux; je leur donne
en même temps tout ce que j'ai reçu de vous ; ma divinité est
à eux aussi bien que mon humanité. Dans mon humanité,
qui est à eux et en eux, ils trouvent la divinité qui lui est
unie, et ils en peuvent jouir comme de leur bien. C'est
donc ainsi que je suis en eux, et vous, mon Père, vous êtes
en moi. Tout est donc en eux, tout est à eux. » 61® jour.
Ainsi donc tout est à nous, l'humanité et la divinité de
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SUR L'UNipN DE L'HOMME A JÉSUS-^HRlST 85
Jésus-Christ, Dans §on humanité, qui esta nous et en nous,
nous trouvons la divinité qui lui est unie. Jésus-Christ est
en nous par TEucharistie et par son Esprit-Saint, et c'est
ainsi que nous sommes consommés dans l'unité avec lui. Or
ce n'est pas seulement par la communion sacramentelle et
pendant le temps de la communion sacramentelle que ce
mystère existe, bien qu'alors il reçoive toute sa perfection ;
mais il existe déjà dans la grâce du baptême, où l'homme
est incorporé à Jésus-Christ et devient avec lui un même
corps et un même esprit.
Toute cette doctrine de Bossuet est un admirable résumé
de ce que nous avons recueilli jusqu'ici dans la tradition.
(A suivre.) „ ^ ,r ,
F. FnANÇOlS DB VOUILLE.
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LE CATHOLICISME
DANS LA PATRIE DE SAINT PAUL
aonde a vu de tout temps les civilisations se déplacer ;
lies, jadis célèbres sous différents rapports, sont de-
î, dans la suite des siècles, d'insignifiantes bourgades
irs habitants ignorent l'antique grandeur de leur
'autrefois ; parfois la déchéance est à tel point que
mt lui-même a de la peine à retrouver le nom antique
e mot barbare qui le remplace et qui n'est connu de
ine.
[nonde est habitué à cela, dirais-je, et si parfois, en
it remplacement de ces villes déchues, en parcourant
Lix auxquels se rattache le souvenir de faits mémorables,
it une certaine tristesse, un certain regret de n'avoir
ies yeux que des ruines, ce regret et cette tristesse ne
•ien en comparaison de l'impression profondément
tireuse que l'on éprouve en se trouvant dans des villes
elles se rattachent des souvenirs chrétiens, quand ces
ne présentent plus l'aspect religieux que l'on serait en
l'espérer. C'est que ce dernier sentiment tient au cœur,
que le premier ne parle le plus souvent qu'à l'esprit :
'esprit de l'historien qui cherchera le plus de vestiges
)le du passé, dans l'antiquité, mais c'est le cœur du
en qui se trouve accablé d'une tristesse profonde dans
lies aux vieux souvenirs religieux, lorsqu'il n'y ren-
î plus qu'absence de religion.
est le sentiment qui oppresse le cœur quand on se
ïompte de létat du Christianisme et en particulier du
icisme dans la patrie du grand Apôtre des nations.
Paul a porté bien loin dans le monde le flambeau de la
lais, à voir l'état présent du Christianisme dans sa
e patrie, on dirait qu'il l'aurait oubliée !
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DANS LA PATRIE DE SAINT PAUL H'
En entrant dans la petite ville de Tarsous, Tantique
Tarse (1), on voudrait se sentir heureux de se trouver dans
la patrie de saint Paul ! Les nombreuses églises qu'on y
aperçoit, le joyeux carillon des cloches qu'on paraît y sonner
avec une certaine affection pourraient faire croire au pre-
mier abord que Ton se trouve dans une ville foncièrement
chrétienne, mais, hélas ! l'illusion ne dure pas longtemps !
Et pourtant les communautés chrétiennes ne manquent
pas dans la ville de Tarse ; presque tous les rites et toutes
les sectes y ont leurs représentants. Pour les catholiques,
on y trouve des Latins, des Arméniens, des Maronites, des
Grecs-Melchites, des Tyriens, des Chaldéens ; comme sectes
dissidentes il y a des Grecs Orthodoxes, des Arméniens
grégoriens, des Protestants, des Syriens, des Chaldéens.
Cette simple nomenclature semblerait annoncer en effet un
état très florissant du christianisme dans notre ville ; mal-
heureusement ce ne sont là que des noms, et puis ce qui
(1) La ville actuelle est bâtie sur une petite éminence non loin de l'embou-
chure du Cydnus ou Tarsous-tchaï, renommé par la rapidité et la fraîcheur
de ses eaux. Au temps de Jésus-Christ elle était métropole de la Cilicie
champêtre et une des villes les plus importantes et les plus célèbres de
l'Asie- Mineure. Son site était magnifique et le nombre de ses habitants con-
sidérable. Elle avait reçu du triumvir Antoine le privilège de ville libre, en
considération de ses bons sentiments pour Jules César, en l'honneur duquel
elle avait môme demandé à porter le nom de Juliopolis. A Tépoque d'Auguste
c'était une ville florissante, non seulement par son commerce qui y avait
attiré un grand nombre de Juifs, mais aussi par son amour pour les belles-
lettres. Elle avait le goût des beaux-arts et de la philosophie ; elle aimait
l'éclat des lettres, possédait un grand nombre d'écoles^ avait donné le jour
à beaucoup d'hommes célèbres et surpassait Athènes, Alexandrie et les
Académies les plus en renom. Rome lui devait ses plus brillants professeurs.
Antipater, Archelaûs, Nestor, le rhéteur llermogène et les deux Athénodores
stoïciens dont le dernier avait été maître d'Auguste, Arius le médecin était
de Tarse.
Ombre d'elle-même, cette ville, qui ne compte plus que vingt mille habi-
tants, serait, malgré son ancien éclat, complètement oubliée de nos jours,
si saint Paul, né dans ses murs, ne l'avait rendue célèbre par sa conversion
au christianisme et son zèle ardent à le propager dans le monde. Le voya-
geur peu^ aujourd'hui se rendre facilement à Tarsous par la voie ferrée qui
rejoint le petit port de Mersine à Adaua. La distance à parcourir entre ces
deux villes n'est q^ue de 60 kilomètres et Tarse se trouve à mi-chemin.
(Vie de saint Paul par l'abbé Rambaud.)
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M LE CATHOLICISME
lious intéresse surtout et doit nous occuper ici, c'est l'état de
la religion catholique.
Le catholicisme a dû fleurir à Tarse dès le temps des
apôtres, car saint Paul s'y est retiré après sa conversion
pour calmer la méfiance des frères de Jérusalem qui ne
pouvaient se faire à l'idée qu'un persécuteur si acharné
fût devenu tout à coup prédicateur sincère de la religion
qu'il venait de persécuter. Or il n'a pas dû y rester oisif, lui
qui à Damas même s'était hâté de prêcher aux Juifs la divi-
nité du Christ et qui à Jérusalem disputait avec les Juifs et
les Grecs pour leur démontrer la vérité de la doctrine du
même Jésus-Christ qu'il venait à peine de connaître. Du
reste, les Actes des Apôtres, quoi qu'ils ne parlent pas en
particulier de Tarse, font cependant mention de mission en
Cilicie, dont Tarse était une des villes les plus importantes.
Plus tard au moyen âge le catholicisme a continué à y fleu-
rir si bien que plusieurs des Pères de l'église arménienne,
champions ardents de la religion catholique, ont reçu leurs
surnoms de ces pays soit à cause de leur origine, soit à cause
du ministère apostolique qu'ils y ont exercé, ou des couvents
qu'ils y habitaient. Mais il faut dire qu'entre le catholicisme
d'alors et celui d'aujourd'hui il y a eu complète solution de
continuité.
Le catholicisme actuel n'est pas très ancien à Tarse. Il y
a une cinquantaine d'années seulement, cette ville ne possé-
dait que quelques familles catholiques, originaires d'Alep,
que les besoins de leur négoce, y avaient amenées. Les se-
cours spirituels leur étaient procurés par des Pères capucins
qui s'occupaient de tous les catholiques sans distinction de
rites. Mais quelque temps après les Maronites qui formaient
alors la majorité de la population catholique eurent un prêtre
de leur rite, et le Père Louis dernier missionnaire capucin
dont la chapelle servait pour tous les catholiques, s'étant re-
tiré, ils construisirent une église qui fut fréquentée partons
les catholiques sans distinction.
Après les Maronites, c'était autour des Arméniens catho-
liques d'avoir un prêtre de leur rite, lequel vint au moment
où des divisions parmi les Grégoriens avaient occasionné
quelques conversions et ajouté quelques familles originaires.
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DANS LA PATRIB DE SAIMT PAUL- ^9
«
de Tarse à celles venues d'Alep. A ces deux prêtres catho-
liques sont venus se joindre plus tard un prêtre de rite Grec-
Melchite et un autre de rite Syrien ; et il y a deux ans, les
PP. Capucins de Beyrouth rétablissaient leur mission aban-
donnée de Tarsous.
Malgré tout le zèle des missionnaires de tous rites qui ont
exercé ici le ministère apostolique depuis cinquante ans,
le catholicisme n'a guère fait les progrès qu'on était en droit
d'en attendre. La raison principale de cette stérilité se trouve,
chez les pauvres chrétiens, dans leur désolante indifférence
pour tout ce qui regarde la religion. Ce qui les touche bieii
plus que leurs intérêts religieux, c'est la question de leurs
intérêts matériels.
J'ai déjà dit que le catholicisme est représenté actuelle-
ment à Tarse par les communautés arménienne, maronite,
grecque-melchile, latine, syrienne, et chaldéenne. Mais les
syriens et les chaldéens ne possèdent pas de prêtre de leur
rite, c'est le curé grec-catholique qui s'en occupe. Parmi ces
différentes communautés, les plus importantes, quant au
nombre, ce sont les communautés arménienne et maronite ;
les maronites jouissent en outre d'une assez grande influence
dans la ville. Quant au nombre de fidèles, ce sont les Latins
qui sont les moins nombreux ; c'est à peine si Ton en compte
trois ou quatre familles confiées aux soins d'un Père Capucin
de la mission de Beyrouth ; mais en revanche la mission latine
a fondé, pour l'éducation des jeunes filles, un établissement
important que fréquentait plus d'une centaine d'élèves.
• La communauté arménienne catholique, qui existe à Tarse
depuis plus de quarante ans, n'a pas encore d'église.
Les offices religieux se font dans un local qui n'est guère
digne de la majesté divine. Le terrain nécessaire pour la
construction d'une église convenable est acheté depuis deux
ans ; mais les travaux d'édification ne pourront commencer
que lorsque Monseigneur Tévêque d'Adana, reterxu à Cons-
tantinople pour des raisons indépendantes de sa volonté,
•etourner dans son diocèse (1).
B venons d'apprendre que, grâce à la bienveillante intervention de
ns, ambassadeur de France à Constantinople, un iradé impérial a
autorisant le retour de Ml' l'évoque d'Adana dans son diocèse.
^aint-Louis).
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9p LE CATHOLICISME
• La communauté arménienne possède elle aussi une maison
de sœurs qui se dévouent à Téducation des jeunes filles
pauvres. Je dirai même que c'est là une œuvre d'une impor-
tance capitale pour nous, car la communauté arménienne
catholique étant de fondation relativement récente et presque
tous ses membres étant des convertis, les jeunes filles n'au-
raient la plupart du temps aucune connaissance exacte du
catholicisme sans cette éducation donnée sous la direction
de personnes absolument sûres par rapport à la foi et aux
pratiques religieuses. En môme temps, ces sœurs peuvent
répandre la connaissance du catholicisme parmi les schis-
matiques, dont un grand nombr^ envoient leurs enfants à
leur école.
Outre cette maison de sœurs institutrices, la communauté
arménienne possède encore une école pour les garçons.
Cette école, (malgré le local insuffisant qui lui aussi fait dé-
sirer ardemment le retour du chef du diocèse) a compté cette
année-ci une cinquantaine d'élèves, dont le plus grand
nombre est schismatique. On y enseigne l'arménien, le turc, le
français, le catéchisme, l'arithmétique, la géographie ainsi que
des notions pratiques sur les sciences. Pour le moment, c'est
la seule école catholique qui existe à Tarsous pour les garçons.
La communauté arménienne catholique compte une qua-
rantaine de familles, c'est-à-dire de 250 à 300 fidèles envi-
ron ; toutes les autres communautés catholiques réunies
n'arriveraient pas à avoir ce chiffre, mais elles ont cet avan-
tage que leurs fidèles sont tous d'anciens catholiques.
Parmi ces communautés, les Maronites seuls ont une église
construite, comme je l'ai déjà dit, il y a une quarantaine
d'années, mais ils n'ont point d'écoles ni pour les garçons
ni pour les filles. Celles-ci fréquentent l'établissement des
sœurs latines, mais les garçons sont privés d'une école ca-
tholique qui leur convienne, car l'école arménienne ne leur
plaît guère à cause de la différence de langue. Il ne reste
pour eux que les écoles protestantes lesquelles ont en effet
les ressources nécessaires pour avoir des professeurs de
langue arabe qui est la langue des Maronites et en général
celle de tous les catholiques autres que les Arméniens origi-
naires de Tarse.
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DANS LA PAÏRfE DE SAINT PAUL 91
Les Grecs-Melchites célèbrent les oJEBces divins dans une
dépendance du presbytère et le R, P.' Capucin dit la inesse
dans une petite chapelle fort gentille qui ne peut guère suf-
fire qu'aux sœurs et à leurs élèves.
En résumé, les catholiques de tous rites existant à Tarsous
possèdent quatre églises ou chapelles, deux écoles pour les
filles et une seule pour les garçons et ils comptent en tout
de 70 à 80 familles, c'est-à-dire de 450 à 500 fidèles.
Mais disons aussi quelques mots des communautés dissi-
dentes qui constituent le champ restreint de notre prosély-
tisme catholique. En premier lieu il faut parler des Grecs
orthodoxes qui sont les plus nombreux. Ils possèdent une
assez grande église et une école élémentaire. Cette commu-
nauté, dont une assez grande partie est de langue arabe, est
la plus nombreuse de toutes communautés chrétiennes, et
plusieurs de ses membres jouissent d'une très grande in-
fluence par leur situation financière ou officielle.
Les protestants, eux aussi, ont une situation malheureu-
sement trop florissante; Chaque soir, à la nuit, leur temple
se remplit d'une foule nombreuse. Il faut dire que beaucoup
ne vont à ces réunions que par curiosité ou pour passer le
temps, mais cela ne manque pas quadd même de faire de
rimpression sur ces pauvres populations. Le nombre des
familles vraiment protestantes est d'une centaine environ. A
côté de leur temple ils possèdent un collège important qui
est très fréquenté. Ils y reçoivent des pensionnaires un peu
de tous les côtés dont plusieurs sont reçus gratuitement ;
mais tous ces élèves qui entrent chez eux dans la simplicité
ignorante de leur foi en sortent tout à fait protestantisés sans
cependant renoncer, comme ils disent, à leur religion mater-
nelle.
Les Arméniens schismatiques forment aussi une assez im-
portante communauté ; ils comptent environ 400 familles ; ils
possèdent une très belle église construite il y a une quaran-
taine d'années ; c'est sans contredit la plus belle construc-
tion de la ville ; on en aperçoit le dôme de très loin dans la
plaine. A part cela, leur situation est loin d'être brillante. Ils
qui ne mérite guère ce nom, si Ton en croit
2. La plupart de leurs enfants fréquentent le
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92 LE CATHOUGISME
collège protestant, et un certain nombre vont à l'école ca-
tholique qui en recevrait davantage si elle avait un local suf-
fisant pour les contenir. Cette communauté est dirigée par
deux prêtres qui sont loin de briller par leur science, à tel
point que des jeunes gens se croient obligés de les rempla-
cer pour la prédication, souvent même ce sont des élèves du
collège protestant qui remplissent ce ministère.
Par ce qui précède on voit que cette pauvre communauté
sera tôt ou tard la proie du protestantisme qui a du préparer
le terrain de longue date. Sans avoir Tair de toucher à la foi
de ces chrétiens orientaux, en ne préchant que la fraternité,
en poussant la condescendance jusqu'à se conformer, pour la
célébration des fêtes, au calendrier julien, les protestants
ont su prendre une très grande influence sur la population
arménienne en particulier par cet extérieur brillant qu'ils
ont su et pu donner à toutes leurs œuvres.
11 n'y a qu'une chose qui pourrait empêcher la réussite de
ce plan humainement si bien dressé pour arriver au but
qu'on se propose d'atteindre, ce serait que le catholicisme lui
aussi pût enfin avoir un certain éclat ; et cela, nous ne l'at-
tendons que de Dieu et de son grand apôtre saint Paul. C'est
au ciel à accorder la réussite de tant de projets qui, réalisés,
auraient eu une si puissante influence pour la propagation
du catholicisme, et qui se trouvent à attendre leur exécution
sans qu'il soit possible de la hâter par des moyens hu-
mains (1).
Grégoire Hadighian.
(1) L'auteur de l'article fait allusion ici au projet, formé par l'évoque actuel
(lu diocèse, de faire bâtir à Tarse une vaste basilique en l'honneur de saint
Paul.
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MÉLANGES
LE SACRUM COMMERCIUM B. FRANCISCI
Il y a bientôt trois années, le P. Edouard d'Alençon a pu-
blié une édition sérieuse à\x Sacrum Commercium beatiFran-
cisci cum domina paupertate (1). Je ne puis trop me repro-
cher d'en avoir soufflé mot parce qu'une publication nouvelle
vient d'apporter un élément important dans la matière : il
sert quelquefois d'attendre.
Le Sacrum Commercium fut écrit en latin en 1227. C'est
une œuvre purement allégorique, composée dans le but d'exal-
ter Tamour de saint François pour sa vertu favorite, la pau-
vreté. Eut-elle également un but politique, celui d'écarter
frère Elie du généralat, ou du moins de la dénoncer à la vin-
dicte des frères ? L'opinion est peu probable et Ton ne trouve
point de témoignage d'écrivains du XIII*^ siècle qui l'autorise.
Et au préalable, il faudrait savoir au juste quel est l'auteur
de Sacrum Commercium,
D'après la chronique des XXIV généraux, c'est Jean de
Parme (2) ; ce sentiment a été partagé par Mariano de Flo-
rence et Marc de Lisbonne. Mais ni Barthélémy de Pise, qui
énumère les œuvres de Jean de Parme, ni surtout Hubertin
de Casale et Salimbene ses contemporains ne permettent de
conserver cette opinion ; et leur silence s'explique par une
raison apodictique : en 1227 date de la composition du
S. Commercium, Jean de Parme n'était pas encore entré dans
rOrdre.
On attribue encore l'ouvrage à Crescence de Jési. C'est
l'auteur que lui assigne un ms. du commencement du
XVI* siècle conservé à la bibliothèque Magliabecchi de
Florence {XXXV, 20) ; mais cette attribution ne paraît pas
(1) Sacrum commercium,,. opus anno domini P227 conscriptum ad fidem
i'ariorum codicum ms. adjuncta vers.ione iialica inedita curante P. Eduardo
Alinconiensi ord. min. capucciaorum Archivo generali praeposito. Romae
Kleinbub. 1900. m-4o à 2 col. de XVIII-51 p. avec un fac-similé. — Le
texte Italien est tiré du ms. B. 131 de la Vallicellane à Rome.
(2) Anal, franciscana, tom. III, p. 282.
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94 MÉLANGES
inattaquable s'il faut s'en fier, sans parler des autres motifs,
à la Chronique des Tribulations qui nous montre en Cres-
cence un persécuteur des Zelanti.
L'auteur du S. C. est-il au moins un général de l'Ordre ?
On pourrait le croire, car les témoignages différents quant
au nom semblent s'accorder sur cette qualité de Técri-
vain ; et tel est l'avis du R. P. Edouard : s'appuyant sur la
date de 4227 il pense que Fauteur du Sacrum Commercium
est le général d'alors, Jean Parent, élu au mois de mai de cette
année. Et si l'on a attribué la paternité de l'écrit à Jean de
Parme, c'a été par suite d'une confusion de nom (Parmensis,
Parentis).
C'est assez possible. Mais voici que M. A. G. Lîttle, ancien
professeur à l'Université de Galles (Cardiff) vient de publier
la description très détaillée et très bien faite du manuscrit
miscelL fyJC) de la bibliothèque bodléienne (coll. opusc, d^
critique hist. Paris, Fisbacher 1903, in-S** de 47 p.). Or du
folio 105 B de ce manuscrit au folio 117 B se trouve letexte
latin du Sacrum Commercium, et l'on Ht en tête de cette
copie : « Incipit k^ pars primœ partis et ultima libri gestorum
beatiFrancisci et sociorum ejus quœ est de ipsius cum sancta
paupertate commercio^ facto M"* CC^ XXVII^ mense Julio a
beato Antonio, defuncto existente per annum ante eodem
beato Francisco.,. » Autrement dit, le texte bodléien 525,
attribue à saint Antoine la propriété littéraire du Sacrum
Commercium.el c'est de ce religieux que doit parlei;Hubertin
de Casale dans son Arbor idtœ, de 1305 (1), quand il rapporte
le texte connu sous le nom de prière de saint François pour
obtenir la pauvreté : « lï/ec sunt verba et significata quœ
quidam sanctus doctor hujus sanctœ paupertatis professor et
zelator strenuus in quodam suo tractatu quem de Commercio
Paupertatis fecit^ inseruit. » Il est à remarquer que ces trois
mots du ms 525 : a beato Antonio sont écrits en marge et
en rouge, mais d'une écriture contemporaine au reste du
manuscrit et apparemment de la même main (2).
Reconnaissons au fond que nous ne savons pas au juste le
(1) Edition de Venise, 1485, lib. V. cap. III. fol. 210 vo.
(2) Ilenseigneinents fournis par M. Litlle.
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STATISTIQUE FRANCISCAINE DE 1385 ^
nom de Fauteur du Sacrum commercium^ qu'en attendant
la découverte de textes décisifs, il ne nous reste pour le
deviner que la critique interne ou la comparaison de cejtexte
avec les œuvres authentiques de saint Antoine et de Jean
Parent.
Un point du moins semble acquis : la composition de Tal-
légorie en 1227, et je crois que le R. P. Edouard a eu parfai-
tement raison de ne pas hésiter à admettre la date donnée
par le manuscrit qui sert de base à sa publication.
Ce manuscrit, une copie naturellement (ms. 3560 Casata-
neuse (Minerva) date de la fin du XIll^ ou du commencement
du XIV siècle (1). L'éditeur l'a comparé avec cinq ou six
autres codices très soigneusement et Ton possède mainte-
nant, grâce au R. P. Edouard, une bonne édition latine de
ce bijou de la littérature franciscaine des temps primitifs.
L'édition de 1539 donnée à Milan per Joannem Antoniiun de
Castillione (Bibl. Ambros. S. B. F. II. 27, 18 feuillets) est
quasi introuvable, et la publication d'Edouard Alvisi dans
la collection des opuscules dantesques rares ou inédits (2)
était loin d'être parfaite bien que non sans mérite.
STATISTIQUE FRANCISCAINE DE 1385
Dans le manuscrit canonic. mise. 525 de la bibliothèque
bodléienne si richement décrit par M. Little, manuscrit qui
date de 1384-1385 et qui est l'œuvre faite à Raguse d'un
certain frère Pierre de Trau (fratrem dompnium (3) de Tra-
gurio), manuscrit qui comprend le Spéculum per fectionis, un
traité d'anecdotes de la vie de S. François et de ses compa-
gnons, enfin une miscellanea de documents et de traités
franciscains ; on trouve à la fin une très curieuse statistique
des trois ordres pour cette même date de 1385. Nous en
donnons ici une traduction, en corrigeant les quelques er-
reurs de chiffres glissés dans les totaux :
(1) Opéra S, Bonav, Quaracchi, lom. VIII. Prolcg. c. II. §. 11. n. 9.
(2) Nota al canto XI versi (^i3-75) del Paradiso. 1894. Citta del Caslello.
in-12.
(3) Cette orthographe se rencontre dans plusieurs manuscrits du XI V« et
du XV» siècle.
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MU
MELANGES
CHAPITRE I. — Des
PAYS d'Italie
L
Provinces
Saint-François. .
Rome
Toscane
Gênes
Milan.
Padoue
Esclavonie
Bologne
Marcnes
Abruzzes.
Saint- Ange
Apulie
Calabre
Sicile. .• . . . . ' .
Terre de Labour.. . .
Terre Sainte
Roumanie
Totaux : 17 provinces
CUSTODIES
9
7
7
6
5
4
4
5
7
6
4
4
3
5
5
3
3
87
Couvents
DE Frères
76
41
51
34
27
37
30
43
100
43
30
28
20
30
56
12
15
673
lONStèlM
de Clarisses
34
38
32
16
7
14
6
20
34
15
4
3
3
9
16
2
3
256
du Tie»-(Nre«
dfs Pénileols.
20
18
20
12
5
8
4
10
12
5
3
4
3
(>
5
3
3
141
CHAPITRE II. — Des pays d'outremont.
Provinces
Hongrie
Autriche
Bohème
Saxe
Dacie
Irlande
Angleterre
Cologne
Strasbourg
Bourgogne
France
Toupaine
Aquitaine
Santiago (Espagne).
Gastille
Aragon
Provence
Totaux : 17 provinces
Custodies
Couvents
DE Frères
looastères
de Clirisses
10
50
5
6
30
7
7
49
3
12
100
6
8
37
3
4
35
3
7
57
3
7
48
3
6
.53
23
6
36
6
9
60
14
8
36
4
11
63
7
9
43
7
8
43
22
6
39
22
8
132
52
8
831
146
€ei|régatioiis
du tiers-Ortire
des Péoitents .
4
4
5
5
6
4
4
4
8
4
8
3
8
5
8
10
6
96
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STATISTIQUE FRANCISCAINK DE 1385
CHAPITRE III. — ViCAKiATs.
Vicariats.
Ci;8TODIE8
CoUVEÎtTS
DE FRàRBS
iNastèra
de Clarisscs
il Titn-trin
4t!MiilNb
Tartarie orientale. . . .
4
18
•
Chine
3
9
Tartarie septentrionale. .
4
18
Bosnie.
7
35
Russie
4
15
Livonie (1). . .
2
5
Ecosse
3
9
2
3
Maroc
2
5
Corse
3
11
2
Sardaigne
3
10
2
Totaux : 10 vicariats.
35
135
2
7
Totaux généraux :
254
1640
404
244
Cette statistique est 9 rapprocher de celle que le P. Eubel
a insérée dans Tun des derniers tomes de son Bullarium.
F. Ubald, d'Aiençon.
(1) Lioniif dit le texte do M. Little. II dit v avoir faute de copiste, ou er*
reui de lecture. Il y a pcut-ctre Livonii ou mieux Lwoniœ.
t. F. - X. -
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BIBLIOGRAPHIE
The Friars and how they came to England, being a transla-
tion of Thomas of Eccleston's adeadventu F. F. minorum
in Àngliam » done into english with an introductory essay
on the spirit and genius of the franciscan friars, by Father
, Cuthbert of the order of saint Francis, capuchin. Sands and
Co, 12, Burleigh St.-Strand. London, 1903, in-12, relié toile
de viii, 252 p.
Cette édition de Thomas d'Ëccleston est faite par un auteur bien au
courant des choses franciscaines d'Angleterre. Elle comprend un essai
de philosophie historique sur le caractère et le génie de saint François
et de son ordre^ la traduction d'Eccleston, trois appendices, la liste
des provinciaux d'Angleterre depuis Agnello de Pise jusqu'à Jean Forest
brûlé sous Henri VIIL enfin une table rédigée assez intelligemment.
La traduction est faite sur Je texte publié par Brewerdans la série
des Rôles, confronté avec l'édition des Pères de Quaracchi {AnaL
francise, vol. 1). Deux des appendices sont consacrés à reproduire des
passages que l'éditeur regarde comme apocryphes, sans en donner
précisément ia raison, à moins que ce ne soit parce que ces passages
sont écrits simplement en marge dans le manuscrit Cottonien du British
Muséum. Au fond il y a une étude critique à faire sur l'ouvrage d'Ec-
cleston ; mais d ores et déjà, on présume qu'elle ne portera que sur
des détails. Son livre n'a pas le charme poétique des Pioretti ; la tris-
tesse du ciel anglais se reflète dans son style, tout comme l'éclat du
soleil levant d'Italie illumine la mosaïque d'Hugolin de Sainte-Marie :
mais dans l'un et dans l'autre c'est la même fraîcheur d'esprit, la même
grâce^ la même simplicité ; Eccleston a tout le charme d'une vieille
chronique, il raconte les faits sans arrière-pensée, avec humour aussi.
On aurait aimé trouver en ce volume une biographie de l'auteur. Le
P. Cuthbert aurait pu en puiser les éléments^surtout dans Hearne,
Script, varii de hist, Anglic. Oxonii, 1732, l. XXIX, p. XGII-G ; dans
. Oudin, Comment, de script, eccles. antiquis. Lipsiae, 1722, tom. III,
p. 962-964, et probablement aussi dans le dictionary of national bio-
graphy que je n'ai pas présentement sous la main.
On ne peut songer à résumer ici l'introduction de l'éditeur, notons
quelques pensées : l'esprit large ouvert de saint François qui sympa-
thise avec les tendances nouvelles opposées à l'ordre de choses établies
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BIBLIOGRAPHIE 99
dans TEglise et dans l'Etat (1) ; l'élection temporaire des supérieurs
(p. 19). Ici on eut pu excepter le ministre général qui dans l'idée du
fondateur devait être nommé à vie. Le P. Cuthbert indique mieux la
différence entre le bénédictin et le franciscain. Ce dernier n'est pas
rivé à son monastère comme le moine, son couvent n'est qu'un lieu de
retraite, de repos et de préparation ; l'idée dominante chez le francis-
cain, c'est de reproduire personnellement et individuellement la vie
du Christ; la vie commune du Frère dififôre essentiellement de la vie
commune du moine, et si l'influence du moine dépend de l'organisation
administrative de son monastère pour tourner toute à la gloire de
Tabbaye, l'influence du Frère est davanUige subordonnée à sa pure ac-
ction personnelle et elle n'a pour but unique que la seule gloire de
Dieu (p. 30-31).
Trois qualités apparaissent plus vives en l'âme des premiers Frères :
le mépris des biens de la terre et généralement de toute propriété —
la bonne humeur constante au milieu des privations et des souffrances
— un grand amour les uns des autres (p. 42). Ce n'étaient pas des
ermites vivant à l'écart des foules humaines, ils allaient au milieu du
peuple, comme des enfants du peuple^ partageant la vie du monde, et
s'efforçant par leur langage simple et familier, de mettre dans l'esprit
des gens de saintes et salutaires pensées. Ils avaient des couvents très
petits, des oratoires très pauvres, et une des causes de décadence a été
précisément le désir de posséder des églises, des monastères gran-
dioses, d'assimiler l'idée franciscaine à l'idéal monastique, d'oublier
enfin que la pauvreté est le signe sacramentel de l'ordre, et que le fran-
ciscain n'a qu'une chose bien à luit: la droiture et la simplicité dans ses .
rapports avec Dieu et le prochain.
On trouvera plus au long dans Vlniroduction essay ces mêmes pen-
sées et d'autres encore. Il va sans dire qu'elles pourraient être le
terrain d'intéressantes discussions. Le P. Cuthbert n'accorde-t-il pas
trop de foi au récit des trois compagnons? pourquoi ne souffler mot
de Celano ? N'aurait-il pas été utile aussi d'étudier le rôle de S. Bona-
venture dans l'histoire de la législation franciscaine ?
(1) In S^ Francis this spirit of piety united itself with the new-world spi-
rit which was now abroad, and which... was as yet largely in opposition to
the estahlished order of things in Church and State. Francis was a child of
the new democracy. p. 18. Cette pensée est embrassée dans certains mi-
lieux protestants. A la page 54, le P. Cuthbert semblerait aussi croire que
saint François ne songea à soumettre son organisation au Pape que lorsque
son ordre prit une extension importante.
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100 BIBLIOGRAPHIE
Mais somme toute, et quoi que j'en dise, l'étude du P. Guthbert est.
pleine d'aperçus originaux, de pensées vives, il mérite de figurer en
bonne place dans la littérature franciscaine de la Grande-Bretagne.
F. Ubald, d'Alençon.
Saint Léonard de Port-Maurice par le P. Léopold de Ghé-
rancé. Nouvelle bibliothèque franciscaine, maison Saint-
Roch, (Couvin, Belgique), in-12, l',50 et l',80 franco.
Le R. P. Léopold de Chérancé est un peintre de talent. Après avoir
contemplé l'admirable fresque de Flandrin à Saint- Vincent de Paul de
Paris, cette merveilleuse théorie de saints en marche vers le divin Ré-
dempteur, il a voulu lui aussi retracer la marche et la figure des Saints
franciscains à travers les âges. Ils sont là, d'abord le Séraphique Père
François, fondateur de l'ordre, le doux saint Antoine de Padoue, le
Saint aux miracles, saint Bonaventure, le docteur séraphique» sainte
Claire d'Assise, fondatrice des pauvres dames ; sainte Marguerite de
Gortone, la Madeleine séraphique, tous revêtus de la même bure, ceints
de la même corde ; tous, avec le cachet des vertus franciscaines pous-
sées jusqu'à l'héroïsme. Et cependant dan&--cette procession, chacun
d'eux a sa physionomie particulière, son caractère distinct.
Ici, pour SaintLéonard de Port-Maurice, on découvre le franciscain
apôtre, bienfaiteur de son pays au XVI ll« siècle, le missionnaire doué
des dons de la sainteté, de l'intelligence, lequel, lorsque les moyens or-
dinaires ne suffisent pas pour toucher les pécheurs, fait appel aux mi-
racles les plus extraordinaires. Au point de vue historique, Tinfluence
du saiiit sur l'Italie du XVIII" siècle est appréciée à sa juste valeur; en
étudiant cette époque, l'auteur de cette nouvelle biographie nous si-
gnale les points de ressemblance avec les temps présents si agités :
Tesprit public se pervertit, le vice s'étale avec insolence, la justice
se vend, la vérité est proscrite, l'erreur prévaut, et alors, selon la pa-
role de Bossuet, il faut parler au monde par des plaies, il faut l'émou-
voir par du sang, le sang de la pénitence volontaire.
Cette nouvelle vie de Saint Léonard de Port-Maurice écrite- dans un
style alerte, imagé, apporte un joyau de plus à la bibliothèque francis-
caine.
Fr. Th.
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BIBLIOGRAPHIE 101
Nos Enfants, Lettres d'un Jésuite proscrit en 1901 à un
jeune professeur, Paris, Téqui, 1903.
Voici, déroulée k nos yeux, la corresporulance d'un ancien Père de
la Compagnie, vieux professeur pétri d'expérience, et d'un jeune débu-
tant surveillant de collège, professeur novice encore dans renseigne-
ment, désireux d'acquérir Texpérience, Le maître et le jeune professeur
échangent des idées sérieuses, des vues utiles sur l'enseignement mo-
derne, sur les programmes nouveaux,,, y les méthodes d'éducation et de
formation pour la jeunesse. Quelques traits délicieux, tel « le torchon
du Père Labonde » et d'autres de ce genre ne nuisent pas, loin de là,
à l'intérêt de ces lettres. Fr. Th.
Les Idées de MatutiiVaud, par Tabbé E. Duplessy, 1" vicaire
de Neuilly, Paris, Téqui, 1903.
Ce livre s'adresse aux enfants des patronages, aux ouvriers des villes.
On le lit avec plaisir et aussi avec profit. Les objections courantes
contre la religion, quelques-unes un peu vieilles, il faut l'avouer, sont
ici résolues d'une manière neuve et piquante.' Les articles inédits et
pittoresques : Matutinaud et Voltaire, Mon chien n'est qu'une béte, rn
confesseur qui ne confesse plus^ captivent et intéressent.
Ce livre est l'œuvre d'un prêtre et d'un apôtre; il défendra là religion
et la fera aimer dans le monde. Fr. Th.
La Bienheureuse Marie de l'Incarnation, Madame Acarie
(1566-1618), par Emmanuel de Broglie , Paris, Le-
coffre, 1903.
Une enfant de la vieille bourgeoisie parisienne, née et élevée à Paris,
qui en a toute la vivacité d'esprit, toute la spirituelle bonhomie, est
choisie par la Providence pour établir en France l'Ordre mystique et
austère du Carmel. Mariée à l'âge de seize ans à Messire Pierre Acarie,
vicomte de Villemor, elle élève ses six enfants, répand autour d'elle la
bonne odeur des vertus chrétiennes, contribue à fonder le Carmel ;
puis, assurée de son œuvre, se jugeant désormais une ouvrière inutile,
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102 BIBLIOGRAPHIE
elle disparaît du inonde, s'ensevelit dans le cloître, détail que beaucoup
ignorent, dans l'humble rang des Sœurs converses, elle meurt quatre
ans plus tard comme savent mourir les saints.
Cette vie édifiante offre des attraits et des charmes à ceux qui sont
appelés à. la vie active, un enseignement et une force à ceux que Dieu
appelle à la vie contemplative : la Bienheureuse Marie de l'Incarnation
a mené successivement les deux vies ; cette Marthe a tant travaillé
dans le champ du Père de famille à amener à Dieu des Marie, qu'elle
finit à son tour par mériter de devenir lune d'entre elles.
Les talents et les qualités de Tillustre auteur de cet ouvrage ne
contribuent pas légèrement à faire apprécier et admirer cette vie utile
et curieuse à connaître en elle-même. Fr. Thkotime.
Les Sanctuaires de la Vierge au RoussillOxN. Premier mois
de Marie, par le H. P. Ernest-Marie <Ie Beaulieu, O. M. C.
Perpignan. Impr. Latrobe, 1903, in-32 de VIII-311 p.
L'idée est excellente de grouper, en un même livre, l'histoire des
sanctuaires de Marie élevés par la piété du peuple sur le territoire d'un
diocèse ou d'une province. Le Congrès mariai tenu à Lyon en 1900
avait applaudi à cette pensée. Et voici qu'un pieux auteur nous pré-
sente déjà un premier volume tout embaumé de parfums, tout embelli
des paysages Roussillonnais. On compte une centaine de sanctuaires
dédiés à Marie au diocèse de Perpignan.
O terra felis
La terra que tria
Per son paradis
La Verge Maria ! (Verdaguer).
Sur chaque sanctuaire, le R. P. nous donne une courte notice, il sV
montre critique plein de bienveillance et mélange avec bonheur la
science et la piété. Combien d'auteurs se soucient peu de donner à la
dévotion un fondement solide et raisonnable I F. U.
Le sentiment de l'Art et sa formation par l'étude des
œuvres, par Alphonse Germain. Paris. Bloud, in-12 de
385 p. Prix : 3'50.
Ceci n'est qu'un rappel. La revue a déjà rendu compte de l'ouvrage
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BIBLIOGRAPHIE 103
de M. Germain (janvier 1903, p. 91-93). Un prix Montyon vient d'être
décerné par Tlnstitut à l'auteur du Sentiment de Vart. En portant cette
nouvelle à la connaissance de nos lecteurs, nous sommes heureux d'of-
frir toutes nos félicitations à notre érainent collaborateur.
F. U.
Emilienne. Lettres d'une mère par Jean Charruau, Paris,
Téqui, 1903, in-12 de 472 pages, 3'50.
Emilienne avec une étourderie doublée d'entêtement donne. sa main
à Lucien Leroy-Servigny. Elle est éblouie par ses attraits extérieurs,
lui a vu surtout l'héritière. Elle est foncièrement catholique, lui ne croit
à rien. C'est l'histoire de ce mariage, des suites douloureuses de cette
scission inévitable des cœurs, que nous présente l'auteur dans une sé-
rie de lettres charmantes, dramatiques, touchantes, tour à tour, La
trame mouvementée du récit nous conduit à travers les épreuves diverses
que l'âme chrétienne peut rencontrer sur son chemin, au milieu des in-
crédules, des indifférents, des sectaires ; et si Emilienne a commis une
première faute en voulant, malgré l'avis de tous ceux qui l'aimaient,
contracter une union dangereuse, elle expie cruellement son erreur
par de longues années de luttes, d'humiliations, de souflVances. On se
prend d'intérêt pour cette pauvre créature qui rachète si vaillamment
sa faiblesse, et montre tant de courage tui face du malheur. M. Char-
ruau a réussi à faire d'un simple roman une œuvre de haute portée mo-
rale, tout en lui gardant les ornements variés de son imagination pit-
toresque et de son style attachant. Il touche d'une main sûre et ferme
la plaie inévitable qui existera toujours dans les mariages où la ques-
tion religieuse divise les époux et en montre, d'une manière frappante,
les désastreuses conséquences.
Nous nous permettons une toute petite critique cependant : le récit,
tout attachant qu'il soit aurait pu gagner à prendre çà et là une autre
forme que la « lettre » qui, à la longue, fatigue le lecteur. II est vrai
que M. Charruau a varié avec un art souple et fin, les styles des cor-
respondants, mais on aurait d'autant plus goûté cette souplesse, si elle
eût été coupée par une rapide narration.
F. Mavil.
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104 BIBLIOGRAPHIE
Un juste Saint-Quentinois. Alfbed Santerrb (1832'i^l),
Elude sociale et locale par Adrien Rasset missionnaire
diocésain. Saint-Quentin, 1902 in-12 de XI-214 p. 2 fr. —
Une AME DE PAYSAN. François Gougé de Villebarou, (1830-
1901) parL. Chesneau, licencié ès-lettres, curé de Villeba-
. ron Blois Migault, 1902 de 158 p.
Deux courtes biographies d'excellents chrétiens, de Tértiair&é fer-
ventes, narrées par des gens qui ont vécu avec leurs héroà et qui savent
les faire. aimer. F, U.
*
Saint Alphonse de Liguori (i6*97-i787), par le baron J. Angol
des Rolours. Paris. Lecoffre, 1903, in-13 de XVII-183 p.
2 fr. (Coll. Les Saints),
11 y avait deux difficultés à écrire la biographie de saint Alphonse :
la première était de réduire en un si petit volume une vie riche en
faits, le portrait en réduction pouvait n'être qu'une infidélité ou une ciP-
ricature ; la seconde difficulté était d'aboutir à une étude passable^ |)ré-
sentable après l'œuvre du maître le P. Berthe. Disons que M. Angot
des Rotours ne s'en est pas trop mal tiré, loin de là, que son portrait
du saint n'est privé d'aucun trait caractéristique. L'auteur doit même
être spécialement loué d'avoir cherché à dégager, avant tout, la phy-
sionomie complète de son héros ^ et de l'avoir poussée tout entière
bien en relief. On aime les saints tels qu'ils furent, de chair et d'os
comme nous, avec leurs qualités et leurs défauts.
Le style est attachant, parfois un peu inide. Quelques appréciations
théologiques mériteraient d'être mises au point, il n'est rien de tel en
ces matières que la précision et la netteté. Dans l'introduction, une eX"
cellente bibliographie.
F. Ubald d'Alençon. •
CUM LICENTIA SUPERIORUM
Le gérant :
F. CHEVALIER.
Vann«8. — Imprimerie LAF0LYË Prèrkk, 2, place des Lices.
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4
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E. F. — X.
A SA SAINTETK
LE PAPE PIE X
NÉ A RIESE, DIOCÈSE DE TRÉVISE
LE 2 JUIN 1838
KLU ÉVÊQUE DE MANÏOUK
LE 10 NOVEMBRE 1884
CRÉÉ CARDINAL PRÊTRE
DU TITRÉ DE SAINT-BERNARD-AUX-THERMES
LE 12 JUIN 1893 .
PROMU AU SIÈGE PATRIARCAL DE VENISE
LE 15 JUIN 1893
ÉLU AU SOUVERAIN PONTIFICAT
LE 4 AOUT 1903
TERTIAIRE FRANCISCAIN
' Très respectueux et très filial
Hommage
DES ÉTUDES FRANCISCAINES
►
►
►
►
►
►
►
►
— 8
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LEON XTTI
Sa Sainteté le Pape Léon XIII est mort lundi 20 juillet
1903, à quatre heures quatre minutes. Il était âgé de
quatre-vingt-treize ans, quatre mois et dix-huit jours.
C'est Tâme tout en deuil que les Etudes Franciscaines
déposent au pied du tombeau du grand Pontife l'hom-
mage de leur respect, de leur vénération, de leur sou-
venir et le tribut de leurs prières. L'univers entier s'est
ému à la nouvelle de la maladie du Père commun des
fidèles, tant il est vrai que la Papauté tient encore aux
entrailles des nations, et Funivers entier a pleuré en
apprenant la mort de Léon XIII.
Joachim Pecci, de la noble famille des comtes
Pecci de Sienne, était né à Carpineto, dans le diocèse
d'Anagni le 2 mars 1810. -Docteur en théologie et en
.philosophie (1830-1832), prêtre le 31 décembre 1837, il
fut nommé le 17 février 1738 délégué apostolique à
Bénévent, et préconisé le 27 janvier 1843 archevêque
(i. p. i.) de Damiette. Nonce à Bruxelles de 1843 à 1846,
il est élu le 19 février 1846 évéque de Pérouse et créé
cardinal le 19 décembre 1853 avec le titre de Saint-Ghry-
sogone. C'est alors qu'il se fit inscrire aux registres des
Tertiaires franciscains et qu'il commença de propager
les idées franciscaines dont il se fit le champion dans
ses encycliques Auspicato , Misericors Dei Filius et
Ilumaninn genus. Il fut élu Pape le 20 février 1878.
Est-ce bien à nous de reconnaître que l'action de
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108 LÉON XIII
Léon XIII, pendant un quart de siècle, n'a rien aban-
donné ni relâché des justes revendications de la Pa-
pauté ? Reprenant à son compte une parole fameuse de
Pie VII : Siate buoni cristiaui e sareie ottimi democratici ^
Léon XIII a cherché perr tous les moyens à réconcilier
avec TEglise la société ihoderne, et cela sur tous les.
terrains : philosophie, histoire, Ecriture-Sainte, poli-
tique, questions sociales, questions économiques et
questions matrimoniales. Il a rêvé le retour à l'union
de- toutes le« ég-lîses, il a cherché et voulu là grandeur
morale de la France*, de cette France ingrate qui' hii
tentait t^nt au cœur.
Celui que nous pleurons surtout* ici', c'est le Pape
tertiiaire, c'est te protecteur de Pord're des Frères
Mineurs, c'est Tauteur de la magnifique bulle /^e/ic^ftr/e
quadûm. Saint Français avait veillé sur son tombeaw, ri
a protégé Léon XllI à ses derniers moments. Lots d^s
appréhensions et des angoisses des dernières heures;
nous dit le correspondant romain d"e la Croix^ « Ifes car-^
dinaux pressèrent le cardinal Vives d'entrer dbn» Ifa
chambre du Sainl>-Père' et de rassister en cette heure
suprême... Le cardinal Vives est si tendrement affet^*
tionné dbui Saint*- Père ! C'était dteaner à Léon Xlll ane
douoe consolartiEm que de luien^ioyer un de ^es^ fils- dfe
prédilteotion; celui qu'il aimait à^ appeler : il s&nto earrli^
nale,
<c Le Pape entendre les pieuses pensées qu-e lui» sug-
gérait le saint cardina»!. Il meniféstti' qu'il en était ttout
refinpli, et il y répondit. Le Pape Teittiaire^ en* ainsi Ita
joie^d'ètp» assisté en ces dernières journées par un fite
dfâoe- saint- François qu'il- avait tant aimé: Le caprdinal ,
pairie à Léon'XJIl des saints pour lesquels celui-ci avait
une dévotion spé^alfe-.
w Si le Palpe en fut reconnaissant, le trait'suivant? vous
le montdnera).. Est^ee hier^ ou ce matin qu'il* eut.li«u»?je
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LEON Mil
m
n'ai point eu le temps de m'en assurer, mais ce détail im-
porte peu. Le Saint-Père ouvrit, tout grands, ses bras au
fils -desakit JRrnançîois, qu'il avait revrèla de 4a pourpre
cardinalice, et 11 l'embrassa avec une paternelle affec-
tion. Au seuil cil' l'éternité, l'étiquette s'évanouissait.
Et le Pape se séparait du cardinal franciscain, m oscuio
'sancfo^ qu'M devait porter bientôt aux habilatils du ciel.»
S'il fut un esprii plus doux, plus corDci<lian.t qtie celui
de Léon XIII au caractère si dogmatiste, il est difficile
de le dire, et sur sa tojnbe qui se ferme Ton songe que
c'est bien le Saint-Esprit qui gouverne l'Eglise quand on
se rappelle qu'il n'y eut peut-être pas de Pape plus dog-
matisant que le calme, pieux et saint Pontife Pie JX, le
prédécesseur de Léon XllL
Lti REDACTION.
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FRERE BERNARD D'ANDERMATT
Ministre général (quoiqu indigne) de tout VOrdre des
FF. MM. Capucins de Saint-François y à tous les Frères
de notre Ordre ^ Salut et Bénédiction.
Révérends Frères et Frères bien-aimés(I).
Le peuple d'Israël pleura de longs ^jours lorsque se
répandit la douloureuse, nouvelle, que Judas, le vaillant,
rhabile capitaine, était tombé sur le champ de bataille,
après avoirhéroïquement résisté aux assauts de l'ennemi :
Comment cet homme imdncible est-il tombée lui qui saurait
le peuple d'Israël (2).
Une douleur semblable affligeait en ces derniers jours
le peuple de la nouvelle Alliance, quand le télégraphe,
avec la rapidité de l'éclair, répandit jusqu'aux extrémités
de la terre la nouvelle que son chef et pasteur, Léon XIII,
avait succombé aux assauts d une inexorable maladie.
Comment cet homme invincible est-il tombé, lui qui
sauvait le peuple de Dieu et qui semblait commander à la
loi de la mort ? s^écriaient en pleurant les fidèles du
monde entier ; ce cri d'angoisse, nous le faisons retentir
avec vous, Frères bien-aimés. La mort cruelle, pendant
plus de deux semaines, s'efforçait en vain, hésitante et
craintive, de s'approcher de la personne vénérablç du
(1) Traduction faite par la Rédaction des Etudes Franciscaines,
(2) Macch. 1,9, 20 et 21.
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LÉON XIII 111
Souverain Pontife, et lui l'attendait avec une admirable
résignation et tranquillité d'àme. Enfin, le 20 de ce mois,
à quatre heures du soir, elle achevait son œuvre; par une
inflammation pleurétique et la vieillesse, elle mettait fin
à cette longue existence de quatre-vingt-quatorze ans.
Il s'est couché, le soleil, placé parla divine Providence
au firmament de l'Eglise ! Pendant plus de vingt-cinq
années il a illuminé de ses magnifiques rayons le monde
catholique, tous les peuples, toutes les nations. Il s'est
couché celui qui, d'une main forte et prudente, menait en
haute mer la barque de Pierre et commandait aux vents
et aux tempêtes de l'erreur et de la persécution 1
Nous pleurons la disparition de cet astre. Pour relever
notre courage, contemplons durant quelques instants son
éclat. Ses multiples couleurs nous rappelleront les ves-
tiges de sa course et feront encore resplendir à nos yeux
son image bien-aimée.
Parmi tant de splendeurs, à côté de l'éclat d'une émi-
nente sainteté reconnue par les anti-catholiques eux-
mêmes, signalons surtout la publication de soixante-
quatre Lettres encycliques. Durant le cours d'un glorieux
et fructueux Pontificat, Léon XIII, retenu dans les chaînes
d'une longue captivité morale, les a adressées, à l'Univers
catholique, à des nations, et à certains groupes de fidèles.
Par elles, il s'est efforcé avec un zèle apostolique, de tout
renouveler dans le Christ ; ici il a montré les dangers qui
menaçaient la chrétienté, là il a indiqué les moyens de
bâtir des fondements solides à l'idée chrétienne, là enfin
il a expliqué, exalté les vertus cachées, les énergies sur-
naturelles de l'Eglise de Dieu. Ainsi, il a vengé T Eglise
•des calomnies de ses adversaires, et, plus d'une fois, forcé
les calomniateurs à la vénérer et à l'aimer. Sa sollicitude
pastorale s'est étendue à tous comme à tout ce qui pouvait
de près ou de loin concourir à la gloire de Dieu et au salut
des âmes. En sorte qu'il pouvait, en toute vérité, se redire
à lui-même les paroles de TApôtre : « Qui est faible sans
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112 USOK Klll
que je m'affaiblisse? (^ui est scandalisé saas que je
brûle? ».(1).
Il enseigne aux conducteurs de peuples les lois par les-
quelles les nations se gouvernent et grandissent ; il pe-
comniande^uK évéques l'union, le oeie apostolique et la
vigilance ; il les exhorte à donner tous Leurs soins à une
éducation et à une instruction du clergé, solide et en
rapport avec les nécessités des temps ; il montre aux
maîtres et aux savants la philosophie de saint Thomas
comme le plus solide fondement des sciences et les
pousse à la suivre, il recommande au clergé séculier et
régulier, la théologie scolastique, telle qua la prati-
quèrent saint Thomas et saint Bonaventure ; et lui adresse
conseils et avertissements salutaires, pQn:r Tempêcher
dans l'ardeur dw études Bibliques de pencher trop à
droite ou à gauche ; bien plus, il institue à cet effet une
Commission de Cardinaux, qui , aidée des conseils de
savants personnages, veillera à la direction de ces hautes
études.
,Aux historiens, il ouvre les trésors des Archives Vaii-
canes pour les aider à réfuter les erreurs et les calomnies
et promouvoir le triomphe de la vérité ; aux amateurs
des belles-lettres et des arts libéraux, il rappaUe le sou-
venir des lois éternelles qui constituent la fin et la no-
blesse de leur sublime vocation ; aux ouvriers et aux pa-
tvons^ il recommandera concorde ; il leur apprend à Tob-
tenir par la justice et la charité mutuelle ; aux époux, il
enseigne la sainteté, Tunité, l'indissolubilité du mariage ;
aux familles chrétiennes il propose Texemple de la sainte
Famille de Nazareth ; à tous les disciples du Christ enfin
îl montre le chemin du bonlieur temporel et éternel, et les
avertit de «e garder des faux prophètes, des seetes ma-
çoniques, des théories du naturalisme, du socialisme et
de l'erreur appelée américanisme.
(4) 9h Cor. 14, î*9.
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LEiYT^ XJII 113
AÀit«>i ii eond«ii^t tous les ikiéles fi4i Chri^ Ré<iefnpteur
qui « dit : Je d&nn/ermi gratuitement à èoire de la source
d'e^ciM idK'e à celui qui a s<^if, C'^st ce Oirist qui, uni à «on
•Père^/éleste, « envoyé à l'Eglise i'Ësprît-Saitit, dî«trib«-
tettrde tiou« tes ilows et de toutes les gràee«. C «Rt lyi qui
par le très-saint Sacrement de TEucharistie habite au mi-
lieu «de nous^ et alimente de sa chair «ëleste notre vie
spirituelle <: jusquà ce que nous pat^enions tous à r unité
de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à Cétat
d homme parfait ; à la mesure de Vâge et de la plénitude
êeton laquelle le Christ doit i}tre formé en nous (4) ^.
Porur que tou« se pres^^ent avec plus de confiance auprès
<iu Sauveur bien-aimé, il rappelle à la mémoire des fidèles
sa très douce Mère, la bienheureuse Vierge Marie, notre
Mère à moue ; il les exhorte dans onze de ses Lettres En-
cycliques à honorer, à invoquer avec piété et ^çonstaTice
eette Mère du Ciel.
)Rt afin que lesfidèle«( n'ignorent pas le moyen pratique
d'apf)rocher de Notre-^Seigneur Jésus- Christ et de sa très-
glorieuse Mère, et que tous puissent leur rendre le culte
Térîtable qui leur est dû et atteindre par là le «omiwet de
la perfection ichrétienne, il leur donne comme modèle le
fiéraphique Pét^ saint François , et désigne la Règle du
Tiers-^Ordre laissée par lui,eomiiie le obemîn le plus court
et le. plus sâr pour atteindre le but proposé.
Léon Xill n appelle pas auprès de J^ésus, et dans TE-
glise, les seuls disciples du <!hri6t ; «on oœur de Pasteur
suprême se rappelle les paroles duSçigneuria/Wrfaw^r^^
brebis qui ne .sont pas de cette bergerie ; il me faut les
amemrj>l^)A\ embrasse dan» m paternelle chadtétles âmes
qui esvexA iota du seîa de riîglise ou qui >iteftteRt assises
dans les ombres de la mort; par des lettres encycliques
pleines d'opportunité, il tente de les ramener è l'unité de
(1) Eph. 4, 13.
(2) Joan., 10, 16.
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114 LEON Xm
la foi et à l'unique bercail. Un seul Seigneur , une seule foi^
un seul baptême y un seul Dieu, Père de tous et qui est en
nous tous{{), et par conséquent un seul troupeau du Christ
un seul Pasteur : telle est la fin sublime à laquelle
Léon XIII consacra toutes ses forces et sa sollicitude pas-
torale.
Il ne travailla pas en vain. Pêcheur apostolique, il
prit de nombreux poissons, si bien que son filet man-
quait de se rompre ; il dut même l'agrandir, c'est-à-dire
augmenter la hiérarchie catholique ; il a érigé dans
l'Orient et l'Occident deux sièges patriarcaux, trente-
quatre sièges archiépiscopaux, cent treize sièges épisco-
paux, soixante-cinq vicariats apostoliques et trente-cinq
préfectures.
Léon XIII recula les limites de son bercail et rassasia
son troupeau de l'aliment salutaire de la parole de vérité.
Mais que de travaux pénibles, que de douleurs n'eut-il
pas à supporter pour défendre les droits de son bercail
contre d'injustes agressions! Que d'injures, que de
pièges, tantôt visibles, tantôt cachés, n'apprit-il pas à
connaître, pour venger la liberté de l'Eglise et défendre
le Patrimoine de Pierre ? N^a-t-il pas ainsi été calom-
niéusement appelé par un ministre italien, ennemi de
l'Italie, et par un autre, cancer de la Nationt Ne Ta-
t-on pas brûlé en effigie, à Padoue, la tête en bas ! Mais
l'âme invincible de Léon ne faiblissait pas; il a pu en
toute vérité écrire de lui-même :
J'ai aimé la justice; longs combats, labeurs,
Outrages, embûches, j'ai tout supporté,
Mais, défenseur de la Foi, je ne fléchirai pas ; pour le troupeau du Christ
Il m'est doux de souffrir, dans la prison même il m'est doux de mourir ^2).
(1) Ephes., 4, 5.
(2) Justitiam colui ; certamina longa, labores,
Ludibria, insidias, aspera quaeque tuli
At, Fidei vindex, non flectar; pro grege Christi
Dulcepati, ipsoque in carcere dulce mori !
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LÉON XHI 115
Cène fut pas seulement en Italie, mais aussi en Alle-
magne, en Suisse, en France et en d'autres pays qu'il se
montra le défenseur de la liberté ecclésiastique. Il apai-
sait les tempêtes qui s'élevaient dans le monde ; et Bis-
mark, ce redoutable adversaire qui envoyait en exil ou
jetait en prison prêtres et évêques, fut amené par lui
à le choisir comme arbitre dans le conflit élevé entre le
puissant empire germanique et le royaume d'Espagne au
sujet des Iles Carolines. La France elle-même ne serait
peut-être pas secouée aujourd'hui par la tourmente de
la persécution, si elle avait suivi les conseils si sages de
Léon XIII.
Quoi d'étonnant, si aujourd'hui le nom de Léon est en
vénération, si l'Eglise universelle et tout le monde chré-
tien lui décerne des louanges.
Pour nous, frères bien-aimés, nous devons être parmi
les premiers à honorer d'un cœur reconnaissant la mé-
moire dugrand Pontife. Comme religieux, en effet, il nous
entoura d'un amour intense ; il défendit avec vigueur
nos droits non seulement par la magnifique lettre ency-
clique qui a pour titre Au milieu des consolations^ lettre
adressée le 23 décembre 1900 à SonEminence le Cardinal
Richard, Archevêque de Paris, et par cette autre qui a
pour titre Le religiose faniiglie y lettre envoyée le 29 juin
1901 aux supérieurs des Ordres et des Congrégations
religieuses ; mais encore par d'autres documents et sur-
tout par des notes diplomatiques adressées au gouverne-
ment français.
Comme Frères Mineurs, nous avons toujours eu en
Léon XIII un Père, un frère éminent. Les preuves sura-
bondent : citons, entre autres, sa constitution Auspicato,
lancée le 17 septembre 1882, à l'occasion du septième
centenaire de saint François, et ses Constitutions du Tiers-
Ordre Franciscain ; bien plus, il a daigné devenir notre
frère en revêtant, lui, le Souverain Pontife, les livrées du
Tiers-Ordre. Il voulut, près de mourir, donner à l'Ordre
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llii LEON Xill
dcB MUieure un exemple frappait de &a prédilection à
son ^gard. Qua&d, en effet, Son ËmineBee le Gardiaai
Vives y Tuto, notre très méritant confoère, prié à^ceteilet
par le Saint-Père, lui 'eut appliqué, coûaiiae aux .autitres
tertiaires franjciscains, la bénédiction avec indulgence
plénière, il supplia Sa Sainl^eté de daig^ner accpirder à Août
rOrdre franciscaiia ainjsiqu'aux tentiair.es de Sainit-Fxanoois
la UéAédJLction «aj)OsJx>ll(jaie, Léon XIII s aoapres&a d'ac-
céder de .touJL.cûeur a ceite requête et à pLusieAurs reprises
il s'efforça d elevei' ses nerains défaillanies, pourdojuier
une ainple bénédiction à toujs et à chacufi des fils dii
Séraphique Père.
CojKmae Capucins, nous sommes panUculièremeHt re-
devablas au Souverain PanJLile Léon XIH ; car il a déc^né
les honneurs des Bienheureux à trois de nos Frères, il en
a iniBéré un ^utre au Catalogji.e des Saints ; il Jà fait eatrer
trois membres de notre Qrdr^e dans le Sacré Collège des
Eminentiasixues Cardinaux, il en a.èLeyé ciio/jàla dignité
arcbiéj>iacopal*e-, vingt-deux à la dignité épiscopale., iLea
a nommé trente Consulteurs ou imemlires de rOfilcialUé
de la Curie .Romaine 4 ejo£n^ en divea^ses occasions, il a
donné des preuves «pécstaios «de sa /bionveiliance .tant à
l'Ordre qu a plusieurs de &es anembres. La mémoire de
LéouiXIll restera doMî en bénédiction dans notre Ordre.
Cependanl, pénétné de reconnaissance A son égafnd,
(n*ions insianunenît pour son àme bénie, appliquan<t s»ad>
tout en âa faveur les trois soilrages ordinaires. Anssien
vertu des présentes, nous enjoignons à tous ies dupé-
rieurs proviaciaux ^t conventuels, autf-eçn de cette lettre,
de .faire célébrer par chaque prêtre, leur sujet, .trAis
messes.,. at de. faire. récitex par tous les .Clercs, ttr^s^ûflioes
fles Morts et.pai- *aus les Frênes Lais. trois xents .Paàûrret
Ave, pour le cepqs de l'âme du SnouvÉa-ain Pontife «défunt.
lËnfin^ nous tudbbortons vivementidans le .Seigneur tous
les re%ienixxoniiésà nos^oins^ à répandue auprès d^Aieu
d'incessantes. prières., et^ en union avec la sainte JE^Use
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LEON XIII 117
romaine, à demander à Sa Majesté Infinie un Pontife
agréable à ses yeux, qui marche sur les traces de ses pré-
décesseurs, instruise son peuple en toutes les vertus et
répande dans Tesprit des Fidèles l'odeur des parfums
spirituels. Et en vous priant au milieu des calamités des
temps présenrtsi dé vofus souvenir au sa»int autel de nous
et des nécessités de l'Ordre, bîen-aimés Frères, nous vous
accordons à tous et à chacun notre paternelle Bénédiction.
Donné à Rome, en notre Couvent de Saint-Laurent de
lîrindes, le 22* jour du mois de juillet 1903.
F. Berward d'Andcrmatt,
Ministre général.
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BRUXELLES
ET
LA COUR DES ARCHIDUCS
Les toutes premières années du XVII'* siècle marquent
Tapogée de la phase la plus brillante des archiducs Albert
et Isabelle.
Les succès de Spinola décourageaient les Hollandais. Les
ouvertures officieuses du Père Jean Nyen faites au prince de
Nassau n'avaient pas été repoussées, tout le monde désirait
la paix et si elle fût discutée pendant deux ans et ne fût en fin
de compte qu'une trêve, c'est que la France et l'Angleterre
s'étaient empressées d'envoyer des ambassadeurs en Hollande
pour essayer de prévenir une entente qui contrariait leur
politique. L'adresse et le talent de Richardot et de Spinola qui
se montrèrent dans les négociations dont ils étaient chargés,
aussi fins diplomates que prudents et bons patriotes, enle-
vèrent enfin la signature d'une trêve de douze ans (1609) qui
allait permettre aux Archiducs de s'occuper tranquillement
du bien du pays.
Ce pays leur était acquis depuis longtemps en toute obéis-
sance et affection. Il ne s'y trouvait plus aucun esprit de ré-
volte car on était assuré désormais des dispositions géné-
reuses des grands, de leur dévouement absolu à la nation
belge.
La vie d'Albert et d'Isabelle se partageait dans les trois
belles résidences de Mariemont, de Tervueren et du palais
de Bruxelles ; Tervueren leur plaisait à cause de sa proximité
de Bruxelles et de ses belles chasses, Isabelle surtout pré-
férait Mariemont dont les beaux ombrages, les eaux vives,
le château grandiose lui rappelaient peut-être davantage les
résidences d'Espagne.
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. BRUXELLES ET LA HOUR DES ARCHIDUCS 11^
Mais les obligations du gouvernement les rappelaient
plus encore à Bruxelles qui devenait ainsi la capitale de la
Belgique.
A cette époque, Bruxelles, comme toutes les autres villes
se resserrait en une enceinte fortifiée qui empêchait tout
développement. Quand les Archiducs arrivèrent d'Espagne ,
ils avaient encore beaucoup à relever des ruines causées
par la courte et terrible persécution d'Olivier van Tempel et
par les surprises, les pillages, les combats qui, depuis cin-
quante ans, s'étaient livrés autour de la ville et même au
milieu de ses rues, La générosité d'Albert et d'Elisabeth de-
vait réparer beaucoup de ces dommages. C'est à eux que
l'on doit la plus grande partie des restaurations des églises
et des couvents.
Le Palais, « la Cour » ainsi qu'on l'appelait dans le peuple,
avait lui-même grand besoin de restauration. Depuis Charles-
Ouint, aucun gouverneur n'y avait séjourné autrement qu'en
passant et pendant les troubles, le peuple, deux ou trois
fois, l'avait envahi et pillé (1).
Les Archiducs résolurent de le réparer et d'en faire une
habitation digne d'eux, car leur bonté, leur piété, s'alliait
avec le sentiment bien espagnol de la grandeur de leurs per-
sonnes. Non qu'ils fussent fiers ou hautains, mais parce
qu'ils regardaient le pouvoir comme une émanation du ciel
qui les rendait dignes de tout respect et qu'eux-mêmes ne
pouvaient laisser abaisser. Sans morgue pour eux-mêmes,
ils croyaient être obligés de se montrer magnifiques et de
vivre avec splendeur, La fille de Philippe 11 ne pouvait ou-
blier l'Escurial.
Le vieux palais des ducs de Brabant avait subi beaucoup
de vicissitudes. Embelli et agrandi par les ducs de Bour-
{j^ogne il avait été remanié par Charles Quint. 11 occu-
pait à peu près la Place du Palais Royal actuel et se trou-
vait entouré presqu'entièrement par un enclos considérable
dont le Parc est un des derniers vestiges. C'était un en-
semble de bâtiments fort divers sans doute, car ils portaient
la marque des styles variés de l'époque de leur construction.
(I) Bruxelles à travers les âges. Tome i.
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lao BRUXELLES ET LA COUR DES ARCHIDUC»
Mais eelte masse était maj^estiieuae et ne marn^u^rit pas de
caractère. Elle formait un carré aubour d'unie vn.^tor ccroriiiH
tériçure au milieu de laquelle s'élevait un puits monum^atarL
Du coté de la ville, le palais étendait sa façade énorme
sur la place ai|>pelée : lea bailles de he <*our, belle place en^
tourée de- balustrades gothiques» et de statues. A>côèé- &'éle-
vait la* superbe chapelle ogivale qu'Isabelle aillait d«corei!
avec une piété si grandfiose ; partout le covps de bâtimen:!
s'embellissait de tourelles, Av. haJ-ustvades ajourée^^ de sta-
tues, d<8 portails sculptés, de galeries voûtées, de balcons
qui offraient' un coup d'œrl aussi riche que pâttoresquie.
Du côté du Parc, le» terrasses- se superposaient; Un ruis-
seau jietait sa fiiai<(heur sous tes magnifiques oiasiJDrages for-
mant la promenade préférée d'Isabelle. Les animaux saciw
vag^Sf. lièvresi, cerfs, faisans^ volaient ou bondissaienjt au Loin
perniettaTit à l'i^irchiduchesse de s'exeuceir au ti*r sa»fr co«h-
rir hors de la ville et Tembellissement de cetËden devint u»e
des distractions fav©*i4es de la Souveraine.
On créa des viviers, on dressa des jets d'eaux, o» forma
des grottes avec des> easeades, des fontainesr avec des sta-
tues* ; on installa tout un potager avec des serres-,, on ût dès ber-
ceaux, des- bosquets, des parterres de nvosaïquesy des « c»bi^-
nets*)) pour aller prendre, le frais, pour goûter, lire, entendre
delà musiq,ueet le Parc du palais de Bruxelles devint une
des curiosités de la ville, Tobjet de ^admirat^ion de tous' les
étrafl'gers- (1),
Dans le palais il y euit beaucoup à faire aussi pour le rendre
suffisadiiment commode. Le dernier pillage avait détruit quan-
tité d'œuvres d'arts. Les belles tapisseries qui ovnaient la
chapelle du palais avaient été anéanties et les fameuses, ten-
tures tissées, d'or et de soie exécutées pour les du)c»de Bour-
gogne et pour Charles-Quint se trouvaient fort abimées; Oti'
orîit même un. instant avoir perdu les fameuses tapisserie»
dites de a la toison d'or » que Philippe 11 avait fait faire pour
orner la salle des chevaliers de la Toison. On les relrouva^
telles qu'on les avait roulées à la hâte pour les soustraire à la^
(l) Voir historique et description du palais dans Bruxelles à travers les
dges de Louis Hymans. Tome i, chap.. IV.
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BRUXELLES ET LA COUR DES ARCHIDUCS 121
sauvagerie des calvinistes et on les remit à la place qu'elles
occupaient jadis.
Les Archiducs aimaient et estimaient les beaux arts : les
maîtres belges et étrangers eurent place dans la belle collec-
tion qu'ils formèrent. Rubens reçut Tordre de peindre,
pour la galerie d'honneur, un immense tableau : le triomphe
de la Religion. Tous les appartements étaient meublés avec
cette sobre magnificence et cette richesse distinguée de
style qui caractérise les meubles de cette époque. On aimait
alors surtout la belle ordonnance, une régularité froide d'ar-
rangement intérieur qui n'excluait pas la richesse : vastes
fauteuils sculptés recouverts de velours à crépines d'or,
tables massives aux pieds tournés, cabinets italiens incrustés
de pierres fines, étagères de buffets chargés d'argenterie ou
de verrerie précieuse, tout cela rangé avec méthode et régu-
larité, formait un cadre d'un beau coloris aux riches cos-
tumes et à la gravité d'allure des personnages du temps.
Les appartements particuliers d'Albert et d'Isabelle n'é-
taient pas les moins somptueux. Un inventaire mentionne
les toiles d'or et les velours brodés d*op qui recouvraient
les murs de la chambre et des salons d'Albert et l'étoffe des
tentures de la chambre à coucher d'Isabelle : un satin blanc
brodé de « pots de fleurs au naturel » (1).
On variait les tentures de lits selon les circonstances, la
saison, la fantaisie. Cet usage venait de l'habitude de re-
cevoir au lit, si fréquente, souvent même obligatoire.
Au Palais on avait des lits de velours brodés d'or avec cou-
vertures pareilles, lits de soie blanche, lits à l'espagnole, lits
pour l'été en Indienne brodée de soie ou en <( Indienne ap-
pliquée de taffetas rose avec des crevés de taffetas jaune »
ou même en « Indienne appliquée de velours rouge brodé
d'or et d'argent », Pour les jours de. deuil, lit de drap noir (2).
Sur les tables, des tapis de Perse, plusieurs rebrodés d'or
ou d'argent ou bien des tapis de cuir gaufré.
Dans les appartements particuliers des Archiducs beau-
coup de bibelots : tables, guéridons, étagères, armoires à
(1) Bruxelles à travers les âges, déjà cité.
(2) Inventaire du palais de Bruxelles, archives duroy : Registres 1196 et 1197.
E. F. - X. - 9.
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îias BRUXELLES £T LA COUR DES ARGHBHK»
AaettreieBaxichi^es, écritoires etc., puis les petits portraits ée
famille, en métal, en cire, en émail, objets pieux, «tartuette»
d'or ou d'argent enrichies de pierreries, chapelets précieux^
conques mafrines ^montées en or, tablettes, calendriers *fm
émail, nef d'argent à trois hunes assise sur deux eirènes,
tasses de cristal bordées d'or^ agathes ntontées en or, enrî-
'ohies de pierreries, saint Georges en or incrusté de dia<mants,
'boitelettes pour bdjoux, poudres, fards, en or, argent, ol^et*i
de travail et objets pour écrire, porte-feuiUes à ferniaii^s
.riches, cachets armoiries, tout cela en or, en argent. Et la
niche de la vierge .tapissée de riches broderies et de imes
dentelles avec la madone en or, une gloire d'or*, des ch«n-
deliers d'or et des petits vases en pierres fines, en argent ci-
selé et les reliquaires tout d'or, d'argent, de pierreries, les
.agnus Dei montés, entourés de rubis et de perles (1).
Au milieu de ces magnificences se détacfhent, austères et
calmes,^ les personnes augustes d'Albert et d'Isabelle. Ils
sont graves de la gravité acquise par l'éducation espagnole
et autrichienne, par la conscience de leur dignité, par le
poids du pouvoir, si lourd de soucis pour eux. Ils sont
graves aussi parce que la joie leur est inconnue, parce que
depuis qu'ils ont mis le pied sur le sol belge le sentiment
de leur devoir a été leur unique préoccupation. 11 a été le
motif de leur mariage et si l'afFection est venue de l'estime,
en môme temps ils ont goûté l'amertume de l'inutilité de
leurs sacrifices. .Faute d'héritiers, la Belgique retournera au
Roi d'Espagne et le bien qu'ils opéreront, un -fils ne le con-
tinuera pas ; mais les vieux errements du souverain orgueil-
leux qui «'isole dans sa puissance détruiront tout ce qu^ils
auront si péniblement édifiés. Et ils accomplissent leur mé-
tier avec l'abnégaltion courageuse des missionnaires.
Au^si tous les portraits que la postéorité .a gardés d'Afbert
•et d'Jsabelle repréeentent an couple pensif et sérieux. Us ne
sont pas beaux peut-être-, ayaat encore tous deux la lèvre
JiTop autrichienne, mais combien attachants et sympathiques :
Que ces deux tètes royales peintes par Corneille de Vos «ont
(1) Inventaire divers du mobilier du paiaifi. Apohi¥eB flu poyHume. Nu-
ménoB 1196 et lia/.
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BRUXELLES ET LK COUR DES ARCHIDUCS 123
d'attrait mélancolique ? (1) Tous deux ont dans le regard
la profondeur mystique des résignés et des croyants. La
physionomie d'Albert est énergique et sereine ; celle d'Isa-
belle plus douce a Texpression sérieuse de la femme désa-
busée des vanités de la vie, mais qui en supporte noblement
les charges. Les portraits de Rubens(2) ont une allure plus
brillante et plus fière. Un pâle sourire se dessine sur la lèvre
d'Isabelle, ses yeux s'animent comme si elle écoutait les ac-
clamations populaires, mais chez elle comme dans l'expres-
sion ouverte et forte du visage d'Albert on sent la plaie
latente et douloureuse supportée avec le fier courage chré-
tien.
Cette union commencée par la politique a été la plus parfaite
union de deux âmes. Sous des dehors un peu froids Isabelle
cache un cœur ardent et fidèle et Albert aime sa femme
avec d'autant plus de force qu'elle est son unique affection.
Ils sont vraiment unis de cœur et d'esprit et telle est cette
parfait^e union de tout leur être que leur gouvernement est
l'émanation simultanée de tous les deux ; le peuple ne les sépare
pas. Il dit: les Archiducs ont ordonné, les Archiducs ont fait,
ont dit, comme s'il était impossible que l'un dise ou fasse
acte quelconque sans l'autre.
Autour d'eux s'est formée une cour animée et brillante. Sans
être mondaine dans le sens frivole du mot, la vie y est variée.
A Tervueren et à Mariemont les chasses, les jeux de bagues,
à Bruxelles les réceptions plus solennelles mais fréquentes,
les fêtes pastorales et aussi les joutes car le palais possède une
courspéciale pour ces nobles jeux. Pas de banquets, l'étiquette
espagnole ne permet pas à un souverain de dîner avec des
inférieurs ; pas de bals, là aussi Tétiquette espagnole est con-
forme aux sentiments des Archiducs.
Mais ils ne sont pas sévères au point de se désintéresser
des plaisirs qu'on peut prendre autour d'eux. Ils aiment que
la noblesse s'amuse, donne des fêtes, des repas, des bals.
Ils assistent volontiers aux courses en traîneaux qui sont très à
la mode, à toute réunion que peut se permettre leur dignité.
(t) Collection du Comte de Mérode Westerloo.
(2) Musée de Bruxelles.
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124 BRUXELLES ET LA COUR DES ARCHIDUCS
Le grand plaisir d'Isabelle, c'est de donner. Elle ne laisse
passer aucune occasion d'offrir des cadeaux.
Il y a les cadeaux officiels aux ambassadeurs, il y a les
cadeaux aux dames pour la Saint-Nicolas, à Pâques, à la foire
aux verres. Il y a les cadeaux de bienvenue et de départ et
tous ces présents sont offerts avec une délicatesse, un souci
de plaire qui doublent le mérite.
Les réceptions à la Cour sont toujours empreintes d'une
grande solennité. Quand un ambassadeur étranger arrive,
un des plus grands personnages du palais est envoyé fort
loin à sa rencontre, Thébergeant jusqu'à ce qu'il soit admis en
audience publique où il doit faire un beau discours (1).
Pour la noblesse il y a des jours de réception destinés sur-
tout à la noblesse de province et c'est un vif plaisir pour des
courtisans d'intimider les novices dans Tart de se mouvoir
sans maladresse et selon l'étiquette, sousles yeux moqueurs
de toute la Cour. De là parfois de petites scènes amusantes,
témoin cette dame citée par la Gazetts de France qui vient
de province et doit être présentée en audience publique.
Comme elle est petite, elle ne trouve rien de mieux pour se
hausser que de mettre de hauts patins (2). Elle arrive fort
gracieusement au pied du trône, elle débite son compliment
sans gaucherie mais, lorsqu'il faut faire les trois révérences,
les patins s'échappent des pieds et voilà la dame subitement
raccourcie . Avec un grand sang-froid elle ramasse prestement
les malencontreux' objets et s'en va pieds-nus à petits pas,
une chaussure dans chaque main, à la grande joie de la cour
entière. ^
L'admission d'une dame d'honneur ou d'une ménine est
une grande cérémonie.
La (iazette de France encore, qui eut en Belgique des re-
porters minutieux, mentionne en détail la réception de la
fille du Comte de Frézîn(3) en qualité de ménine de Tlnfante,
(1) Gazette de France. Voir les trois premières années.
(2) JInd. Le patin est une semelle de bois ayant sous le talon et sou« la
plante du pied une sorte de haute rondelle de bois. On l'attachait à la chaus-
sure surtout lorsqu'on avait à traverser les rues boueuses des villes, géné-
ralement mal entretenues.
(3) Fille de Pierre de Gavre et de Catherine de la Marck.
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BKUXEUES ET LA COUR DES AHGHIDUCS 125
A six heures du soir toute la cour, tous les chevaliers de la
Toison, toute la noblesse est réunie dans la galerie d'honneur
où paraît rinfante qui vient s'asseoir sur un trône élevé placé
sous un dais.
Mademoiselle de Frézin est introduite aussitôt. Parée ma-
gnifiquement, éblouissante de tous les bijoux de la famille
dontonraornée,elleaselon l'étiquette la toque à plumes espa-
gnole. Toute sa famille a été la chercher chez elle, lui formant
une escorte avec ses plus beaux carrosses. La comtesse de
Boussu, tante de la jeune fille, la tient par la main tandis
que tous ses autres parents la suivent en cortège.
Don Emmanuel de Portugal (1), le plus haut personnage
présent après les Archiducs, s'avance pour prendre la main
de la nouvelle ménine que lui abandonne la comtesse de
Boussu et va la conduire à Tlnfante qui lui donne sa main à
baiser quand elle s'agenouille à ses pieds. Puis la comtesse
de Boussu et les dames de la famille viennent à leur tour bai-
ser l'auguste main. Le comte de Frezin ^et ses parents s'ap-
prochent ensuite et s'agenouillent, mais ils n'ont pas la faveur
du baise-main.
Ces relations journalières des souverains est un devoir ré-
ciproque pour ainsi dire avec la noblesse, mais il met celle-
ci dans une situation peu indépendante. Les mariages ne se
peuvent faire sans la permission des Archiducs, voire même ,
du roi d'Espagne. Le roi surtout s'en préoccupe parce qu'il
veut encourager les alliances entre Belges et Espagnols et
Jéfendreles unions avec les Français. La turbulente comtesse
de Berlaymont souleva presque un incident diplomatique en
s'obstinant à vouloir marier sa fille avec un gentilhomme
français. En revanche, l'ingérence extrême des souverains
dans la vie intime de la noblesse les oblige à distribuer une
foule de pensions, de dots, de récompenses. Souvent même,
c'est à la cour que se célèbrent les mariages et les baptêmes,
aux frais des Archiducs.
(1) Le Prince de Portugal, cousin germain de Philippe de Nassau, venait
alors en Belgique pour essayer de faire lever le séquestre mis sur les biens
de Philippe qui venait de mourir et que le roi d'Espagne se refusait à re-
mettre aux Nassau protestants de Hollande.
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126 BRUXELLES ET LA COUR DES ARCHIDUCS
Ce n'est pas un des moindres tracas d'Albert et d'Isabelle
que cette cour nombreuse où affluent les éléments étrangers:
. éléments dangereux pour la politique et qui leur donnent
]nille soucis.
Après la prise de Paris par Henri IV, les ligueurs refluent
en Belgique. Un des plus intraitable s'y installe pour le
reste de ses jours. C'est le duc d'Aumale (l) qui, avec lui,
amène la tète d'une procession ininterrompue de mécontents
français. Ils prendront désormais l'habitude de venir intri-
guer ou maugréer en Belgique. Peq après, le Prince ée
Condé s'y réfugie pour sauver sa femme de la trop vive ad-
miration du roi. Plus tard Marie de Médicis cherche un abri
auprès de Tlnfante, son fils Gaston vient y combiner ses
jnenées compliquées et infécondes. La Princesse Marguerite
Lorraine s'empresse d'y rejoindre son léger époux. Après
elle sa sœur la belle et impérieuse Princesse de Phals-
bourg y vient poursuivre l'inconstant Puylaurens. Et tout
ce grand monde eçt escorté d'une nuée de gentilshommes
turbulente et folle qui possède tous les charmes de Tesprit
français mais aussi tous ses défauts.
Ace flot incessant qui vient de France s'ajoute l'élément es-
pagnol. C'est Don Inigo de Borgia, un des confidents du Roi
que Philippe III impose comme châtelain d'Anvers, c'est le
sombre Vargas, jadis l'âme damnée du duc d^Albe, c'est
Fuentez, Sannazar, Santa Cruz, Gamalièra, Velasco, Ormi-
no, Lerme, c'est enfin le marquis d'Ayetone que Phi-
lippe IV enverra avec la mission secrète de surveiller sa
tante et de poursuivre, malgré elle, la politique oppressive
qu'il veut faire dominer aux Pays-Bas (2). A cette imposante
troupe méridionale il faut encore joindre les nombreux ca-
tholiques anglais qui fuient la persécution et un certain
nombre d'Allemands.
(1) Charles (Je Lorraine, duc d'Auinale, nommé par les Seiïe g^ouvemear
de Paris, fut défait à Arques et à Ivry par Henri IV, condamné à mort par
le Parlement, il fût exécuté en effigie. Il mourut à Bruxelles en 1631.
(2) Registres de U Sainte-Hermandad, Arch. du roy. Etabl. relig. n* 1990.
— Etat de la maison de l'Archiduc Albert, mortnaîre déjà cité. — Corres-
pondance des archiducs^ archives de Simancas. ^ Lettre de Marig^ny à
Gaston d'Orléans, Cabinet historique, ÏX« année. Tome ne, p. 32$.
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HftUXJIIiLRS ET LA^ COUR DES ARCHlffUCS tfi7
Aussi que de iluels dans un temps où, sans cause, ills
étaient iléyx ïvéquenisrl Qu'est-ce donc maintenant que te
heudrt d« Tesprii de clucher est journalier ? Que toutes les
pvébeiiitioQS se déchaiiitent ? Et comme' on ne se contente pas
de »H ballne seult, que lefv secooids se battent uussi^ touâ Les
jours un drame no:r f*au vient ensanglanter les environs de La
ville. L'Ârehiduc fait ce qu il peut pour empéchev ou pour
panic, maie que peut-il ?
Dans ujn duel entre les ducs de Mar»e et de Lerme on
se bfht trois contre trois et tout Le monde est blessé. Un
autre jour le comité de Rochebrune est tué par Saint JVLesg^in.
Don Carlos Colonna, l'un des meilleurs généraux espagnol»
qui ait commandé aux Pays-Bas depuis Spinola, est tué dans
un dAiel avec un. des gentilshommes du Macquis d'Ayetone (1).
Tout le monde m'a po& la £einneté d'un Ricbelieu et ainsi s&
décime la Sieur de la noblesse.
Le cadre où se mouvait tout ce monde brillant est pitto>>
resque. Bruxelles en 1600 est encore une villo d'aspect a«r
tâque gardant tout le cachet du moyen âge, elle n'a qu'une
seule rue pavée qui la traverse dans toute sa longueur et
qu*oa appelle La- Chaussée. Le reste de ses rues sont des
cloaques par la pluie, des amas de poussière par Le beau
temps. C'est encore les rues tortueuses, étroites ici, plus
lapées là où, péle-nuèle, se coudoieat le grandiose hôtel
noble et la< petiite maison basse et sombre du savetier. Il y
H/^ dans la manière dont on bâût encore aloi;s>, une bonhomie
DflH.ve et charmante (|ui laisse uiu chacun planter sa- maison
coesine bon lui: semble, sans sounci d<> Talignemeni. Chacun
se livre à sa fanitaisie pour décorer son habitation et si l'on
ignore le confort on a le sentiment d'une certaine esthétique,
les plus huiniblefv demeures ont letir cachet spédaL Bruxelles
nua pas encore de grandes ru<'s^ droites, de perspeetiives bien
alignées^ mais de tous côtés surgissent des maisons chav-
mambeâSi, des hôtels immenses et soin^^tueux aux pignons
aig^,. aux tours et aux donjons. comme des châteaux^forts.
Voici les hôtels d'Orange et d'Hoogstraeten. Voici l'hôtel
d'Arschot avec ses jolis Balcons et ses fenêtres sculptées,
(1) Gazette de France, voir les trois premières années.
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128 BRUXELLES KT LA COUR DES ARCHIDUCS
l'hôtel de Croy, Thôtel d'Egmont reconstruit en 1548, le bel
hôtel de Granvelle qui ressemble à une villa d'Italie, l'hôtel
tout moderne de Xour et Taxis avec ses magnifiques jardins,
et c'est un luxe de l'époque que ces jardins taillés, plantés,
ajustés avec d'autant plus de symétrie qu'on n'a de symétrie
nulle part ailleurs (1).
Tous ces hôtels sont restés longtemps fermés quand la
noblesse fuyait les gouverneurs espagnols ; maintenant, les
portes s'ouvrent au large pour laisser passer les carrosses,
pour recevoir les invités des bals ou des banquets, et depuis
Cbarles-Quint on n'a plus revu si belles réunions, tant de
beaux noms et tant de fêtes.
L'un des premiers hôtels ouverts a été celui d'Hoogstrae-
ten. C'est là que la princesse de Mansfelt s'est installée, vivant
plutôt de la fortune de ses fils que de la sienne propre car
les biens de son père sont toujours sous séquestre et il lui
faudra faire beaucoup de démarches avant d'obtenir la main-
levée (2).
Ma'is la Princesse de Mansfelt est très fière de ses deux fils
qui sont des cavaliers accomplis et ont une situation brillante
à laquelle, certes, elle a bien contribué. C'est bien à elle que
l'aîné, Alexandre, doit ce titre de duc de Bournonville qu'elle
a obtenu par sa cousine la Reine Louise, et si elle a eu plus de
peine à le faire reconnaître aux Pays-Bas, si, même, malgré
cette reconnaissance, on affecte à la cour de ne l'appeler que
le comte de Hennin, il n'en est pas moins à la tête de la jeu-
nesse brillante et mondaine. Son fils Antoine, moins fort,
moins beau que son aîné, est cependant très aimable cavalier ;
lui, et Alexandre, ils ont le nom et la fortune qui fait les
beaux partis.
Aussi combien sont-ils choyés de tous ceux qui ont filles
ou pupilles à marier ? Mais Alexandre n'est pas pressé et
Antoine est presque fiancé avec Ysabelle de Berlaymont.
Le jeune duc de Bournonville n'en prend pas moins une
part très grande à tout ce qui se passe à la cour* et dans le
(1) Bruxelles à travers les âges déjà cite.
(2) Gazette de France. — Apologie du duc de Bournonville, Archives du
royaume de Belgique. Papiers du Président Roose, Cartulaires et Manus-
crits. 524.
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BBUXELLES ET LiV COUR 4)ËS ARCHIDUGB 129
monde. Tout d'abord il est chambellan et excerce ses fonc-
tions, il a toujours la faveur des Archiducs, cette faveur que
rinfante lui gardera jusqu'à la fin de sa vie, qui est presque,
maternelle (i). Il est parfait courtisan ; il a, de Tltalie, les
grâces séduisantes. Il est bel homme, adroit, fort, élégant et
habile à la course comme à cheval, comme dans le maniement
de la lance des joutes ou de l'épée de combat. Il est gai, aime
le plaisir et le monde et il devient le bout-en-train de toutes les
fêtes, l'organisateur infatigable de carrousels et de tournois,
de bals, de courses, de chasses.
Spinola est à la fois son concurrent et son ami. Nul n'é-
gale la magnificence du marquis de los Balbases. Son train de
maison est princier, il a pour l'époque les raffinements de
luxe qui font l'admiration et Tenvie de ses contemporains.
Ce guerrier, endurci aux plus rudes campagnes, est un pré-
cieux de l'école de Rambouillet. S'il est grand général, diplo-
mate habile, politique éclairé et sage, il est aussi excellent
danseur, causeur spirituel et galant généreux, de cette ga-
lanterie du temps qui est un luxe plutôt qu'une séduction,
qui se montre par des inventions charmantes ou étranges, pour
plaire aux dames au moyen de surprises coûteuses pour les
régaler ou les amuser. Aussi combien lui est utile ce comte de
Hennin toujours prêt à le seconder quand il faut organiser
une fête. Avec lui ilentraîne tout Bruxelles dans un tourbillon.
Arrêtons-nous un instant à cette réception que Spinola offre
à la jolie Princesse de Condé et à sa belle-sœur de Nassau,
c'est un coup d'œil typique sur les mœurs d'antan. (2)
Philippe de Nassau se réinstale à l'hôtel d'Orange, y ra-
menant la jeune femme qu'il vient d'épouser: Eléonore de
Bourbon, fille d'Henri de Condé (3). Le jeune ménage aime
le monde et reçoit la Cour et la ville. On y va par politique
autant que pour fêter la nouvelle mariée. On veut montrer
(1) Apologie et défense.
(2) Les détails de cette fête se trouvent dans Meteren, Hist, des Pays-Bas.
(3) Philippe, fils aîné de Guillaume de Nassau, dit le Taciturne, est ap-
pelé ordinairement le comte de Buren du chef de sa mère, Anne comtesse
de Buren. Elevé à Madrid où il avait été donné en otage, il resta toujours
fidèle catholique, ennemi de la réforme et serviteur de l'Espagne. C'est à
son mariage k Fontainebleau qu'Henri IV commença à admirer la jeune Diane,
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130 B&IJXJ3MlBa WJi l/L COUR DES^ AjaCHliUJGS^
au fils du Taciturne qju^oa» le tieat en haute estime pacce
qu'il est catliolique' et qu'on aime à luvfaîce oublier l'espèce
d'exil où iL res%e ^olonîtaÎTeinjent, loi]i< d'une famille qui par^^
tage si peu ses sentiments.
Ëiéonore de Bourbon apporte avec elle an peu de cette am^-
matioQ fcançaiaeK|ui chavme toue^les BelgeSvElle aime Le uLonde
et sait plaise par sa bonne gi^âce et son amabilité. EUle a
ridée die faise venio de' Paris des tcoupes. de eomédiena et oc-
ganise à l'hôtel de I^iassau des soirées théâtrale» qui ont un
succès d'autant plus grand qu'on n'est pas blasé à Bruxelles
sur le» plaisirs scéniques> Mais combien ces réunions
doublent d'attrait lorsqu'on y voit paraître la belle Charlotte
de Montmorency, qui arrive entourée du nimbe romanesque
de son. enlèvement, de sa fuite, de l'amour de Henri IV (1).
C'est à qui se déclarera son chevalier^ à qui lui offrira la
plus belle fête et Spinola, grand appréciateur de la beauté,
se met au premier rang. Comment ne serait-il pas enflammé
tout de bon, lui si inflammable^ quand Taustère Archiduc
qui ne regarde jamais une femme, s'est oublié, en faisante
la Princesse de Gondé les^hoaneurs de sa galerie jusqu'à lui
dire en lui montrant un poctrait de dame :
— « Autrefois on a tenu ces femmes-là pour belle» mais
à cette heure il ne faut plus parler d'autres beautés que de
la vôtre » (2).
Spinola. veut donc offrir une fête aux Princesses de Nassau
et de Condé, il a choisi pour cette pompe le 6 janvier 1609^
le jour des Rois.
A l'heure fixée, le marquis de Balbases sort de ch«z lui
avec ses plus beaux cacrosses accompagné de Don Luis de
Velasco (3),.du Comte Ottavio (4) et du Comte de Bucquoy (5).
(1) Voir Ilenrards Henri IV et la Princesse de Condé.
(2) Lettres de Malherbe, p. 107.
(3) Général de la cavalerie des Pays-Bas.
(4) Ouavio Visoontij comte de Gamaliera deuxLèine époux, de Claire d'A-
renberg, sœur du duc d'Arschot.
(5) Charles de Longueval, Comte de Bucquoi, avec Spinola, Ib plus vail-
lant défenseur des Pays-Bas. Il venait d'épouser Madeleine de Biglîa, dont
la mère était une Visconti, cousine de Spinola. En ce moment, un puissant
parti italien se trouvait organisé en Belgique sous la protection du nonce
Bentivoglio,
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BftUXBLLBS ET LA COUR DES ARCHIDUCS 13t
I1& ont lous les quatre de riches costumes, dorés et brodés
« avecq des hauts de chausses rondes, des bas de chausses
fort longs, une cape espagnole et un bonnet à pennagè » (1).
La politesse de Tépoque veut que Thôle aille lui-mÔme
quérir ses invités de marque, c'est pourquoi Spinola et ses
amis s'en vont à Thôtel à Nassau y prendre les Princes et
Princesses. ^
Quand les équipages reviennent, la porte se trouve gardée
par vingt arquebusiers en grand costume et trente autres
de même font la haie à l'intérieur du vestibule/
En bas de Tescalier deux élégants gentilshommes sont
chargés par le maître de la maison d'offrir la main aux Prin-
cesses : c'est Do« Rodrigue de Lasso (2), et le duc de Bour-
nonville.
En haut sur le palier, la Princesse de Mansfelt, Mesdames
de Velasco et de Venezey attendent les Princesses et après
les révérences de bienvenue on se dirige vers les salons.
Tout d'abord on traverse une première salle où quatre tables
dressées étalent une profusion de vaisselle d'argent et de
vermeil, des verres taillés ou vénitiens réputés alors pres-
qu'aussi précieux que l'argent. On passe dans une seconde
salle tendue de riches tapisseries et enfin on s'arrête dans
un troisième appartement tendu d'étoffes de soie, avec au
milieu de l'un des murs un dais de même étoffe sous lequel
se placent les princesses. Après quelques instants de con-
versation les portes d'iine quatrième salle s'ouvrent et on
annonce le dîner. Aussitôton donne la main aux dames pour les
conduire à table. Cette salle est toute ornée de tapisseries
tissées d'or. Il y en a quatorze pièces qu'on évalue à vingt-
ci»q mille écus. Des trophées de victoire, formés par les dra-
peaux et les armes conquises par le marquis de Balbases
sont groupés à chaque panneau, alternant avec des giran-
doles aux nombreuses branches.
Un dais abrite les sièges destinés aux Princesses et la
table, luxe inouï, est éclairée par douze chandelles de cire !
(1) Peimage, piumage, plume. C'était une toque avec une plume à la mode
espagnole.
(2) Don Rodrigue de Lasso, Comte d'Ailover, premier majordome de
Leurs Altesses.
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132 BRUXELLES ET LA COUR DES ARCHIDUCS
Un magnifique surtout d'argent en occupe le centre suppor-
tant un service froid orné de bouquets à Titalienne, de ban-
deroles et enseignes forées.
Mais tout le monde ne n'assied pas, car pour être tout à fait
galant et de bon ton, le maître de la maison et les autres
gentilshommes se font un honneur et un devoir de servir les
dames. Seuls les très grands personnages, les ecclésias-
tiques, les vieillards prennent place avec les dames (1).
Sous le dais, voici les Princesses de Gondéet d'Orange. A
côté de la princesse de Gondé le cardinal Bentivoglio, nonce
du Pape, puis la Princesse de Mansfelt, l'Archevêque de
Cambrai, Madame de Venezey, la comtesse de Marie (2), la
vicomtesse d'Ayre (3), le Prince de Ligne (4), mademoiselle de
Marie et deux autres demoiselles de la suite des Princesses.
A côté de la Princesse d'Orange est le Prince de Condé, puis
la Princesse de Ligne, le Prince d'Orange, la marquise de
Roubaix (5), la comtesse de Bassigny (6), madame de Tor-
rès(7), mademoiselle de Ligne, mesdames de Chassey (8) et
d'Hoboken (9). Mademoiselle Ernestine de Ligne (10), Made-
(l) Cet usage est général à cette époque, témoin les tableaux et gravures
représentant des banquets. On peut notamment voir dans : Bt'uxelles à tra-
vers les âges, un repas à T hôtel de la Tour et Taxis.
(2) Dorothée d'Arcnberg, femme de Philippe de Hornes^ comte Marie, et
sœur de la marquise Ottavio Visconti.
(3) Anne de Croy, Solbre, dame de Pamelc, femme de Robert de'St-Omer,
Vicomte d'Ayre.
(4) Lamoral, premier Prince de Ligne, mari de Marie de Melun qui, si
longtemps, se refusa de rendre l'héritage de son frère à ses neveux.
(5) Anne de Rollin, veuve de Robert de Melun, marquis de Roubaix.
(6) Probablement Honorine de VVitthem, femme de Gérard de Hornes,
Comte de Beaucignies.
(7) Femme de Don Geromino Torres, chambellan des Archiducs.
(8) Femme de N. de Chassey, fils de Philippe, d'une famille bourguignonne.
Il était gentilhomme de la Maison de Philippe II.
(9) Françoise Richardot, fille du président, femme de Conrad Schelz, Ba-
ron d'Hoboken.
(10) Ernestine de Ligne fût une des femmes les plus remarquables de son
temps. Elle épousa en 1618, le comte Jean de Nassau-Siegen, récemment
converti au catholicisme. En épousant M^^e de Ligne, Jean de Nassau s«
consacra entièrement au service des Archiducs. Aussi l'Infante, en récom-
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BRUXELLES ET LA COUR DES ARCHIDUCS
133
moiselle deVelasco, trois dames d'honneurs des Princesses
de Condé, d'Orange et de Mansfelt, mademoiselle de Nicolaï
et Don Pedro de Toledo, grand aumônier de la cour.
C'est à Alexandre de Bournonville qu'est confiée la haute
direction du banquet et Don Rodrigue de Lasso est chargé
de l'aider.
Les autres gentilshommes se partagent le service des
dames. Le duc d'Aumale, debout sous le dais entre les deux
princesses, les égaie par son esprit caustique et original.
Don Luis de Velasco et Ottavio Visconti les servent, c'est-à-
dire qu'ils prennent les pl^ts que leur apportent les valets
pour les présenter aux deux reines de la fête ; ils doivent
aussi changer leur assiette et leur offrir des serviettes
propres chaque fois qu'elles ont bu et leur apporter à boire
dans des gobelets d'argent ou de vermeil ; ce dernier acte,
ils le font en se découvrant. Les autres gentilshommes ser-
vants sont les comtes de Bucquoy et de Bruay (1), Don Diego
Mexia (2), le jeune duc Sanseverino Spinola(3), Don Gaston
Spinola (4), Don Francesco d'ivora, Messieurs de Stabroeck,
Basse, Stanque, etc. ^
L'ordonnance du repas se divise en plusieurs services.
Chaque service est annoncé par une sonnerie de trompettes.
Si le menu n'en est pas arrivé jusqu'à nous, au moins men-
tionne-t-on le rôti principal, plat composé de douze perdrix,
quatre faisans, quatre chapons et deux coqs d'Inde.
Le service de la fin, le dessert est composé de toutes
sortes de pièces montées et confitures variées, le tout si bien
orné de banderoUes, de rubans, de drapeaux dorés, devises et
bouquets de fleurs que la table ne forme plus qu'un parterre
ravissant.
pense de ses grands services lui avait donné l'hôtel de Nassau confisqué
(depuis la mort de Philippe de Nassau. La comtesse Jean de Nassau fût une
biepfaitrice insigne de nombreux couvents, et sa vie lût celle d'une vraie sainte.
(Voir Le comte Jean de Nassau-Siegen. Revue des Précis historiques 1886.)
(1) Le comte de Bruay est mentionné par les registres de la confrérie de
Saint-Ildcfonse de Cauberg comme gentilhomme de la clef d'or en 1606.
(2) Egalement gentilhomme de la clef d'or d'après le même registre.
(3) Le duc de Sanseverino, maître de camp et ministre de la Cour.
(4) Don Gaston Spinola, gentilhomme de la clef d'or,
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134 BRUXELLES ET LA COUR DES ARGHIPUCS
Le diiver a duré deux heures et demie et pendanl (^e temps
un orchestre jouait dans le jardin. Après qu'on s'est levé de
table on a mené les dames dans un salon particulier pour les
y laisser reposer. Pendant ce temps on préparait le bal. Il fut
ouvert par le marquis Spinola et la Princesse de Gondé, le
Prince de Condé et Madame de Velasco, Monsieur de Velasco
et la Princesse d'Orange. On y danse avec an tel entrain que
les dames se plaignent d'avoir trop chaud. Aussitôt Spinola,
le plus galamment du monde, fait casser les verrières a coup
de bâton, moyen assez radical qui semble indiquer que le
système d'installation des fenêtres était encore dans Tenfance
de Tart.
A minuit, vingt-cinq pages entrent en portant des bassins
d'argent pleins de confitures sèches et, enfin, à deux heures
dujaaatin les invités se séparent fort contents d'une telle
réception.
Si cette description est longue, elle nous a permis de pé-
nétrer un instant dans les mœurs mondaines d'une époque
déjà éloignée et, sous ce rapport, elle est intéressante.
D'aussi belles fêtes ne se donnaient pas tous les jours et
puis, d'ailleurs, les intrigues delà politique allaient brouiller
ce monde aimable et élégant. Henri IV se désespérait pi-
toyablement de l'absence de sa belle cousine, employant,
pour la faire revenir, les moyens les plus divers, tantôt fai-
sant agir les parents de Charlotte, tantôt les rois, les ambas-
sadeurs, le clergé. 11 avait envoyé le marquis de Cœuvres,
Annibal d'Estrée avec une mission ouverte pour les archi-
ducs, mais avec ordre, en secret, d'enlever la Princesse de
Condé. On découvrit le complot au moment de l'exécution.
Condé, affolé, demande de l'aide. Les gildes accourent pour
le défendre car la jolie personne a enflammé tous les
Bruxellois, Le peuple se fâche, se figure qu'on veut tuer la
Princesse et peu s'en faut que le marquis de Cœuvres ne
soit écharpé.
Après cette alerte, on se méfia de la coquetterie de la belle
Charlotte, les Archiducs la font chercher à Thôtel de Nassau
et lui assignent désormais leur palais comme résidence.
Ce changement de domicila eut lieu en grande pempe et
Condé qui se figurait toujours qu'on voulait l'assassiner.
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BRUXELLES ET LA COUR DES ARCHIDUCS 135
tranquille désormais pour sa femme, sortit précipitamment
des Pays-Bas (1).
C'était la fin de tant agréables réunions, car la trop
aimable Cohdé était assez sévèrement tenue au palais.
Philippe de Nassau, «qui voulait être À l'écart dee démêlés de
son beau-frère, partit pour Breda avec sa femme, et Spinola
recommença de s'occuper à la guerre.
Comtesse Marie de Villermont.
T, 0,
(1) y OIT Henri IV et la Princesse de Condé, par le général Henrard.
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UN THAUMATURGE AU XVIP SIÈCLE
Le Père MARC d'AVIANO
Etude de mœurs religieuses
Quand on étudie la vie des saints du XVII® siècle les plus
connus du public français, il est impossible de n'être pas
frappé de Tabsence presque complète des manifestations sur-
naturelles, qui d'ordinaire auréolejit ces sortes de récits. Les
biographes de saint Vincent de Paul sont d'accord pour re-
connaître qu'il n'a point fait de miracles ; les deux ou trois
prodiges attribués à saint François de Sales et à sainte Jeanne
Françoise de Chantai ne dépassent pas l'ordre des plus vul-
gaires, de ceux dont les annales du pain de saint Antoine
nous racontent tous les jours les détails. L'unique miracle de
saint Jean Berchmans, aiment à dire les fils de saint Ignace,
fut sa parfaite et constante observation de sa règle. Les vies
des saints Pierre Fourrier et Jean-Baptiste de la Salle, des
vénérables Jean Eudes et Jacques Olier suscitent les mêmes
réflexions.
Est-ce à dire que la main sensible de la Providence se fut
retirée pour un temps de son Eglise ? Ou bien est-ce que,
au souffle du protestantisme, du jansénisme, du gallicanisme
envahissants, la foi s'était refroidie, au point d'allanguir
cette confiance audacieuse, importune qui seule arrache du
cœur de Dieu ses dons les plus rares ? La plainte que Racine
dans Athalie met sur les lèvres d'Abner, n'était-elle pas un
écho de celle qu'il avait dû entendre bien souvent autour de
lui s'échappant des cœurs restés fidèles : Dieu même, disent-
ils, s'est retiré de nous
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UN THAUMATURGE AU XVII* SIECLE 187
On ne voit plus pour nous ses redoutables mains
De merveilles sans nombre efifrayer les humains.
L'arche sainte est muette et ne rend plus d'oracles.
Nous croyons qu'il n'en est rien. Si le miracle n'apparaît
point dans ces saints les plus populaires en France, ce n'est
pas qu'il n'existât point à cette époque ; ce n'est pas non
plus que légende du merveilleux, comme dirait la critique
moderne, n'ait pas eu le temps de se former autour de ces
figures trop modernes. Quiconque voudra se donner la peine
de pénétrer tant soit peu cette période belle et féconde entre
toutes, l'y découvrira aussi fréquent qu'à aucune autre
époque. La réponse de Joab à Abner reste vraie :
Et quel temps fut jamais si fertile en miracles ?
Quand Dieu par plus d'effets montra-t-il son pouvoir?
Âuras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir
Peuple ingrat?
Les thaumaturges furent nombreux au XVII® siècle, plus
nombreux peut-être qu'en aucun âge. Nous pourrions citer
rien que dans l'ordre de Saint-François un grand nombre de
noms. C'est d'abord François Solano appelé le thaumaturge
du Nouveau Monde et l'apôtre des Indes occidentales, puis
Joseph de Copertino,le célèbre extatique, les saints Séraphin
de Montegrenaro, Laurent de Brindes, Joseph de Léonisse ;
les bienheureux Bernard de Corléon et Bernard d'Offide,
et enfin le célèbre Marc d'Aviano. Ils remplirent le siècle
et le monde entier de leurs miracles. Et ils n'étaient pas
les seuls, on en trouve aussi dans les autres ordres reli-
gieux, dans le clergé séculier et parmi les laïcs. Les thau-
maturges n'étaient donc pas rares. Mais ils ont été peu étu-
diés, et surtout ils n'ont point vécu en France et le public
français les ignore.
Nous ne voulons pas faire une étude sur les thaumaturges
en général, au XVIP siècle^ nous voulons simplement repré-
senter, d'après des documents contemporains, le passage de
l'un d'entre eux au milieu des populations encore si croyantes
du grand siècle. Nous trouverons là un spectacle réconfor-
tant pour la foi et aussi une curieuse peinture des mœurs
E.-F. — X. — li.
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138 UN THAUMATURGE AU XVII- SIÈCLE
religieuses de l'époque. C'est même à ce dernier point de
vue tout spécialement que nous avons entrepris ce travail.
Notre tâche du reste sera facile. Nous avons choisi pour hé-
ros un capucin autrefois célèbre et depuis bien oublié, le
P. Marc d'Aviano. Durant de longues années il répandit le
miracle à travers TEurope, comme une pluie de miséricorde
et de résurrection. Nous Tétudierons dans Tune de ses courses
apostolique^, dans son voyage aux Pays-Bas espagnols.
11 est inutile de décrire le milieu politique où va se mou-
voir le grand serviteur de Dieu ; les politiques s'occuperont
de lui, mais lui ne s'occupera point ici de politique ; nous
voulons simplement montrer tous les regards tournés vers
lui. Tels on voit de temps en temps au milieu d'une nuit
claire ces brillants météores que les savants appellent des
bolides répandre un instant dans le ciel une clarté insolite ;
ils attirent tous les yeux, et forcent toutes les gazettes,
toutes les revues à parler du sillon de feu qu'ils ont tracé
dans les airs. Mais dans ces regards tournés vers le même
objet quelle variété d'expression, d'attitude, de réflexions,
depuis le savant qui prétend connaître tous les secrets des
cieux, jusqu'au vulgaire ignorant, jusqu'au sauvage supers-
titieux ! Plus variée encore nous apparaîtra l'attitude des
hommes en face du thaumaturge.
Nous avons, pour nous guider dans l'esquisse de notre
tableau, trois sources d'informations, datant de l'époque
môme et écrites sous l'impression des événements.
La première est une lettre d'une religieuse de l'Abbaye
d'Estrun près d'Arras adressée à une de ses sœurs pour
l'entretenir de ce qui faisait l'objet de toutes les conversa-
tions dans sa ville.
La seconde est formée d'uiu ensemble de pièces puisées
aux Archives du Ministère de la Guerre à Pari». Nous ver-
rons en son lieu comment elles ont pu se rencontrer en un
tel endroit. Enfin la troisième écrite de Paris quelques jours
seulement après les événements est conservée aux archives
de Troye».
!
Nous citerons d'abord le texte de la lettre écrite par la
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UN 'TMAUMlTUaGE AU XVIl* SIÈCLE W^
bonne religieuse. Mieux queil^fts aiitfies pièceçi elle donne
une v»e d'ensemble sur le caractère de ces sortes de mani-
festations. On y eirtendra un écho de ce qui se disait «et
racontait^ toHchant ce (bon Père^dans lemoade de la dévia-
tion, età cette époque œ monde comprenait la presque tote-
lité de la population suTtout .e«a province, ijie récit que Ton-
vîa lire a couru de bouche eti bouche dan€ toutes l^js viUee et
tes villages du nord et de l>est de la France et dans toute
rAIleniagi>e catholique. Les pieusses dévotes se le direat
d abord en confidence et dans le mystère, à la porte de
l'église , à la sortie de la messe matinale ; de là chacune
l'emportait soit dans son quartier à la ville, soit dans son
hameau à la campagne et l-heureuse messagère ne se lassait
pas de répéter vingt et cent fois- les Biém«s détails à des per-
sonnes qui ne se lassaient pas de les entendre et qui devaient
les redire à leur tour.
Ce n'est pas le récit purement po^pulaire, riche de détails
et de circonstances morveilîeuses, c'est un récit feit pour des
pei^soanes dévotes. Il contient de la vie et des Hiiracles
extraordinaires du thaumaturge juste ee qui est nécessaire
pour exciter la confiance envers lui, le reste expose les pra-
tiques à remplir afin de participer aux bénédiotions que le
bon Pare distribuait si largement à ses dévots. Un trait
montre le caractère vraiment pratique de cette lettre eu égard
aux sentiments qui régnaient alors,<c'<est qu'elle trouva im-
iikédiateiAent un éditeur, et elle devint un des.cnanueis, un
des formulaires de la dévotion à cette époque.
Nous idouBerottS cette lettre telle qu'elle a iété écrite et
impHmée, avetc ses ianfierfioctions de langage et ses leuites'
d'orthogmplie. C'est ie peuple <fue nous .voulons entendre,
noasir«aitendroi]B6 danssdi languM».
(H II ^aXtmvp&^eje oommenee Thiistoire cpse je tous <ay promise.
•Vfms sçaureztâoQc, mtftrès-ckère'sioeYn*v^«e c'e^ld'im bon véligienx, ou
fKfor miteux dire, nin tmnhettreox oacpacitiqal esfiée 'Venige,'î4 fait de
•si'gvanés'pnoiAi^es, 'et 4e si gruids mraek%,<«fa'il '^ette «de'l^émnme-
ment dans les plus grands B^prîs.IleomfRettça à'fiire Aes^lvracles
dès ltâge<de hïrftaiîs,'il'it''eii a à présent que quarame-îrcttf «au phis, et a
encore «on père et'sa.mère. Il ya environ cinq ans qu'il éta4t en prison
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140 UN THAUMATURGE AU XVII* SIÈCLE
à Rome, le tretant de Magicien pour les grands Miracles qu'il opérait :
et étant dans le cachot, il demanda une chandelle, on lui refusa. Il y
eut pourtant quelque bonne Ame, qui par charité lui en porta une en
cachette, à laquelle il donna aussitôt sa Bénédiction; et depuis ce temps
là, elle lui sert. Nôtre s. Perre le Pape en ayant entendu dire
• quelque chose, l'en a fait sortir, pour parottre devant Sa Sainteté la-
quelle après ravoir examiné très-soigneusement, n'a reconnu dans tous
ses mœurs qu'une vie très pure et parfaite On a fait des informations
par toutes les maisons où il a demeuré, dont on a rendu témoignage
d'une vie extraordinaire. Estant novice il guérit son provincial d'une
maladie mortelle par son seul attouchement. Le pape, étant donc bien
informé, donna à ce bon religieux sa bénédiction. Il lui dit de laisser
donner le cours aux grâces que Notre Seigneur voulait départir par son
moyen à son Peuple, et lui donna ordre pour cela d'aller par toutes les
villes et provinces où il seroit envoyé. Il a donc passé dans les lieux
innombrables, faisant des prodiges incompréhensibles par sa seule
Bénédiction, les Exemples particuliers qui se trouvent seraient à Tin-
fini. C'est donc tout vous dire", que les aveugles voyent, les boiteux
marchent droit, les sourds entendent, les muets parlent à la seule Bé-
nédiction du saint, Homme : Et qui plus est, elle opère les mêmes mer-
veilles étent à cens lieues de lui, pourvu qu'on ait la Foy, et qu'étant
bien confessée, avec une vrays douleur de ses péchez et repue de la
sacrée communion, on se joint aux fidèles dans le tems qu'il la donne ;
sçavoir, les jours de saint Laurans, de saint Pierre de saint Jean, de
l'Assomption de la sainte Vierge, de sa Nativité, et de saint Michel,
depuis onze heures du matin jusqu'à douze. On : dit cinq Pater et cinq
Afe, en l'honneur des cinq Playes de Jésus-Christ, et trois Pater et
trois Af^e en l'honneur de l'Immaculée Conception de la très sainte
' Vierge. Le jour de saint Pierre, il fit un miracle dans notre ville d'Arras:
une petite pensionnaire étant tellement hideuse et contrefaite qu'elle
faisoit peur à voir étant au milieu de sa neuvaine le jour de saint Pierre,
à l'heur qu'il donna sa bénédiction, cette petite fille étant en prière,
elle sentit de si grandes douleurs dans tous ses membres, qu'on eut
dit qu'on la dechiroit de toutes parts ; cependant, sa prière finie, elle se
leva droite, marchant fort bien toute seule ne lui restant qu' ne peu
de faiblesse ; le saint homme étant pour lors h Bruxelles, on le va trouver
de toutes parts pour recevoir sa bénédiction.
« Nous avons son portrait, on dit qu'il passe les jours et les nuits à
pleurer les péchés du peuple ; il ne dort qu'une heure en vingt quatre,
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UN THAUMATURGE AU XVII« SIÈCLE 141
et ne mange jamais de viande, sa nourriture n'étant que très peu de
chose. Il a une sœur capucine qui vit comme lui. Nous espérons fort
qu'il viendra en Flandres et en France. On dit que le Roy l'a demandé
au Pape, qu'il vienne ou qt'il ne vienne pas, puisque sa Bénédiction a
la même vertu de loin que de près lorsqu'on a la foy, prions Dieu
fortement pour l'obtenir, afin que par les mérites de ce bon serviteur
de Jésus-Christ nous obtenions nos besoins particuliers. Je commen-
ceray, s'il plaît à Dieu, une neuvaine le deuxième aoust, pour finir le
jour de S. Laurent et ne manquerai pas de me trouver à onze heures à
l'Eglise. Il n'est pas nécessaire d'y être l'heure entière, le jour d'y être
le temps de cinq Pater, et de cinq Ai^e, à l'honneur de Jésus crucifié et
les trois Pater et les trois Ave à l'honneur de l'Immaculée Conception
de la très sainteViERGE,ilfaut réciter le tout avec piété et avec foi, pour
moi j'y ay grande confiance. Je vous envoyé l'acte de contrition qu'il a
composé, il le faut dire aussi neuf jours.
« Pensez donc quon ouvrira à celuf/ qui frappe avec persévérance . »
Nous donnerons plus loin la formule de l'acte de contrition,
en exposant les critiques dont elle fut l'objet dans un certain
milieu.
Nous allons entrer maintenant dans un monde tout difTé-
rent, le monde de la politique. A aucune époque la politique
n'a voulu rester étrangère aux mouvements religieux ; la
foi est un des plus grands moteurs, qui mettent en jeu les
passions humaines, aussi ceux qui ont mission de diriger les
peuples se sont-ils toujours préoccupés de ses manifesta-
tions. Au XVII® siècle les gouvernements affectaient vis-à-vis
de la religion deux attitudes tout à fait différentes : les uns,
suivant les traditions du moyen-âge, se faisaient un devoir
de respecter la mission de l'Eglise et parfois ne craignaient
pas d'orienter leur politique selon ses exigences ; les autres,
imbus des principes nouveaux d'émancipation, qui avaient
fait explosion avec le protestantisme, voyaient avec défiance
toute autorité distincte et indépendante de la leur, et préten-
daient subordonner la religion aux intérêts de l'Etat. Ces
* deux attitudes vont se faire sentir en face du P. Marc d'Avia-
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U2 UN TilAUMATURGB AU XVU*' SmCUEL
no : l'E«pagne ipeprésemter»' la premièpe, la. Fraaice depuifv
longtemps déjà affed-ionnait la seconde;
Nou& a-vions al'ors dans: les Pays-Bas^uo agent du^n(>m de
Woerden. Il était chargé avec Le PeHetier de repméseiiter la
France aux conférences de Couplrayqui devaient se tenir
incessamment pour régler une question de frontières avec
FEspagne. Tout dé\^oué à son pays, il savait faire preuve
d'habileté et de ruse au besoin, quand il s'agissait de faire
triompher les intérêts de sa patrie. En agent fidèle il tient
son gouvernement au courant de tout ce qui se dit, de tout
ce qni se fait sur Içs terres des Espagnols. Les manifesta lions
qui se produisirent lors du passage du P. Marc eurent le don
de l'intéresser tout spécialement. Aussi ses lettres à son
gouvernement sont-elles pleines du récit des merveilles opé-
rées pai* le thaumaturge. Il les suit et les relate avec non
moins d'intérêt qu'il n'en met à décrire les faits et gestes
politiques dès Espagnols et à raconter les démarches aux-
quelles il se livre poujr assurer le succès des Conférences.
Dans son enthousiasme, j'allais dire sa naïveté, il semble
croire que son admiration sera partagée à Paris^. Peut-être
avait-il été informé des dispositions bienveillantes en ferveur
du P. Mafc qu'on prêtait à Louvois, comme on le verra dans
la suite? peut-être encore ignorait-il l'attitude de Louis XIV
vis-à-vis du célèbre capucin. A la cour de France en effet on
IVvait pris pour un émissaire du pape ; or aux environs de
1682 le pape, plu& encore que les Espagnols, était l'énnermi
dangereux, dont il fallait réprimer les empiétements. Aussi
sans égards pour la' dauphine, qui le mandait près d'elle,
sans tenir compte des lettres d'obédience, que lui avait re-
mises le Souverain Pontife lui-même, sans se soucier des
désirs du peuple, qui l'attendait avec impatience, se pressait
partout- sur son passage, lui avait fait déjà à Lyen un cortè-ge
de plu&de deux cent mille personnes, et lui préparait à Patis
un: srccueil plus sympathique encore, ou plutôt en rais<)n
même de ces manifestations qui lui pa^raissaient, non sans
vraisemblance, dirigées contre son attitude » l'égard de
Rome, Louis XIV l'avait fait appréhender comme un homme
dangereux, et chassé hors de son royauTne. Les- émissaires
l'avaient rencontté non loin de la capitale, et' après l'avoir
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UN TBAUMATURGB AU XVII* SIÈCLE 148
chargé de liens comme un malfaiteur de la pire espèce,
l'avaient jeté dan« un<» mauvaise charrette ; là étendu sur de
la paille, il avait été conduit dans le plus grand secret jusqu'à
la frontière de la Belgique.
L'accueil qu'il trouva en ce pays auprès des autorités
comme auprès du peuple fut pour Marc d'Aviano une large
compensation. Au reste cette déconvenue n'avait fait qu'avan-
cer son arrivée sur la terre des Espagnols. Car il se propo-
sait après son passage à Paris de revenir par les Pays-Bas.
Le prince de Parme, alors gouverneur, l'y avait mandé ; et
le prince d'Aremberg, gouverneur de Hainaut, gravement
malade, l'attendait avec impatience dans l'espoir d'obtenir sa
guérison grâce à son intercession. La confiance de ce der-
nier ne fut pas déçue. La première lettre de M. de Woerden
contient la nouvelle de sa guérison, ainsi que le récit de la dé-
ception de ceux qui escomptaient sa succession. Voici cette
lettre (1) :
« L'on m'a fait aujourd'hui une relation assez exacte et
comme je ne doute pas véritable de l'état auquel se trouvent
les affaires des Espagnols à Bruxelles et aux Pays-Bas. On
m'a donc dit... que sur le bruit de la mort du duc d'Arem-
bergh faussement répandu et certainement cru à Bruxelles il
y a dix jours le prince de Ligne, le prince de Ghimay, le prince
de Barbançon ont dépesché chacun un gentilhomme pour
aller demander le gouvernement du Haynaut espagnol à
Madrid ; que l'on avait sceu du depuis à Bruxelles que ce
duc qui avait qiwtre maladies mortelles au jugement d,e tous
Les m^d^cias savoir la fleuve continue^ Tétisie^ Thydropisie
et l'atsme, avait esté guéri miraculeusement à ce que l'on
croît par le ministère du capucin Le P. Marc d'Aviano et que
présentement il n'a plus d'enflé ni de fleuve, et qu'il com-
mence à marclmer par la chambre; qu^e ce même père avait
délivré une fille dévote démoniaque connue telle depuis
25dzisà Bruxelles lundy dernier dans l'Ëglise des capucines
(1) Une autre lettre de M. Le Pelletier, datée du 12 juin 1681 et écrite de
Touc«ay,di«ak<iéjà : « On apprend que le duc Daremberg est hors de deifi-
ger et qu'il est guéry miraculeusement par un capucin réputé pour saint.
(Ar^:^. Usi, UimU. de ia Guerre, vol. 662, £o 44.)
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144 UN THAUMATURGE AU XVII* SIECLE
en présence d'un peuple infini ; qu'il avait fait deux miracles
de cette force dans Téglise de Saint-Gudule le lendemain au
sortir d'une prédication d'un quart d'heure qu'il avait faite
en italien ; que tout Bruxelles se répondoit dedans et devant
le couvent des capucins, où l'on a esté obligé de mettre une
garde d'Espagnols naturels pour empescher la foule du
peuple (1) ».
Cette lettre est datée du 20 juin 1681, elle n'est pas signée
mais elle fait partie du rapport ou journal envoyé à Louvois
par ses représentants et commissaires pour les conférences
de Courtray. Or les commissaires étaient l'intendant Le Pel-
letier et M. de Woerden ; ce dernier fournissait et souvent
rédigeait les documents et Le Pelletier les transmettait au
ministre.
Après une telle guérison, le succès de la mission apos-
tolique du Père Marc était assuré ; l'enthousiasme gagna
tous Ifes rangs de la société. Ce fut partout une sorte de
fièvre qui allait jusqu'à faire oublier toutes les autres affaires.
Il est curieux de voir les commissaires espagnols négliger
l'affaire des conférences pour ne plus songer qu'à profiter
du passage du thaumaturge. C'est d'abord l'un d'eux,
M. Christin, qui demande quelques jours de répit afin de
conduire sa femme auprès du serviteur de Dieu. Laissons
parler M. de Woerden :
Du jeudi 26 juin 168 i .
« M. Christin m'est venu trouver à sept heures du matin et
je crus qu'il avait quelque affaire fort importante à me com-
muniquer luy qui pour ne pas troubler son repos et sa. commo-
dité ne sort jamais de chez lui que vers le midy. Il me dit
qu'ayant veu hier au soir une lettre entre les mains de Mon-
sieur le marquis de Wargnie que le précepteur de ses en-
fants lui écrit de Malines touchant les opérations miracu-
leuses du père Marc d'Aviano dont il dit que les niiracles
sont si fréquents que l'on ne saurait jamais les compter et
si spécifiques par la qualité des personnes en faveur des-
quelles il les a opérés que l'on n'en peut douter, il avait ré-
(1; Archives historiques du Ministère delà Guerre, vol. 662, pièce 47.
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UN THAUMATURGE AU XVII« SIÈCLE 145
solu SOUS mon aveu de profiter du temps d'icy à lundy pro-
chain pour se rendre à Gand avec Madame sa iemme affligée
d'un rheumatisme et d^une incommodité continuelle pour
la présenter et sa famille à ce p^e taumaturge qui sera seu-
rement à Gand demain vendredi au soir et qui après avoir
bény le peuple dans les églises les plus considérables de
cette ville donnera la bénédiction générale dimanche pro-
chain à la grand'place du marché au peuple de cette ville
là, et à ceux des villes voisines et de la campagne cjui s'y
rendront dans une affiuence extraordinaire et incroyable. Je
lui dis qu'il était le maistre de faire ce voiage et même de
prendre un temps plus long s'il le souhaitait (1). »
Pendant que les commissaires espagnols étaient tout entiers
au P. Marc et ne songeaient qu'à tirer profit de son pouvoir
surnaturel, nos représentants s'en servaient comme d'un
expédient pour avancer les affaires de leur gouvernement.
A l'occasion de ces conférences la France désirait vivement
voir l'Espagne renoncer à l'usage qu'elle avait maintenu de
garder dans son sceau les signes de son ancienne suzerai-
neté sur la Bourgogne. M. de Woerden avait été chargé de
faire entendre aux représentants du roi catholique les volon-
tés de la France le plus énergiquement possible sans toute-
fois parler officiellement; il devait en outre chercher à recon-
naître quelles instructions ces commissaires avaient reçues
sur ce point de leur gouvernement. Le P. Marc va servir d'en-
trée en matière pour aborder les représentants de l'Espagne,
comme le montre cette lettre de M. de Woerden à M. Pelletier.
Du samedi 28 juin 1681.
« En conséquence de ce que nous avons concerté à Menin
M. l'intendant et moi, j'ay veu hier au soir M. Vaes. Bien
que d'abord l'on m'eut témoigné que par dessus qu'il estoit
mal depuis qu'il avoit pris médecine le matin il étoit extrê-
mement chagrin dans son lit, je répondis au valet qui faisoit
les excuses de son maître que je le pouvois voir de bonne
(1) Ministère delà Guerre, Archives historiques. Vol, 662, pièce 50.
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14ft U5 THAUMJlTnRGB AU ^Vll- HlliiCLfel
amitié^ et que j'avoi» des nouvelIeB si bonnes et si surpre-
nantes à lui dire qu'il en seroit autant édifié que resjouy. En
effet estant introduit à son lit je lui dis qu'à mon retour de
Menin j'avois trouvé un de mes domestiques qui venoit de
Bruxelles et qui par dessus la lettre que m'escrit mon frère
chanoine de Tournay sur la guérison tout à fait miraculeuse
et extraordinaire de la demoiselle de Madame Vaes qui ne
pouvoit presque marcher ayant les genoux extrêmement dé-
biles *'et mal tournés en conséquence de la bénédiction du
P. Capucin taumaturge m'avoit dit d'avoir esté présent à cette
opération miraculeuse et que je l'en venois féliciler. Comme
il estoit accablé d'un mal d'estomach et d'une inquiétude qui
provenoit ou de la fleuve ou d'une agitation extraordinaire
il receut ce discours avec indifférence. Je ne perdis point de
temps pour lui dire que M. l'intendant que je venais de voir
à Menin avait résolu de profiter du temps que M. Christin
avait pris pour aller voir le taumaturge à Gand et qu'il aUoil
à Cambray pour assister à l'élection d'un abbé en ce pays-
là... » (Après ce préambule, il pressa M. Vaes de faire en sorte
que le réprésentant à la conférence de Courtray n'eut pas,
dans son sceau de pouvoir, des signes marquant la suzerai-
neté de TEspagne sur la Bourgogne) (1).
A cette lettre en était jointe une autre dans laquelle M. de
VVoerden s'étend longuement sur les merveilles opérées par
le P. Marc. L'enthousiasme avait fini par le gagner lut-méme,
et s'il ne se décide pas à se rendre en personne auprès du
serviteur de Dieu, du moins il a envoyé vers lui toute sa
maison ; de son côté il s'informe de tout ce qu'on raconte de
lui, et devient son panégyriste convaincu. Sa lettre est un
écho fidèle de la rumeur, qui circulait dans la foule, au sujet
de thaumaturge.
(1) Archives historiques du Ministère de la Guerre. VoL 662, pièce 52,
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UN THAUMATURGE AU XYII* SIECLE U:
M. DE WOERDEN AM. LEPELLETIER
A Courtray le 2 S juin 16S1
Vous verrez par le journal que j'ay Thonneur de vf>U'î? envoyer,
Monsieur, que j'ay mesme on peu forcé les choses pour exécuter à
mon retour de Menin ce dont vous m'aviez chargé à Tégard dr M. Vaes.
J'ay tasché de parler aussy natupellement et aussy clairement que je
l'ay pu (il s'agit du sceau) ; mais franchement il estait dans un meschant ,
estât et cet homme n'est pas encore guéry assurément.
J'ai dépêché l'unique valet qui me restoit.(cap ils sont tous allés voir
le capueiaavec ma famille) à G&od avec une lettre à M. Favier afin
qu'il adveiiiisee M. Ghristiaque vous ne pouvez pa&ètre icy lundy pro-
chain et qu'il peut disposer de son temp&pour la meilleur partie de la
semaine...
Je ne pHisX)hmettre de vous dire qu'hier à mon retour de Menin je
vis vingt trO'iippes de bourgeois depuia la poste jusque ches moy qui eu-
treteAûient que lequuns (quelques-uns) de ceux qui ont esté voir le
capucin thaumaturge : et ai*rivant chez moy je trouvais mon Fédéric qui
est revenu incommodé de Bruxelles et qui m'a conté des merveilles que
ce Père a fait en ce pays4à. Mon frère me mande qu'estant allés prendre
la bénédiction avec M. Vaes M. de Wuoerden et M"^ de Rosendale la
.dehioiselle de la première qui. est aussy sa parente qui faisolt. pitié
lorsqu'elle marchoit. ayant les genoux disloqués, ayant receu la béné-
dictuxn elle a senty un effort dadns les hanches et les genouK qui se sont
tournés avec du bruit et remis dans leur assiette naturelle ayant so<uf*
fert.ah mal ijicroyable pendant quatre heures après quoy elle marche
droit, et; sans aucune peine. Il est vray qu'avant partir dicy elle avait
une foy très vive que Dieu la guériroit par le capucin. Il a chassé le
diable de trois personnes possédées en présence de ces dames entre
autres une béguine qui avait été tourmentée horriblement 28 ans.
M. Vaes ou parla douleur de son mal ou par sa maxime de nil admirari
ou par laloy du jansénisme dont vous le connoissez imbu n'a pas paru
ou persuadé ou sensible au récit de ce miracle dont les plus incré-
dules ne peuvent douter. Il en a faitplusièurs milliers avec une dévotion,
une humilité et une facilité que je ne lis point dans l'histoire sainte.
Un cordonnier qui demeure tout contre ches moy et qui a esté
■ Mït'prèîi) de mourir l'iii ver passé d.unmal.d'esetomaoh.. de ralla et de
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148 UN THAUMATURGE AU XVU- SIÈCLE
tous ses membres, m'a conté à mon retour de Menin que recevant la
bénédiction il sentit quelques heures durant comme des piquures
d'alennes dans le corps après quoy il s'est trouvé sain ; il ne se tient
pas encore de joye. J*ay examiné un marchand qui m'a particularisé
vingt miracles d'aveugles, de paralytiques, de démoniaques, de gens
affligés d'éruptions dont il a guéry plus de cinq cents. Enfin les pro-
diges ne sont pas à nombrer et cependant ils sont à croire (Puis il?
m'a dit qu'arrivant avant hier à Mons (? effacé) il y avait plus de "aô'
(30.000 ?) hommes du pays circonvoisin. Il a donné la bénédiction sur la
place où l'on a veu un fort grand nombre de gens prendre leurs béquilles
en main et louer Dieu et remercier le Père. Enfin tous ceux qui viennent
de là son tellement pénétrés de dévotion et d'estonnement que ceux à
qui j'ay parlé paroissent enthousiamés. Je n'ay pas pu savoir au vray
le temps qu'il sortira de Gand. On croit qu'il en sort aujourd'huy à
deux heures pour aller à Bruges. C'est à ce que j'apprend le lieu où on
le trouvera plus seurement et si madame la princesse d'Espinay y veut
envoyer mademoiselle d'Espinay, il ne faut pas perdre de temps. On
ne croit pas qu'il vienne icy mais M. le marquis de Wargnies l'impor-
tunera p^our cela et a dit en partant d'icy qu'il embrassera ses genoux
et qu'il ne les dessaisira point tant qu'il obtienne sa venue par deçà. On
dit que le motif qu'il a eu de venir à Gand et à Bruges a esté pour con-
fondre les jansénistes qui nient les miracles et les démoniaques. En
vérité, Monsieur, ces relations donnent une sainte frayeur (?) et si vous
les entendiez faire par. tant de témoins irréprochables... (illisible) vous
en seriez aussy surpris que moy. H y a quelque chose d'extraordinaire
en cela et la comète ne m'a tant estonné que ce prodigieux homme.
Pardonnes moy le long entretien sur ce sujet. Il est impossible d'entendre
ce qu'on en dit sans estre touché. Voici deux estampes que mon voisin
m'a donné que je vous envoyé. Je suis, Monsieur, votre très humble et
très obéissant serviteur.
M. DE WOERDBN.
J'oubliais de vous dire que mon frère a trouvé moyen d'estre intro-
duit la nuit près les capucins où il a eu la consolation d'entretenir le
père miraculeux qui ne luy a parlé que de la foy. Il a demandé la guéri-
son de ma sœur qui a esté très mal et qui est (illisible) présentement (1). »
(1) Archives historiques du Ministre delà Guerre, vol. 672, pièce 153.
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UN THAUMATURGE AU XVII' SIÈCLE Uy
En envoyant ces deux lettres à Louvois, M. Le Pelletier a
l'air incertain de Taccueil qu'elles recevront à Paris ; et quoi ,
qu'il paraisse pour son compte aussi convaincu que son col-
lègue, il tient néanmoins à lui laisser toute la responsabilité
de son enthousiasme.
Voici la lettre d'expédition signée de sa main (1).
A Lille 28 Juin i68i.
« Vous verrez par la lettre de M. Woerden qu'il est bien
rempli et bien persuadé des nlerveilles du P. d'Aviano, qu'il
qualifie taumaturge ou faiseur de miracles. 11 part d'ici une
infinité de gens qui vont le chercher à Gand ou à Bï^uges.
J'ai veu une lettre d'un jeune homme de cette ville jqu'on
disait être fort mal depuis près d'un an qui mande de
Bruxelles qu'il est parfaitement guéri.
Le Pelletier. »
Ses inquiétudes du reste paraissent avoir été justifiées,
car voici la note, dont on a accompagné l'insertion de cette
lettre, au dépôt du Ministère de la guerre :
« Récit de prétendus miracles d'un capucin à Gand — Pièce
conservée comme monument des mœurs du temps. »
Le lendemain 29 juin, nouvelle lettre de M. de Woerden à
M.Lepelletier, nouvelle explosion de son enthousiasme pour
le P. Marc (2).
M. de Woerden à M, Lepeletier du 29 Juin 1681*
« Je vous ay tant entretenu du P. d'Aviano que j'en suis
confus et vous devez estre en quelque façon rebuté. Mais
M"® de Larnoy, M'^^'^de Rosendale Laumonden(?) et M. de War-
gnies et vingt autres personnes m'en ont dit tant de choses
nouvelles que j'aurais à faire un volume des miracles et des
opérations extraordinaires et surnaturelles de cet homme de
(1) Archives du Ministère de la Guerre, vol. 662, pièce 53.
(2) Archives du Ministère de la Guerre, vol. 662, pièces 55.
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IBO UN THAUMATURGE AU XVII- SIÈCLE
Dieu. Je n'ay rien lu qui approche sa fay et ses prodiges de-
puis les sièdles des iaipôtres...
M. DE WOERDEN. »
Toutefois ces sentiments ne Tempèchaient pas d'être tout
entier à sa mission. Il n'avait pas oublié les pouvoirs des
commijjsaires d^Espagne ; il lui failait arriver à découvrir
de quel sceau ils étaient marqués. Il fut convenu qu'on en-
verrait un M. Favier, qui a tout l'air déjouer le rôle d'espion,
.vers Malingreau lui-même, possesseur de ce pouvoir, afin de
savoir ce qu'il en était. Le P. Marc d'Aviano va servir encore
de prétexte à l'entrevue. On verra aussi pas cette lettre, com-
ment M. Vaes, accusé de jansénisme par M, de Woerden
parce qu'il avait montré quelque réserve à Tégard du Père
Marc, avait fini par se laisser entraîner à la confiance géné-
rale.
(( Journal de la conférence de Courtray du 29 juin 1681.
Du dimanche 29 juin i'ôSi
« M. Christin se trouvant absenta cause de son voyage de
Gand et M. Yaes tout incommodé qu'il est ayant pris la ré-
solution et la confiance tout d'un coup dese rendre à firu^es
pour se présenter au capucin thaumaturge, nous .mous
sommes trouvés embarrassés M. Favier et moy sur la ma-
nière dont nous pouvions faire quelque descouverte sur le
pouvoir expédié à M. Malengreau. Nous sommes donc
tombés d'accord que M. Favier irait voir de bonne apparente
amitié ce, procureur de. Sa Ma*° catholique. pour lui insinuer
le plus natureUement et le plus fortement qu!il se ^pououHt
ies intenti'OBS'de la cour sans donner à coanoitre qu'il y^ut
aucim artifice ni .préparation, il a veu le dit sieur Malengreau
ohez luiét il l'a trouvé un peu élevé par laboaine chàrexet^par
le couf> gaillard (?) avec le comte. de la Tour ^et quolqu-'autoes.
« Il est entré en matière l'ayant tiré à part et a pris prétexte
de l'entretenir sur ce qui fait aqjourd'huy le si^et de toutes
les conversations des Pays Bas c est4i^dire Jtouchant le
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UN THAUMATURGE AU XVU- SIÈCLE 151
P. Marc d'Aviano, lui demandant si la dévotion ou la curio-
sité ne le porteroit pas à Taller voir à son retour de Bruges à
Gand. Le S. Malengreau lui disant qu'il croioit qu'il n'estoit
plus temps à cause de la réjonction prochaine des commis-
saires, M. Favier lui dit que seurement il pouvait prendre 2,
3 ou 4 jours... Il prit donc le parti de se trouver detnain de
bon matin à Gand pour voir ce Père à son passage.... » (11
aborda ensuite la question du pouvoir et il apprit que le
gouvernement espagnol en avait envoyé plusieurs, dont
Tun ne portant pas ces signes de suzeraineté qui choquaient si
fort la France. Toutefois les commissaires avaient ordre de
ne produire ce dernier qu'à la dernière extrémité.)
La lettre de M. Pelletier écrite de Cambray à M. Louvois
constate le même empressement des commissaires espagnols
autour du P. Marc.
A Cambray i""^ juillet 16Si.
'< M. Christin estoit parti le même jour à porte ouvrante
pour aller trouver le Père Daviano à Gand et M. Vaes avait
pris médecine de sorte qu'il ne luy fut pas possible de le
voir ny d'entrer en matière avec luy.
Le Pelletier. »
Le 6 juillet les conférences n'étaient pas encore commen-
cées. Le P. Marc était toujours la cause de ce retard. Le
jour où devaient commencer les travaux de la commission
était le jour fixé pour la grande bénédiction du P. Marc, les
commissaires d'Espagne voulurent la recevoir avant d'enga-
ger les pourparlers avec les délégués français.
Voici, à ce sujet, le rapport des commissaires du roi à
M. de Louvois :
A Courtray ce 6 juillet iôSI .
Hier à l'arrivée de M. le Peletier nous tesmoignâmes à
MM. les Commissaires d'Espagne que nous estions prêts
d'entrer en conférence à cette heure qu'il leur plairoit. Nous
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152 UN THAUMATURGE AU XVII- SIÈCLE
les pressâmes même de le faire dès ce matin afin de pouvoir
vous rendre compte par le courrier d'aujourd'hui de ce qui
se passeroit dans la conférence ; mais comme c'est le jour
que le Père Daviano doit donner au lieu où il se trouvera une
bénédiction particulière pour la ville de Courtray et pour
tous ceux qui s'y rencontreront et se seront mis en estât
d'en recevoir le fruit ; tout le monde est icy en dévotion et
ces messieurs ont souhaité que nous remissions la confé-
rence à cette après disnée. Ainsy Monseigneur, nous ne pou-
vons vous rendre compte que demain de ce que nous aurons
fait.
(A suivre)
F. HiLAiRE, de Barenton.
0, M. a
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LES LOIS SE DÉCOUVRENT
ET NE SE FONT PAS
J'ai reçu, il y a une quinzaine de jours, un petit livre intitulé :
Droit et lois (délimitation) (1). Cette brochure est une critique
des événements de la politique française actuelle. De nom-
breuses lettres élogieuses ont été adressées à l'auteur. Faut-
îl avouer tout bonnement que je me sens incapable d'en rédi-
ger une pareille ? Pourquoi ? Ce n'est pas facile à dire. On
a toujours peur de publier son jugement personnel, et s'il
est publié, on craint d'avoir été trop tranchant, on redoute
d'avoir fait de la peine à un auteur injustement.
Bref, la brochure dont je viens de citer le titre ne m'a rendu
qu'un seul service, elle m'a fait réfléchir par son frontispice,
elle m'a rappelé qu'il n'y. avait pas de lois contre le droit, et
c'est là, croyons-nous, la critique de philosophie juridique
la plus vive à adresser de nos jours à la législation religieuse
récemment établie en France.
En France, chacun le sait, quand le pouvoir législatif adopte
une loi, voici la manière habituelle dont il procède. Le projet
est d'abord étudié par une commission députée à cet effet
soit pour le compte d'une des deux Chambres, soit pour le
compte du gouvernement, puis présenté aux suffrages des
deux assemblées. La majorité donne à ce projet, — à ce bill
comme on dit en Angleterre — force de loi et le chef de
l'Etat n'a plus qu'à le promulguer pour le rendre obliga-
toire (2). Le procédé parait assez simple. Encore a-t-il besoin
d'explication. Les lois se font-elles, se découvrent-elles ?
voilà la question. Nous allons l'examiner.
{\) Droit et lois (délimitation). Esquisse d'études sur le droit naturel fon-
damental et sur la déclaration des droits, Nouv. édit. avecsupplém. Pari»,
Vaton et Librairie du collège de France, 1903, in-8o .
(2) A. Esmein, Cours Je droit Constitutionnel.
E. F. ^ X. — 11
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ro'k LES LOIS SE DECOUVRENT ET NE SE FONT P^S
Qu'est-qu'une loi ? Une loi, c'est une vérité, une vérité de
Tordre pratique sans dqvitç, (naisufie vérité d'abord et avant
tout. Et qu'est-ce que la vérité ? c'est la parfaite conformité du
sujet connaissant avec l'objet connu. Dans Tordre divin
comme dans Tordre humain, c'est cette conformité qui cons-
titue le vrai ; avec une différepce cependant et fort io^pprtante,
c'e$^ que, s'i} s'agit des idées divines dirigeant soit le mQ|i4e
physique, çpit le monde moral, Js^ vérité se trouve d^ns la
ressemblance des objets s^yçc la conception qu en ai Diçu,
type créçiteur et exemplaire des choses ; tandis que, s'i| s'agit
des idées humaines, il faut placer la vérité d^ns Tacçprd de
noire intelligence avec le monde réej; Dieu ep eflFet oat T^tre
nécessaire, absolu et immanent: l'homme, T-étpe couUpgçnt
, et relatif.
La raison en effet ne crée pas son objet. Parce qu'elle est
finie, elle ne peut faire la vérité, elle i>e peut que la trpuver,
etceladaps Tordre moral aussi bien que dans l'ordre physique.
Mai$ une loi, avoqç-nous dit, c'est une vérité d'ordre pratique
La loi appartient donc à Tordre moral, et par çopséqu^nt si
la raison doit se conformer à son objet pour posséder Içi vé-
rité dans Tordre physique, la même raison doit aussi tenir
compte de la réalité extérieure comme d'une base solide, pour
édifier sa science morale, c'est-à-dire, sa connaissauce des
lois.
D'où cette conclusion : les lois ne se font pas, elles sç dé-
couvrent. La métaphysique npus le prouve d^une msmière
confuse, abstraite et générale, lamproie, d'une figtçonplus dis-
tincte, copcrète et précise.
Une loi c'est une vérité pratique- Plus exactem^t c'est
une décision, une ordonnance raisonnable établiçeuvue du
bien commun, promulguée par Tçiutorité constituée d^ns la
société.
Une loi coucerne donc avaut tout les sujçt^ qui lui *ont
soumis. EUe doit être çn rs^pport ^t eu çonfpifmîté v(W U
nature de ces suj^ta^ E^t comm^ U pf eim(i<^l' MU^i d% U loi,
(|ui en est également la raison d^èlre, esl de ehepcher et de
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L8S LOIS S8 DECOUVRENT BT NE SB FONT PAS î»
procurer le bieo temporel de la soiciét-é, la loi doit être aussi
capable de mener à celte fin et de conduire Tbomme à ce
bonheur. En un mot une loi pour être une loi véritable el
digne de ce nom, doit remplir les conditions exigées par la
nature de Thomme qu'elle dirige comme son su^et, et du
bien qu'elle poursuit comme son but.
Et quelles sont ces conditions^ce moule dont la loi comme
une arçile docile doit recevoir l'empreinte, ce cachet qui
kii donnera la valeur authentique ? Ecartons d'abord, d'un
trait de plume et au passage^ avani de fixer les vraies, écar^
tons les fausses conditions dont la loi n'a que faire. Ces cooi^
ditions reposent ou sur l'autonomie ou sur l'immanence de la
raison, ou sur la volonité générale du peuple. Ce sont les
théories d'Emmanuel Kant etde J.-J. Rousseau. Elles ne sont
pas fondées sur la vérité, comme le prouve l'éthique, et
la vérité, avons-nous* dit, est le premier élément naturel de
la loi. De ce coté donc, la loi ne subit aucun joug, elle est
libre. Ses entraves, les vraies et les seules^ lui viennent
d'ailleurs. Les voici, avec les raisons qui les établissent. C'est
ce qu'on pourrait appeler les lois morales du pouvoir légis^
latif(l).
La loi est établie pour des êtres ukoraux, c'est-i-dire intel-
ligents et libres et par conséquent elle doit être claire et
juste. Nous omettons à dessein l'élément ée possibilité, c'est
plutôt une conditioxk sine qua uat ; décréter l'impossible,
e^est légiférer à vide. Qne la loi soit d'abord claire, veilà sa
première règle» Comment, en effet, wn sujet intelligent peut-
il se conformer à uai ordre qu'il ignore. Une règle douteuse,
e^est une règle vaine ; il lui manque le ressort interne, la
force essentielle, la fecité voulue,, la longueur requise. C'est
un lien trop court pour enchaîner b liberté.
Mais surtout il faut que La loi soit juste : Thomme ne peut
aller à sa fin que par des moyens permis. Pourquoi soxnnies-
^^^ n Tfc_
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156 LES LOIS SE DÉCOUVRENT ET NE SE FONT PAS
chir celles du bien, puisque la société n'a de raison d'être
que par l'individu : l'addition d'unités de même espèce ne
donne jamais, en somme, même une seule unité d'espèce
différente. Donc une loi doit être juste, c'est-à-dire n'or-
donner que l'honnête^ et cela à deux titres, premièrement
parce que la loi doit se conformer à la droite et saine raison,
deuxièmement parce que l'autorité législative n'a pas le droit
de faire excès de pouvoir. En effet — et ce serait là le sujet
d'une très intéressante étude — tout pouvoir central n'a de rai-
son d'être que par la nécessité qu'ont les citoyens de se pro-
curer tel ou tel bien, et par leur impossibilité de se procu-
rer les mêmes biens au moyen de leurs seules initiatives et
facultés individuelles. Autrement dit, la loi doit être juste,
^;, et par en bas, et par en haut ; par en bas, en se conformant
à la nature de la liberté qu'elle restreint en la réglant ; par
en haut en émanant de l'autorité compétente, c'est-à-dire en
s'abstenant de régler ce qui ne regarde pas le bien public,
en ne commandant qu'à des individus qui relèvent de son
organisation.
Et s'il y a des conditions préalables imposées à la loi par
la nature de ses sujets, il est juste d'affirmer que « les lois
se découvrent et ne se font pas », et dans un autre sens, cette ,
proportion est encore vraie, car il existe des limites tracées |
à la loi par la nature de son but. D'abord l'utilité. A quoi I
bon imposer une obligation dont l'accomplissement sera '
M difficile et infructueux ? A quoi bon dépenser de l'énergie ,
en vain ? Le terme du voyage est fixé, la route directe qui y |
conduit est tracée. C'est perdre ses forces et son temps que
I de s'écarter à droite et à gauche. Tout comme i'honnêteté
I^V rend la loi juste, l'utilité la rend nécessaire, et la nécessité
est en raison directe de cette utilité.
Le besoin d'atteindre le bonheur exige que la loi soit utile
?\\ et efficace. L'universalité de ce besoin et de cette nécessité
p pour tous les individus veut que cette loi soit constante et
générale. On ne fait pas de loi pour une minorité ; et si, par ail-
leurs, le nombre des lois et le nombre des individus qui
composent une société sont indépendants l'un de l'autre,
si le nombre des lois varie avec le degré de nécessité du bien-
être social à obtenir, cependant toute loi doit être profitable
k
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LES LOIS SE DECOUVRENT ET NE SE FONT PAS 157
à tous, et si une loi vise spécialement une classe à part,
pour être bonne elle est obligée de ne pas nuire aux autres.
La loi de 1898 sur l'assurance ouvrière pèche de ce côté :
utile aux ouvriers célibataires et aux ouvriers étrangers, elle
bat en brèche les avantages des petits patrons et des ou-
vriers pères de famille.
Clarté, honnêteté, efficacité, universalité, voilà donc les
traits généraux qui distinguent la véritable physionomie de
la loi ; voilà l'idéal qu'elle est tenue de réaliser sous peine
de n'être qu'un instrument de discorde, une hache à deux
tranchants.
Faut-il s'attarder maintenant à une objection spécieuse ?
La loi, nous dit-on, change, elle est susceptible d'augmenta-
tion, de diminution, elle varie selon le temps et les pays,
ce On ne voit presque rien de juste ou d'injuste qui ne change
de qualité en changeant de climat ; trois degrés d'élévation
du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide
de la vérité... Les lois fondamentales changent, le droit a
ses époques. Plaisante justice qu'une rivière ou une mon-
tagne borne ! vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà (1) ».
Celui qui a formulé de la sorte cette objection oublia
le philosophe profond qu'il est d'ordinaire pour se mon-
trer bel esprit. La loi ne repose pas sur l'arbitraire, mais
sur l'honnête et sur Tutile. S'il y a dans Thomme des
parties plus ou moins utiles ; si, par exemple, il est plus
nécessaire pour vivre de conserver sa tête que son bras
ou sa main, il y a également, dans la loi fondée sur la na-
ture humaine, un double caractère : l'honnêteté et la con-
venance, celle-là beaucoup plus nécessaire que celle-ci,
celle-ci beaucoup plus variable que celle-là. La convenance
en effet n'est pas l'honnêteté : celle-ci reste la même par-
tout, toujours obligatoire, celle-là varie, demeure sujette au
changement.
— Eh bien! soit, répond-on, la réplique est bonne pour le
cas de la loi naturelle: le vol est défendu, parce qu'il est un
mal. Mais, pour la loi civile, on ne peut en dire autant. Que
d'actions ne sont mauvaises que parce qu'elles sont défen-
(1) Pascal.
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t58 LKS LOIS S£ DÉCOUVRENT tIT N£ Sfi bXKNT PAS
dues : par exemple, ne pas se soumettre à la conscription
est un acte repréhensible uniquement parce que la loi oblige
à payer Fimpôt du sang.
— iVon, répondons : c'est supposer qu'entre les deux lois —
la naturelle et la civile — il y a une cloison étanche, et que
la loi naturelle n'est pas et le fondement et le modèle de la
loi civile. Sans doute, la loi civile a un champ plus vaste laissé
à son initiative ; mais au bord de ce champ elle trouve des
frontières naturelles, le temps^ les circonstances qu'elle ne
crée pas, mais qu'elle trouve : c'est la loi naturelle, ce sont
les conditions de l'existence. Une comparaison : dans l'art, il
y a des règles particulières. Ainsi le beau, c'est la splendeur
du vrai et l'éclat du bien, l'unité dans la variété. Prenez deux
pièces dramatiques : un chef-d'œuvre de Corneille ou de Ra-
cine, un autre de Schakespeare. Dans le classique le beau se
réalise par la règle des trois unités de lieu, de temps et
d'action ; dans le romantique, c'est par l'unité de caractère
surtout. Comment avec deux théories diverses est-on par-
venu à la perfection de l'art ? C'est que la règle particulière,
spéciale à un genre ou un pays, ou à une trempe de génie,
a tenu compte du principe général, supérieur et antécédent.
11 en est ainsi pour la loi civile et la loi naturelle, et le phi-
losophe, l'éthicien peut légitimement affirmer que « les lois
se découvrent et ne se font pas », que les lois sontlimitées au
cercle du droit, et cela est vrai au point de vue métaphysique
puisque la loi est une vérité pratique, au point de vue moral
puisqu'elle a deux limites ou si l'on veut deux guides de
ce côté, l'homme et la destinée de l'homme.
C'est enfin vrai, en partie du moins, dans le monde de la
réalité et des faits contingents. Nous allons l'indiquer briè-
vement pour la loi naturelle et la loi civile, et par là même
faire Tapplication de nos principes^ Nous choisissons à des-
sein deux cas l'un où la loi est vraiment « découverte »,
l'autre où la loi est uniquement « faite ». Dans le premier
cas, nous avons une loi ; dans le second l'ombre d'une loi,
non la réalité.
Tout le monde connaît au moins par ouï dire le nom et les
œuvres de Frédéric Le Play. Or voici quelle fut sa méthode :
le célèbre sociologue part des notions bien entendues de
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LES LOIS BE DECOirVRBNli ET NS SE FONT PAS 159
nature humaine et de prospérité humaine. Puis armé de ces
deux idées conime de deux pics solides, il défonce le roc des
institutions' et des coutumes, ckerche au milieu de ces
masses informes et sans ordre les précieux filons riches du
métaf de la vérité morale. On connaît seb lûerréilleiiees trou-
vaîfles. Les études de Le Play Tont amené à constater pair
expérience que les préceptes publiés au Sinaï et précédem-
ment inculqués au cœur d'Adam, étaient clairs, justes, em^
caces^ universels, les seuls vrais,, les seuls nécessaires. Le
Play avait « découvert » ou mieux retrouvé la loi du dé(?a-
logue.
L^expérience prouve donc que les lois s« découvrent et ne
se font pas. Avec la môme méthode expérimentale, faisons -
la contre-épreuve, en passant dans le domaine civil. >?ous
possédons là* nous autres Français, une terre privilégiée et
sacfée, intangible. Cest la loi scolaire, la loi militaire, la loi
du divorce, la loi du P*^ juillet 1901. Notre code possède ses
lois, mais c^est une possession injuste, parce qu'elle em-
piète sur fe terrain d'autruî, c'est une possession infruc-
tueuse et inutile parce qu'elle dépense à son entretien des
forces nécessaires à d'autres travaux urgents. Ces Ibis
blessent la liberté privée, l'autorité du père de famille, Fhon-
nétefé du mariage, elles vont à rencontre des droits de
l^Kglise ; elles sont plus qu'inutiles, elles obligent au sacrifice
de biens précieux ; elles sont le fruit de l'arbitraire, noiï de
la ju^îce et du droit.
Nous pourrions promener la loupe de notre analyse sur
toutes les espèces de lois, lois physiques* et mécaniques,
lois éterneïfes de Dieu, lesquelles se découvrent absolument,
lois morales, lois économiques, droit de propriété, lois
constitutionnelles, et vite nous aboutirions à cette unique
conclusion : la nature, si elle n'est pas le réservoir des lois
humaines, en est le fondement. C'est elle qui fournit le
caractère rationnel de la loi, le législateur n'en donne que le
Càië dh^gàiôife, ètîe béâoiti d'é rîntèi*véftfi6n dé ce légfis-
Utéaf âié* fait d'atltaùt filoiftg séflfif qtt^k toi humëine tôiiclie
dé {rftf^ pufes k h loi miixfdtë.
Il reste à montrer que les plus brillants esprits ont eu
cette opinion que les lois se découvrent et ne se font pas*
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16» LES LOIS SE DÉCOUVRENT ET NE SE FONT PAS
De Donald a écrit dans sa Théorie du pouvoir (tom. I, p, m) :
«c L'homme ne peut pas plus donner une constitution à la
la société religieuse ou politique qu'il ne peut donner la pe-
santeur au corps ou retendue à la matière... Bien loin de pou-
voir constituer la société, rhomme par son intervention ne
peut qu'empêcher que . la société ne se constitue, ou pour
parler plus exactement ne peut que retarder les succès des
efforts qu'elle fait pour parvenir à sa constitution naturelle. »
La part de l'exagération faite, on trouve dans ces paroles
l'affirmation de notre opinion.
Fustel de Coulanges [La Cité antique, 15*^ édît., Paris,.
Hachette, 1895, p. 202) écrit plus justement encore : « Il ne
faut pas sç représenter une cité, à sa naissance, délibérant
sur le gouvernement qu'elle va se donner, cherchant et
discutant ses lois, combinant ses institutions. Ce n'est pas
ainsi que les lois se trouvèrent et que les gouvernements
s'établirent. Les institutions politiques de la cité naquirent
avec la cité elle-même, le même jour qu'elle ; chaque
membre de la cité les portait en lui-même, car elles étaient
en germe dans les croyances et la religion de chaque homme ».
« Nos législateurs comprendront-ils, a dit Le Play à son
tour (1), que les inspirations changeantes doivent toujours
s'arrêter devant la législation imnluable qui domine tous les
temps ? C'est ce que l'on n'oserait affirmer en voyant nos
lois écrites consacrer de véritables attentats contre les prin-
cipes éternels, par exemple contre l'autorité paternelle ».
Enfin, à propos du droit de propriété, M. Paul Leroy-
Beaulieu nous dit : « La loi n'est jamais antérieure à un
droit, elle le consacre (2) ».
On trouve la même affirmation dans la Somme de saint
Thomas, 1 a. 2 a. q. 3. a. 3.
Et ici, en terminant, nous nous permettons d'exposer une
remarque qui a son prix. C'est que les lois, les vraies, les
bonnes, sont ordinairement Vécues avant d'être adoptées et
(1) Programme des unions de la paix sociale.
(2) Econ, politique y tom. 1.
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LES LOIS SE DÉCOUVRENT ET NE SE FONT PAS 1«1
promulguées ; les fausses, au- contraire, proviennent d'un
excès du pouvoir législateur et ne s'observent que sous la
baïonnette et le canon. En effet, de même que les sociétés
sont et ne doivent être que pour les individus, Tunion de tous
pour le développement de chacun ; de même le gouvernement
n'est et ne doit être que pour les sociétés, le pouvoir confié à
un seul que pour le bien général de tous. Car en résumé ,1e faux
ne peut entrer comme élément dans la constitution d'une loi,
le vrai seul ne suffit pas à l'établir, mais la loi est l'expression
du vrai. Autrement dit « les lois se découvrent et ne se font
pas M ; il n'y a pas de lois contre le droit.
L. B. DE ROSNAY.
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SAINT PIERRE D'ALGaNTARA
ET
SAINTE THÉRÈSE
Saint Pierre d'Alcatftâra est une des plus gfandeô gloires
de la famille séraphiqile et de l'Eglise en Espagne, au
XVII* siècle, qui a produit une véritable floraison de saints
admirables : les saint Ignace de Loyola et les saint François
Xavier de la compagnie de Jésus, les sainte Thérèse et les
saint Jean de la Croix, réformateurs du Carmel, pour ne citer
que l'es plus célèbres.
Un des traits caractéristiques de saint Pierre d'Alcantara
estrespritde pénitence, poussé jusqu'à la pratique des austé-
rités les plus effrayantes. Né en 1499, dans la ville d'Alcantara
dont son père était gouverneur, le jeune Pierre Garavito re-
vêt la bure franciscaine dans le couvent de Mangarès, n'ayant
encore que seize ans. Aussitôt, commencent à percer en lui
son'attrait pour la mortification, la pauvreté, Tabnégation de
lui-même, le renoncement le plus absolu à toutes choses,
ainsi que les autres vertus séraphiques. C'est une guerre à
mort qu'il déclare à sa chair ; ou plutôt, selon ses propres
expressions, il fait un pacte avec son corps : il lui promet de
le laisser se reposer dans réternitc, mais il exige qu'il se
laisse maltraiter ici-bas jusqu'à la mort. Pendant vingt ans,
il porte un cilice, ou plutôt une cuirasse armée intérieu-
rement de pointes de fer qui pénètrent jusqu'aux os. Pendant,
quarante-six ans, il ne cesse de prendre de sanglantes disci-
plines deux fois par jour.
Du reste, sainte Thérèse, dont la vie a été si mêlée à la
sienne, comme nous le verrons bientôt, nous a laissé ce
portrait de Pierre d'Alcantara.
K Sa mâle ferveur, dit la sainte, égalait la ferveur des saints
des siècles passés. Pierre avait en souverain mépris les
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SAINT PIERRE D ALCiVNTARA ET SAINTE THÉRÈSE 163
choses de la terre. Voici, touchant ses pénitences, quelques
détails : durant quarante ans, jamais il n'avait dormi, de jour
ou de nuit, plus d'une heure et demie. De toutes les morti-
fications, celle qui lui avait le plus coulé, c'était de vaincre
le sommeil. Le peu de repos accorda à la nature, il le prenait
assis, la tété appuyée contre un morceau de bois fixé dans^
le mur. Sa cellule n'avait que quatre pieds et demi de
Long. Il ne se couvrait de son capuce, ni par le soleîl ni par
la pluie, n'usait d'aucune chaussure, ne portait qu'un habit
de grosse bure sur la chair, et par-dessus un petit manteau
de même étoffe. Il lui était fort ordinaire de ne manger que
de trois en trois jours. Un de ses compagnons m'assura qu'il
passait quelquefois huit jours sans prendre de nourriture ;
c'était apparemment dans ces grands ravissements, où le
jetaient les transports du divin amour. Je l'ai vu une fois
moi-même entrer en extase. Dans sa jeunesse, il avait passé
trois ans dans une maison de l'ordre, sans connaître aucun
religieux, si ce n'est au son de la voix, parce qu'il ne levait
jamais les yeux. Pierre était déjà vieux, quand je vins à le
connaître. Son corps était tellement exténué qu'il semblait
n'être formé que de racines d'arbres. Avec toute cette sainteté
il était très aifable, parlait peu à moins qu'on ne l'interrogeât
La justesse et les grâces de son esprit donnaient à ses ré-
ponses je ne sais quel charme irrésistible » (I).
Et à cet esprit de pénitence, Pierre d' Alcantara joint l'esprit
d'oraison. L'amour de la retraite, de la solitude et de la con-
templation domine en lui. II estheureux d'habiter les couvents
situés hors des villes, au milieu des montagnes les plus
écartées, afin de pouvoir se livrer, en toute liberté, aux plus
intimes communications avec le ciel. Absorbé habituellement
en t>ieu, il est favorisé de visions, d'extases fréquentes, de
vols sublimes. Son corps lui-même participe à ces ravisse-
m^ents- prodigieux, et se trouve quelquefois emporté à travers
les airs, à une grande hauteur. Comme saint Joseph de Cu-
pertin, une force invisible Télève parfois jusqu'à la voûte
des églises ; il plane dans l'espace, au-dessus de la cime
des plus grands arbres ; des^ pâtres Ta perçoivent la nuit, à
(I) Fie écrite par elle même ch. XXVII.
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W* SAINT PIERRE D'ALCANTARA ET SAINTE THÉRÈSE
genoux, au plus haut des airs, tout rayonnant de lumière,
comme un brillant météore.
Un jour les religieuxdu couvent de Pedroso furent témoins
d'une scène peut-être unique dans Thistoire. Saint Pierre
d*Alcantara se promenait dans un coin solitaire du jardin,
méditant la Passion de Notre-Seigneur, lorsque tout-à-coup,
jetant les yeux sur une grande croix, qu'il avait plantée au
sommet d'une montagne voisine, il est ravi en extase. Il
s'élance à travers l'espace, comme s'il avait des ailes, il
arrive à cette croix, et il reste en contemplation devant
elle, suspendu en l'air, les bras étendus, semblable à un
aigle qui, les ailes déployées, regarde en. face le soleil.
Pendant ce temps, notre saint, devenu comme un astre
lumineux, projette autour de lui des rayons étincelants qui
répandent une vive clarté sur la croix, sur la montagne
et sur une partie de la plaine voisine. Les religieux accourus
en foule, contemplent dans une muette admiration ce spec-
.tacle incomparable, qui leur rappelle les magnificences du
Thabor.
Favorisé de tant de grâces extraordinaires, il n'est pas éton-
nant que cet homme séraphique ait pénétré les plus profonds
secrets de la vie intérieure. Nous avons de lui un Traité cTO-
raisoUy regardé comme un chef-d'œuvre par les personnes
les plus compétentes en cette matière. « Il l'écrivit, dit
Rohrbacher, à la prière d'un gentilhomme rempli de piété
qui l'avait souyent entendu parler sur ce sujet. Ce traité a
été regardé comme un chef-d'œuvre par sainte Thésèse, par
Louis de Grenade, par saint François de Sales, par le Pape
Grégoire XV, etc. L'auteur y prouve la nécessité de V oraison
mentale ; il en explique la méthode et les avantages. Il y donne
quelques méditations courtes sur les fins dernières et sur la
passion de Jésus-Christ, pour servir de modèle. C'est d'après
le même plan que Louis de Grenade et quelques écrivains
ascétiques ont tâché de faciliter aux chrétiens la pratique de
l'oraison mentale, qui est si négligée, et cependant si néces-
saire pour entretenir la piété » (1). Le pape Grégoire XV re-
gardait cet ouvrage comme inspiré d'en haut. Il donna au
(1) Histoire universelle de l'Eglise catholique, T. xxiii, p. 127
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SAINT PIERRE D'ALCANTARA ET SAINTE THÉRÈSE 165
pieux franciscain le nom de docteur, et le fit représenter avec
FEsprit saint en forme de colombe, lui dictant à Toreille
une admirable doctrine.
La vierge séraphique du Carmel tenait ce livre en haute
estime :« Comme l'oraison est la vie de Pierre d'Alcantara
depuis de si longues années, il en a parlé dans son Traité
d'une manière admirablement utile aux âmes qui s'adonnent
à ce saint exercice. »
Enfin, le dernier trait caractéristique de saint Pierre d'Al-
cantara est celui de réformateur. Nul ne fut plus ardent pour
exciter ses frères en religion à la pratique rigoureuse de la
pauvreté, de la mortification et de toutes les observances sé-
raphiques. Comme l'atteste le Souverain Pontife Clément IX :
« il établit les règles les plus saintes dans plusieurs couvents
de son ordre, au couvent de Saint-Onuphre dans la Province
de Saint-Gabriel, au couvent de Saint-Michel, à Plasencia,
et ailleurs. Nommé définiteur et gardien, puis choisi par le
suffrage unanime de ses frères comme provincial de la Pro-
vince de Saint-Gabriel, il s'appliqua à rendre son gouverne-
ment utile par la force de ses exemples et de ses paroles, et
promulgua plusieurs constitutions propres à faire refleurir
dans son état la primitive observance. Il alla jusqu'en Por-
tugal^ aider à l'établissement et au progrès de la province
de TArabida récemment fondée.
« Désirant mettre en vigueur, le plus tôt possible, les ré-
formes et en propager l'observance, il parvint malgpré les plus
grands obstacles, avec l'assistance divine et le concours de
l'autorité apostolique, à construire près du Pedroso, au dio-
cèse de Coria, en Béturie ou Estramadure, un très petit et
très pauvre couvent, le premier de sa réforme, sous le
vocable de l'Immaculée Conception ; et là, avec quelques
compagnons, il fit revivre l'esprit apostolique de son Père
saint François. Bientôt, nommé commissaire général^de la
nouvelle réforme, par le Souverain Pontife Paul IV, prédéces-
seur^du Pape Clément et le nôtre il érigea divers couvents ;
avec ces couvents et plusieurs autres qui se soumirent vo'-
lontairement à sa direction, il constitua la Province de saint
Joseph. Quelque temps après, il envoya un certain nombre
de ses compagnons dans le royaume de Valence, et y jeta les
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166 SAINT PIBRRE D'ALCANTARA ET SAINTE THÉRÈSE
fondements de la Province de Saînt-Jean Baptiste. Enfîn, ce
genre de vie si rigoureux fut adopté dans les monaôtères de
diverses Provinces d'Espagne et se propagea heureusement
jusque dans les Indes et au Japon, où beaucoup de religieux
Réformés obtinrent la couronne du martyre. »
Le zèle apostolique ne manquait pas non plus à saint Pierre
d'Alcantara. Comme François d'Assise, il aurait penché
plutôt du côté de la vie contemplative que du côté de la vie
active. Mais, comme son bienheureux Père, il sacrifia ses
goûts personnels à la gloire de Dieu et au bien des âmes. Les
historiens nous le montrent, parcourant les villes et les
villages de l'Andalousie, et marquant chacune de ses stations
par d'innombrables conversions. Il apparaissait dans les
chaires sacrées, nous disent-ils, comme un ange envoyé de
Dieu, pour inspirer l'esprit de pénitence aux pécheurs, el
pour embraser les justes du feu de l'amour de Dieu. C'est
qu'il joignait, à de grands talents naturels, une connaissance
parfaite des voies intérieures, et ce vif sentiment des choses
de Dieu, qui ne s'acquiert pas par l'étude, inaîs qui est le
fruit de la grâce et de la prière. Comme le vénérable Jean
d'AvîIa, surnommé l'Apôtre de l'Andalousie, comme le domi-
nicain Louis de Grenade, comme le Jésuite Balthazar Alvarez
et plusieurs autres persjonnages de son temps, si renommés
par leur expérience dans la conduite des âmes, saint Pierre
d'Alcantara possédait, au plus haut degré, ce qu'on appelle
« la science des sciences » c'est-à-dire Part d'élever peu à
peu les âmes jusqu'aux plus hauts degrés de l'amour divin.
Sa vue seule instruisait; on disait de lui qu*îl lui suffisait de
paraître, pour opérer des conversions, pour toucher les coeurs
et faire couler les larmes. Afin de graver plus profondément
le souvenir de la Passion de Notre-Seigneur et des grâces
de Dieu, parmi les populations qu'il avait évangélisées, îl ne
les quittait jamais sans avoir érigé solennellement une croix
"^u milieu d'elles. C*est lui qui introduisit Tusage des planta-
tions de croix à la fin des missions. Les prélats, les grands
•d'Espagne, les princes de la Cour,, lui témoignaient laptus
haute vénération, comme le peuple et les personnes de son
rang. Charfes-Quint disait de lui : « il n'est pas de la terre,
c'est un ange du ciel », et îl voulut se mettre sous sa direc-
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SAim PIinaB R'ALCANTAIIA et B.UKTB TBÉAèSE 167
tiafi. Mttia, 1^ aaiut refusa par humiHié, et pour n'être pas
obligé de TÎwe au milieu des diatracttoiis de la oaur.
H Dieu prouva par de grands miraolea, lidOBa^uoua d»ne la
Bulle de canonisation, combien il aiaEieit aon fidèle serviteur.
PlusieuPfi foia, le saint fniaaionn<«ire, dans aae coursée apos-
toU^ueSi put traverser a pied le Tage et d'autree rivières. Un
b&ton, planta par lui prend auaeitôt racine, devient un figuier
qui germe, croit, et produit successivement une tige, des
branches, des fleure et des fruits dans la saison. Un jour
qu'il retournait d' Avila au couvent d'AreijiaB, il eut été enseveli
aoua la neige qui tombait à flocons apaisât avec violence, ^i
par la force de ses prières, la neige ne fût restée suspendue
en Tair et n'eût formé au-dessus de sa tète, une sorte de
dôme éclatant de blancheur, lui servant d'abri au milieu de la
bourrasque. Des pluies même torrentielles n'osaient, pour
ainsi dire, pas le mouiJler, et, un jour qu'il offrait l'auguste
sacrifice de la messe, elles le respectèrent, lui et tous les
^aaiataQta, »
Une autre fois, pendant qu'il célébrait les saints mystères
devant la vierge du Carmel , il aperçut saint François
d^Asaise et aaint Antoine de Padoue qui l'assistaient invisi-
blâment à Tautel^ vomme diacre et aous-diacre.
<c Su un nwt, dit encore Glémejxt IX^ il était ai agréable
à Dieu, qu'il fut révélé à sainte Thérèse, que tout vœu ac-
compagné de rintercession du bienheureux Pierre serait,
toujours exaucé, et la vierge séraphique assure en avoir fait
elle-îaême l'expériQuce. »
Sur la fin de sa vie, saittt Pierre d'Alcantara transfiguré
par la pénitence, par ses oraisons continuelles, et par les
efl^usions de l'esprit divin, paraissait déjà appartenir à l'autre
mx>nde. On aurait dit que son âme était prête à déployer ses
ailes pour s'envoler au ciel.
« Enfin riche de mérites devant Dieu et devant les hommes,
notre bienheureux ressentit, à l'âge de soixante ans, des dou-
leurs violentes accompagnées de fièvre. Les infirmités ne
faisaient qu'augmenter sa sérénité ; il défendait les larmes
à sa famille religieuse, désolée de perdre un Père bien-aimé.
Après avoir reçu les sacrements de l'Eglise, non couché
mais agenouillé sur la terre, il annonça l'heure de sa mort,
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168 ^ SAINT PIERRE D'ALCANTARA ET SAINTE THÉRÈSE
et tomba bientôt dans une sublime extase. Puis, ayant repris
ses sens, il s^écria : laetatus sum in his quœ dicta sunt mihi:
in domum Doniini ibimus.. Et, bénissant ses frères de la main,
il leur adressa ces paroles : « Ne voyez-vous pas, mes frères,
la très sainte Trinité, la glorieuse Vierge Marie et saint Jean
TEvangéliste ? » Quand il eut dit ces mots, toujours à genoux,
son âme s'envola au ciel, et sainte Thérèse, qui se trouvait
assez loin de la villjs d'Avenas où Pierre était mort, le vil
entrer au séjour de la félicité éternelle par une voie lumi-
neuse. Il lui apparut souvent dans la suite, pendant qu'elle
priait, comblé d'une gloire immense, et rayonnant d'une
éblouissante lumière : « O heureuse pénitence qui m'a valu
tant de bonheur ! » (1)
F, René de Nantes.
{A suivre.)
(1) Bulle de canonisation. — Mort le 19 octobre 1562 danç la soixante-
treizième année de son âjçe, Pierre d'AIcantara fut béatifié par Grégoire XV
en 1622, et canonisé par Clément IX, l'an 1669. Les Franciscains qui avaient
embrassé sa réforme reçurent et gardèrent de lui un précieux héritage : son
esprit de pénitence et d'oraison. Connus sous le nom de Déchaussés ou Al-
cantarins, ils formèrent une branche de la grande famille de TObservance.
Ils se multiplièrent, non seulement en Espagne et en Portugal, mais jusque
dans les Philippines, le Japon, la Chine et certaines contrées de l'Amérique.
Ils ont donné à l'Ordre et à l'Eglise vingt-deux saints ou bienheureux. On
peut dire que leur ferveur réchauffa celle des autres Mineurs du menu-
pays, en sorte que l'Espagne est restée l'un des pays du monde où l'ordre
de saint François a clé le plus florissant et & pénétré le plus efficacement 'J«*
son esprit les mœurs privées et publiques.
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NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE
AU MOYEN AGE
[sttit^ et fin).
Les coHStructeurs du XIIP siècle avaient taillé de la be-
sogne» on vient de le vo^ir, à ceux qui devaient leur succéder.
Ces derniers, de Philippe YI à Charles VI II, terminèrent ou
transformèrent plus d'édifices qu'ils n'en créèrent. La néces-
sité d-une multitude d'églises nouvelles ne s'imposait pas, et,
d'ailleurs, les guerres et les troubles sociaux rendaient im-
possible un grand mouvement de constroctioai. Il y eut tou-
tefois plusieurs périodes d'activité.
A Rouen, on para la cathédrale de portails latéraux luxueu-
sement ouvragés, et Tan. réussit à élever, moins les tours de
Touest et la façade, l'église de Saint-Ouen. Ce devait être le
mieux réttssi, le plus impressionnant des édifices religieiix
du nord. A Reims, la nef de la cathédrale ayant été agrandie,
il fallnt recoŒLStruire la façade. A Caen, l'église Saint-Pierre
reçut un clocher de grand aspect. A SadMfc-Omer, on com-
mença la nouvelle église de Saint-Bertin, dottt il ne reste que
des ruines dominées par une tour, et à Metz, la grandiose
église de Saôat-Etienne, dant la construction allait demander
des siècles. A Bordeaux, on acheva le chœur de la cathédrale.
'La iaçade et les -flèches de la cathédrale de Séez, le chœur de
celle de Madrlleza'is, le clocher de Tulle, la Sainte-Chapelle de
Riomdadenit du XI V siècle.
Elevés lou covrtiniiés d'après le système at*chitectoniqire de
Tàge ppéoédent^ ces édifices mi<»Bftrei!it combien les maîtres
d'œuvre du noîrd et du centre ressemblaâewt peu à leurs ai»és.
N€iiL settlemeoQrt; ils n'en avaient pas Tinte lligenrte sini&plicité,
la fcNTce sepeine, la satine Vision, mais encore ils en exagé-
raient les dèfiauts. En vue de rendr^e les piles et les -voètes
plus légères, plus élégantes, ils augmentèrent Les lignes ver-
Ticales des faisceaux des premières ou les adornèrent dem&u-
E. F. — X. - 12
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170 NOTRK ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE
lures et de profils aux types complexes, et ils dissimulèrent
les triangles des secondes sous un jeu de croisées d'ogives
supplémentaires. Cétait accuser les défectuosités du système
qu^ils prétendaient perfectionner. Au lieu de donner de la
grâce aux organismes de leurs édifices, ils l^s amaigrirent
trop souvent jusqu'à Témaciation.
Déjà, dans les dernières années du Xlll* siècle, des traces
de décadence étaient apparues. On en relève sur la façade
de Saint-Nicaise de Reims, dans le chœur de Saint-Pierre
t' de Beauvais^ dans Saint-Urbain de Troyes. Les architectes
de ces deux dernières églises s'étaient lancés dans de folles
témérités. Jaloux de dépasser en hardiesse les constructeurs
d'Amiens et de Reims, de réaliser des édifices stupéfiants
par leur hauteur et leur légèreté, ils diminuèrent tellement
;:; les points d'appui, abusèrent avec tant d'insouciance des
pv;. porte-à-faux qu'ils compromirent la solidité de leur œuvre.
si' Ils la voulaient légère d'apparence, ils la rendirent maté-
^^ riellement fragile. Le chœur de Beauvais, véritable défi au
j bon sens, s'écroula quatorze ans après son érection, renver-
\;: sant quelques-uns des arcs-boutants et mettant en péril les
autres parties du vaisseau. Sans doute, cette leçon porta
des fruits. Cependant, les constructeurs du nord furent loin
de se préoccuper, comme il aurait fallu, de l'équilibre de leurs
masses. Alors qu'ils continuaient de leur imposer des hau-
teurs hyperboliques et d'amincir les points d'appui des clo-
chers^ils se contentaient de fondations insuffisantes et parfois
de matériaux médiocres. D'autre part, le sentiment de l'har-
monie s'était altéré en eux. Ils croyaient embellir leurs
ossatures de pierre, en les recouvrant avec profusion de reliefs
plusou moins sculptés. Signe évident de dégénérescence/ils
accordaient une importance considérable au métier. La vir-
tuosité de l'exécution leur faisait accepter le maniérisme
des arrangements. Néanmoins, malgré leurs lacunes et leurs
exagérations, les meilleurs eurent assez de qualités et de sa-
voir pour élever quelques constructions de haut intérêt
comme Saint-Ouen et la Sainte-Chapelle de Riom, type d'har-
monie sévère, d'art ascétique (1), ou d'appréciables mor-
(1) Ce chef-d'œuvre, dû à Gui de Dammartin, se trouve dans le nouveau
palais de justice.
1^
^^.\
t^
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NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE 171
ceaux, tels les délicats portails de la cathédrale de Rouen^
les flèches de Séez, le clocher de Saint-Pierre de Caen, chef-
d'œuvre de Tarchitecture normande.
Tout en payant tribut au goût du jour, à l'esthétique ré-
gnante, les constructeurs du raidi firent preuve d'un esprit
plus rationnel que leurs confrères du nord et se gardèrent
de leurs égarements. Ils avaient bien adopté la voûte sur
croisée d'ogives, mais encore pénétrés des traditions de
l'antiquité mieux en concordance avec leur sentiment de
Téquilibre, leur entente de l'ordonnance, ils s'en tenaient
presque toujours aux églises à nef unique, dont ils n'accen-
tuaient les contreiorts qu'à l'intérieur. Ainsi réalisaient-ils
la solidité désirable. Quanta l'harmonie, ils l'obtenaient en
aménageant, entre les saillies des contreforts, des chapelles
surmontées par une galerie ou des tribunes.
Le type de ces édifices est la vaste et majestueuse cathé-
drale d'Albi. Construite pour servir de forteresse en même
temps que d'église, elle présente un très heureux alliage
d'éléments religieux et militaires. Sa façade est d'une aus-
tère sobriété, ses contreforts ont un caratère de tours flan-
quantes^ ses tours, que relient des travées à valeur de cour-
tines, sont crénelées et munies de mâchicoulis, son clocher
occidental constitue un donjon (1).
C'est également avec une seule nef que furent érigées,
au cours des XIV® et XV*' siècles, la cathédrale de Saint-
Bertrand de Comminges, Saint-Nazaire de Carcassonne,
les églises de Lodève, de Perpignan, de Condom, de
-Gaillac, de Montpezat, de Moissac. Les voûtes de cette der-
nière se distinguent parjleur originale construction. Etablies
sur croisées d'ogives, elles ont été bâties d'après les pro-
cédés romains ; leurs reins reçurent en guise de muscula-
ture des jarres] en terre cuite hourdées en un mortier de
chaux desplus'solides, et des voûtains en briques romaines
qu'unit une aire de terre cuite supportant les tuiles à type
(i) Commencée en 1282, cette cathédrale ne fut entièrement terminée que
^ans les premières années du XVI* siècle. De cette époque, datent le
porche de la porte sud (dit le Baldaquin), son jubé, la clôture et les stalles
-de son chœur, et' aussi ses peintures.
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172 NOTRE ARCHITBCTURË RELIGIEUSE AU MOYEN AGE
antiquQ de la toiture. Au coetraire, Tabside et le transept
de Saint-Nazaire portent Tempreinte septentrionale.
Au XV^ siècle, la décadence de l'architecture religieuse
médiévale se modifia sans s'arrêter ; le style dit flamboyant
fut sa dernière phase. Apparu vers 1440, ce style atteignait à
son apogée sous Louis XI. Des courbures tourmentées aux
cintres extérieurs des portes et autres grandes ouvertures,
des meneaux à forme de flammes aux fenêtres et aux roses,
des lobes au contour lancéolé, des archivoltes et des piliers
anémiés, des moulures amenuisées, Tabsence de chapiteaux
ou leur atténuation, tels sont les principaux caractères de
cette arcbiteetonique qui &e répandit fort vite dans toutes
les provinces. Sous Charles VII, sous Louis XI, on se remit
avec ardeur à la construction. Il y avait tant de ruines à ré-
parer, tant de monuments à teirminer ou à transformer î Et
l'on tenait, d'ailleurs, à dresser de nouveaux sanctuaires. Ce
fut le début de Timmense mouvement qui devait se prolon-
ger jusqu'au milieu du XVI® siècle. Le mouvement du
Xllï*^ siècle devait en grande partie son impulsion au clergé,
celui du XV® eut pour principaux moteurs les diiFérents
groupes de la société laïque.
On poursuit alors la construction des cathédrales de Rodez,
de Clermont, d'Arras, d'Orléans, des églises abbatiales de
Vendôme, de Saint-Wandrille, de Saint-Jean d'Angély, de
Saint-Quentin, de la Collégiale Notre-Dame de Saint-Omer.
On rajeunit les églises de Saint- Aignan d'Orléans etdeSaint-
Riquier en Picardie ; on complète celle de Saint-Jean-des-
Vignes àSoissons, on remanie l'oratoire de Notre-Dame de
Roc-Amadour, on reconstruit la crypte du Mont-Saint-
Micbel, la chapelle du Père Abbé à Cluny. On agrandit la
cathédrale de Saintes^ on embellit celles d'Evrenx et
d'Autun.
Notre-Dame de Chartres s'orne du clocher neuf si gra-
cieusement effilé,' la collégiale Notre-Dame à Saint- Lô de
deux tours jumelles. Des flèches sont ajoutées aux cathé-
drales de Mende, de Saint-Malo, de Bordeaux ; de plus, ces
deux dernières s'augmentent d'une tour, comme Tabbaye de
Saint-SavLn. A Senlis, on achève le transept ; celui de Beau-
vais et celui de Sens sont édifiés, ainsi que leurs portails,
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NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE \Ti
avec une admirable maîtrise par Martin Chambiges (1).
On termine les façades de Saint-Jean de Lyon et de Notre-
Dame d'Amiens, celle-ci (l'occidentale) assez piteusement;
par contre on transforme avec beaucoup de bonheur, sous la
direction de Pontifz, celle de la cathédrale de Rouen, qui
reçoit en outre sa fameuse tour de Beurre et les premières
pierres du clocher central (2).
Les cathédrales devienne, de Tours et de Toul sont dotées
de façades, et l'on en commence d'importantes à Auxerre, à
Troyes, à Bayonne. On édilSe Notre-Dame de la Riche h
Tours, Notre-Dame de l'Épine, près Châlons, les églises de
Sa'int-Maclou à Rouen, de Caudebec, de Saint-Germain à
Argentan et à Amiens, de Saint-Maurice à Lille, de Saint-
Nicolas-du-Port, près Nancy, la chapelle des Morts à Avioth
en Lorraine, celle de Saint-Hubert sur les remparts d'Am-
boise, la sacristie de la cathédrale de Bourges. Jean Gaussel
élève, à Paris, la façade et le porche de Saint-Germain
l'Auxerrois (1435 à 1439). Saint-Sauveur d'Aix-en-Provence
reçoit un superbe portail (1476), On jette enfin les fondations
de Saint-Wulfran d'Abbeville et de la cathédrale d'Auch.
La crypte ou église basse du mont Saint-Michel fut établie
sur les ruines de l'église romane, dont le choeur s'était écroulé
en 1421. Les construcrteurs se montrèrent adroits, surtout
dans rétablissement de la galerie dite trîforium ; par contre,
ils firent preuve d'une incroyable insouciance dans l'érection
des arcs-boutants, qu'ils rendirent grêles, partant d'un effet
décoratif insuffisant, peu en concordance avec le monument.
Ce fut plutôt le triomphe des tailleurs de pierre, lesquels,
comme les ornemanistes, déployèrent une véritable virtuosité.
Les constructeurs qui transformèrent Toratoire de Roc-Ama-
dour agirent aussi avec habileté et ils eurent le bon goût de
respecter maints vestiges d'architectonique [romane, parmi
lesquels une chapelle à moitié taillée dans le roc. Quelques-
uns, dont l'auteur de la chapelle de Saint-Hubert, firent en
(1) Ces transepts ne furent terminés qu'en 1513.
(1) De typiques exemples de flamboyant se relèvent sur ces divers mor-
ceaux, ainsi que sur l'escalier de la bibliothèque du chapitre de la même
cathédrale, sur la grande rose de Saint-Ouen, sur Saint-Maclou et, à Paris,
sur Saint^Germain l'Aiixerrois.
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174 NOTRE AROUITfiCTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE
pierre œuvre de subtils joailliers. D'autres réussirent à
merveille certains morceaux : les flèches de Mende, le clocher
de Caudebec, la lanterne d'Avioth, la tour centrale de Saint-
Maclou(l).CedernierédiBce, dont les plans sont dus à Pierre
Robin, offre d'ailleurs d'élégantes proportions ; Saint-Nico-
las-du-Port clôt dignement la période des églises médiévales.
Partout, en somme, les architectes firent preuve d'ingé-
niosité et de savoir, mais ils étaient facilement entraînés au
maniérisme par leurs recherches trop complexes. Ne sachant
plus comment innover, ils imaginèrent, dans la seconde
moitié du siècle, de prendre à l'architecture civile, 'alors très
florissante, plusieurs de ses éléments, entre autres l'arc en
accolade ou en anse de panier et les baies rectangulaires à
angles arrondis. Le portail de la cathédrale d'Alençon (fa-
çade occidentale) fournit un exemple bien caractéristique de
la préciosité avec laquelle certains disposaient ces éléments.
Le système architectonique du moyen-âge avait été comme
ces feux de bois qui ne font qu'une flambée ; au déclin de sa
phase de splendeur, éblouissante mais éphémère, il avait dé-
généré et, après une dernière lueur, s'était définitivement
éteint.
Dès la seconde moitié du XIV® siècle, la Bourgogne et la
Bretagne étaiçnt de remarquables foyers d'art. André de
Dammartin avait élevé en 1383 la chapelle de la Chartreuse
de Dijon. Sur la terre armoricaine, on construisit surtout à
Tépoque suivante. La cathédrale de Tréguier était commen-
cée, on entreprit celles de Quimper, de Nantes, deSaint-Pol-
de-Léon, et, dans cette dernière ville, le Kreizker (église du
Christ) au très original clocher. Ces différents édifices offrent
un mélange savoureux de caractère régional et de caractère
normand. C'est aussi le cas des sanctuaires de pèlerinage
rebâtis alors à Guingamp, à Locrenan, à Saint-Herbot, à
Saint-Jean-du-Doigt, à Faouct, au Folgoel. L'église de ce
dernier lieu et la chapelle du précédent se distinguent par
leur jubé, celui de la première en granit, celui de la seconde
en bois, et magnifique.
On n'édifia qu'un petit nombre de constructions monas-
(1) Sa flèche à jour est un travail moderne comme le clocher de Bordeaux.
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NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE TS
tiques pendant la dernière partie du moyen-âge. La plupart
ont été saccagées odieusement. C'est une bonne fortune
étonnante que l'on puisse encore admirer, avec quelques
vestiges des Chartreuses de Dijon et de Villefranche-en-
Rouergue, le cloître de Cadouin (Dordogne).
A l'étranger, notamment en Flandre et en Allemagne, les
constructeurs continuaient de s'inspirer de notre art, et le
concours de nos maîtres d'œuvre était toujours demandé.
En 1343, Mathieu d'Arras avait fourni les plans de la
cathédrale de Prague ; c'est un Boulonnais, Pierre Amel,
qui commença celle d'Anvers, ce minutieux et surprenant
assemblage de tous les éléments de l'architecture médiévale.
En Espagne, c'est d'après le système français que furent
érigées les cathédrales de Palencia, d'Oviedo, de Pampe-
lune, de Valence, de Barcelone ; en Italie, Téglise haute
d'Assise, cette sœur delà cathédrale d'Albi, et les dômes de
Sienne et d'Orvieto (1).
Dans l'ile de Chypre, où notre influence régnait sans con-
teste au XIV* siècle, de nouvelles églises affirmaient la
valeur de notre art. La cathédrale de Saint-Nicolas et l'église
de Sainte-Sophie, qui embellissent Famagouste de leurs
ruines encore imposantes, ne différaient guère de leurs pro-
totypes de France que parleur couverture en terrasse horizon-
tale. Peu après, des édifices de même caractère couvrirent
la terre de Rhodes.
Au XVI* siècle, on continua, dans quelques-unes de nos
provinces, de construire les églises de la même manière
qu'à l'époque précédente, Saint-Nicolas de Brou, à Bourg-en-
Bresse, Saint-Merri,Sainl-Etienne-du-Mont à Paris, le chœur
de Saint-Vincent de Rouen, le portail septentrional de la
cathédrale d'Evreux en sont des exemples notables. Mais le
secret de l'art simple et grandiose, des harmonies bellement
expressives était perdu. La mieux travaillée, la plus précieu-
sement adornée de ces églises, celle de Brou, ne dégage que
le charme un peu maladif des ouvrages de décadence (2).
(1) C'est l'église des Cisterciens de San Galgamo, dont le type était français,
qui servit de modèle pour la cathédrale de Sienne.
(2) Les travaux de celte église, édifiée pour servir- de châsse à des mauso-
lées, furent dirigés par le Brugeois Louis van Boghen (1506-1536).
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17« NOTRR AlCJfelTECTURE afiUâllËUSE AU MOYEN ME
Dans quelqiites endroits, onesâay»Taîtt<emeiitdecombtiMar,
cAjnmê à S«i&t-Eus4;ache de Paris, les èlé méats architecto*
ni<|Uies <ie ooCre laoyen-âge atvec ceux de ranti^uité gréc«>-
rofiObaïkiie, ou de [eur assigner à ckacun u»e partie d-e Tédifice,
comme à Saint-Miefael de Dijon. Ailleurs, par exemple à
Noire-Dftme de la Ferté-BerHard, daas le Maine, on s'ingé-
nia, sans obtenir »utre chose que des effets curieux, à ré-
naveat le flanaibayant. ^
. « A proprement parler, dit Palustre, Téglise française de
la Renaissance ne se distingue et ne saurait se distiEfcguer
par aucune disposition spéciale. Pian, coupe, et élévation
sdnt empruntés a^ux édiiSces analogues du XilP siècle. Les
architectes ont les yeux fixés sur le type le plus remarquable
de la région où ils bâtissent, aioisi que cela se voit à pro{>os
de Saint-Eustacbe. Pierre Len»ercieir, qui a conameacé les
travaux em 1532, Nicolas, son fils, qui les a continués en 1578,
Charles David, gendre de ce dernier, qui les a terminés en
1629, poursuivent jusque dans des détails assez singuliers
l'imitation de Notre-Dame. Comme à la cathédrale- de Paris,
bien que partout depuis longtemps, on s'en tienme aux pans
coupés, le rond-point se termine en demi-cercle. De même,
les doubles bas côtés sont interrompus par un transept qui
n'a de saillie qu'en hauteur, les chapelles au pourtour al-
fectent la forme rectangulaire (1) ».
Lorsqu'au XII' siècle, notre architecture eut pris un carac-
tère ethnique, elle resta chrétienne et, de plus en plus,
s'imprégna de mysticisBOEe. Tout, en effet, dans les églises
élevées d'après le système qui s'épanouit à l'époque de saint
Louis, tout parle à la piété du fidèle, tout concourt à élever
son àme vers Dieu, à ouvrir son cœur à l'Amour. Biles sont
admirables^ non seulement par leur ordonnance^ mais aussi
par leur symbolisme à la fois très élevé et très artiste. Onpettt
dire que la cathédrale du XIU* siècle est le temple chrétien
par excellence, car, par ses dis{>ositions, ses formes archilec-
toniques et ses figurés, il représente, Lamennais l'a fort bien
montré, la création dans son état présent et dans ses rapports
avec fétat, les lois et les futures destinées de Thomme (2).
(1) L*Archite>ctur€ de la Rtnaiss^nceM"^ , II, p. 2't6-î47.
(2) LameMMÎs, /^ VAri tt da 9e«fi,p. ?t.
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NOTRE ARCHITECTURE RELIGIEUSE AU MOYEN AGE 177
Regardons-nous le sol, Timage de la croix nous rappelle que
le renoncement, le sacrifice, l'abandon à la volonté sainte sont '
nécessaires à notre salut ; jetons-nous les yeux vers la voûte,
que font paraître plus haute encore la sveltesse des piliers et
la courbe légère des arceaux, notre esprit prend son essor
vers la céleste patrie, implorant des bénédictions et des
grâces. Autour de nous, toutes les figures, toutes les formes
sont graves, harmonieuses, apaisantes, et les vitraux, cvo-
tateurs des vies saintes, entretiennent une atmosphère pro-
pice au recueillement. Des figures de bienheureux semblent
en oraison et, dans les profondeurs du vaisseau, sous Teffet
de certaines demi-teintes, les pierres môme rayonnent de
Tadoration. Aussi, d'autres que les énamourés de Jésus
s abandonnent-ils à cette « secrète puissance » qui, suave-
ment, avec une infinie délicatesse, « attire vers le point où
convergent les longues nefs, là où réside voilé le Dieu ré-
deiBpteur de rbo«ixàn>e et réparateur de la création, et d'où
éHUiAe la verUi pJastîque qui imprime au temple sa forme (i). »
L'architecture à laquelle appartieiment Notre-Dame de
Chartres, la basilique de Saint-Denis et- la Sainte-Chapelle
de Paris, incite, mieux que toute autre à la prière. Il suffit,
pour s'en rendre compte^ d'entrer à Saint-Séveriu en sortant
de Saint-Sulpice, ou d'étudier comparativement, soit le
Panthé&n, soit la Madeleine et une simple chapelle médié-'
vale, même désaffectée^ même à moitié ruinée. On peut
critiquer les audaces et Tillogisme des maîtres d'œuvre de
Tère des grandes cathédrales, il faut reconnaître qu'ils ont
tracé Tédifice religieux par excellence. Par les pr^portioiis
qu'ils sMlf^tèrent, l'art avec lequel ils dessinèrent et équili-
brèrent leur organisme architectonique, ils ont vraiment fait
œuvre de spiritualistes. Le temple antique écrasait Thomn^,
l'église chrétienne le relève, le console et l'exalte,
Alphoxse Gskmxib.
(1) LaïuenDaisy Md., p 22
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COUP D'OEIL
SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN
Suite (1)
2* Article.
La prédication était, avant saint François, rare, sans chaleur
et sans éclat, d'un caractère purement doctrinal, trop sou-
vent un simple tissu de textes, choisis, de parti pris, parmi
les plus obscurs et brodés de gloses alambiquées, un
étalage d'érudition, une recherche de concordances bizarres
entre l'ancien et le nouveau Testament. Les sermons, même
des hommes les plus éminents du commencement du siècle,
même d'un Innocent III, font spnger à un inextricable
écheveau d'idées obscures, allégoriques ou symboliques.
Leur effet sur le peuple était nul, pour ces raisons, et parce
qu'ils étaient prononcés en latin, que les lettrés seuls com-
prenaient encore entièrement. Pour l'immense majorité des
chrétiens, la parole de Dieu n'existait pour ainsi dire pas.
Pouvons-nous, ^en regard de cette sécheresse, nous rendre
compte de ce qu'était le sermon d'un François, d'un
Antoine de Padoue, d'un Bonaventure ? Au premier abord
on serait tenté de répondre : non. Car, du premier il ne
nous reste rien ; et ce qui nous a été conservé sous le nom
des deux autres ne peut en aucune façon nous faire juger
de leurs prédications populaires.
Essayons cependant.
Fra Salimbene cite comme grands orateurs de Tordre, au
milieu du siècle, les frères Gérard de Modène, Hugo de
Baréola, Berthold de Ratisbonne.
Or, prêches en langue populaire, les sermons de ce dernier
(1) Voir le fascicule de juillet 1903.
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COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIEME SIECLE ITALIEN 17i>
nous sont restés, et constituent un des documents les plus
intéressants de la langue, de la littérature et de l'histoire
allemandes au moyen-âge. Ils mériteraient d'être étudiés^
par un franciscanisant, ligne par ligne, mot par mot; on y
découvrirait des trésors de renseignements sur la multitude
de liens étroits qui, à Taurore .de Tordre, rattachaient un
prédicateur aimé, à son public.
Ce n'est pas ici le lieu de faire un semblable travail. Con-
tentons-nous de parcourir ensemble ces vénérables feuillets.
Ce qui frappe d'abord, c'est que le raisonnement en est
banni ; tout y est conseil ou image. Quand Berthold décrit le
ciel, c'est par une multitude de traits si familiers, si faciles
à saisir, que chacun de ses auditeurs, suspendu à ses lèvres,
n'a plus qu'un désir, y posséder un jour « ce petit coin der-
rière la porte » dont il parle avec une grâce si naïve. Son
enfer est aussi vivant que celui de fra Giacomino de Vérone.
Mais là où il excelle, c'est dans les comparaisons tirées de
la nature. Il y puise sans relâche ; « car Dieu, dit-il, nous
a révélé sa vérité de deux manières : aux clercs il a donné
l'Ancien et le Nouveau Testament ; mais aux laïcs deux autres
grands livres, le ciel et la terre, où ils peuvent lire la Sa-
gesse, de nuit dans le premier, de jour dans le second ».
Chez lui le péché devient le nuage qui cache le soleil, ou le
chevalier de Satan, l'âme est la maîtresse de maison du corps^
la vie de l'homme la traversée d'une forêt obscure. Prêche-
t-il en plein air, le soir ? De sa main levée vers le ciel étin-
celant, il montre à ses auditeurs les quatre étoiles d'or du
Chariot et les supplie de ne pas oublier, en les voyant, les
vertus de foi, d'espérance, de charité et de constance, ces
quatre roues du char qui doit porter au ciel leur âme bran
lante. S'il veut faire comprendre combien l'homme est peu
capable, au cours de son pèlerinage terrestre, de se faire
une idée de la beauté de Dieu : « De même, dit-il, qu'un en-
fant, aussi longtemps qu'il est prisonnier dans le sein de sa
mère, ne peut se rendre i^ompte des charmes dont le Dieu
Tout-Puissant a paré le monde ; qu'il n'a aucune idée du fir-^
marnent orné de son soleil, et du pur éclat des étoiles, de la
terre, de la noblesse de ses pierres précieuses, de l'infinie
variété de ses couleurs, de sa fécondité, de la richesse de
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ISO COUP D'ŒIL SUH LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN
ses forêts, de l'innombrable quantité de ses racines, de la
claire parure de ses (leurs, du goiit de ses épices, de ses flo-
raisons et de ses parfums ; qu'il ne sait rien de la grkce et
de la joie radieuse des cho&es au printemps, du chant des
oiseaux et des instrumeats à cordes, de la douceur des sons
et du plaisir que donne Faspect de Thomme, — de même
l'homme, aussi longtemps qu'il est prisonnier dans le sein
de la nature terrestre, ne peut se rendre, compte de la beauté
de Dieu. »
Dans la lutte contre le péché il est infatigable. L'amour
passionné avec lequel il cherche à améliorer le peuple saisit
quand on le lit. On sent que son cœur tout entier se révolte
contre la colère, la haine, Timpureté, Torgueil, la paresse,
le mensonge, la trahison, la médisance. Partout il frappe
droit au cœur même de l'humanité ; il cherche à détourner le
jeune homme de la volupté, la femme de la vanité, le vieillard
de l'avarice. Pas de théorie. Par des exemples saisissants, il
montre au marchand, au cordonnier, au tailleur, à l'auber-
giste, ce qui les fait pécher chaque jour. Ce n'est pas du vice
en général qu'il parle, ni de la morale universelle; il s'adresse
en particulier à la conscience de chacun de ses auditeurs,
petits ou grands. Car il sait trouver aussi des mots redou-
tables pour les injustices impériales et les hontes de la
chevalerie. De tous les vices cependant, celui pour lequel il
est le plus implacable, c'est l'avarice, et les fraudes auxquelles
elle conduit. « Fi de toi, dit-il à Tavare, fi de toi, que Dieu a
distingué en ceci des autres pécheurs, de tous ceux que le
monde jamais gagna ou gagnera, en ceci, dis-je, que tu es
néfaste au point de perdre plusieurs milliers d'âmes par ta
seule faute ; car si tu ne rends le bien injustement acquis,
et si tes héritiers ne le rendent, ceux-ci en porteront la peine
jusqu'au quarantième degré ! Et quand il n'est fait satisfac-
tion, la Vierge Marie elle-même ne peut sauver le pécheur! »
Je m'arrête ; ceux de mes lecteurs que le sujet intéresse
trouveront dans le Franz von Assisi de Thode , que j'ai
presque constamment suivi, et souvent traduit, de nombreux
extraits de Berthold. En les lisant, on se sent aux antipodes
des savantes dissertations latines du commencement du siècle ;
on respire une atmosphère nouvelle de simplicité, de charme,
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COUP D'ŒIL SUR LK TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN 181
de chaleur et de grâce. Multipliez à rinfini ces qualités,
portez au suprême degré l'amour de Berthold pour EHeu et
les hommes, pour les créatures et pour la création, et vous
aurez Tidée de ce qu'était la prédication d'un François
d'Assise ou d'un Antoine de Padoue. Vous vous expliquerez
alors ce que les chroniqueurs du temps nous racontent des
sermons de ce dernier. Quand on apprenait, nous disent-ils,
qu'il devait prêcher, des villes et des villages les plus éloignés
on partait, de nuit, et, à la lueur des torches on se dirigeait
vers le champ sis aux portes de Padoue où il allait parler. On
y vit réunies jusqu'à trente mille personnes. Pendant le
sermon toutes les bouti(|ues étaient fermées, les marchands,
leurs femmes et leurs enfants étant au pied de la chaire
improvisée. Quand il avait fini il courait risque d'être écrasé
par la foule, car chacun se disputait le bonheur de toucher
la frange de ses vêtements, et une garde, composée des
hommes les plus robustes de la contrée, était forcée de le
protéger.
J'ai dit que l'art de prêcher s'était transformé ; est-ce assez,
et n'aurais-je pas dû dire plutôt que la prédication populaire
venait de naître ?
Son influence sur le développement de la langue italienne
fut immense : celle-ci en reçut une impulsion extraordinaire,
(irâce à la prédication et à la poésie franciscaines, elle
devint, en moins d'un demi-siècle, la langue des chefs-
d'œuvre. On a pu dire à cause de cela que la Divine Comédie
est un chant franciscain. Expliquons-le, et parlons en même
temps de la musique, car, au treizième siècle, poésie et
musique allaient encore de pair, et le triste divorce entre le
mot et le son n'était pas un fait accompli.
On n'est pas sans avoir remarqué la place considérable
que tient la musiquedans l'histoire du Patriarche Séraphique.
Celui qui tourne les pages de sa vie croit entendre le conti-
nuel murmure d'une mélodie morte et presque insaisissable.
François chante, et s'intitule le Troubadour de Dieu. 11
chante quand il veut exprimer à Dieu son amour avec une
- magnificence particulière ; quand il veut traduire ses senti-
ments les plus profonds, il chante.
Le passage suivant de Thomas de Celanonous dévoile Tin-
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182 COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIEME SIECLE ITALIEN
tensité des émotions que le son excitait en lui : a A
•l'époque, nous dit-il, où pour soigner ses yeux, il séjournait
près de Rieti, il appela un de ses compagnons qui avait été
cithariste dans le monde, et lui dit : « Frère, les fils de ce
siècle ne comprennent pas les mystères divins, car les ins-
trumentsde musique qui, autrefois, étaient destinésàlalouange
de Dieu, la passion humaine les emploie pour le plaisir des
oreilles. Je désirerais, frère, que tu empruntes, en cachette,
une cithare, et que tu l'apportes ici, pour donner, par une
honnête chanson, un peu de consolation à mon corps malade
et si souffrant. » Le frère lui répondit : « Père, je ne crains
pas peu de le faire, j'ai peur que les gens ne supposent que
c'est par légèreté d'esprit que j'agis ainsi. » — « Laissons
donc cela, frère, reprit le saint ; il est bon de renoncer à
bien des choses, pour ne pas nuire à notre bon renom. »
— Or, la nuit suivante, tandis que le saint homme veillait,
et réfléchissait sur Dieu, tout-à-coup une cithare éclata en
merveilleuse harmonie et en très douces mélodies, sans que
l'on vit personne ; mais le son qui augmentait et diminuait
rendait sensibles les allées et venues du cithariste. Et lorsque
son esprit se fut de nouveau tourné vers Dieu, ce chant si
doux remplit le Père d'un tel ravissement, qu'il croyait avoir
abandonné la terre. »
Non seulement la musique le ravissait, non seulement il
chantait, mais il composait. Qui ignore le cantique du soleil ?
Qui ne sait que quand il voulait réconcilier les grands de
la terre il improvisait, pour les faire chanter devant eux, des
chants si émouvants^ qu^après les avoir entendus, les enne-
mis les plus acharnés pleuraient, s'embrassaient, et se juraient
amitié éternelle ? Un jour, raconte-t-on encore aujourd'hui
à Assise, le soleil était écrasant et la plaine silencieuse ; le
Poverello s'assit sous un figuier. Une cigale se mit à chanter.
Le bon saint se dit : « 11 ne faut pas que ma sœur à la robe
brune chante seule les louanges de Dieu. » Et il se mit à
chanter. De son côté la cigale sur sa branche, se disait : « Il
ne faut pas que mon frère au froc brun chante plus fort et
plus longtemps que moi. *> Et elle chantait. Et le saint trouvait
pour lui répondre des sons humbles, passionnés, variés à
l'infini. Ils continuèrent longtemps ainsi. La nuit avait rem-
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COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN 183
placé le jour, l'air était frais et les étoiles brillaient quand la
cigale, enrouée, s'avoua vaincue: François chantait toujours.
Que nVt-on noté les prestigieux épanchements de cette jour-,
née, de ce soir, de cette nuit? '
Mais ne nous y trompons pas : saint François ne se serait
pas abandonné ainsi à son goût pour la musique, s'il n'avait
eu un but.
Expliquons-nous en deux mots : avant lui, musique profane
et immoralité étaient à peu près synonymes en Italie.
Voyons rapidement ce qu'était la musique populaire au
commencement du siècle.
C'était d'abord la ballade : trois vers, d'un rythme primi-
tif, se terminant sur la même rime, amenant un triple bat-
tement de pieds et une triple exclamation, suivis d'un qua-
trième vers, de facture différente, qui annonçait la ritour-
nelle destinée au chœur (1). La strophe musicale était simple,
mais le sujet grossier. Il se chantait, se dansait et se mimait :
invectives de l'amant contre l'importun mari, impatiences de
la jeune fille qui soupire après le mariage, grimaces et
farces populaires, confidences de la jeune mariée, ce dernier
sujet surtout traité avec une crudité de langage dont n'ont
aucune idée ceux qui n'ont jamais lu un poème du moyen-
àge. Le mari y est appelé couramment le jaloux, le vieux, le
chien, le juif. On lui souhaite de voir venir bientôt le mau-
vais an et le mauvais jour. Ce que devaient être des danses
de' grossiers paysans, exécutées, sous ce ciel voluptueux,
par ce peuple au geste expressif et sur de pareilles chansons,
(1) La strophe suivante d'une fameuse ballade provençale, dont nous avons
encore la musique, donnera au lecteur l'idée de ce qu'étaient ces chansons :
A Tentrada del temps clar eya I
per joia recomençar eya !
e per jelos irritar eya !
Vol la regina mostrar | qu'el es si amorosa.
Alavi I Alavia I jelos
Laissaz nos, entre nos,
Ballar entre nos, entre nos.
Ces trois derniers vers constituaient la ritoiimelle, chantée en choeur après
chaque strophe. Dans chaque strophe la phrase musical^ se répétait trois
fois, pour se résoudre, entonnée une quatrième fois, d'une manière diffé-
rente. Chaque fois le chœur la terminait par cet eya de jubilation.
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184 COCJP UŒIL SUR LE TRCIZtKMfi SIECLE ITALOEN
se d<eyin« aidément. Aussi un moine de Tépoque pou¥aÂt4I
en |ȣrrler dans les tiennes suivants : <( Les feoEunes y diBsent
des pieds et des mains, y chantent de Ja langue^ y joueat d^e
Toeil, et y écoutent de Toreille, des chants dissolus, où il
est parlé publiquement contre la foi du mariage, et oà le
mari s'appelle le vieux et le yilain, et d'autres m:ots désktia-
nètes. »
Cette espèce de danses chantées constituait k seule mu-
sique véritablement populaire, celle qui tenait aux enJxailles
mômes de la nation, que nous apercevons déjà vaiguement
dans les lointains historiques du peuple romain (1), qui a
traversé la Répwbliqu-e, TEmpire, les invasions, le moyen-
âge, et que nous retrouvons encore aujourd'hui sur les bords
du golfe de Naples et dans la marche d'A'ncône.
A côté d'elle Horissait une musique semi-populaire, com-
{>osée et exécutée pour le peuple par des spécialistes, par les
guillari ou jongleurs. Son rythme était plus sautillant et plus
capricieux, la phrase musi'cale plus variée, la rime pkis
riche, mais la morale n'en était pas plus «relevée. Le texte
consistait en une suite de mots dépourvus de sens sttivi,
mais fourmillant d'allusions malhonn^ètes. Ce qui distinguait
cette musique de la précédente, c'est qu'elle était chaalée,
non par les danseurs eux-mêmes, mais par les jongleurs, et
que le chant en était accompagné par les instruments, parla
rote, la viole, et autres. A part cela, même immoralité.
A ces ballades populaires, à ces danses des gnillari, ajou-
tez les fades chansons d'amour, les camplaintes aussi inÉer-
minables qu'ennuyeuses, que colportaient partout les trou-
badours provençaux, dont la langue, à cause de sa similitude
avec l'italien, était comprise dans la péninsule, et vous aurez
fait le triste bilan musical de l'Italie au commencement du
treizième siècle.
11 fallait lutter contre ce aoai. François aimait trop les
humbles pour ne pas le tenter et pour ne pas trouver, d'em-
blée, le remède à lui appliquer. Il opposa, à la musique cor-
ruptrice, la musique saine, aux troubadours de perdition, leà
»
(1) CoBBi^rea les Chants des Salii avec leur triple ewslaimatkn «t levr
triple baiitemMit de pieds.
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COUP D'ŒFL SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN 185
troubadours de Dieu. Les jongleurs, avec leur répertoire
démoralisateur, ne disparurent pas complètement de la
place publique^ mais ifs y trouvèrent une concurrence victo-
rieuse, celle des musiciens de saint François.
Rien ne serait intéressant comme de suivre les traces de
la glorieuse lignée d'artiste^, qui, après lui, continuèrent le
bon combat au grand soleil de la place publique. Auprès du
Patriarche même nous voyons frère Pacifique, qui dans le
monde avait été Roi des Vers, et qui en avait reçu la cou-
ronne des mains de Tempereur lui-même. Mais il ne nous
reste rien de son œuvre. Vers 1240 Salimbene nous cite
comme artiste tout-à-fait hors de pair, frère Henri de Pise,
qui fût plus tard ministre de Grèce : « Il savait, nous dit-il,
écrire, peindre en miniature, ce que d'aucuns, parce ^ue le
livre est illuminé de minium, appellent enluminer, écrire de
la musique, et il composait les chants les plus admirables et
les plus ravissants, tout aussi bien modulés, que plains. 11
était lui-même un merveilleux chanteur. Sa voix était si puis-
sante et si bien timbrée que, quand il chantait, elle remplis-
sait le chœur. Il jouait d'une viole qui était délicate, très haute
et très claire, douce, tendre et ravissante au-delà de toute me-
sure. » Il a composé plusieurs cantiiènes et plusieurs sé-
quences que cite Salimbene.
A la même époque frère Vita de Lucque était aussi chan-
teur et compositeur distingué : « Il était, écrit Salimbene, le
meilleur chanteur de son temps, dans les deux espèces de
chant, le cantus firmus et le cantus fractus. Il avait une voix
agréable, fine, charmante à entendre. Le plus délicat Técou-
tait avec plaisir. Il chanta devant les évêques, les arche-
vêques, les cardinaux et le pape, qui Técoutaient volontiers.
Quelqu'un parlait-il pendant que frère Vita chantait, aussi-
tôt courait le mot de TEcclésiaste : non impedias musicam
De même lorsque, parfois, un rossignol ou un merle chan-
taient dans le taillis ou sur une haie, s'il voulait chanter, ils
se taisaient et Técoutaient passionnément, sans s'écarter de
l'endroit où il était, et ils ne recommençaient à chanter que
lorsqu'il avait achevé ; et ainsi, les voix se répondaient,
charmantes et douces. Avec cela il était si poli, en ce qui
concernait son chant, que jamais, quand on lui demandait
E. F. — X. — 13
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ttS COUP D'ŒIL SUR LE TBBfZIÈME SIÈCLE ITALIXN
de cbshnter, il ne s'excusait souis prétexte d'extinction de toîx,
d'enrouement ou d^autre raison. On ne pouvait ainsi tui
appliquer ees vers qu'on cite si souvent :
\
Omnibus hoc vitium est cantoribus inter amicos
Ut nunquam inducaot amicum cantare rogatL
C'est lui qui a fait la séquence : « As^ muudi — Spex
Maria », paroles et chant. Il fit aussi plusieurs cantîtènes eu
eantus melodiatus ou fractus^ lesquelles eurent parmi le
clergé séculier un incroyable succès. »
Mais celui qui fût, par excellence, le poète et le musicien
franciscain, celui qui, au XIII" siècle, devait donner à la
langue et à la musique italiennes un élan incomparable*
c'est le bienheureux Jacopone da Todi. •
Il était enfant de cette Ombrie qui fut pendant des siècles
le foyer de la vie franciscaine. Les laudes dialoguées, d'où
était sorti le théâtre italien, y avaient vu le jour. Les chants
religieux en dialecte populaire, imfMrovisés, dans un moment
d'enthousiasme, par un inconnu, puis répétés par d'innom-
brables voix^ aux champs, à la maison, le long des routes,
pendant les pèlerinages, y naissaient par milliers. Jacopone
fût un de ces improvisateurs, mais un improvisateur de génie.
Ses poésies nous ont été conservées et constituent le mo»ii«
ment le plus important de la poésie italienne antérieure au
Dante.
Nous avons encore un tableau qui le représente, dans la
sacristie du Dôme de Prato. Maigre, les pieds nus, la tunique
étroite et courte, la barbe et les cheveux blancs, il a dans le
regard une douceur indicible. Ses mains tiennent un livre, sur
lequel on lit ces mots : « Kefarai fratre Japone kor se giunto al
paraatie, » Sous le tableau, ceux-ci : « Beato Jaeopo da Todii^,
L'image est frappante, et qui l'a vue ne l'oublie plus. Elle
fait songer à ce que ses contemporains racontaient de sa mort.
On dit et on croit, dit l'un d'eux, que ce bienheureux Jacopone
est mort d'amour pour Jésus, et que son cœur s'est brisé par
excès d'amour. Déjà, plusieurs années avant sa mort, comme
il plenrait constamment et qu'on lui demandait pourquoi il
versait ainsi des larmes sans interruption, il répondait : u Je
pleure, parce que l'Amour n^est pas aimé. » « Le plus grand
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COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN 187
bonheur^ ajoute le narrateur, qu'une âme puisse avoir dans
cettôvie c'est d'être conatamment occupée de Dieu et en
Dieu, et c'est à une semblable félicité, croit-on, que son âme
était parvenue. »
Aussi, la force et la passion quj éclatent dans ses œuvres
sont telles qu'on a pu les comparer au fleuve dont l'élan brise
les murailles- de rochers qui tentent d'arrêter son cours. La
spontaaéité de ses expressions saisit. Sa poésie est subjective
au suprême degré : elle nous fait vivre avec lui ses victoires
et ses combats. Parti du désespoir il s'élève, d'un vol de plus
en plus joyeux et rapide, vers le soleil de l'Eternel Amour ( i ) .
Quand il chante la pauvreté, il touche au sublime. Fran-
çois excepté, personne n'a parlé de la vie et de la passion
de Notre-Seigneur comme lui. Par son inimitable fraîcheur,
son Stabal Mater sprciosa évoque la tendre et virginale nuit
deGreccio. Ses cantiques sur la naissance deNotre-Seigneur,
sur l'adoration des Mages, sur les souffrances divines, sur
l'assomption de la Très-Sainte Vierge, volent de bouche en
bouche et deviennent les refrains préférés du peuple ; et on a
pu dire de lui que ce fou sublime de Jacopone est un des plus
grands poètes que l'Italie, cette terre des poètes, ait produits.
Un pareil mouvement dans la poésie et dans la musique
populaires, devait avoir un contre-coup sur la musique sacrée.
Dans ce domaine, le treizième siècle marque le triomphe
définitif de l'office rimé sur l'office en prose, et on peut dire
qu'après saint François aucun de ce§ derniers ne parvint
plus à devenir populaire.
C'était une conséquence même du mouvement des esprits
vers la poésie et vers la musique. L'office en prose était
psalmodié ; ses différentes parties ne se distinguaient pas
nettement l'une de Tautre, rien n'y réveillait l'attention, n'y
parlait à l'imagination ; sa beauté était réelle, mais elle était
sévère et inaccessible aux humbles.
L'office en vers, au contraire, était chanté ; antiphones ef ré-
pons y vivaiant d'une vie propre, plus pathétique et plus
personnelle : petit à petit même l'antiphone se rapprochait
(1) Pour plus de détails, voir Thode, op. cit. Ses pages sur le bienheureux
Jacopone sont admirables de profondeur et de perspicacité. Je n'ai fait que
le« résumer.
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I
188 COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN
du solo ; dans la partie chorale, la rime et le rythme s'afRr-
maient. Celte variété de dessin et d'inspiration parlait à Fo-
reille et au cœur ; elle rendait la liturgie plus populaire, at-
tirait et retenait la foule. Elle permettait de lutter avec ses
propres armes contre la musique corruptrice du siècle.
Dans cette nouvelle voie, les enfants de saint François mar-
chèrent à pas de géants. C'était le moment où Thomas de
Celano composait le Dies irœ, cet appel plus saisissant que
le glas, Jacopone les deux Stabat, d'autres, dont les noms
nous sont inconnus, ces innombrables hymnes, proses, sé-
quences et tropes en l'honneur du patriarche d'Assise, de
saint Antoine de Padoue, le deuxième fondateur de l'ordre
et des autres saints franciscains du treizième siècle. Dans
son Heperiorium Hymnologicum^ M. le chanoine l- lysse Cheva-
lier cite près de cent chants religieux composés rien, qu'en
rhonneur du Pauvre d'Assise.
Avec les œuvres de Thomas de Celano et de Jacopone, les
monuments de beaucoup les plus importants de cette nou-
velle période de l'histoire de la liturgie sont incontestable-
ment les deux offices rimes de saint François d'Assise et de
saint Antoine de Padoue, que frère Julien de Spire composa
dans la première moitié du siècle.
Tant au point de vue musical qu'au point de vue poétique,
ils firent sensation. On les admira, on les imita, on les copia ;
jusqu'au seizième siècle ils servirent de modèles aux musi-
ciens de l'ordre et aux autres : ils furent considérés comme le
prototype du genre. Aujourd'hui encore ils ofl*rent un champ
d'études du plus haut intérêt à l'historien de l'art musical.
Ce que nous venons de dire doit suffire pour faire com-
prendre l'importance du mouvement musical franciscain au
XIll* siècle. Le succès de ces troubadours de Dieu fut prodi-
gieux. Ils personnifièrent dans leurs œuvres tout ce que
l'Ame italienne avait alors de foi, de poésie et d'amour. Ils
firent, dans un ordre de choses plus élevé, ce que faisaient
à la môme époque, dans l'Allemagne du Nord, les Volfram
(l^Eschembach, les Walter von der Vogelweide, les Hartmann
von der Aue, les Gottfried de Strasbourg. Ils donnèrent, poètes-
et musiciens à la fois, naissance au mouvement poético-musi-
cal le plus spontané, le plus populaire, le plus profondément
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COUP D'ŒIL SUR LE TREIZIÈME SIÈCLE ITALIEN 189
issu de Tàme même des foules que nous connaissions. Leur
signification est plus haute encore que celle des Minnesaenger
allemands ; car si le talent de ceux-ci, par ses fines racines,
plonge dans l'âme populaire, il ne s'épanouissait que dans
Tatmosphère délicate des cours princières. La poésie francis-
caine, elle, non seulement naissait dans Tâme populaire, mais
encore s'y épanouissait avec une incroyable vigueur.
La trilogie du Dante reflète, comme en un miroir, le monde
au milieu duquel le grand poète vivait. Si nous y cherchons
l'image de la musique, nous l'y apercevrons, sans étonne-
ment, entourée d'un prestige voisin de la vénération. Dans le
Purgatoire et dans le Paradis elle est partout ; partout
Une mélodie douce court
Dans Tair lumineux.
On dirait, quand le poète parle de chanteurs et de musiciens,
qu'il ne trouve pas de mots assez forts pour exprimer son
émotion. Rappelez-vous le délicieux épisode de Casella. Dante,
laprès avoir traversé les sublimes horreurs de Tenfer, arrive
au Purgatoire. Rapides, autour de lui, les âmes se hâtent,
marchant vers le Paradis. L'une d'elles l'aperçoit, court vers
Jui les bras tendus, et l'embrasse. Il se laisse embrasser, la
regarde, ne la reconnaît pas, la regarde encore, etpasse. « Sua-
vement alors, raconte-t-il, elle me dit que je m'arrêtasse, et
je la reconnus. » Ses traits, remarquez-le bien, il les avait
oubliés, mais cette voix, cette voix qui suavement parle,
comment ne pas la reconnaître ? Non seulement il }a recon-
naît, mais c'est lui maintenant qui prie Tombre de s'arrêter,
car ce mort harmonieux est Casella, le chanteur et le mu-
sicien. « Si la loi nouvelle à laquelle je te vois soumis, lui
dit-il, ne t'enlève ni la mémoire, ni l'usage de l'amoureuse
canzone qui avait coutume d'apaiser tous mes désirs, qu'il
te plaise en consoler un peu mon âme, cette âme venue
dans ces lieux avec mon corps, et pleine de tristesse. »
— « Amor che ne/la mente mi ragiona » (1) commence alors à
(1) Premier vers d'une canzone de Dante, composée vers 1294 et abon-
damment commentée par lui dans le troisième traité du Convivio, Casella
FaTait mise en musique. Cfr. Jacopo délia Lana, Ottimo Commcnto et
Benvenuto da Imola.
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190 COUP D'ŒIL SCR LE TREIZrÈME SIÈCLE ITALIEN
soupirer jJliïtôt qu'à chanter l'ombre, « avec un tel charme
que sa douce voix, continue le poète, chante encore dans
mon cœur. A cet accent si caressant qui passe dans "la brise,
Dante, Virgile, le peuple d'âmes qui courait, s'arrêtent,
prennent racine, s'épanouissent, 'frissonnent au sottffle
mélodieux; oubliés le voyage mystique, la marche vers le
ciel ! « Nous étions si heuTeux, nous dit le poète, que Tien
ne touchait plus nos esprits ; nous étions fixés et TÎvés aux
notes î »
Nous connaissons maintenant quelques-uns des trafts ca-
ractéristiques du milieu où Giotto s'est développé. La vie
intense qiii courait dans ces prédications populaires, flans
ces poésies, dans ces chants répétés partout par des milliers
de voix sur les routes, eux champs, sur la place publique,
dans ces hymnes sublimes qui grondaient ou soupiraient
dans la vaste église franciscaine, il Ta TecneîUie ; il l'a laissée
s'accumuler silencieusement dans son âme d'aï*tiste pendant
les longues années qu'il passa à peindre, aux côtés de
Gimabue, les murs de l'église supérieure d'Assise ; puis
il la déversa comme un fleuve immense dans 'le domaine
de la peinture. Ce courant le féconda pendant trois siècles,
pour finir par se perdre dans les sables arides de la
Renaissance.
H. Wàtrod.
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LE FÉMINISME
A PROPOS DHJN LIVRE RÉCENT (1)
Montaigne, dans ses Estais^ nous met en garde contre la
« piperie des mots >•.
n en est, en effet, de certains mots, comme de certains
livres : leurs destinées sont parfois singulières. Habent sua
faia <f€rba, pourrait-on dire, en modifiant légèrement le
texte : destinées changeantes, soumises aux caprices des évé-
nements et de l'opinion comme à l'autorité d'écrivains qui
s'imposent. Et parce qu'il est impossible à ions les hommes
de s'entendre sur le sens d'un terme servant à désigner «n
fait oïl une idée encore soumis à la discussion, le désaccord
né de l'obscurité et de la confusion des mots vient souvent
retarder pour longtemps l'éclaircissement de questions im-
portantes.
•C'est, je croîs, pour n'avofr peut-être pas asseE médité
SUT l'excellent conseil de Montaigne que le Révérend Père
Godts a identifié deux 'choses qui semblent, à nombre de
Ixms esprits, absolument dîffërerïtes.
Le RévéiVînd Père Godts, rédemptoriste belge, est avanta-
geusement connu dans le monde thëologi que et social par plu-
sieurs vigoureux ouvrages, dans lesquels se déploient à l'aise
sestaients de diuleclicien et de [JokHaiiste. Cette année même,
il lançait dans le public un volume qui fit quekpae bruit. Le
titre à lui seul montre les intentions de l'auteur : Le Fémi"
nisme condamné par des principes de théologie et de philoso"
phie. Le sous-titre éciaire et divise l'idée : Infériorité gêné-
(1) Le Fëmhnsme rrondamné pttr des principes de tkéohygie et de pàiloso*
pkùe^^r ie P. Godts, pédemptorisla, Victor Retanix, 'Paris, rue Sonajmite.
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193 LE FÉMINISME
raie de la femme. Sa supériorité morale. Sa fausse émancipa-
tion. Revendication de ses droits réels.
Les conclusions nettes et tranchantes du Père Godts con-
trariaient trop de thèsesvet d'aspirations pour passer inaper-
çues. Elles suscitèrent des protestations qui eurent du re-
tentissement jusqu'au Parlement de Bruxelles : le leader
des socialistes belges, M. Vandervelde, cita et commenta
dans un sens naturellement favorable à la cause qu'il soute-
nait certains arguments du R. P. Se souvenant à propos des
excellentes leçons laissées à leurs disciples par Voltaire et
Paul Bert et prenant exemple sur ses honorables confrères
socialistes de la Chambre française, il cueillit çà et là cer-
tains textes rudes ou légèrement réalistes employés par Tau-
teur dans les questions délicates et les offrit en bouquet à
ses collègues étonnés d'une aussi charmante attention. Mais
aujourd'hui, partie d'une bauche socialiste à l'adresse d'un
écrivain catholique, l'injure est plutôt un honneur pour ce-
lui-ci ; et les sarcasmes du député de Bruxelles n'étaient pas
pour ébranler les thèses soutenues par le Père Godts dans
son savant ouvrage.
La qualité maîtresse du R. P. Godts est une précision et
une vigueur de dialectique peu communes. Ne cherchez pas
chez lui de larges formules, des assemblages de mots à
effet ; l'auteur estime que la littérature n'a rien à voir en la
matière et il ne fait point de littérature. Par contre, la science,
la science théologique et philosophique, l'interprétation des
textes y régnent incontestablement*. La phrase est claire
comme l'idée ; celle-ci est disséquée, mise en lumière par
des divisions, trop nombreuses peut-être; mais Cicéron n'a-
t-il pas écrit que l'homme qui sait bien diviser est un Dieu ?
Bref, on retrouve dans cette étude sur le féminisme toutes
les qualités qui brillent dans les ouvrages sur les Droits dans
VÉducation du même auteur. Ajoutez à cela une érudition et
une connaissance très appréciables des écrivains modernes,
surtout catholiques et socialistes.
Il est une autre qualité qui mérite des éloges à l'auteur :
c'est son dogmatisme, l'inflexibilité de ses principes et de ses
procédés, évidents dès les premières pages. Toutefois faut-
il dire que l'application des principes est toujours une tâche
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LE FÉMINISME t93
dOicile, et que nous n^oserions toujours en déduire certaines
conséquences? II existe en effet des matières délicales à
toucher, à délimiter, à définir et à juger. Le féminisme sur-
tout est une question de pratique et d^observation des faits
de la vie ordinaire ; il touche à nombre de problèmes
d'ordre général et particulier : égalité ou infériorité intel-
lectuelle de la femme par rapport à Thomme, extension de
ses droits civils et matrimoniaux ; ses aptitudes aux divers tra-
vaux de l'intelligence et du corps, obligations de l'homme et
de TEtat à son égard, son relèvement et la mise en évidence
de sa dignité par TEglise catholique, etc.
Sans doute, des principes et non les moins importants sont
ici nécessaires comme base de la discussion ; ils sont tirés
de la Sainte Ecriture ou de la morale naturelle, et en faire
fi à l'exemple des socialistes, c'est introduire l'anarchie, le
matérialisme et l'immoralité dans une question qui a toujours
besoin d'air pur à cause des points de vue délicats qu'on y
voit surgir de-ci de-là.
Mais n'y a-t-il pas lieu quelquefois de les pondérer les uns
par les autres pour résoudre certains problèmes, ou pour ex-
pliquer des faits quand le bon sens, l'usage journalier, les
habitudes légitimes, la force des événements jettent d'ailleurs
sur ces questions une lumière révélatrice ?
La vie, et le féminisme est une de ses manifestations ac-
tuelles, la vie est sujette à d'innombrables changements et
modifications. Une idée, d'abord repoussée avec dédain et
jugée dangereuse parce que nouvelle, se fraye péniblement
son chemin ; l'opinion est déjà saisie par tant de côtés, ti-
raillée en tous sens par tant de courants contraires ! Mais
enfin la ténacité, le talent, la souplesse des lanceurs de l'idée
la mettent en évidence. La voilà entrée dans le domaine de
Texécution. Elle a son utilité, répond aux besoins du temps,
arrive au moment opportun. Faudra-t-il la rejeter en bloc
avec toutes ses conséquences parce qu'elle se présente pour
la première fois, et qu'elle rompt avec des usages, des tra-
ditions, souvent respectables sans doute, mais qui peut-être
ont besoin d'être modifiées et ne répondent plus adéquate-
ment aux nécessités actuelles ?
Les principes de philosophie et de théologie, pour élevés
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194 LB ff^ÊSnirSHS
qu'Us BOÎQifit) o«ta8ftez de 9Duple^»se pour s'accomnood^r «nx
l^^gttiiiMS exigences du moment ; ils ont été faits pour tous
les temps et toutes les sdtuatioos et vouloir leur donner «ne
rigidité absolument inflexible^ c'est mal comprendre r*dmt-
rabie variété en toutes choses mise par Dieu dans la créature.
Bien ne sert de dine que les principes invoqués change*
paient alors et en feit seraient voués à Toubli, à la destmc*
tioQ. Non, ils n'en manifesteraient que mieux leur vitalité, et
leurs4idaptation3 nouvelles serviraient à prouver à quel point
ils sont nécessaires.
Il n'était peut-être pas inutile de s'étendre un peu longue-
ment sur une remarque suggérée par la lecture d'un livre
où les idées fortes abondent. Elle servira à feire comprendre
plus d'une fois ce qui va suivre-
Le mialheur du mouvement féministe fut d'avoir été sou-
tenu^ propagé presque iexclusivement par des orateurs ou
écrivains socialistes. En France, MM. Millerand, Vîviani, et
les rédactrices de La /^ro/^rfe journal exclusivement dirigé et
rédigé par des femmes^ en Allemagne Bebel et Kari &larx,
en Belgique Vandervelde et Volders, se firent remarquer
par leur zèie ou leur talent. Gomme cela s'est déjà vu plus
d'une fois^ les catholiques arrivèrent quand la place était
prise et que leur présence paraissait inutile. Ils ne le crurent
pas cependant, et tour à tour MM. Etienne Lamy et d'Haus-
sonvîUe en France^ Coleart et Henry en Belgique, Ms^ Spal-
dîn^ en Amérique vinrent apporter à la cause du féminisme
l'autorité de leur plume ou de leur parole. Dans les fnremîers
mois de l'année 1901, une femme d un esprit élevé., M"^ la
baronne Piérard réunissait chaque semaine à Paris dans son
vaste et élégant salon une assemblée relativement nom-
breuse ; cette élite venait enteodne les plus illustres confé-
renciers (i) de la capitale lui parler des droits et des devKÛrsde
la témme, de son influence sociale et des améliorations ré-
cbmées par ses situations diverses (2). C'est ià un exemple
malheureusejBient trop isolé. On aimerait à voir les familles
(1) Entr'autres MM. Brunelière, J. Lemaitre, R. Domnric, £. Flornoy.
Hruhnes.
(2) Voir aussi les deux brochures de W^^ Marie de VTIlermoiit, Le Mouve-
ment féministe, dan» la collcctioD Science et Jfeli^en, chez Blotrd et Barrai.
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LE FÉMINISME 195
riches et puisssmles s'intéresser directement au sort de la
fenrai^ et apporter le'trîbut de leur influence, de leur or et de
leur talent à la cause du féminisme.
Carjene puis être de l'avis du Père Godts qui ne veut voir
dans le féminisme catholique qu^un socialisme déguisé. L'un
étTacrtre, nous flît-il, s'accordent pour formuler les mêmes
revendications en faveur de la femme. La 'bonne raison !'La
vérité eSt-élle donc à mépriser, parce gue quelques-unes de
ses 'précieuses parcelles brillent dans les mains de Tadver-
saire. Pas est et ah hoste doceri, 11 y a du reëte des revendi-
cations féministes socialistes que les féministes chrétiens
repoussent.
Là ouïe Père'Godts est vraiment fort, c'est quand il com-
bat l'égalité absolue et l'indépendance des tieux sexes. Ici
la sainteEcriture intervient à propos. Elle nous apprend que
la famille est une société, et que toute société ayaiït besoin
d'un dhef, l'homme a été consthué chef de iafamille. Et cette
vérité est bien plus affaire de droit naturel et d'ordre divin
que mode de formation de la première femme. Nous deman-
dons qu'on nous fasse grâce des longs détails sur la côte d'A-
dam, ses merveilleuses propriétés et l'irréductible infério-
rité intellectuelle ou physique de la femme. Il semble juste-
ment puéril de bâtir toute une thèse si grave de conséquences
sur un simple détail du récit de la Genèse.
A supposer même que nous, Occidetftaux, gens positifs et
précis par excellence, nous ayons raison de ne voir dans ce
détail qu'un sens réel, sans admixtion de sens allégorique,
îl paraît bien plus rationnel d'y voir avec les saints 'Pères la
source et la raison de l'affection ratftuelle de rhomme et de
'la femme unis par le mariage.
Xics socialistes, cela va sans dire, se préoccupent peu de
la Genèse : « L'homme et.la femme sont égaux en nature;
tous deux possèdent une âme, tous deux jouissent des mêmes
facultés intelligentes et libres ; cette âme, ces facultés sont
les facteurs des, 'principales actions accomplies en ce monde;
pourquoi Thomme est-il donc consthué de par les lois ou
les coutumes chef de la femme? C'est là un préjugé qui doit
s'^évanouir à la lumière des doctrines socialistes : égale en
nature àl'homme, la femme 'le sera encore dans ses droits
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196 LE FÉMINISME
civils, matrimoniaux, politiques. Qu'on lui ouvre toutes les
carrières! On n'aura pas à le regretter. Qu'elle aille plaider
devant les tribunaux ! Elle saura, mieux que l'homme, faire
partager aux juges ses sentiments, son émotion ; elle arra-
chera nombre de malheureux à l'échafaud^ ce dernier vestige
de la barbarie d'autrefois. Pourquoi n'aurait-ellepas non plus
sa place dans nos Parlements ou même au conseil des mi-
nistres? Ne représente-t-elle donc aucun intérêt ici-bas? Ne
sait-elle pas comme l'homme, mieux que lui souvent, exécu-
ter des travaux, diriger des maisons de commerce,surveiller,
répandre l'instruction et l'éducation de la jeunesse, toutes
choses qui donnent à nos gouvernants des occupations sans
cesse renouvelées? Le peuple paie l'impôt; pourquoi lui re-
fuser le droit d'élire ceux qui chaque année renouvellent ou
même augmentent cette charge si lourde pour lui ?. » Tel fut
l'un des grands arguments des partisans du suffrage univer-
sel, alors qu'il n'existait pas encore. C'est aussi l'argument
apporté par les socialistes et quelques féministes avancés,
désireux de voir la femme siéger dans nos assemblées poli-
tiques.
Les socialistes ne s'arrêtent pas en si beau chemin. La pré-
tendue indépendance absolue de la femme est aussi pour eux le
vrai principe de la légitimité du divorce. Encore, le divorce,
à leurs yeux, n'est qu'un pis aller. Ils demandent davantage.
Et le roman Les deux Vies, de Paul et Victor Margueritte a
prouvé à quels écarts pouvaient se laisser entraîner de beaux
talents pris dans l'engrenage des idées humanitaires ou so .
cialistes. Le mariage est trop souvent un enfer, disent-ils,
par la discorde survenue entre les époux. N'est-il pas bar-
l|are, contraire à la nature de conserver dans nos lois ce
qui pourrait ressembler, même de loin, à l'indissolubilité
tant prônée par les catholiques ? Le mari et la femme ne
sont plus pour une cause ou pour une autre en communauté
d'idées, de sentiments. Laissez-les donc s'en aller chacun de
leur côté, sans les obliger même à venir par devant l'auto-
rité civile donner les raisons d'une demande en divorce.
De là à l'union libre, il n'y avait qu'un pas ; les féministes
socialistes l'ont depuis longtemps franchi, et, renversant les
rôles, ils lancent à la figure des catholiques le reproche d'im-
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' LE FExMlNISME VJT
moralité ; et c'est logique dans leur système : si Tunion entre
deux époux devenus ennemis est contre nature, son maintien
à tout prix est évidemment immoral.
Les féministes catholiques manifestent bien haut leur
répulsion pour une pareille théorie ; ils tiei^nent à conserver
dans son intégrité les vérités religieuses et sociales si com-
battues de nos jours. Ils se bornent seulement à réclamer pour
la femme certaines modifications aux lois existantes : ces mo-
dificalions porteraient notamment sur le travail des femmes
à Tatelier, à l'usine, sur les programmes d'enseignement et
d'éducation, sur la répression des crimes passionnels ; la
plupart d'entre eux demandent pour la femme une part active
dans le domaine électoral et politique.
Les graves dangers que présentent tant au point de vue de
la santé qu'à celui des bonnes mœurs le travail des femmes
dans certaines usines ; les difficultés souvent terribles aux-
quelles sont en proie plusieurs classes d'ouvrières dans les
grandes villes, et d'autres questions d'ordre à la fois écono-
mique et moral ont été étudiées à fond par des hommes dont
la compétence en ces matières est universellement reconnue.
Je n'en parlerai pas, me bornant à renvoyer aux livres d'une
si poignante éloquence publiés après enquête personnelle
par MM. d'Haussonville et Charles Benoist.
Je préfère dire un mot des trois dernières revendications
féministes.
Avec l'ignorance religieuse et la sorte de prime à Timmo-
ralité donnée aux époux par la scandaleuse indulgence des
juges en matière de divorce, l'adultère a pris des propor-
tions inquiétantes. Constituant injure grave, il devient l'un
des motifs les plus puissants indiqués par la loi pour intro-
duire une demande en divorce, et les époux, fatigués d'un
lien trop dur pour des cœurs sans sève chrétienne, ont vite
fait de s'engager dans la voie de l'infidélité. Or la loi, ré-
pondant en cela à un préjugé trop répandu, considère la faute
de la femme comme plus grave que celle de Thomme et la
punit en conséquence. De vraies et solides raisons à cette
inégalité, on n'en découvre pas. Moralement parlant, la faute
est aussi grande, et quoi qu'on dise, ses conséquences au point
de vue de la famille, aussi dangereuses. La passion est plus.
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108 LE FÉMINISME
forte chez riioaime, dit Le Père Godts, Ift. r«sponsa!)ilité par
conséquent moins gjrave ; le crime de la femme produit plus
de scandale et augmente lafaute* Ce scandale,, je l'avoue- sans
détour, me semble bien pharisaïque ; c'est un préjugé encore
une foiâ, répandu par l'homme et dont il est heureux de se
servir comme d'un manteau d'honnêteté, pour pallier son
propre crime. 11 n'est pas prouvé non. plus que la. passion soit
moins forte chez la femme ; car si Tentraînementest moins vio-
lent, il est peut-être plus nerveux, plus sentimental et moins
réfléchi. C'est calomnier la femme que lui attribuer une cul-
pabilité semblable.
Les statistiques judiciaires prouvent au contraire sa supé-
riorité morale et malgré toutes ses prestigieuses dextérités
de langage, en dépit d'un certain charme de style, M, Marcel
Prévost n'a pas réussi, dans son dernier roman, à prouver
l'existence de l'être immoral qui se cacherait selon lui sous
les dehors -de la plus pure des jeunes filles.
Il est au reste un moyen de maîtriser chez la femme la vio-
lence des passions. C'est une instruction et surtout une
éducation élevée, énergique et profondément religieuse. Il
y a beaucoup à faire sur ce point, et les jeunes filles qui de-
vront plus tard, grâce à la haute situation de leurs parents,
tenir un rang considérable dans le monde, ne reçoivent
peut-être pas dans leur famille ou au pensionnat une forma-
tion assez ferme et assez pratique. Certes nous ne voulons
ni de pédantes, ni de bas-bleus ; mais le système d'instruc-
tion préconisé par Molière dans les Femmes Savantes et que
semble approuver en partie le P. Godts est une « charge »,
pas autre choée. Il serait à désirer que les écoles profession-
nelles dévinssent beaucoup plus nombreuses et q^e les
jeunes filles et femmes des hautes classes de la société ne
craignissent pas de se mêler, pour le diriger et le soutenir,
à un système d'enseignement qui prépare à un travail à la fois
plus moral et plus rémunérateur.
Elles y trouveront le meilleur moyen d'exercer une influ-
ence bienfaisante quoiqu'indirecte sur la politique.
Rien n'instruit, en effet, comme l'étude de la vie journa-
lière et du travail populaire. C'est après l'avoir faite longue
et approfondie que Le Play a édifié plusieurs de ses magni-
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LE FÉMINISHE 1^
fiqnee tlnèses développées da&s la Réforme sociale et les
Ouf^riers Européems. Rien non plus ne prépare oadeux à l'exer-
cice des vertus d'abnégutioa^ de cbajrtlé ei de dévouement
comme aussi au maaiement des affaires publiques.
Et pMirquat refuser aux femmes tout droit de se mêler à
la politique ?
Un principe dicté par le bon sens et le droit naturel déter-
mine nettement l'étendue et les limites de ce droit : la femme
pourra exercer toute action politique compatible avec sa
situation particulière d'épouse et de mère. Chargée plus que
rhomme du soin de la famille, gardienne attitrée du foyer
surtout parce qu'elle doit avoir plus que le mari le soin de
Fenfant^ il lui faut encore garder jalousement cette réserve,
cette pudeur qui Téloignera des luttes trop vives, trop bru^
tal^S; de la politique d'aujourd'hui.
Et c'est bien pour ces raisons que le Père Godts refuse
toute action politique à la femme. Il ne lui reconnaît que
Faction morale manifestée au foyer domestique par les bons
€on«^eils, la soumission, la patience et la prière. Hors de k
famille, Finfluence politique de la femme serait néfaste.
Je ne le pense pas, et à certains signes^ des hommes publics
dont l'autorité n'est pas contestable, estiment que, dans un
avenir prochain, les événements se chargeront de donner
tort sur ce point aux antiféministes.
Car il faut se garder de restreindre le champ de l'action'
politique. Faire de la politique n'est pas uniquement lire »on
journal, discuter au café ou dans les salons sur les événe-
ments du jour; ce n'est même pas simplement déposer un
bulletin dans Furne au grand jour des élections, ou pérorer
à la Chambre, au Sénat, bâtir des lois que le lendemain il
faudra détruire ; faire de la politique, c'est encore conseiller
ceux qui à quelque degré que ce soit gouvernent le pays ;
c'est exercer, par la parole, par le journal, parle tract, par
les pétitions, par le mouvement syndical, une poussée sur
Fopinion publique et en fin de compte sur le gouvernement
et la législation.
Et ceci, je ne vois pas de raisons bien sérieuses de le
refuser à la femme. On nous objecte qu'une avocate des
temps passés (on cite son-nom^ elle s'appelait: Caïa Afrania),
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200 LE FèHrNISME
aurait, par ses violences de langage et ses incursions sur le
domaine de la politique, provoqué Tédit qui ferma l'entrée
du barreau aux femmes de Rome. Mais sait-on au juste en
quelles circonstances, sous quels mobiles agirent alors les
législateurs ? De plus, l'argument : Ab uno disce omnes^ sou-
vent si faux, se base ici sur un fait bien lointain. En vingt
siècles les choses ont un peu changé, et cette seule preuve
n'oblige pas à voir aujourd'hui les choses du même œil qu'aux
temps antiques.
L'action politique de la femme pourrait être singulière-
ment bienfaisante, mais il lui faut pour cela être dirigée,
éclairée, maintenue dans les limites indiquées plus haut.
C'est à quoi s'emploient actuellement des femmes d'esprit
et de cœur. La persécution religieuse, qui sévit en France, le
despotisme de l'Etat, le péril grandissant de l'impiété et du
socialisme par la fermeture des écoles libres et Tappât des
doctrines collectivistes : telles sont les causes du mouve-
ment féministe aussi calme que salutaire dont M™® la baronne
Reille(l) a pris Tinitiative. La généreuse chrétienne dont les
deux vaillants fils luttent pas à pas, à la Chambre, contre l'é-
croulement de nos libertés, ne s'est jamais proclamée fémi-
niste ; elle n'a pas entendu créer une école chargée de re-
vendiquer les droits vrais ou prétendus de la femme. Elle et
ses courageuses associées n'en font pas moins du féminisme
et du meilleur.
Il est d'autant moins sujet à caution, que la charité chré-
tienne, cette vertu grande comme le monde, infinie comme
Dieu, y règne en souveraine. Toutes les femmes sont con-
viées à entrer dans ce mouvement (2), depuis la princesse qui
possède hôtel «meublé à Paris et château en province jusqu'à
l'humble couturière et la marchande de poissons sortie des
halles pour aller, il y a quelques mois, revendiquer sur les
grands boulevards les libertés qu'on étrangle.
(1) Je tiens à citer é|Çcilement les noms de M™« l'amirale de Cuverville,
M"»« la baronne de Brigode, de M™« Piou. Il y a peu de jours, M. Emile
Ollivier venait leur donner le secours de son expérience et de son talent
toujours vigoureux.
(2) L'association fondée par M™« Reiile porte le nom de Ligue des
Femmes Françaises.
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LE FEMINISME 201
Est-il bon, est-il prudent pour la femme, d'aller plus loin
dans la revendication de l'action politique ? Le bulletin de
vote, par exemple, ne serait-il pas une arme trop dangereuse
entre ses mains? Pas plus, à coup sur, qu'entre Iqs mains
de Phomme. Les élections tant partielles que générales nous
ont suffisamment édifié sur la moralité actuelle du suffrage
universel. Reconnaissez-nous le droit de voter, disent les
féministes au législateur, nous saurons nous en servir mieux
que l'homme pour le bien du pays. De ceci, il est permis de
douter. Une loi accordant ce droit* à [a femme serait un
saut dans l'inconnu.
« Mais la France l'a fait, dit-on, en 1848 et à son exemple
presque toutes les nations d'Europe et l'Amérique. » Sans
doute, mais aussi, il leur en a coûté de dures leçons. Le
peyple, dans sa logique simpliste a conclu de son droit de
vote au droit de renverser trônes et empires ; les meneurs
eurent tôt fait de l'en persuader et il n'est pas de capitales
d'Europe ou d'Amérique qui n'ait vu se dérouler à travers
ses rues les horreurs de la guerre civile. Des honinhies
d'ordre, trop rares encore, s'efforcent de moraliser le suf-
frage universel. Mais n'eut-il pas mieux valu le faire avant
d'accorder au peuple ce droit terrible ? L'expérience de tous
les siècles prouve que les réformes sociales ou politiques
importantes ne s'accomplissent pas d'un coup ; elles exigent
des tâtonnements, des enquêtes sur les faits qui peuvent les
motiver ; elles demandent surtout que le peuple soit instruit
de la nature, des conditions, des avantages et des dangers
du droit qu'on juge opportun de lui reconnaître.
C'est là un genre d'éducation populaire que les écrivains
et orateurs féministes devraient entreprendre avant d'exiger
le droit de voter. Car des dangers de toutes sortes attendent
la femme sur le terrain électoral. Sa faiblesse y serait-elle
sullisamment protégée dans la houle des réunions publiques
souvent si tumultueuses .' Sa dignité ne soulfrirait-elle au-
cune atteinte dans les périodes électorales si fécondes en
moyens de corruption ? Ne se laisserait-elle pas vite entraîner
par les sophismes et les théories subversives si facilement
acceptés par les hommes eux-mêmes ? Autant de raisons qui
font douter de l'opportunité d'une loi sur le vote des femmes.
E. F. _ X. — Kl
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¥
202 LB l^ÉMir^isMe
i . Quanta devenir députés, sénateurs, elles feront mieux d y
- renoncer. Une période électorale est une affaire de quelque
jours. II n'en est pas de même d'un mandat législatif ; celui^
ci dure au moins plusieurs années et les devoi^s d'épouse et
I de mère risqueraient d'être par là complètement négligés ou
i méconnus.
P J'arrête mon étude à là plus ambitieuse des revendications
féministes. Malgré un aussi court exposé, on aurd vu riilipor-
|; tance de la question. Considérer le féminisme comme un
^ incident vulgaire et insignifiant de notre situation politique
; et sociale serait aussi maladroit quç dangei^euît. Je le disais
; en commençant, les socialistes ont accaparé ce mouvement
'.-, à leur profit. Aux catholiques de prouver encore une fois
qu'ils savent s'intéresséf utilement à toutes les nobles causes
et par l'influence saine et toujours grandissante de la femme
:; française et chrétienne, nous reverrons en notre pays des
I jours de progrès et de vraie liberté.
't.
F. LOCIS DE GoNZA(;UE
0. .}f. c.
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NOTES THEOLOGIQUES
SUR L'UNION DE L^HOMME A JÈSUS-CHRIST .
(Saite){[),
CHAPITRE SIXIEMK*
Dans le mystère du Christ, rhomme est incorporé à Jésus-
Christ et à l'Eglise. Comment se ftiit cette incorporation ?
Par la foi. L'acte de foi produit cette incorporatio:), et la
vertu ou habitude de foi constitue Tétat d'incorporation au
Christ.
I
De L'mcoftponAtioN a jKSts-CHiusT vxn la i-oi.
Par le mystère de Tîncarnation , l'humanité tout entière
acquérait une affinité précieuse avec Dieu. Un vestige de
parenté divine reluisait âu fond de cette nature que le Fils de
Dieu s'était appropriée. Cependant le Verbe divin en épou-
sant notre nature n'avait pas pris nos persoiineè, et il fallait
que chaque homme en particulier fût uni au Verbe fait chair
pour retrouver en lui la divinité, notre union naturelle avec
Jésus-Christ ne suffisait pas pour opérer notre union surna-
turelle avec lui ; il fallait un moyen surnaturel, proportionné
à une fin si divine. Et quel est ce moyen ? C'est la grâce, et
plus particulièrement, c*est la foi : car c'est par la foi que
l'union de l'hbmme à Jésus-Christ commence : « A tous ceux
w qui Tout reçu, dit saint Jean, le Verbe Venu en ce monde
(1) Voir le fascicule de juillet 1003.
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204 NOTES THEOLOGIQUES
« a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu ». Or rece-
voir Jésus-Christ, c'est croire en lui. C'est donc par la foi
que se fait l'union à Jésus-Christ.
Quelques-uns faisaient à saint Cyrille cette objection : si
vous dites que tous les hommes sont sauvés parce que le
Verbe s'est fait homme, voyez dans quel danger vous vous
jetez ; il en résultera ([ue tout homme sera sauvé, par cela
seul qu'il est homme et ((u'il participe à la nature humaine de
Jésus-Christ. Le saint Docteur répond que le bienfait de
l'Incarnation est proposé en effet à tous les hommes et qu'il
leur offre l'entrée du salut, mais que le bénéfice de l'incar-
nation n'est appliqué à l'homme que par la foi en Jésus-Christ.
(Cf. Thomass. de Incarnat, Lib. I, cap. 19).
l. De l'objet de la foi.
Toutes les vérités que la sainte Eglise nous ordonne de
croire sont l'objet de la foi. Mais parmi ces vérités révélées,
il y en a deux dont la foi est principalement nécessaire au
salut. Ce sont les mystères de la Sainte Trinité et de Tln-
carnation. Remarquons que la foi au mystère de la sainte
Trinité n'implique pas la foi à l'Incarnation, tandis que la
foi à rincarnalion suppose d'une certaine manière la foi à la
Sainte Trinité parce que l'union de la nature humaine a eu
lieu avec une des trois personnes divines.
2. Nécessité de la foi en fésus-Chrisl.
Symbole de saint Athanase : « Quiconque veut être sauvé,
avant tout il est nécessaire qu'il tienne la foi catholique ;
or la foi catholique est celle-ci, que nous vénérions un seul
Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l'unité... Mais il est né-
cessaire aussi pour le salut de croire l'Incarnation de Notre-
Seigneur Jésus-Christ... Il est Dieu de la substance de son
Père et engendré avant les siècles, et il est homme de la
substance de sa mère et il est né dans le siècle, »
Saint Léon : « Le salut de l'homme vient principalement
de ce que le Fils unique de Dieu a daigné devenir le Fils de
rhonime, d'une uiùme substance avec son Père, et selon la
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SUR L'UNION DK L'HOMMK A JfiSUS-CHRlST 205
chair consubstantielle à sa mère. C'est là le double objet de
notre joie, car nous ne pouvons être sauvés que par cette
double filation de Jésus-Christ. » « Nous croyons cela, et
c'est pourquoi nous sommes vraiment chrétiens, et en toute
vérité adoptés comme enfants de Dieu. Et c^est par cette foi
que tous les saints qui ont précédé l'avènement du Sauveur
ont été justifiés, et que par ce mystère ils ont été faits le
corps du Christ, attendant Tuniverselle rédemption des fi-
dèles dans la semence d'Abraham c'est-à-dire dans le Christ
(Serm. 31. cap. 6 et 7).
« Il est également impie et dangereux de nier en Jésus-
Christ, soit la vérité de notre nature, soit l'égalité de gloire
avec son Père ». (Hom. de transfig. Dni).
Saint Hilaire : « Il y a un égal danger à ne pas reconnaître
en Jésus-Christ, soit la divinité, soit la chair de notre corps
car il est le médiateur. » (De Trinit. Lib. IX ») Cf. id. in
Matth. cap. XVI. n. 9.
Saint Thomas : « En aucun temps, même avant la venue
du Messie, les hommes n'ont pu être sauvés sans être
membres de Jésus-Christ; mais avant l'Incarnation, les
hommes étaient incorporés au Christ par la foi en son avè-
nement futur, et la circoncision était le signe de cette foi.
Après l'avènement du Christ, c'est encore par la foi que les
hommes lui sont incorporés, selon ces paroles de l'apôtre :
a Le Christ habite dans nos cœurs par la foi », et le baptême
est le signe sacramentel de cette foi. » (3® P. c. 68. al.)
Il y a deux choses à considérer dans la foi. Elle est Fillu-
inination divine de Tintelligence et elle est une incorporation
au Christ. Selon ce double aspect, les théologiens parlent de
la foi dans deux traités différents. Quand ils traitent de la
grâce et des vertus théologales, ils disent que la foi est une
lumière surnaturelle qui élève l'esprit à la connaissance des
divins mystères, ei quand ils traitent de l'Eucharistie, ils
disent que la foi est une incorporation à Jésus-Christ par une
manducation spirituelle de son corps.
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20« NOTES THBOI.Or,IQUKK
3. La foi est une incorporation à Jésu)i*Christ.
Saint Je\n CHKYso^TàM e : a Nouk »omineH devenus parti-
« oipants du (!hriKl, dit Tapotre saint Paul; pourvu cepen-
(( dant que nous retenions termement jusqu'à la fin le coin*
oc mencement de sa substance. » Hébr. IH. 14. Nouh sommes
participants du Christ. Qu'est-ce à dire cela, être participants
du Christ ? Nous participons au Christ, veut-il dire, parce
quç nous sommes faits une même chose avec lui, parce qu'il
est la tète et que nous sommes ses membres, un môme corps
avec Jui, de sa chair et de ses os, à la condition pourtant que
nous retenions fermement jusqu'à la fin le commencement
de sa substance. Et quel est ce commencement de substance
du Christ ? Il veut dire la foi, car c'est par la foi que nous
sommes faits vivants, et que nous sommes régénérés et en
quelque sorte consubstantiels au Christ ». (In Ëpist. ad
Hebr. Cap. III. Homil. C>).
La foi produit l'incorporativin à Jésus-Christ et la régéné-
ration spirituelle parce qu'elle nous donne un commence-
ment de la substance du Christ.
Saint Hilaihe ; « Par la foi à Dieu fait corps, nous demeu*
.rons dans la substance de (*e corps que Dieu a pris ». (In
Ps. 51. n. 16.)
(( La foi est une : une foi, un Seigneur, un baptême et un
seul Dieu. Par la foi, c'est-à-dire par la substance d'une même
foi, tous les tidt^les sont un. Comment donc l'unité des fidèles
ne serait-elle pas substantielle, puisqu'ils sont un parla subs-
tance d'une même foi. Ils sont un dans une même substance
régénérée. Ce n'est donc pas seulement par l'unité de cœur
et de volonté qu'ils sont un. »> (De Trinit. Lib. VIII. n. 7).
Saint Cyrille : « Dieu a dit : « V^oici que je dépose dans
les fondements de Sion la pierre angulaire ^et précieuse. » Et
en effat le (Christ est pour nous le fondement et le principe
du salut, et cela par la foi ; car c'est par la foi, et non autre-
ment que le Christ habite en nous. /> (In VI Jo. n. 70).
(( Le Fils est substantiellement un avec son Père, et par
cette unité de substance le Fils est dans le Père et le Père
est dans le Fils. De môme, par la foi en Jésus-Christ, nous
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SUR L'UNIOK DE L'HOlfMK A JÉSUS-CHRIST Mil
devenons un entre nous et avec Dieu, corporellement et spi-
rituellement. » Et le Christ habite en nous et nous en lui.
(In. Jo. Lib. XI.)
S41NT Isidore : « Le peuple chrétien est réupi en une
ipême chose, upe même fpi, tin même corps du Christ ; et
ppr Te^u dM baptême, cpmme par le feu du 3aint-Ësprit, il
devient le corps de ce Paip céleste ». (Serm. de corp. et
sang, Dni. — Migpie, T- «3. p. 1228.)
S^JWT Paschabe Radbert: « Le juste vit de la fpi. » Cette
justice de la foi, il Ta dans Teucharistie, et par la foi il re-
çoit la vie, qui demeure en lui. » (De corp. et sang. Dni. cap.
1, n. 5.).
« Toute foi donne une substance, et pour parler plus clai-
rement, elle, est elle-même Fessence ou la substance des
phoses qu'on doit espérer. Par e^^emple, la résurrection gé-
nérale n'étant pas eficore faite, elle n'existe pa^ encore en
3ubstanc0 ; mais parce qne npus tenons par la foi qpe le
Cbrisf est repsu^cjté, noqs croyons qu'en lui tous les
ineiubr0s de spn corps ressusciteront, et même qu'ils ^ont
déjà ressuscites, comn^e le dit Tapôtre. La résurrection est
visible dans le Christ, et en nous elle n'apparaît pas encore ;
mais la \q\ noui^ en donne la substance, et l'espérance fait
qu'elle subsiste déjà dans notre âme. Et c'est pourquoi l'a-
pôtre dit que h fpi e^t [a substance des choses qu'on dpit
espérer et la vision des choses qui n'çipparaissent p^s en-
core (De fide, spe ptcharit^te, Gap. 1. n. 5).
a Dans la foi| c'est une substanpe déjà qui crqit, et qui
nous est communiquée, et qui cependant est encore en es-
pérance... Celui qui mange et boit dignement cette chair et
ce sang dans le sacrement, mange et boit déjà la vie éter.
nelle, et le Christ demeure en nous par la chair du Verbe,
de même que nous demeurons en lui par la vraie humanité
qu'il a pris. Et ainsi se fait une vraie unité, et dans le corps
du Christ Tadoption véritable. » (Sentent, cathol. Patr.
p. 1360, 1361).
Par la foi nous sommes régénérés dans le Christ et nous
devenons une créature nouvelle, non pas, comme disent
saint Hilaire et saint Léon, par une naissance de chair, mais
par la naissance de foi, « non ortu carnis, sed ortu fidei. i»
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20S NOTES TIlÉOLOfUQUKS
4. La foi ne produit pas une union parfaite
à Jésus-Christ sans la charité.
Saint Thomas : « Gomme le corps vit de la vie naturelle
par Tame, ainsi Tàme vit de la vie de la grâce par Dieu. Or
Dieu habite Tùme par la loi ; mais cette habitation n'est pas
parfaite, si la foi n'est pas vivifiée par la charité, qui unit k\
Dieu par le lien de la perfection. » (In cap. l E[)ist. ad Rom.
lect. VI). « La charité est hors de Tessence de la foi. Aussi,
que la charité lui soit unie ou qu'elle en soit séparés, la
substance de la foi demeure et n'est pas changée ». ibid.
(i Nous voyons les rameaux tenir quelquefois à la vigne
par une simple adhérence extérieure, sans participer à la
sève. De même, quelques-uns demeurent dans le Christ seu-
lement par la foi sans recevoir la sève, parce qu'ils ne sont
pas vivifiés par la charité. » (In cap. XV. Jo).
Saint Ignace d'An^joche : « Je souhaite aux Eglises cette
union à la chair et à l'Esprit de Jésus-Christ, qui est pour
nous la vie éternelle, l'union dans la foi et dans la charité. »
« La foi, c'est la chair du Seigneur; la charité, c'est le sang
de Jésus-Christ. » Ad Trall.
Sans la charilé la foi est morte en elle-même, comme dit
l'apotre saint Paul. Elle n'est pas anéantie, mais elle est morte.
Tant que la foi demeure, l'homme reste incorporé au corps
du Christ, mais c'est un membre sans vie parce qu'il iir
participe pas à l'Esprit du Christ, qui donne la vie. Il reste
inséré sur la vigne mystique, mais comme un rameau mort»
parce qu'il ne reçoit pas la sève de la vigne.
r>. La foi est le principe des bonnes œuvres.
Saint Thomas : « Celui qui croit en moi, les œuvres (|ue
j'opère, lui aussi les opérera. » Ces paroles du Seigneur ne
montrent pas seulement la vertu de la divinité dans le Christ,
mais aussi la vertu de la foi et de l'union du Christ aux fidèles.
De même en elfet que le Fils opère à cause du Père qui de-
meure en lui par l'unité de nature, ainsi les fidèles opèrent
à cause du Christ qui demeure en eux par la foi. » (In Cap.
XIV Jo. Lect. III. xV 5).
La grâce sanctifiante, la vie spirituelle sont souvent dési-
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SUR L'UNrON DE L'HOMMK A JESUS-CHRIST 20U
gnées par le mot de foi, parce que la foi en incorporant à
Jésus-Christ est le principe du salut. Corneille de la Pierre
fait observer que dans les saintes Ecritures et particulière-
ment dans saint Paul, la foi est prise souvent dans cette
acception générale.
De même la grâce est fréquemment signifiée par Tincorpo-
ration à Jésus-Christ. Saint Augustin dit : « Qu'est-ce que fait
le baptême des enfants ? Hien autre c^hose que de les incor-
porer à TEglise, c'est-à-dire de les associer au corps et à ses
membres. » (De peccat. merit. etremiss. Lib. III. c. 4). Etsaint
Thomas : « Par le baptême Thomme est incorporé au Christ
et devient un de ses membres ». « Entrer dans PEglise, c'est
être incorporé au Christ. » Or, « c'est par la loi vivifiée par
la charité, que se fait l'incorporation et qu'on devient
membre du Christ. » (In IV. dist IV. q. 2. a. 1.) « Le baptême
contient le désir de l'Eucharistie, et par là il incorpore
rhomme à la chair et au sang du Christ. » (Salmant. De Euch,
sacr. Disput. III. dub. l. N.8|.
II
La KOI iNcoKPOHK A Jksus-Christ
PAR UNE MANDUCATION SPIRITUELLE 1>K SON CORPS
Nous avons vu dans les chapitres précédents, que le
corps vivifiant de Jésus-Christ est pour nous le principe
du salut, parce qu'il nous donne avec Jésus-Christ cette
unité de chair, en raison de laquelle nous participons à sa
personne et à l'Esprit-Saint. Il nous faut maintenant établir
que c'e$t par une manducation spirituelle de son corps que
nous sommes incorporés au Christ, et que si la foi produit
l'incorporation, c'est parce qu'elle est une manducation spi-
rituelle du corps de Jésus-Christ.
Gomme on pourra le remarquer, la plupart des textes qui
disent que la foi est une manducation spirituelle du (!orps du
Christ, se rapportent non pas seulement à son corps consi-
déré absolument, mais à son corps eucharisticiue, à ce corps
dont la qualité d'aliment est siguiliée par les espèces du
Sacrement.
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210 NOTES TméOLOUIQUEfe
La Bainte écriture indique ps^ez chir&mmi que la foi est
une manducation spirituelle du corp8 de Jés^$-Chpi^t.
tf Opérez, dit Notre-Seigneur, non Talipien^ qui périt, muis
« celui qui demeure pour la vie éternelle, et quQ U Fi|& 4^
« rhomme vous donnera. »
(( L'œuvre de Dieu est ceci, que vous croyez en celui qu'il
a envoyé ». « Je suis le Pain de Di^u qui est descendu du
(( ciel et qui donne la vie au monde... Celui qui vient à moi
« n'aura pas iaim, et celui qui croit en moi n'aura jamais
a soif... C'est la volonté de mon Père qui m'a envoyé, que
« quiconque voit le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle...
« En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi
fif a la vie éternelle. »
Ainai Jésus^Christ est le pain de vie qui donne la vie au
monde, et il est la vie du monde parce que son corps et son
saqg sont un aliment et un breuvage. Il faut donc manger
ce Pain pour avoir la vie. Or c'est par la foi qu'on le m^nge ;
(( Celui qui vient à moi n'aura pas faim, et celui qui croit t^u
« moi n'aura jamais soif. » Celui donc qui vient à Jésus-
Christ par la foi n'aura plus ni faim ni soif. Et pourquoi ?
Sans doute parce qu'il sera nourri du corps du Christ et
abreuvé de son sang. Ainsi donc par la foi on inange et boil
la chair et le sang de Jésus-Christ, et la foi est jne manduca*
tion spirituelle de ce Pain de vie.
Saint Thomas : « Par la manducation spirituelle de l'eu-
charistie, on reçoit' l'effet de ce sacrement, qui est d'unir
l'homme au Christ par la foi et la charité » (Q. 80. a. l.)
« Jésus-Christ dit qu'il est le Pain de vie. Or le pain ne
vivifie qu'en tant qu'il est mangé. D'autre part, il est certain
que celui qui croit en Jésus-Christ le reçoit en lui-même,
selon ces paroles de l'apôtre : « Le Christ hal)ile dans nos
« cœurs par la foi. » Si donc celui qui croit en Jésus-Christ
a la vie, il est manifeste que c'est en mangeant ce pain cé-
leste qu'il est vivifié. » (In cap. VI Jo. Lect. VL N. 1.)
« La foi est une manducation spirituelle, a Le juste vit
de la foi ». (Habac. II. et ad Hebr. X.) Le juste vit de la foi,
dit la glose, comme d'un aliment spirituel.
Saint Augustin : « Crois et tu auras mangé. Croire en
Jésus-Christ, c'est en croyant aller à lui, lui adhérer de
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SUR L UNION PK l-MOMMKA JESUS-CHRIST 2U
cœur, se délecter en lui et par une charité véritable être
incorporé à ses membres ». (Opufic. 57. cap. 19,)
S.UNT BoN4VKîS'TURE ! « Croire, c'est manger, dit saint Au-
gustin. Le Seigneur a dit: « Si vou« ne mangea la chair du
« Fils de l'homme et si vous ne buvez son sang, vou$ n'au-
rez pas la vie en vou», » 11 faut donc manger spirituolloment
« la chairduChrist pour avoir la vi»-LeSeigneir.- a dit ausBÎ :
<c Celui qui «roit en moi, aura la vi© ». Cas! ! j.ic la foi qui
donne la vie. Ainsi on n'a pas la vie ksans manger la chair
du Christ, et la vie est par la foi. La vie spirituelle est donc
produite par la foi, et la foi donna la vi» par une manduca*-
tion spirituelle du corps de Jésus-Christ. t> (Cf. in, IV. dist.
[X. A. I. Q. 2.)
SoTO : « Il y a une manducation spirituelle du coFps de
Jésus-Christ par la foi. C'est de cette manducation que le
Seigneur a dit : « Je suis le Pain vivant, descendu du ciel,
a Celui qui me mange vivra par moi. » Croire en Jésus-
Christ, c'est le manger, et par la foi nous sommes incor-
porés au Christ comme l'aliment au corps. « (in IV. dist. XII.
Q. 1. A. 1).
Ainsi la foi produit Tincorporation par une manducation
spirituelle du corps du Christ. Il s'en suit que celui qui
garde la vertu ou habitude de la foi, demeure incorporé au
Christ et est nourri par le corps du Christ d'une manière
habituelle et permanente.
Que la première incorporation à Jéiius-Christ se produise
par une manducation spirituelle de son corps, et que l'état
d'incorporation soit un état où l'homme est habituellement
et constamment nourri du corps du Christ, c'est là une doc-
trine de si grande importance, qu'il convient d'y insister, en
montrant qu'elle est clairement contenue dans la tradition.
Saint Augustin : <c Le Seigneur dit qu'il est le Pain vivant,
et il nous exhorte à croire en lui. Croire en lui, c'est manger
ce Pain vivant. Celui qui croit, mange ; il reçoit invisible-
ment une nouvelle naissance, w (In. Jo. Tract. XXVI. N. l.)
« Le Seigneur expose ce qu'est manger sa chair et boire
« son sang. Celui, dit-il, qui mange ma chair et boit mon
(4 sang, demeure en moi et moi en lui, » Ainsi donc man-
ger la chair et boire le sang du Christ, c'est demeurer dans
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L>11> \OTES THEOLOC.IQURS
le Christ et avoir le Christ demeurant en soi. » (Ibid. n** 18).
« Nous participons au Fils par notre unité de chair et de
sang avec lui, et c'est en le mangeant que nous vivons par
lui, parce que nous le recevons en nous, lui qui est la vie
éternelle. (Ibid. n*» 19.)
« Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en
« moi et moi en lui. » Le signe que nous avons mangé et que
nous avons bu, c^est si le Christ demeure en nous et nous
en lui, s'il habite en nous et nous en lui, s'il adhère à nous
et nous à lui. Jésus-Christ nous avertit par ces paroles
mystérieuses, que nous devons être dans son corps, sous
lui notre chef, dans ses membres, mangeant sa chair et de-
meurant avec lui dans notre unité. » (In Jo. Tract. XXVIIj.
Saint Jean Chrysostome : « Notre première chair en Adam
était souillée par le pé(!hé et privé de la vie. Alors le Christ
a introduit dans le monde comme une masse nouvelle et un
nouveau ferment, c'est-à-dire sa propre chair, étrangère au
péché et toute remplie de la vie ; et cette chair, il nous la
donne à tous à manger , afin qu'en y participant nous dé-
pouillions notre chair de mort et que nous soyons ainsi ra-
menés à la vie immortelle. » (InEpist. ad Cor. l, Homil. 24.)
C'est donc en mangeant la chair du Fils de l'homme que
nous passons du vieil homme à Thomme nouveau, et que
nous retrouvons dans la communion à la chair de Jésus-
Christ la vie et l'immortalité, que notre unité de chair avec
Adam nous avait fait perdre.
Saint Paschase Radbert : « Les Hébreux buvaient l'eau de
cette pierre spirituelle, qui signifiait le Christ à venir et ils
Citaient vivifiés ; et nous , nous buvons spirituellement le
sang de Jésus-Christ et nous mangeons sa chair spirituelle,
dans laquelle nous savons par la foi que la vie éternelle est
contenue. Recevoir spirituellement la vraie chair du Christ,
c'est la vie éternelle. » (Lib. de corp. et sang. Dni. Cap. V,
p. 1281). « Dieu le Père en nous donnant Jésus-Christ, nous
a donné en lui toutes choses. Nous n'avons qu'à manger cet
aliment divin, cl par là toutes choses sont à nous. »
Saint Bonaventuhe : a Celui qui mange ma chair et boit mon
a sang, dit le Seigneur, celui-là habite en moi et moi en lui ».
Si l'homme demeure en moi, n'y Irouve-l-il pas le ciel ? et si
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SUR L UNION DE L'HOMME A .JESUS-CIIRIST 2l:i
je demeure en lui, ne possède-t-il pas le Dieu du ciel ? Et pos-
sédant ma divinité, ne devient-il pas lui-même un Dieu ? Il
n'est pas Dieu comme moi, car je le suis par moi-même, et
l'homme n'est Dieu que parce qu'il me possède ; il ne vit pas
(!omme moi par la génération éternelle ; mais il me mange,
moi que le Père éternel engendre, et ainsi il vit par moi,
comme je vis par mon Père. Il y a donc de la ressem-
blance et de la différence entre le Fils unique et les fils
adoptifs du Très-Haut. Celui-là vit par la génération éter-
nelle, et ceux-ci vivent parce qu'ils mangent la chair du Fils,
qui est seul engendré du Père. Mais cette différence ne leur
porte point de préjudice, car s'ils ne sont pas dieux par droit
de naissance, ils le sont en mangeant celui qui est né et pré-
destiné Fils de Dieu de toute éternité et avec lequel ils ne
sontqu^un. »
Saint Thomas : « Celui qui mange ma chair et boit mon
sang a la vie éternelle. » (Jo. VI, 55). Ces paroles peuvent
s'entendre soit- de la manducation spirituelle de Teucharis-
tie, soit de la manducation sacramentelle. Si on les applique
à la manduotion spirituelle, le sens n'est pas douteux ; car
faire partie de l'unité de TEglise, c'est manger la chair du
Christ et boire son sang, et cette unité se fait par la charité :
« Vous êtes tous un même corps dans le Christ. » (Rom. XX,
5). Celui donc qui ne mange pas de cette manière est hors
de TEglise, et par conséquent hors de la charité, et ainsi il n'a
pas la vie en lui-même, » (In cap, VI Jo. Lect. VII, n. 2 et 6).
Etre dans l'unité de l'Eglise, être incorporé à Jésus-
Christ, c'jBSt, d'une manière habituelle et par état, manger la
chair du Christ et boire son sang.
Saint Thomas, parlant de Tunion à Jésus-Christ, qui se
produit dans la communion sacramentelle, faite en état de
grâce, mais sans aucune dévotion actuelle, dit tantôt qu'il y
a alors simple augmentation de la grâce, et tantôt qu'il y a
manducation spirituelle habituelle sans manducation spiri-
tuelle actuelle. « Celui qui reçoit le sacrement, étant en état
de grâce, mais distrait par des péchés véniels, celui-là mange
cependant spirituellement habituellement, mais non actuel-
lement'; et ainsi il reçoit l'effet habituel du sacrement, mais
non son effet actuel. » (Q. 79. a. 8. o. et ad 1). Il reçoit une
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21'i NOTES THÉOLOGIQUkS
augmentation de son état d'union à Jésus-Christ, une aug-
mentation de grâce habituelle, bien qu'il ne reçoive pas Telïet
actuel de TEucharistie, cette réfection qui vient de la dou-
ceur spéciale de ce sacrement, et qui ne se produit que par
la dévotion actuelle dans la communion.
Caho. Fuanzeun : « Saint Augustin et les autres Pères
disent qu'être uni à Jésus-Christ par la grâce, c'est manger
«a chair et boire son sang, et ils enseignent que cette man-
ducation spirituelle, qui se fait d'une manière suffisante au
baptême et qui se complète par l'Eucharistie, est absolunienl
^nécessaire pour avoir la vie éternelle ». « Or nous savons,
dit saint Fulgence, que cette doctrine est celle des saints
Pères et qu'ils Tout enseignée comme certaine ». (DeS.Euch.
sacr. thés. X. p. 150, 151).
L'Incorporation à Jésus-Christ se fait par une manducalion
spirituelle du corps du Christ, et dans la vertu de foi cette
manducation existe d'une manière habituelle ; et ainsi, c'est
en raison de sa qualité d'aliment, et en tant qu'il est mangé,
que le corps du Christ est le principe du salut et de la vie
du monde. Et cette doctrine est celle de toute la tradition.
Cette doctrine est d'une si grande importance, que ceux
qui ne l'admettent pas se trouvent dans l'impossibilité d'en-
tendre les saints Pères, quand ils traitent de la foi et de la
manière dont elle unit à Jésus-Christ,
C'est l'aveu que faisait un théologien très instruit,
mais plus versé dans l'étude des traités modernes que dans
celle de la tradition : « Les saints Pères, disait'-il, ont une
i( manière de parler de la foi qui est fort difficile à. entendre ;
il semblerait qu'on ait perdu la clef de leur doctrine. « Et
cela est très vrai.
D'où il suit, que pour ces théologiens, la lecture des Saints
Pères devient fatigante et pénible. Ils sentent que les Pères
s'expriment continuellement d'après une conception qui leur
échappe ; et alors ils renoncent k les lire, ou ils se résignent
à les lire sans bien les comprendre, et ils disent qxt^ les saints
Pères ont parlé d'une manière oratoire, d'une manière
mystique, tandis que les Pères s'expriment ordinairement
sur ces matières avec une précision presque égale à celle
(les docteurs scolastiques.
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.9m^* f*^
SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSlJS-GHRIST 215
III
Dans tout acte MÉwitoirtÉ, il t a Incorporation
A JëSUS-ChRIST Kt MANDUCAtîOX SPIRITUELLE DE SON CORPS.
Daiis tout acte méritoire, il y a augmentation de la grâce,
des Vertus de foi et et charité. Or, comme la foi et la charité
constituent Tétat d'incorporation à Jésus-Christ, il suit que
dans tout acte méritoire il y a une augmentation de cet état ;
et comme la foi et la chaHtë sous une manducation habituelle
du corps du Christ, dans tout acte méritoire il y a mandu-
cation actuelle du corps du Christ.
Saint Bernardin de Sienne : « Selon saint Augustin et
Hugues de Saint- Victor, dans toute action méritoire il y a
manducation spirituelle du corps de Jésus-Christ et incor-
poration au Christ : et cela plus ou moins parfaitement, se-
lon le degré d'excelletice de Faction. Cependant, cet effet ne
peut se produire que si la foi est unie à la charité. » fSerm.
55. art. il. c. 1.)
Ainsi d'après la tradition, tout acte méritoire est une
incorporation actuelle à Jésus-Christ et une manducation
actuelle de son corps ; et cela, simplement par cette raison,
que tout acte méritoire est un accroissement de la foi et de
la charité.
Les saints Pères disent fréquemment, que dans tout acte
de verld on se nourrit dû corps du Christ, on mange sa
rhair et on boit son sang.
Saint Augustin : « Quand vous lisez la parole de Dieu,
quand vous l'entendez, quand vous la méditez, vous mangez
aussi le pain quotidien. » (in. Ps. 103. serm. m. n. 14.)
Saint Jérôme : « Nous mangeons la chair du Christ et
nous buvons son sang, non seulement dans TEucharistie,
mais dans la lecture des saintes Ecritures ; car la parole de
Dieu est vraiment une nourriture et un breuvage. » (Migne.
T. m, p. 1039.)
Saint Basile : « Etant devenus par lé mystère de Tin-
carnation participants du Verbe et de la sagesse éternelle,
nous mangeons la chair et nous buvons le sang du Christ.
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216 NOTES THEOLOGIQUES
Le Christ appelle sa chair et son sang tout ce qui concerne
sa vie dans la chair, et aussi sa doctrine, qui est la nourri-
ture de Tâme et qui embrasse l'enseignement pratique, na-
turel, et théologique. » (Epist. viii. n. 4.)
MÉTÉiurs : « Le corps du Christ qup nous mangeons, ce
n'est pas seulement le pain et le vin qui sont offerts sur Tau-
tel, mais TEvangile lui-même est le corps du Christ, et en
le méditant nous mangeons le pain céleste, nous mangeons
la chair du Christ et nous buvons son sang. » (Ad. Elip. Lib.
1. Epist. 87.)
L'Evangile est le corps du Christ, parce qu'il est l'ex-
pression écrite des mystères que le Christ a opérés dans
sa chair, et quand nous méditons ces mystères, nous aug-
mentons notre union à Jésus-Christ, nous sommes nourris
de sa chair et de son sang.
Lanfranc : « On reçoit la chair du Christ dans l'Eucha-
ristie ; mais dans un autre sens, on mange le Christ tout en-
tier lorsqu'on désire la vie éternelle qui A'est autre chose
que le Christ, lorsqu'on médite sa loi, lorsqu'on aime ses
frères, lorsqu'on pense au Christ souffrant; et ces deux ma-
nières de manger sont utiles et nécessaires ». (De corp. el
sang. Dni. Cap. XV.)
Ainsi dans tout acte méritoire on mange le Christ tout
entier, et par une mystérieuse manducation on se nourrit
de son humanité et de sa divinité.
Hugueç'de Saint-Victor : « On mange le Christ quand on
entend la parole de Dieu : on le mange par des actes d'a-
mour envers lui et quand on imite ses actions ». (In threnos,
Migne. T. 1, p. 289.)
Saint IIilairé : « Ceux qui marchent dans les voies du Sei-
gneur ceux-là mangent tes labeurs de leurs fruits. Nous
avons dans cette vie un aliment spirituel ([ui nourrit nos
c\n>es à la vie éternelle ; ce sont les œuvres saintes de cha-
rité, de chasteté, de miséricorde, de patience, de paix. Nous
devons dans cette vie corporelle nourrir nos âmes de ces
œuvres saintes, et par elles nous acquérons ce Pain vivant,
ce Pain céleste dont le Christ a dit : « Je suis le Pain vivant,
le Pain du ciel ». (In Ps. 127. n. 6.)
Saint Paulin : '< 11 est défendu à l'ouvrier paresseux de
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSUS-CUKIST 217
manger le pain, non pas le pain qui péril, mais ce Pain qui
donne la vraie vie ; car il est écrit que chacun mangera do
ses propres fruits et vivra dans ses œuvres ; et ainsi nos
œuvres, c'est notre pain, et le Pain vrai et vivant, c'est le
Christ. » « Cherchons notre gloire en celui qui justifie Tim
pie par la foi, et qui donne la nourriture à toute chair, non
pas cette nourriture qui périt, mais celle qui sera notre ali-
ment éternel, et qui est produite soit par Tàme qui travaille
aux œuvres de Dieu, soit par TEglise Catholique sur les au-
tels. Si nous voulons manger ce pain dans réternilé, il nous
faut broyer sous la meule de la vie présente ce bon grain,
qui consiste dans les œuvres d'une fidèle obéissance, dans
la charité d'un cœur pur et dans une foi sincère. » (Epist.
XI. ad Sever.)
Ainsi par nos bonnes œuvres nous mangeons notre pain,
ce pain que la sainte Eglise produit sur les autels, ce Pain
céleste qui demeui*c à la vie éternelle et dont nous serons
rassasiés dans le royaume du Christ.
Saint Nil exprimait la même doctrine dans une maxime
qu'il répétait souvent à ses religieux : « Abstenez-vous de
« tout péché, accomplissez toute justice et communiez tous
« les jours. C'est ainsi que le corps du Christ commence à
« devenir nôtre. » Ainsi par les bonnes œuvres et par la
communion nous entrons chaque jour davantage en poss^es-
sion du corps du Christ.
Saint Bernard : « Si vous ne mangez la cliair du Fi,ls de
a rhomme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas
« la vie en vous. » En entendant ces paroles du Seigneur,
les Juifs disent : <* Ce discours est dur. » Mais qu'est-ce que
naanger la chair du Christ et boire son sang, sinon participer
à ses souffrances et imiter la vie qu'il a mené dans la chair?
Lorsque la Justice entre en nous, celui qui est devenu «pour
nous la Justice y entre aussi. » (In. Ps. XC. N. 3.)
« H n'y a qu'un petit nombre d'hommes à qui la dispensa-
lion du mystère eucharistique soit confiée ; mais il est libre
à tous les fidèles, en tout temps et en tout lieu, de célébrer
et de recevoir pour leur salut la chose même qui est cachée
sous ce mystère, par les mouvements affectifs d'une véri-
table piété et par Iqs actes effectifs d'une sainte imitation.
E. F ~ X. - 15
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218 NOTES THÉOLOGIQUES
Recevoir le sacrement, sans recevoir la chose qui est soas
le sacrement, c'est la condamnation et la mort ; mais recevoir
la chose du sacrement, même sans le sacrement, c'est la vie
éternelle. Toutes les fois donc que par le souvenir de Celui
qui a souffert pour nous, vous êtes touché d'un sentiment
pieux et du désir de Timiter, il est hors de doute que vous
mangez la chair et que vous buvez le sang de Jésus-Christ.
Et tant que vous demeurez en lui par l'amour que vous lui
portez, et qu'il demeure en vous par les actions de sainteté
et de justice que vous opérez, vous êtes dans son corps et
du nombre de ses membres. » (Serm, in. cœn. Dai. — Inter
op. s. Bern. Migne T. III, p. 954.)
a Méditer les bienfaits de la rédemption et de la passion
de Jésus-Christ et eri goûter la douceur dans son cœur, c'est
manger spii^tuellement la chair du Christ et boire son sang,
en mémoire de Celui qui nous a donné à tous ce comman-
dement : « Faites ceci en mémoire de moi. » Si vous le
voulez, si vous le voulez véritablement, vous pouvez à toute
heure du jour et de la nuit vous nourrir ainsi de Jésus-Christ,
dans la cellule de votre cœur, toutes les fois que vous médi-
tez ainsi, avec les affections d'une tendre piété, vous man-
gez et buvez la chair et le sang de Jésus-Christ. (Epist. ad
fratr. démonte Dei. Lib. 1. Cap. 10. Int. op. s. Bern. Migne.
T. 111, p. 327.)
M**" Gay a donc pu dire avec vérité : « Quand nous buvons
le sang de Jésus, nous buvons aussi tous les biens, car ils
sont tous en lui ; et je ne dis pas seulement quand nous le
buvons sacramentellement, mais aussi quand nous le bu-
vons spirituellement, par des actes quelconques de religion,
de piété, de vertu. » Confér. 60'"® aux mères chrétiennes.
La foi incorpore à Jésus-Christ. L'incorporation se fait
par une manducation spirituelle du corps de Jésus-Christ.
C'est le corps de Jésus-Christ, aliment spirituel et organe de
la divinité, qui produit l'incorporation. Voilà ce que nous
avons recueilli de la tradition.
Il nous reste à déterminer ce qui revient à l'Eucharistie
dans la production de l'incorporation. Le corps du Christ
qui produit l'incorporation, est-ce son corps considéré dans
son état céleste et glorieux, ou précisément son corps eucha-
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SUR L'UNION DE L:H0MME A JÉSU^CHRIST 219
risUque dans son étal de sacrement et de sacrifice PCette man-
ducation spirituelle qui se trouve dans la foi, est-ce une man-
ducation du corps eucharistique du Christ ? Cette incorpo-
ration qui se trouve dans la grâce du baptême, est-elle pro-
duite par le désir de recevoir TEucharistie, par une commu-
nion spirituelle proprement dite ? Enfin, TEucharistie est-
elle de nécessité de moyen ?
Questions aussi importantes que difficiles, qui partagent
les théologiens en deu'x camps presque hostiles, et dont la
solution influe sur une foule d'autres points de la théologie.
« C'est là, dit S. Paschase Radbert, un point de la
tradition qui est ignoré d'un grand nombre, et sur lequel
plusieurs sont restés dans le doute. -» Le B. Albert le Grand
fait observer aussi que sifr ce sujet « beaucoup de théolo-
giens ont dit beaucoup de choses », et qu'ils ne s'accordent
pas entre eux. Et le Père Jovène constate qu'en ces matières,
les grands théologiens eux-mêmes s'embarrassent dans des
équivoques, des tergiversations et même dans d'étranges
contradictions. (De vit. deiform. thés. XIX. p. 527.)
, Cette étude demande donc une attention particulière.
Dans les textes que nous avons cités, il y en a un grand
nombre qui attribuent à l'Eucharistie la production de Tin-
rorporation à Jésus-Christ et de la grâce première, et ils
seraient suffisants pour manifester le sentiment de la tra-
dition sur ce point ; mais comme ces textes ne sont pas com-
pris par tous de la même manière, il est nécessaire d'établir
solidement que d'après les saints Pères l'Eucharistie est de
nécessité de moyen, et que c'est d'après cette doctrine que
leurs textes doivent être interprétés.
F. François de Voiillk.
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BIBLIOGRAPHIE
Conférences aux hommes. Les Objections contemporaines
CONTRE LA RELIGION, par TAbbé Gibier. Paris, Lelhiclleux,
rue Casselle, 10. Prix, 4 fr'.
« Votre dloqucnce î c'est un mot qu'il ,est permis de prononcer
quand on vous a lu, et plus encore, quand on vous a entendu, votre
(éloquence, dis-je, porte deux caractères qui n'échapperont à personne :
elle est délibérément simple et vigoureuse. » Ainsi s'adresse M«^ Tou-
chetdans une lettre à Tauteur.
Un tel éloge tombant d'une bouche à laquelle les succès oratoires
ont donné tant d'autorité en dit long sur le mérite des Conférences
aux hommes de M. Gibier.
Instruire, intéresser et surtout convaincre les hommes des vérités
de la foi, n'est pas chose facile. Les hommes ont l'esprit défiant,
positif, surtout quand ils ont atteint un certain âge. Les preuves de
sentiment, à part quelques-unes, les laissent froids ou même parfois
les impressionnent défavorablement. Il leur arrive alors d'en vouloir à
l'orateur d'employer des moyens de persuasion qui n'ont trop souvent
l'icn à voir avec la raison et la science théologique. Et puis, quel
homme, même le plus absorbé, n'a ses" lectures favorites : journaux,
feuilletons, tracts de propagande, le tout plus ou moins immoral, in-
crédule ou socialiste. Enfin l'homme a ses défauts, ses vices, qu'il
n'aime point voir élalés au grand jour, mais dont souvent il ne deman-
derait pas mieux que de se débarrasser.
Prêtre de talent et de zèle, M. Gibier a parfaitement compris quel
aliment il fallait donner à son auditoire du dimanche. Ne cherchez
donc pas, dans ces claires et fortes conférences, une facture littéraire
de tous points impeccable ; certains y voudraient voir moins de séche-
resse, plus de couleur. Seraient-ils sûrs d'être aussi attentivement
suivis par leur auditoire ? Car le succès a couronné les efforts de
M. Gibier en consacrant sa méthode. Ne croyez pas cependant ne
rencontrer dans ces conférences que l'exposé pur et simple des vérités
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BIBLIOGRAPHIE »l
et des préceptes du catholicisme. Non, répondant aux besoins de notre
temps, Tanteur fait de fréquentes et toujours heureuses incursions sur
des terrains brûlants, par conséquent difficiles. Il dit la vérité, toutela
vérité, mais sans froisser, sans même piquer, tant il y met d'entrain,
de mouvement, de bonhomie. Lisez par exemple, la neuvième confé-
rence : Je ne crois que ce que je vois ; et la douzième : Moi, je suis
libre-penseur; et dites-moi de quel mot Tauditeur le plus susceptible
pourrait se déclarer offensé.
Tout le volume porte le cachet de l'esprit mét^iodique et solide de
Tauteur. Dans une substantielle introduction, il nous fait part de ses
intentions, et nous présente les preuves de sa thèse sur Tévangélifation
des hommes.
Enfin une ^able des matières nous donne le canevas des cinquante
et une conférences contenues dans ce boan volume.
M'. Gibier ne s*arr^*tera pas en si bonne voie et livrera certainement
an public la suite des conférences de IVfçIise Saint-Paterne d'Orléans.
Fr. Louis de Gonzagle.
Le l\bsur ds l\ Prose par Gustave Abel, avec préface de
Camille Lemonnîer. Paris, Stock, 1902, in-12 de 315 p.
On a déjà beaucoup écrit sur la manière d'écrire. Gomme pour faire
la missive, les recettes ne manquent pas. Le tout est de savoir les
nietlrc en œuvre et je gage qu'on aurait beau s'habiller en moine blanc
comme Balzac, se coucher à plat ventre sur une table comme Théophile
Gauthier ou écrire comme Charles Nodier à la lumière de trois chan-
delles en triangle, cela ne suffirait pas pour écrire le Cousin Pons ou
les Souvenirs de Jeunesse, C'est cependant la conclusion forcée amenée
par la lecture de ces sortes de-livres, où, comme M. Abel, on cherche
à démontrer comment nos grands littérateurs ont acquis leurs talents.
Sans doute, il y a des règles que tout auteur doit connaître. Il faut,
de la grammaire, de la logique et de la réflexion et on peuf*alors essayer
à cuisiner avec un livre de recette.
Mais Je livre de recettes ne suffit pas. « Pour faire un civet, prenez
un lièvre », dira-t-il. Et voilà, il faut un lièvre, pour le cuisinier, et
pour Técrivain il faut cette flamme intérieure qui, chez Chateaubriand
sera le génie ,et chez Anatole France un petit lumignon qu'il fera
très bien mijoter sur une lanterne magique.
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Le grand défaut de tous ceux qui veulent nous donner une m'élhofle
pour écrire, c*cst le point de vue dans lequel' ils s'enferment : d'après
eux, hors du roroan et du théâtre, il ne reste plus rien, et de là, une
exaltation de la valeur du romancier qui manque tout-à-fait d*4q^iilihre
moral.
Encore n'admet-on dans le cénacle de ces puissances que le seul
élément littéraire qui fait état de négliger la morale et la religion. Il
semble cependant que ces deux facteurs aient aussi leur influence sur
l'âme humaine, sur sa formation et son développement. Mais alors
M. Camille Lemonnier n'eût pas écrit sa préface et nous ne saurions
pas que ses recherches fiévreuses à travers les dictionnaires lui ont
fourni ce vocabulaire étonnant où pour exprimer le bruit d*un train
qui s'arrête dans une gare et dont on ouvre les compartiments, il nous
présente : « l'hilarité des portières ! »
Somme toute, le livre de M. G. Abel est très intéressant, il est
plutôt une chronique joliment agencée sur l'intimité du talent de nos
grands romanciers, sur leurs débuts, leurs habitudes, leur manière de
se considérer eux-mêmes dans leurs œuvres et tout cela est dit avec
iniiniment de goût, de clarté, de* variété. Et, quand on a refermé le vo-
lume, et qu'on repasse toute cette histoire du labeur fiévreux presque
toujours douloureux de ces écrivains qu'absorbe seul le souci de leur
gloire personnelle on éprouve le sentiment mélancolique d^Hamlet de-
vant la tête de mort : « Etre ou ne pas être » Combien de célébrités
maintenant dans la tombe demanderaient de n'avoir jamais été !
Fr. Mavil.
Les Proscrits d'Angers, par le P. Léopold de Chérancé.
Angers, Siraudeau. 1903, in-8? de III. 138 p. Prix : 1 fr.
Tableau rapide d'événements contemporains où la force brutale finit
par avoir r^iison du droit et de la liberté. Récits de scènes où Todieux
se mêle au grotesque. T. P.
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BiBLIOGRAPHIË 225
Die Anfange der Montes Pietatis (1461-1515) yon P. Heribert
Holzapfel 0. F. M. Munchen ï. J. Lentner, 1903, in-S** de
VIII. 140 p. — St-Dominikus €nd der Rosenkhanz par le
même id. 1903, in-8® de 48 p. (Coll. des Verôffentlichungen
ausdem Kirchenhistorischen Seminar Mûnchen, n** 11 et 12).
I. Les commencements des Monts de piété. Sous ce litre le Père
Hériberl Holzapfel nous donne une très savante étude sur l'origine de
cette bienfaisante institution, éur les luttes que ses fondateurs eurent à
soutenir, lutte d'autant plus difficile que les adversaires à combattre
comptaient dans leurs rangs des hommes éminents dans la vertu, la
religion, la science et qu'ils semblaient prendre leurs armes dans l'ar-
senal même des lois ecclésiastiques. Le récit de ses commencements
douloureux, comme ceux de toute bonne œuvre, est raconté parTauteur
avec une abondance de documents qui fait de son petit livre un travail
du plus haut intérêt en même temps qu'il éclaire d'une façon lumineuse
une question trop peu connue, ou mal connue plutôt. Le Père Heribert
parait cependant bien indulgent pour la race Juive lorsqu'il dit (page
21) qu'elle n'avait jamais été la race usurière et rapace que nous con-
naissons actuellement et qu'elle ne le devint qu'en suite des persécu-
tions que les chrétiens lui firent subir. Il semble pourtant que la loi
de Moïse, telle que nous la lisons dans la Bible est bien une loi faite
pour un peuple penché vers le lucre et les profits excessifs.
Cet opuscule du P. Holzapfel est à rapprocher du remarquable
ouvrage du P. Ludovic de Besse sur le B. Bernardin de Feltrc.
II. La grande question de l'origine du Rosaire est examinée à fond
dans Topuscule du P. Heribert, et il semble bien, avec son érudition
profonde et la sagacité de ses déductions avoir résolu la question.
Alain de la Roche, avec ses légendes qu'on pourrait appeler fantaisistes
sans irrévérence n'a pas l'autorité nécessaire pour que sa parole fasse
foi. On comprend que l'attribution du Rosaire à saint Dominique tienne
au cœur de ses fils et on admet qu'ils mettent tous leurs efforts à
garder cette croyance intacte. Cependant parmi eux, les plus graves et
les plus savants auteurs semblent abandonner la tradition d'Alain. Le
R. P. Mortier dans son précieux volume de Y Histoire des Maîtres géné-
raux des Frères prêcheurs {iom^ '^^r^mv^v^ chapitre I, page 15 et sui«
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vantes) reconnaît que, pour saint Dominique « le Rosaire n était pas^
à proprement parler, une dévotion^ une formule de prière; c*était une
méthode de prédication, »
C'est-à-dire que Tillustre fondateur des Frères Prêcheurs aimait à
diviser son sermon en différentes considérations sur la vie de ^Jotre-
Seigneur et de la Sainte Vierge et, après chaque point, faisait réciter
à l'auditoire, le Pater et l'^i'c.
Le gros livre du P. Mortier et la brochure du P. Héribert voient le
jour en même temps et semblent se donner la^réplique. Qui a raison ?
Traduisons le passage final de ce dernier, il résumera « la cause 9.
« Notre étude a montré que la légende populaire de l'origine du Ro-
saire est insoutenable, mais aussi qu'il y a encore beaucoup à faire pour
obtenir une histoire de cette dévotion^ qui vide à fond la question. Il
faut cependant maintenir ceci : le Rosaire s'est développé peu à peu
comme toutes les coutumes populaires. Il parût sans doute dès les pre-
miers siècles sous une forme indéterminée. Il se dessine pour la pre-
mière foisauXII** siècle. Jusqu'au XV® nous ne rencontrons que des
dévots isolés de la couronne de Marie jusqu'à ce qu'enfin Alain de la
Roche se lût mis de toutes ses forces à travailler à la diffusion de cette
prière.
u Son activité fut couronnée de succès. Cent ans après lui, le Rosaire
était devenu une prière universelle du peuple chrétien grâce au travail
des Dominicains. Mais on eut le tort d'accompagner ce travail, de la
croyance aveugle aux fables d'Alain et de vouloir joindre la personne
de saint Dominique à la dévotion du Rosaire comme une nécessité de
foi. » ' Fr. Mavil.
CUM LÏCKMIA SUPERIGRUM
Le gérant :
F. CHEVALIER.
Vuunca. — Imprimerie LAl'0LYl2 t'KÈRfiSi 2, place des Lices,
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SOIT LOUÉ NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS !
DE LA VOLONTE PROVIDENTIELLE
DANS LES PRÉSENTES LUTTES
La lutte antireligieuse renouvelée par le XVIII* siècle, et
toujours continuée depuis ouvertement ou sournoisement,
semble atteindre à présent son paroxysme. Et pour Tinstant,
nos adversaires s'étant emparés du pouvoir, ayant lancé
contre nous toutes les forces sociales et antisociales dont
un gouvernement dispose, nous sommes des vaincus.
L'indifTérence religieuse s'est emparée de beaucoup
d'âmes, tandis que d'autres ont reçu et laissé germer en
elles les préjugés les plus féroces de haine aveugle. Des
millions d'électeurs, soit par ignorance, soit par habileté,
prennent au sérieux le péril clérical et votent avec acharne-
ment pour sa destruction. Par une conséquence logique, les
sectaires enhardis et sûrs de Tmpunité terrestre, pouvant»
même espérer une certaine popularité, osent maintenant ce
que leurs prédécesseurs avaient craint de faire. Quelles que
soient les velléités de résistance qui se sont montrées, l'ex-
pulsion des religieux et religieuses, est ou va être chose
accomplie, sans qu'un revirement sérieux s'annonce dans le
pays, sans quW puisse espérer que l'indignation des âmes
chrétiennes et des cœurs libres triomphe aux prochains scru-
tins de la force de séduction, de contrainte, qui avec la force
administrative assure au gouvernement suffisamment de vic-
toires pour prolonger sa vie.
Cet état de la nation, ces mesures audacieuses couronnées
de succès, les promesses d'un gouvernement impuissant à
vivre s'il ne servait leurs haines, tout cela met dans le cœur
des athées, des Judas, de tous nos adversaires, un espoir
immense et profond d'arriver enfin à détruire dans cette
France restée toujours jusqu'ici catholique malgré tout, la
religion abhorée. Le défroqué Charbonnel qui ne subsiste,
comme un vrai démon, que par sa haine contre Dieu, profi-
E. F. — X. — 16 •
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•226 DJg LA VOLONTE PaOVfDBIfTIBLLB DANS LES PRÉSENTES LUTTES
tait dernièrement de la mort du Pape pour annoncer celle de
FEglise. Et ses amis de tous genres, depuis les plus achar-
nés jusqu'aux indifférents qui laissent faire, pensent ainsi ;
pour eux, Pédifice dix-neuf fois séculaire est vermoulu; la
rage des Rabier, le poing des Combes, les coups de pieds
des Trouillotet les cris des autres imrleurs à la Lune vont
sous peu jeter tout à bas.
Nous, catholiques, qui connaissons et croyons fermement
les paroles de Jésus-Christ promettant à son Eglise la vie
éternelle, nous haussons les épaules devant ces rodomon-
tades ; nous nous contentons tout au plus, si Ton nous
pousse à bout, de citer les Combes et Trouillot du passé,
qui, se flattant du même résultat, se sont brisés contre le
granit de l'Eglise, impassible devant leur agonie comme
devant leurs menaces.
Cependant, il ne nous est pas possible de nous désinté-
resser des phases actuelles de la lutte. Si TEglise a des
promesses formelles, la France n'en a point. Il peut se faire
que chez nous le catholicisme décline. Nul que Dieu ne peut
savoir combien* d'âmes se perdent dès maintenant, sous
J'influence de l'athéisme trop puissant, des mauvais exemples
en permanence partout, à cause de la difficulté de rester
catholique en certaines positions quand on a pas une foi forte,
savante, et profondément examinée. Sans doute, ces âmes
sont responsables de leur faiblesse ; nous leur devons ce-
pendant aide et secours ; de même que les arbustes frêles
sont protégés contre le vent et le froid, nous avons à proté-
ger contre leurs ennemis les chrétiens susceptibles sous cer-
taines influences de se fortifier tandis que soUs d'autres ils
tombent aujourd'hui.
Dans ce but, et pour voir clair dans ce que Dieu peut
exiger de nous pour la conservation et la rénovation de la
France chrétienne, il peut être utile de rechercher les motifs
de la prolongation de la crise religieuse, — pourquoi nous
y sommes vaincus, — et surtout quelle a été et quelle est
encore en tout cela l'action de la divine Providence.
La Providence, n'est-ce pas, c'est notre espoir. C'est parce
que nous croyons fermement que « par elle Dieu exerce sur
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DB LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES 227
le Monde une action incessante en vue de le conduire à sa
destinée suprême (1), » que nous croyons à l'éternité de
VEglise sur terre ; c'est parce que nous connaissons sa bonté
que nous espérons d'elle Texistence prolongée de la France,
existence inséparable du catholicisme qui Ta fondée, qui a
toujours été et est encore au fond la seule force d'union
réelle entre les peuples de Gaule. Le dédain que la philo-
sophie moderne, surtout celle qui s'est prétendue scienti-
fique, professe pour ce dogme nous importe très peu ; nous
sommes aussi convaincus que les chrétiens de tous temps
de l'action réelle de Dieu. Il ne nous coûterait rien de redire
aux gens de la Lanterne ce que Veuillot (2) disait vers 1849
à la Revue de Paris que même leurs articles ne sont écrits
qu'avec la permission divine. Et dans la période présente,
nous répétons aVec confiance après Bossuet que, quand Dieu
efface, c'est qu'il se prépare à écrire.
Cependant, après avoir cité cette parole de Bossuet,
Edouard Drumont, qui fait avec une si grande hauteur la
philosophie des jours qui passent, disait récemment, dans
l'impatience légitime du chef supportant une lourde part de
la lutte, « il y a bien longtemps que Dieu efïace... et l'on ne
voit guère encore l'écriture nouvelle »... En effet, l'action de
Dieu en tout ce siècle et dans notre pays parait dès le pre-
mier abord n'avoir été que strictement conservatrice ; elle
n'a que très peu été conquérante.
Certes, nous n'avons qu'à nous fier entièrement à la sa-
gesse de TEternel Maître, et bien croire qu'il agit mainte-
nant comme toujours pour sa grandeur et le bien du monde.
Mais nous pouvons, et même peut-être rechercher si nos
défaites présentes sont le résultat d'une volition nettement
affirmée de Dieu, — et en ce cas tout serait bien ; — ou, et
alors nous devrions aviser, si à côté de cette volition, une
action à nous offerte par Dieu n'a pas été rendue vaine et
stérile par notre faiblesse ou nos fautes. Car nous savons
que Dieu agit généralement par l'intermédiaire des hommes;
qu'il ne veut rien imposer à la terre, mais tout aider de ce
qui touche à sa gloire et au bien des âmes ; qu'il abandonne
(1) P. Etourneau Conf. à TV. Z>. 1900, I.
(2) Veaillot, Mélanges, !'• S. T. I, p. 8.
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228 DE LA VOLONTE PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES
à eux-mêmes ceux qui s'abandonnent ; — qu'il n'a jamais
donné la victoire qu'à ceux qui combattaient.
En même temps, nous serons conduits à sonder un peu
les plus prochains des jours qui sont encore dans les mains
célestes ; nous chercherons à savoir quelle action nous se-
ra demandée par Dieu pour cette rénovation de la France
que nous désirons et espérons, et comment il nous faudra,
pour obtenir la victoire, pour rendre notre pays à sa voca-
tion, employer la force que la divine bonté ne peut manquer
de nous envoyer au jour utile. Examinons.
La révolte protestante du XVl*^ siècle était, plus encore que
les hérésies précédentes, dans Tordre naturel. Il est inutile
de l'expliquer par le renouveau des Lumières, la Renaissance,
etc, et pas plus par le relâchement constaté dans certains
milieux catholiques. L'homme n'eut pas été cet être déchu
et par suite inconséquent et vaniteux que peu après devait
peindre Pascal, s'il avait pu rester pendant plus de siècles
soumis à une doctrine aussi peu soucieuse de le flatter que
la nôtre, fut-elle seule vraie. L'orgueil est toujours en germe
au fond de notre être ; nous nous ressentons trop de Satan
pour ne pas désirer que nos idées, nos croyances, nos lu-
mières soient filles de notre propre cerveau ; que nous se-
rions heureux, si nous pouvions essayer, essayer seulement,
de démontrer que nous sommes de nous-mêmes, que c'est
nous qui nous sommes créés! Et Dieu par ailleurs, nous ayant
donné la liberté, n'a jamais entendu même après le sacrifice
du Golgotha, nous contraindre en quelque façon que ce soit
à l'honorer ainsi qu'il l'avait indiqué.
L'hérésie protestante ainsi créée pouvait donc logique-
ment subsister en face de l'éternelle religion comme récep-
tacle des âmes demi-anarchiques, incapables de se courber
entièrement devant la volonté même nettement affirmée du
Maître de toujours. Et par une évolution également naturelle
le protestantisme devait bientôt abandonner à l'athéisme les
esprits anarchiques rebelles à toute espèce de joug, et d'a-
bord égarés chez lui ou produits par ses fidèles. Les esprits
du même genre nés dans le catholicisme et rendus par une
passion violente quelconque rebelles à son action ordinaire,
devaient aller directement au même athéisme, et former
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DE LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES 229
ainsi avec les précédents une nouvelle hérésie susceptible
de durer comme le protestantisme en face de TEglise où
restait Jésus-Dieu.
Après une période de lutte plus ou moins longue, nous
devions nous tt'ouver en face de trois réceptacles d'esprits :
1** Le catholicisme, le plus puissant, le plus peuplé, comme
attirant les cerveaux les mieux organisés, les cœurs les plus
sains, comme satisfaisant seul entièrement aux aspirations
de la nature humaine, comme entraînant par sa force et le
nombre de ses adhérents la masse inhabile à se faire une con-
viction raisonnée, surtout comme ayant seule la force su-
prême et invincible de la vérité absolue, et comme recevant,
seul encore, un soutien réel et constant du Dieu tout puis-
sant ens^igné par lui; 2° La religion libre, comprenant les
sectes protestantes, les déistes ou autres du même genre,
traditionnels ignorants ou esprits concevant Dieu sans pou-
voir se soumettre entièrement à sa loi ; 3** L'athéisme, qui
serait une minorité faite d'ignorants abusés, de demi-savants^
d'esprits anarchiques et d'autres dont quelques facultés
atrophiées réduisent à la terre Tintelligence (1). Je fais ici
des classifications générales ; il sera facile de justifier les
exceptions possibles, qui porteraient surtout sur des esprits
en cours d'évolution.
Or, cet équilibre devrait être atteint depuis longtemps.
D'où vient que les luttes se prolongent? Que l'athéisme
semble en recueillir des fruits abondants ? D'où vient que
la masse impuissante à raisonner d'elle-même se détache,
souvent d'action et de pensée sinon de titre, de la religion
catholique ? D'où vient enfin que cet entraînement mysté-
rieux qui s'émane de l'autorité de la masse apparente, de la
force virtuelle du nombre, et que Lamennais avait cru le cri-
térium de la vérité tandis qu'il n'est qu'un effet de causes
diverses, se manifeste aujourd'hui plutôt contre nous ?
Nos ennemis expliquent tout cela par la fausseté de la re-
ligion qu'ils combattent. Nous n'avons pas à considérer pa-
(1) Aug. Comte, Taine, L'inaction tue l'organe, comme la fonction le déve-
loppe. Cette vérité de sens commun remplacera bientôt, j'espère, la stupide
formule: la fonction crée...
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230 DE LA VOLONTÉ PROVIDBNTIBLLB DANS LES PRÉSENTES LUTTES
reil motif, ni pas plus à le discuter maintenant. C'est ailleurs
évidemment que les raisons se trouvent, et que nous les
chercherons.
Au XVIIP siècle, la force de propulsion de Thérésie pro-
testante est éteinte ; seuls les esprits incapables de sonder
la foi reçue lui restent fidèles ; les autres viennent au catho-
licisme, ou se rallient à l'athéisme dont la bannière se lève
et se brandit avec une audace et une présomption sans égales.
Bientôt cette dernière hérésie dépasse les bornes permises^
les appétits flattés l'acceptent avec enthousiasme, et une grande
partie de la société instruite en fait plus ou moins hautement
profession. Et on pouvait craindre que, sous peu, elle n'en-
vahisse le cœur du peuple, toujours porté à imiter les excès
des graads plutôt que leurs vertus.
La Révolution fut la leçon terrible que réservait le Ciel,
— l'éclatante démonstration que fit de lui-même le Dieu nié,
en montrant combien étaient fragiles les puissances sécu-
laires, les privilèges les plus anciens et les mieux établis,
les lois les mieux enracinées et les plus respectées jus-
qu'alors, en même temps que Tinanité de ce brillant vernis
de politesse délicate et raffinée qui faisait croire l'époque à
l'atteinte du summum de la civilisation.
S'il est possible de faire un jour l'histoire de la Révolu-
tion avec des documents plus intimes que ceux utilisés jus-
qu'ici, de documents qui fourniraient Tétat d'âme des bour-
geois et gens du peuple, muets de crainte pendant tous ces
jours troublés, indécis dans leurs conditions, n'osant penser
qu'au fond d'eux-mêmes, on s'apercevra, je crois fort, du tra-
vail sourd et profond qui se faisait dans les consciences.
Des misères et des frivolités de l'émigration, les nobles ont
rapporté pour jamais une foi solide, la foi qui a passé au feu
et fut aussitôt plongée dans l'eau froide. Des tourments et
des terreurs quotidiens, les populations des villes et des
campagnes en leur grande majorité, gardèrent une sainte
horreur pour les gens sans Dieu.
Un certain nombre cependant, deva^nt les autels renversés,
doutèrent de la vérité religieuse, tout en se rendant compte
de la nécessité sociale de la foi ; ceux-là se rallièrent aux
autres en 1802, lorsque Dieu, apparemment par la forme des
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DB LA VOLONTE PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES 281
choses, en réalité par sa yolonté qui conduisait alors Thomme
qu'il avait suscité, reprit Tofficielle possession de la France.
Les restes de Tincrédulité s'effacèrent de presque toutes les
âmes ; le Dieu de paix ne fut jamais mieux compris, jamais
la foi ne parut plus nécessaire ; ChÀteaubriant sema dans
une terre préparée selon la formule de Pascal (1). Jamais les
doctrines des philosophes athées n'inspirèrent plus de d6*>
goût etde mépris. Us étaient bien enterrés les contempteurs
de la foi ; et si un instant ils avaient pu croire à leur
triomphe, en réalité iis n'auraient accumulé tant de ruines
que pour être mieux ensevelis dessous.
L'Empire, par ses guerres continuelles qui faisaient de la
Mort une compagne plus assidue des vivants, continuait la
leçon commencée^ et la Restauration fut accueillie dans
beaucoup de cœurs comme le triomphe de la vérité sociale
en toute son intégrité, qu'on crut composée du trône et de
TauteL
Voici Tépoque où Tordre normal se trouvant rétabli devait
commencer à régner pour se maintenir en maître, avec de
légères fluctuations, dans la suite du siècle.
Pourquoi n'en fut-il pas ainsi ? Nous découvrons dès 1821
une réaction antireligieuse assez violente ; Rousseau et
Voltaire se réimpriment et se vendent mieux que jamais :
c'est pour eux une véritable résurrection; Stendhal invente
le Rouge et le Noir, le plus laid des romans du XIX* siècle
au point de vue moral ; Bérenger rêve ses hommes noirs ;
P. L. Courier allonge sa griffe de chat. Ce revirement nous
paraît avoir eu, comme source principale de force, Taction
néfaste de certains incroyants ou demi-chrétiens, — de ceux-
là que Veuillot devait fustiger sous l'Empire, — qui prennent
le masijjue catholique pour faire servir la religion à leurs
visées politiques. La nécessité de l'idée religieuse pour la
conservation de Tordre social venait d'être expérimentale-
ment prouvée. Les hommes d'Etat qui s'en rendaient compte
voulaient, sans se donner la peine de convaincre, imposer
la religion aux Français. Les excès de zèle des fonctionnaires,
ardents à l'avancement alors comme aujourd'hui, produi-
(1) Faire souhaiter que la religion s»oit rraie, Pa»c.(Havet) art. XXIV, 26.
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232 DE LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES
sirent un effet nettement contraire à ce qu'on attendait. Le
tableau assez exact, que Sainte-Beuve dans une étude intitulée
Quatre moments religieux au XIX^ siècle (1) trace de cette
époque, fait étonnemment penser à la nôtre : ce sont de sem-
blables essais de violation des consciences.
Et de même qu'aujourd'hui des esprits irréligieux se rap-
prochent des catholiques injustement persécutés, que des
athées de surface sont croyants au fond d'eux-mêmes, —
alors le catholicisme voyait beaucoup de sympathies s'éloi-
gner, des catholiques sincères se ranger sans beaucoup de
réflexion derrière les athées faisant les bons apôtres pour
profiter de notre erreur, et des hypocrites le trahissant ep se
moquant dehors avec l'autorité de quelqu'un de la maison,
du sacrement pieusement et ostensiblement reçu.
Cependant, notre France était profondément catholique.
Lamennais se lève, et les plus grands esprits du moment le
saluent, l'acclament, se préparent à le suivre ; son Essai sur
l'indifférence, par sa première partie, laboure les âmes ; on
attend le grain qui sûrement germera. Hélas ! le grand homme
a trop grande confiance en lui ; il cherche en son cerveau, et
non plus en Dieu l'inspiration de son œuvre. Il tombe ; il
entraîne avec lui un chiffre ignoré parce qu'incalculable
d'âmes, et notamment Hugo (2), Sainte-Beuve (3), et la masse
des esprits que ces chefs dirigeaient ou devaient diriger
plus tard. « Lorsque tout est tombé chez un peuple, dit L^-
cordaire (4), Dieu envoie des hommes de génie pour empê-
cher Terreur d'y proscrire les droits de la vérité. » Qu'il est
terrible, quand on est un de ces hommes, de faillir à sa
tâche ! Si l'on éprouve quelque sympathie pour Lamennais
en faveur de ses premières pages, — et qui peut s'en dé-
fendre? — on se sent incapable, à cause de la responsabi-
lité qui lui incombe, de sonder l'immense répercussio'n qu'a
{1) A propos du P. Lacordaire, Nouveaux Lundis, T. IV, p. 418 et suiv.
(2) L'influence de Lamennais sur Hugo, peu étudiée jusqu'ici^ est curieuse;
les Paroles d'un croyant ont visiblement inspiré des nouveaux haineux que
« l'Echo sonore » lança plus tard contre le Pape, les prêtres et les rois.
(3) Voir : Nouveaux Lundis, t. IV, art. cité, — Veuillot, Mél, S*" s. p. 654*
t. III, notamment.
(3) Lacordaire, XI« Conf. à N. D. (1836).
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DE LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES 233
eue, par lui et par ceux qu'il guidait vers la foi, sa chute
douloureuse, 'Elle ouvrait les cœurs, et de grands cœurs, à
toutes les doctrines impies...
Nous pouvons conclure ici, en ce qui regarde la première
moitié du siècle : Dieu nous avait donné tout ce qu'il fallait
pour que la France fût alors religieuse, c'est-à-dire grande
et prospère. Les faux ou maladroits chrétiens qui ne songent
pas à utiliser Dieu au profit de l'homme, — la faillite du
géirie auquel Dieu préparait la plus forte influence, non pas
seulement sur la masse, mais, ce qui est l'idéal de l'apôtre,
sur le génie lui-même, — ont permis à nos adversaires de
retrouver leurs forces et de les augmenter.
De grands esprits suivent Lamennais d^ns sa révolte ;
mais d'autres cependant restent fidèles à l'Eglise de Dieu,
Lacordaire, Montalembert, Gerbet, sont là ; Balzac, indiffé-
rent aux tendances de ses amis littéraires, écrit le Curé de
village et V Initié \ Veuillot,- Ozanam, Hello, sont en prépa-
ration. Mais leurs voix, puissantes cependant, se perdront
dans le brouhaha que suscite un espoir nouveau, espoir
grandiose ayant le mérite, infini aux yeux des humains, de
faire de l'homme le roi, le seul et véritable roi de l'univers
qu'il habite. Quelques découvertes inattendues ont ravivé
l'orgueil du monde, et une confiance sans bornes à l'avenir
de la science s'empare de beaucoup d'esprits. L'homme s'a-
dore sous ce nom retentissant : la science ; et voici que les
objections faites depuis toujours à la religion sont délais-
sées ; la science en fournit une provision nouvelle ; avec ce
que la science a fait, avec ce que la science va faire on ré-
sout tous les problèmes qui ont agité de tout temps l'huma-
nité. Il y a des savants sur terre : ou ne craint plus rien, on
ne doute plus de rien ; le bonheur, l'immortalité sont
proches ; arrière les vieux moyens ! Le progrès est là qui
nous mène à notre but, au seul véritable et digne de
l'homme.
Les polémiques de ce temps entre athées et catholiques
sont curieuses : les premiers s'en vont vers l'avenir au nom
de la science, ils rejettent le passé au nom de la raison ; —
et leur discussion est très peu scientifique, elle contient très
peu de raisons. C'est le mépris et l'acte de foi idolâtre qui
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234 DE LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES
remplacent tout cela ; ôtez de tout ce que les écrivains de
la seconde moitié du XIX" siècle ont dit contre la religion
le mépris^ le dédain, la croyance aussi aveugle que celle du
charbonnier quoique différente d'objets, et vous n'aurez
plus que quelques plats arguments bien difficiles à soutenir
franchement et consciencieusement.
Mais le mépris et le dédain, étant irréfutables, formaient
avec la foi nouvelle un mur solide contre lequel venait se
briser les armes catholiques ; son ombre môme empêchait
de grandir les Hello, les Seigneur, -^ plaçait comme à part
du monde littéraire et soiial les écrivains qui se réclamaient
de Jésus et de ses représentants.
La période précédente avait éloigné certaines âmes de
TEglise ; Thérésie de la Science Dieu les rallia presque toutes,
et les passions, la nature déchue de Thomme aidant, en ga-
gna bien d^autres. Les jeunes générations d'écrivains avaient
aussi la foi et la science ; Taine, Renan, Sarcey, About frap-
paient sur Dieu comme des sourds. L'Empire qui, dintention
au moins voulait garder intact le rempart religieux, neutra-
lisa en partie ces efforts ; Gambetta leur fit sortir tous leurs
résultats et conséquences, en faisant de l'anticléricalisme
un système de gouvernement destiné à lui assurer le mono*
pôle de la république, en en éloignant les catholiques, alors
dans leur ensemble sans hostilité précise contre elle.
Voici bientôt vingt-cinq ans que fut prononcée la fameuse
formule : « Le cléricalisme, voilà l'ennemi ! » qui résume
idéalement l'astuce de Gambetta.
Des intérêts de tous genres, généralement inavouables,
se sont abrités derrière cette phrase ; aussi rien n'a manqué
pour une propagande eflPrénée qui l'imprimât au plus pro-
fond du cœur du peuple, — pour qu'elle gouvernât le plus
longtemps possible les pensées de l'électeur. On sait les ré-
sultats de cette propagande au point de vue politique : au
point de vue moral, on lui doit l'étouffement, à leur pre-
mière faiblesse de nombreux cœurs chrétiens.
Les deux facteurs de l'anticatholicisme dans la seconde
moitié du siècle sont donc : la foi en la science, — la propa-
gande pour les besoins divers de l'anticléricalisme*
J'exposerai tout à Fheure à quel dessein de Dieu, selon
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DB LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES 285
mon avis, la foi en la science a dû son triomphe momentané ;
achevons maintenant de nous rendre compte des fautes hu-
maines, en cherchant l'explication de rantidéricalisme.
La responsabilité en incombe, je crois, à tous les catho-
liques en général. Quelle que soit l'insistance avec laquelle
on a qualifié le XIX° siècle d'éclairé, la masse des hommes
quiy ont vécu, comme en tous temps, ont eu leurs idées
faites par d'autres bien plus qu'ils ne les ont faites eux-
mêmes ; le système d'enseignement seul a changé ; à la puis-
sance de la chaire, à celle surtout de la tradition, mainte
nant sans effet, a été substituée la puissance du livre et du
journal.
Or, nous avons négligé de ce côté de nombreuses res-
sources. Les catholiques n'ont guère soutenu leurs écrivains ;
Bourget n'ayant encore que de la sympathie pour le catho-
licisme a marqué le dédain avec lequel on les accueillait par-
mi nous. Gela est vrai, mais il y a plus et pis ; on éprouve
une certaine fausse honte, en certain milieu, à avouer un
commerce fréquent et profitable avec tel ou tel écrivain ca-
tholique. On vante, avec tout le monde, les écrivains athées ou
indifférents ; — on ne sait plus ensuite vanter ceux qui vous
nourrissent le cœur. Et cependant, qui fait la gloire, et par
conséquent l'influence d'un auteur, — quels que soient d'ail-
leurs ses œuvres et son génie ? Ce sont ceux qui l'ayant lu,
l'ont apprécié. La réclame parlée, tout le monde vous dira
que c'est la seule vraie, la seule très efficace. N'a-t-elle pas
presque toujours manquée aux écrivains catholiques ?
En se montrant ingrats envers les Hello, en ne trouvant
pas l'emploi de leurs grands hommes, les nôtres ont écarté
de la foi bien des jeunes cerveaux attirés par la vérité, et qui
se sont éloignés sans prolonger l'examen, croyant tout fos-
sile à ne rien voir remuer. On en sait qui, disposés par leurs
sentiments, leur tradition à travailler pour la foi, s^en
éloignent, comme le cultivateur d'un terroir par trop sté-
rile (1). A qui en faire des reproches ? Aux catholiques qui
(1) Faut-il discuter cela ? La Bible est pleine de « Dieu suscita... » et c'est
toujours Thomme nécessaire en la circonstance qui est envoyé. Or, écoutez
ce que dit Taine^ ignorant des causes^ mais bon observateur des effets,
a Après tout, en France, l'esprit est la première puissance. Il suffit toujours
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236 DE LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES
laisseut se perdre de telles forces, — qui ont laissé se con-
sumer sans profit Hello, Seigneur, Louis Moreau, et d'autres
sans doute, mais, hélas ! qui ne sont pas même, ceux-là, par-
venus à se faire connaître comme ignorés, selon le mot de
Veuillot. Tandis qu'en face atteignaient à la célébrité des
Gozlan, des Nerval, des de Bernard, des Conscience, adop-
tés par tout le monde, des épiciers littéraires comme Sue, el
jusqu'à cette grotesque ampoule d'Edgar Quinet !
Jamais les catholiques ne semblent avoir compris cette loi
de Dieu, qui n'a pas voulu sans doute laisser trop de pou-
voir à ceux qui recevaient l'étincelle : l'œuvre de l'écrivain,
du philosophe, exige pour porter ses fruits, d'être portée el
distribuée par la foule qui vit son temps. Et mérite ou dé-
mérite se partagent ; et la responsabilité pèse à qui de droit.
Quand Hello, pris ici comme personnage représentatif,
avait écrit, il avait rempli son devoir ; c'est aux catholiques
qu'il appartenait de faire le leur, à leur tour, en donnant à
ses ouvrages la publicité nécessaire, en répandant les idées
et les preuves apportées, enfin, en faisant de lui ce que les
athées savent faire du dernier écrivailleur : un grand
homme reconnu.
Il en a été de même pour la presse. Tout a été dit aux ca-
tholiques sur sa puissance, sur sa nécessité; malheureuse-
ment, ceux qui le criaient et le crient encore sont générale-
ment des journalistes, et on ne les écoute guère sous pré-
texte qu'ils sont orfèvres. D'un autre côté, il s'est établi
chez nous un préjugé, — un de ceux qui résument en les
faisant oublier des constatations fausses — c'est qu'un jour-
nal d'iûspiration catholique sera forcément peu lu ; or cela
ne peut être vrai que d'un journal exclusivement religieux,
c'est-à-dire où la religion prend une place trop grande re-
lativement à ce qu'elle représente dans les préoccupations
du lecteur. Mais un journal simplement d'inspiration catho-
lique peut tout aussi bien, ayant bonne rédaction, bonne ad-
ministration, fortes finances, conquérir une grand vogue.
que la littérature se mette au service de la philosophie. Devant, leur com-
plicité, le public ne fait guère de résistance... » [Orig., Ane, rég,. La
propag. de la doct, révol. T. IV.)
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DE LA VOLONTÉ PROVIDBNTiELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES 237
qu'un journal à tendances athées. Entre la Sentence et la
Croix^ il y a place aussi bien pour nous que pour nos enne-
mis, à un journal populaire^ très répandu, très puissant. Et
notez que je ne considère pas la neutralité comme néces-
saire ; ni même utile, que je ne demande pas qu'on masque
le journal comme est masqué tel organe de nos adversaires.
En province, ce préjugé est plus puissant encore. Tandis
xjue les journaux radicaux-socialistes prennent le haut du
pavé dans les départements réellement libéraux, et plutôt
conservateurs, les catholiques végètent et tombent. On est
tellement persuadé de ce côté de l'impuissance à se faire
lire, qu'on ne se donne plus la peine d'y essayer. Et il se
produit ce fait lamentable, que le journal le mieux outillé, le
mieux renseigné, le plus répandu par cela mème^ le journal
qui s'impose à tout le monde quelle que soit l'opinion, (en
province le journal est bien plus qu'à Paris un intermédiaire
nécessaire de la vie industrielle) — ce journal est le plus
mauvais. Dans le département de l'Oise, par exemple, où il
n'existe aucune haine religieuse, où le parti socialiste n'a que
peu d'affiliés, où enfin on envoyait à Chambre en mai 1902
quatre députés libéraux sur cinq, les deux plus puissants
journaux sont des journaux socialistes d'une violence rare.
En face de cela, coup sur coup, deux journaux catholiques
très anciens ont dû cesser leur publication... Le fait est
d'une ironie féroce, si l'on songe que le grand obstacle à la
fondation ou au soutien des journaux chez les catholiques,
c'est l'argent, et que beaucoup de catholiques fortunés ne
comprennent pas l'apostolat de la presse.
Il y a en tout cela une incurie qui nous sera peut-être
mise à charge au jour du jugement. N'oublions pas qu'il
s'agit de millions d'âmes.... N'oublions pas non plus que
sous prétexte de confiance en Dieu, il ne faut pas négliger
les forces manifestement envoyées par lui,et parmi ces forces,
on ne peut pas ne pas compter' aujourd'hui l'argent, les
écrivains..
Qui dira qu'elles nous manquent ? On peut offrir à celui-là
quelques chiffres et quelques noms.
Il est juste de reconnaître cependant qu'en certaines
choses, les catholiques ont dignement accompli leur effort.
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238 DB LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES
Le clergé n'est pas en question ici ; il ne nous appartiendrait
pas de le juger en quoi que ce soit ; notons cette remarque
cependant que séculiers et réguliers, quoique plus calomniés
que jamais, furent plus que jamais, dans leur immense ma-
jorité, réellement des hommes de Dieu.
Du côté des œuvres, que n'avez- vous pas fait» riches ca-
tholiques ? Dans la librairie à bon marché encore ; on a édité
depuis-longtemps chez nous dans des conditions incompa-
rablement meilleures qu'en face. Peut-être les éditeurs n'ont
pas été suffisamment soutenus ; cependant, c'était à la masse
du public indifférent qu'il appartenait de leur faire le succès
mérité. ,
Ce succès ne s'est réalisé qu'eu partie ; quoique très infé-
rieures aux nôtres, les publications de nos adversaires ont
atteint des tirages formidables dont on n'a pas idée chez les
éditeurs catholiques. Ici, il faut mettre en ligne de compte
l'impulsion donnée par la grande littérature et la presse qui
ont fait les goûts et les mœurs de notre époque.
Mais cette raison est insuffisante parce qu'incomplète ; et
il me semble que cette infécondité de nos publications popu-
laires, — le peu d'influence du clergé, — en partie aussi
la stérilité relative des résultats des œuvres, — doivent
se rattacher aux mômes causes que la surdité du monde à la
parole des Lacordaire, des Gratry, des Veuillot, de tant d'au-
tres, son aveuglement pour les actes accomplis en aussi grand
nombre au XIX® siècle que précédemment par les héros chré-
tiens, — et le succès de la religion de la science, cause appa-
rente de tout cela, et réellement effet d'une cause plus élevée.
De ce qu'on a vu dans l'histoire la décadence de certains
peuples se produire fatalement après une période assez
longue de grandeur, on a beaucoup parlé en notre temps,
sur la constatation de certains symptômes, de notre déca-
dence. La question était à Tordre du jour il y a quelques
années ; elle avait été posée par Victor Hugo dans un article
très curieux de 1823 sur Lamennais (1) ; son actualité est
donc durable. Apportons dans la discussion cette remarque :
(1) Reproduit dans Littérature et Philosophie mêlées, p. 226 (id. Fume,
t864.)
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DE LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DANS LES PRESENTES LUTTES 339
les peuples tombés en décadence jusqu'ici (1) étaient des
peuples constitués sur une tradition assez faible parce que
païenne. On n'a encore pu constater le même travail sur un
peuple catholique. Or la décadence se produit lorsque le peuple,
éclairé, se retourne sur lui-môme, et cherche les fondements
de sa religion, de sa morale, de ses lois. Quand tout cela n'a
point de fondements réels, l'insouciance à l'égard de ces der-
nières, l'incroyance pour les deux premières naissent dans
les hautes classes et produisent Taveulissement ; et quand
cela tombe dans le cœur du peuple, la destruction s'opère
plus ou moins lente selon les événements du dehors.
Or, nous sommes bien entrés, nous Français plus encore
que les autres peuples, dans cette période de réflexion ;
nous sommes bien arrivés à ce degré de civilisation où
rhomme ne veut plus subir la coutume, mais veut réorgani-
ser le monde selon sa raison. Les signes avant-coureurs de
« décadence » se sont donc bien produits se produisent bien
encore. Mais l'élément chrétien étant présent, ce mot « dé-
cadence » est impropre ; il faut dire crise d'évolution. Et elle
est commencée depuis cent cinquante ans, et nous sommes
sortis vainqueurs de sa première période pour la môme rai-
son que nous serons vainqueurs k la fin de la deuxième et
sans doute dernière.
En effet, ce qui a perdu les anciens peuples, c'est l'inanité
constatée de la morale. On peut chanter et déclamer tout ce
que l'on voudra, il n'empêche qu'en fait, tous les incroyants
élevés dans l'incrédulité, c'est-à-dire libres de toute influence
contraire, pratiqueront toujours leur bien, et s'abstiendront
de leur mal, uniquement. La société, alors tombe. — Pour
nous qui avons le Christianisme, c'est-à-dire un fondement
certain de la morale, qui sommes sûrs qu'elle est une
obligation du Maître, et non pas un accord entre les hommes,
il est possible que, les recherches et les sondages faits, nous
retrouvions des fondements à notre société, que, par suite,
nous reprenions après cette crise d'un siècle ou deux la mar-
che en avant vers la civilisation non plus seulement matérielle
mais surtout spirituelle et morale.
(1) L'Espagne n'est pas en décadence ; elle est anémiée» La Pologne est
morte par accident, si je puis ainsi di^e.
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240 DB LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES
Qu'on y réfléchisse ; les anciens ont dit, et nous l'avons
répété, et même nous en avons commencé la preuve expéri-
mentale : « il n'y a pas de société sans les dieux. » Parce
que leurs dieux étaient des idoles, que leur religion n'était
qu'une réminiscence de la tradition uniquement vraie, leurs
sociétés sont tombées auxrjours de civilisation mûrissante.
Parce que notre Dieu est vivant, parce que sa religion est
vraie, fondée, prouvée, et se prouvant chaque jour, — notreso-
ciété a survécu à cette violente phase de notre crise de crois-
sance que fut la Révolution, elle doit continuer à vivre en-
core, — elle vivra prenons en le ferme espoir, pour complé-
ter sa civilisation et s'avancer plus encore en elle.
Bossuet nous a expliqué que la religion catholique était
faite beaucoup plus pour les nations civilisées que pour les
peuples encore jeunes. Et qui ne sent son cœur se remplir
d'espoir, en songeant combien l'Evangile recèle encore de
vertu non réalisée, — si ce n'est par des minorités, — et qui
ne sera mise en pratique, ne sera reine vraiment que chez
un peuple éclairé, marchant d'un pas ferme dans la voie du
progrès moral.
.... Notre France actuelle fait songer à certains jeunes
gens; vers l'âge où ils commencent à raisonner, où ils sont
maîtres d'eux-mêmes, et que les passions bourdonnent en
eux, la foi leur paraît douteuse, mal prouvée, peu nécessaire ;
et puis, sitôt qu'ils ont un peu plus réfléchi, vu, souffert, —
sitôt qu'ils se sont heurtés à l'humanité, — ils reviennent à
Dieu plus croyants que jamais, possédant une foi plus forte,
plus.savante, plus pure, une foi qu'ils aiment plus que leur
vie, parce qu'ils se sont rendus compte de l'inanité de celle-
ci sans celle-là. On a comparé déjà, n'est-ce pas, les nations
aux hommes ? Je puis donc dire que notre France, baptisée
avec Clovis, fit sa première communion sous saint Louis,
renouvelée avec Jeanne d'Arc, eut son adolescence assez cri-
tique avec les guerres protestantes et plus tranquille avec
le XVll* siècle, — et enfin se mûrit maintenant;... Reviendra-
t-elle aussi à Dieu ? Sûrement, si nous le voulons.
Qu'est-ce, la France ? c'est nous. Que voulons-nous ! Ce
retour. Si nous sommes des cœurs virils et vraiment chré-
tiens, cette résolution doit suffire.
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DE LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DANS LES PRÉSENTES LUTTES 241
Notre Dieu, dont la Sagesse immense ne sera jamais son-
dée par nous qu'en une infinie partie de son ampleur, a voulu
laisser notre pays accomplir son évolution en toute liberté.
Il a retenu la force qui s'émane constamment de son sein
pour la conservation, pour Tessor constamment nouveau de
son Eglise. 11 a permis que, sans obstacles d'aucune sorte,
sans que rien nous put arrêter, nous fassions, par deux fois,
cette expérience que l'homme sera toujours tenté de faire tôt
ou tard : savoir s'il peut se passer de Dieu, examiner les
rouages de la machine dans laquelle il vit, et essayer de la
reconstruire à son caprice.
Gomme il arrive souvent quand c'est le suprême Génie qui
dirige, nos faiblesses mêmes ont concouru à Taccomplisse-
mant de ce dessein.
Aujourd'hui la fin de l'expérience paraît proche ; nul n'at-
tend plus de la science son bonheur, la joie de sa maison,
ni la paix de son cœur ; quelle constatation pourrait mieux
démontrer sa faillite, en, tant que religion ? D'un autre côté,
nos philosophes politiques sincères renoncent à présent à
équilibrer la société sur des systèmes combinés à plaisir.
Dans certains cœurs, un autre idéal s'est levé, la foi socia-
liste. Peut-être l'épreuve de l'expérimenter nous sera-t-elle
imposée, — et à sa suite l'anarchie qui naîtra fatalement de
rimpuissance du système à donner à tous le bonheur
promis.
Mais cet idéal est très faible ; il ne s'est étaWi qu'à défaut
d'une croyance haute et pure. Et il nous appartient; à nous,
de l'apporter, cette croyance haut^ et pure, en dissipant les
noires fumées que les calomnies anticléricales ont accumu-
lées devant la religion du Christ.
— Bientôt, devant la nécessité apparue à nouveau de la
foi catholique pour la conservation de l'ordre social, pour
l'accession au plus haut degré possible de paix et de bonheur
parmi les hommes, qui voudra espérer se tournera vers nous,
vers cette Eglise qui possède les paroles de la vie éternelle !
11 nous appartiendra de semer alors en tous lieux notre
lumière, et, selon toutes probabilités, l'action des laïques
préconisée par Léon Xlll sera quelque temps seule possible*
Dieu nous donnera parmi eux des écrivains, après les Brune-
E. F. — X. — u
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3^2 DE LA VOLONTÉ PROVIDENTIELLE DEN8 LES PRÉSENTES LUTTES
tière, les Coppée, les Bouget, les Huysmans, — une géné-
ration d'écrivains puissants, qui auront sur les masses une
influence réelle.
La France, victorieuse alors de la période critique, retrou-
vant dans la saine discipline morale du catholicisme la force
du cœur disparue aujourd'hui chez tant de ses fils, reprendra
dans le monde le rôle grandiose d'une nation allant vers une
civilisation réellement bienfaisante.
Henri Thévenin,
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UN ENNEMI DE LT.GLISE A ROME
EN 1819
La maison Philipp Reclam, de Leipzig, est connue du
monde entier pour ses éditions populaires. Une œuvre inté-
ressante parait-elle n'importe où, en Allemagne, en France,
en Autriche, en Russie, en Suède, en Norvège, en Amérique,
vite elle l'édite, ou la traduit et la jette dans la circulation
sous forme de petits volumes à couverture jaune dont le
prix est fixé uniformément à 20 pfennigs ou 25 centimes. Pour
cette somme modeste vous pouvez vous procurer tout aussi
bien les lettres d'Héloïse et d'Abailard que le Siège de Paris
de d'Abrest, le Philippe II d'Alfieri que le De.mi-Monde de
Dumas fils, les lettres de Mon Moulin de Daudet que Solness
le Constructeur d'Ibsen. Vieux chants populaires allemands,
drames hindous, légendes Scandinaves, littérature islandaise
des scaldes, tout y est à vendre et à bon marché. Quelquefois*
ses éditions sont de petits chefs-d'œuvre de science claire et
précise : telle TEdda, de de Wolzogen et la traduction de la
Vatnsdàla Saga du D' von Lenk.
Ce n'est là qu'une branche de son activité. Depuis quelques
années elle y a joint l'édition de l'œuvre complète des clas-
siques allemands. Gœthe, Schiller, Heine, Lenau, Ruckert
ont vu ainsi une fois de plus le jour. Elle vient de leur asso-
cier Grillparzer. Ses œuvres sont mises par là à la portée de
toutes les bourses. Il est introduit dans le cénacle. On le lit.
Tel, qui hier l'ignorait, connaît aujourd'hui jusqu'à la dernière
phrase tombée de sa plume. Il est l'homme du jour. Son
aversion pour la religion éclate jusque dans les plus
humbles milieux. Partout on s'occupe de lui. En sera-t-il'
ainsi longtemps ? A cette question on peut répondre hardi-
ment : non.
Grillparzer, quand la passion anti-religieuse ne l'aveugle
pas, est un vrai poète, mais il ne sera jamais un poèt<^ pour
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244 UN ENNEMI DE LÉGLISE A ROME EN 18l*J
le peuple. Il çst puissant, mais froid, original, mais hautain; il
écarte les foules et les tient à distance. On l'a comparé, non
sans un peu d'exagération, à quelque colosse de granit,
solide, inébranlable, bâti pour l'éternité, mais dépourvu
d'éclat. Rien n'attire en lui. 11 est robuste et dur, quelquefois
malfaisant. Il ne sera jamais qu'un Sphynx au désert.
Tout cependant n'est pas mauvais en lui. Voici par exemple
quelques notes qu'il a prises à Rome, en 1819, au cours
d'un séjour qu'il y fit pendant la semaine sainte. Elles con-
tiennent des réflexions justes et méritent d'être étudiées.
Grillparzer avait alors vingt-six ans. Son Aïeule qu'il venait
de faire représenter avait eu un succès prodigieux. On l'avait
traduite dans plusieurs langues. En France même les jour-
naux s'en occupaient. Le drame antique de Sappko Tavait
suivie. La gloire lui souriait. L'Autriche-^ — ai-je dit qu'il était
Viennois ? — aimait à voir en lui le maître futur de son théâtre
et une des. plus brillantes étoiles de son ciel poétique. Mais
sous cet éclat extérieur, la tristesse l'envahissait. Sa vie était
brisée. Deux ans auparavant son frère Adolphe, âgé de dix-
sept ans à peine,' s'était jeté dans le Danube par lassitude
de vivre ; il y avait trouvé la mort. Et voilà que sa mère adorée
venait, elle aussi, de se suicider : en entrant dans sa chambre
un soir, il l'avait trouvée pendue. C'est pour échapper à ces
sombres souvenirs que Grillparzer allait à Rome«
La cour d'Autriche s'y trouvait alors. Le poète y avait des
appuis. Il se décida à la rejoindre. C'était au mois de mars.
Je ne raconterai pas son voyage : les glaces de la Carinthie,
la Carniole, Venise, l'Apennin, se déroulent sous ses yeux.
Il traverse ces contrées rapidement, au galop de ses chevaux;
il ne prend de repos ni jour, ni nuit, et ne modère son allure
qu'à partii; de Vilerbe. II est alors à quelques milles de Rome.
La campagne, morne, désolée, s'étend devant lui. PartoutTà
l'infini, jusqu'au bout de l'horizon, une mer figée de^landes
stériles ; pas une trace de culture, pas une habitation, pas une
figure humaine. Je me trompe : à droite et à gauche de la
route des potences profilent leur équerre noir; des corps s'y
balancent, cadavres à moitié déchiquetés de brigands el
d'assassins qui sèchent au soleil et semblent murmurer au
voyageur, de leur lèvres blêmes : c'est ici qu'on est assassi-
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UN ENNEMI DE L'EGLISE A ROME EN 1819 245
né ! La contrée est exceptionnellement nue : lors du passage
de TEmpereur on a rasé tous les buissons qui bordaient la
route, dans le but de priver les brigands de leurs retraites
habituelles. Grillparzer tombe dans une tristesse profonde.
Tout à coup le postillon s'arrt^te ; il étend le bras, indique
du fouet un point gris à Thorizon et dit ces simples mots :
Ecco la Città. Ce point gris, c'est le dôme de Saint-Pierre.
Quelques heures après il est au pied de l'immense édifice:
c'est une désillusion. Quand il la voyait en gravure, la fa-
çade lui semblait grandiose. Maintenant qu'elle est là devant
lui, elle ne lui inspire plus rien. Arrivé pour la première
fois sur la même place Saint-Pierre, qui de nous n'a souffert
du même désenchantement? Mais nous Tavons constaté,
sans en rechercher la îcause, Grillparzer veut en savoir le
pourquoi.
Avant lui, Goethe s'était promené longuement sur cette
même place ; il en avait examiné tous les détails ; il avait cher-
ché à en saisir Fensemble : il avait réfléchi, pesé, médité,
comparé. Mais l'impression en était resté confuse dans son
esprit. Il n'avait pas trouvé de réponse précise à celte ques-
tion : Où est son défaut? — Madame de Staël n'y avait pas
réussi davantage ; pour cacher son embarras, elle s'était
jetée dans les généralités et avait parlé de l'obélisque qui
marque le centre de la place et des fontaines qui l'accom-
pagnent ; mais- d'opinion raisonnée, point. — Cinquante ans
plus tard Taine devait venir à son tour murmurer ces mots :
« Hôtel de Ville emphatique » sourire et passer.
Grillparzer, lui, réfléchit ; il se demande compte de ses
impressions, les analyse et, de déduction en déduction,
arrive aux conclusions suivantes : si la place Saint-Pierre
produit en nous cette hésitation, ce doute, cette incertitude,
qui tuent l'émotion artistique, c'est pour trois raisons. Et
il les énumère avec une sécheresse et une rigueur toutes
philosophiques.
D'abord la hauteur de la façade empêche de prendre de la
basilique une vue d'ensemble et les colonnades de la place
l'étreignent à l'étouffer. On est tenté de crier : de la vue, et
de l'air! Pas d'espace, pas d'horizon, pas de lointain, pas
de lumière dorée où la fantaisie puisse jouer. Une église
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246 UN ENNEMI DE L'EGLISE A ROME EN 1819
doit être isolée. Saint-Pierre ne Test pas, et en souffre.
Mais cette hauteur de la façade lui donne de la majesté î
Non, répond Grillparzer, car cette hauteur je ne la sens pas,
je la découvre par le raisonnement. II faut, pour s'en aper-
cevoir, faire des calculs, compulser des guides, aligner des
chiffres ; adieu l'émotion ! Foin de cette grandeur qu'on ne
perçoit que par le calcul ! Voulez-vous que l'ampleur des pro-
portions m'émeuve, placez sous mes yeux un point de compa-
raison. Faites comme au Colisée :jetez devant moi un premier
rang d'arcades dont l'énormité me saisisse, puis un second
plus grand encore, puis un troisième qui les domine tous
deux, un quatrième qui les surplombe, un cinquième enfin
qui semble escalader le ciel ; alors, j'aurai de la peine à rete-
nir un cri d'admiration. Mais ici rien ne m'avertit de la hau-
teur de cette rangée unique de colonnes qui porte l'entable-
ment ; je la calcule, donc elle ne m'émeut pas. Et c'est là la
deuxième des raisons de mon indiflférence,
La hauteur de la façade est donc lettre morte pour nous.
En est-il de même de la beauté de la colonnade qui entoure
la place ?Non, celle-ci est réelle, mais elle n'est pas à sa
place. Car, au lieu de concourir à l'effet de Tensemble, elle
en détourne l'attention. En avançant vers la façade, si nous
voulons jouir de l'effet général, nous sommes forcés de
jeter autour de nous des regards circulaires. Dans cette
situation ridicule, toute impression spontanée s'évanouit.
On le sent trop, on se trouve en présence d'une froide com-
binaison ; il n'y a pas là le jet du génie. Un souffle de déca-
dence a tout glacé. Avec des éléments merveilleux on n'a
su composer qu'un ensemble médiocre.
Cet examen fait, le poète entre dans la basilique, et de
suite, il est ébloui. La majesté des voûtes immenses planant
sur les piliers colossaux le saisit. Ici, pas besoin de calcul ;
le peuple de statues qui orne le sanctuaire lui offre des points
de comparaison instantanés, involontaires. L'œuvre de
Michel-Ange surgit d'un seul jet à ses yeux enthousiasmés.
Quand il arrive sur la première marche de l'escalier qui
conduit au tombeau des Saints Apôtres, la mystérieuse gran-
deur de l'ensemble le ravit ; sur sa tète, suspendue comme un
ciel de pierre, la coupole colossale ; autour de lui, la lumière
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UN ENNEMI DE L'ÉGLISE A ROME RN 1S19 247
féerique qui ruisselle sur le marbre luisant du pavé ; et là,
devant lui, descendant vers les profondeurs, ces marches
qui une à une abaissent la pensée vers le monde obscur des
tombeaux. Cette descente que malgré nous Tartiste nous
oblige à faire des éblouissements du ciel aux terreurs de
la mort, le frappe. Son imagination a reçu le branle. Et
quand le Souverain Pontife, entouré de ses cardinaux, parait
au balcon, il éclate : « Les cardinaux, écrit-il, autant de rois,
grands dans leur pourpre sublime ! Au-dessus d'eux, les
dominant de toute la hauteur de son trône élevé, le Pape,
rayonnant, la main étendue pour donner la bénédiction urbi
et orbi^ tous à genoux, lui seul, un dieu, planant, — jamais
je n'oublierai ce moment. »
Comme contraste en sortant, il note une scène populaire
comme on peut en voir encore aujourd'hui : « Les Romains,
écrit-il, sont enfants à un degré incroyable. Non seule-
ment de grandes personnes y jouent à toutes sortes de jeux
que nous laissons aux bambins mais encore des personnages
de distinction s'arrêtent pour les voir et prennent le plus
vif intérêt à ces enfantillages et à leur issue. Ainsi aujour-
d'hui, sur la place Saint-Pierre, j'ai vu une troupe de Trans-
tévérins jouer au jeu suivant : on bandait les yeux à l'un
d'eux et il devait ainsi trouver l'obélisque à l'aveuglette.
Tous ces grands gaillards barbus se démenaient comme des
possédés. Même des ecclésiastiques s'arrêtaient, sautaient
de plaisir et criaient comme les autres : Tocca, tocca !
Touche, touche. »
Le lecteur peut déjà, par ces premières pages, se rendre
compte de Tâpre acharnement avec lequel GrîUparzer dis-
sèque ses impressions. A tout prix il veut se rendre compte à
lui-même des moindres mouvements de son âme, et il le
fait en paroles nettes, claires, quelquefois brutales, mais
toujours sincères. Ces qualités donnent à ses analyses — je
dirais presque ses confessions, — une haute valeur docu-
mentaire. Elles ne le quittent jamais, sur quelque terrain
qu'il s'aventure. Suivons-le, pour nous en convaincre, sur
celui de la musique.
Il y était particulièrement compétent. Nul ne la comprenait
plus hautement, ne la sentait plus profondément que lui. Il
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24« UN ENNEMI DE L EGLISE A ROME EN 1819
l'aimait avec lardeur passionnée da Viennois. Le sep faisait
vibrer toutes les cordes de son âme. Lisez ses poésies sur
Mozart, sur Schubert, sur Mendelsohn, sur Berlioz, ses études
sur le Freischutz et sur Eurianthe, ses deux discours et ses
souvenirs sur Beethoven : Tamour de la musique les anime
de la première à la dernière syllabe. Il n'est donc pas d'un
médiocre intérêt de savoir ce qu'il pense de la musique reli-
gieuse de la capitale du monde chrétien.
La messe pontificale du saint jour de Pâques lui déplaît ;
mais rentrée, dans la basilique, du Saint-Père porté sur la
sedia gestatoriale frappe. Il avait une excellente place dans
une tribune. En face de lui l'Impératrice était à genoux, abî-
mée dans la prière : « L'entrée du Souverain Pontife, écrit-il,
porté sur des épaules humaines, tiare en tète, en vêtement
blancbrodé d'or, passant sous les voûtes immenses de l'église,
tout tombant à genoux, a quelque chose qui élève, et cette
impression est augmentée encore par l'aspect vénérable de
Pie VII tout rayonnant de vie intérieure et courbé sous le
poids des ans et de la souffrance »
Si cette pompe le saisit, la musique de la chapelle Sixtine
Témeut profondément. «Elle a vraiment, écrit-il, quelque
chose d'extraordinaire. On commence par les psaumes en
canto ferma ; ils sont beaux, mais finissent par fatiguer, à
cause de leur longueur et de la foule immense dont on est
enserré. Mais voici que la dernière lumière du grand candé-
labre s'éteint, le chant des psaumes meurt, tout se tait dans
la chapelle. Celle-ci est devenue de plus en plus obscure, à
l'exception du chœur encore éclairé, de la grille duquel
filtre une faible lueur. Tout-à-coup, après un long repos,
une haute et puissante lamentation éclate, qui déchire ce
silence, le Miserere est commencé. L'enchaînement des tons,
cette disharmonie qui naît lentement et se dégage avec
hésitation, ce développement du chant, en apparence si
simple et cependant si plein d'art, ne manque jamais son
effet. Les natures les plus grossières ne peuvent résister à
la puissance de ces notes ; tout se tait et écoute, tout le monde
est ému. L'exécution elle-même ne saurait être assez louée ;
d'une netteté et d'une pureté admirable, Toreille la pJus
exercée ne peut découvrir aucun son faux dans toutes ces
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' UN ENNEMI DE L'ÉGLISE A ROME EN 1S19 249
modulations, dans toutes ces résolutions. Les ténors sont
excellents, mais particulièrement remarquable la basse dont
Torgane sonore etlesens juste jettent des ombres puissantes
dans cette nuit de Rembrandt. On donne alternativement
deux Miserere de maîtres différents »
Cinquante ans après, dans cette même chapelle, un autre
incrédule venait jentendre les mêmes Miserere, etTimpression
qu'il en ressentait était si semblable que les pages où il la
consigne ne semblent qu'un développement dès notes de
voyage du poète autrichien « Enfin, écrit-il, le Miserere
L'étrangeté ast extrême ; il y a des accords prolongés' qui
semblent faux et tendent Touïe par une sensation pareille à
celle que laisse dans la bouche un fruit acide. Point de chant
net et de mélodie rhythmée ; ce sont des mélanges et dos
croisements, de longues tenues, des voix vagues etplaintives
qui ressemblent aux douceurs d'une harpe éolienne, aux
lamentations aiguës du vent dans les arbres, aux innom-
brables bruits douloureux et charmants de la campagne
les Miserere sont en dehors et peut-être au delà de toute mu-
sique que j'aie jamais écoutée : on n'imagine pas, avant de
les connaître, tant de. douceur et de mélancolie, d'étrangeté
et de sublimité. Trois points sont saillants. — Les disson-
nances sont prodiguées, quelquefois jusqu'à produire ce que
notre oreille, habituée aux sensations agréables, appelle
aujourd'hui de faussés notes, -r- Les parties sont extraor-
dinairement multipliées, en sorte que le même accord peut
renfermer trois ou quatre consonnances et deux ou trois
dissonnances, se démembrer et se recomposer par portions
et incessamment ; à chaque instant une voix se détache par
un thème propre, et le faisceau s'éparpille si bien que l'har-
monie totale semble un effet du hasard, comme le sourd et
flottant concert des bruits de la campagne. — Le ton con-
tinu est celui d'une oraison extatique et plaintive Le
spectacle est aussi admirable pour les yeux que pour les
oreilles. Les cierges s'éteignent un à un, le vestibule noircit,
les grandes figures des fresques se meuvent confusément
dans l'ombre.... »
Sans s'en douter, quand il écrivait ces lignes, Taine, car
c'est lui que je viens de citer, ne faisait qu'expliquer en
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260 UN ËNNBMl DIS L KGLISE A ROME EN 18t9
poète, ce que le poète avait condensé en philosophe : « ce
quelque chose d^extraordinaire, cet enchaînement des tons,
cette disharmonie qui naît lentement et se dégage avec hésita-
tion, ce développement du chant en apparence si simple et
cependant si plein d'art, ces modulations, ces résolutions
et ces ombres puissantes dans une nuit de Rembrandt. »>
Grillparzer a pris les notes, Taine a fait le morceau.
Je pourrais suivre notre poète au théâtre, dans Tatelier
des artistes en vogue, au Colisée, sur la Via Appia, dans les
catacombes de Saint-Sébastien, partout où Tétranger allait
alors: son implacable besoin d'exactitude ne, se dément
jamais. Le voici sur le Forum. Les fouilles n'avaient pas encore
commencé. On ne connaissait ni les basiliques, ni lés rostres,
ni le temple de César, ni celui de Vesta, ni son Atrium, ni
la fontaine de Juturne, ni aucun des édicules et des monu-
ments secondaires qui depuis ont vu le jour. C'était l'ancien
Campo Vaccinô avec trois arcs de triomphe et quelques co-
lonnes. Malgré cette rareté'de ruines encore debout, Grill-
parzer réfléchit à celles qui ont disparu, et écrit : « Ce qui
nous frappe le plus c'est l'exiguïté des anciens monuments
de Rome, — je ne parle pas de ceux qui. ont été bâtis par les
empereurs. — Toutes ces œuvres, que l'imagination nous
représente comme démesurées étaient minuscules, si nous
en jugeons par l'espace qui sépare Tune de l'autre les ruines
encore debout : et malgré cela, à cause de leur grand nombre,
le Forum devait être surchargé de bâtiments au point qu'il
est difficile de croire qu'il ait eu un bel aspect. Ajoutez à
cela que, visiblement, les monuments avaient été jetés sans
symétrie les uns à côté des autres. Je le répète, il est impos-
sible de se représenter clairement comment cela pouvait
être beau. »
Ces idées étaient alors toutes nouvelles et les récentes
découvertes les ont vérifiées point par point. Les restaurations
qui ont été tentées depuis, même les plus élégantes, ne
peuvent dissimuler la pléthore de monuments irréguliers
dont souffrait ce cœur de Rome. C'est le mérite de Grill-
parzer *de l'avoir deviné (1). Quand, après lui, Taine viendra
(1) Plusieurs années après Villemain écrivait encore dans son Tableau de
la littérature au dix^huitième siècle des phrases comme celle-ci : « Voyez
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UN ENNEMI DE L'ÉGLISE A ROME EN 1819 251
visiter ces lieux fameux il parlera encore une fois en poète
de ces choses dont le poète avait parlé en penseur : a Le ciel,
écrit-il dans sa description du Forum, le ciel était d'une
pureté parfaite ; les lignes nettes des murs, les vieilles ar-
cades en ruine, posées les unes sur les autres, se détachaient
sur Tazur comme si elles eussent été marquées avec le plus
fin crayon ; on prenait plaisir à les suivre, à revenir, à les
suivre encore,.,. Peu à peu Tazur est devenu presque vert ;
ce vert imperceptible est semblable à celui des pierres pré-
cieuses et des eaux de source mais plus fin encore. Il n'y
avait dans cette longue avenue rien que de curieux et de
beau : ..%. sur la gauche, les voûtes colossales de la basilique
de Constantin parsemées de plantes vertes pendantes ; de
Fautre côté, les ruines du palais des Césars, vaste entasse*
ment de briques roussies que les arbres couronnent.... ; au
haut de Thorizon une rangée de fins cyprès, et, à Textrémité,
pour fermer la voie, le gigantesque Cotisée doré d'une lu*
mière riante. »
Taine a travaillé en surface, Grillparzer en profondeur. Et
il en est ainsi jusqu'à la fin. Avant de quitter la Ville Eternelle
le poète allemand inscrit sur son carnet cette dernière ré-
flexion : (c II est un instant précis où Rome devient insup-
portable à l'étranger, à celui surtout qui doit n'y séjourner
que peu de temps, c'est la fin de la semaine de son arri-
vée. Il a débarqué fatigué et déprimé par le voyage. Les
premières impressions qu'il a reçues de la ville et de ses
environs ont été loin d'être réjouissantes, et cependant il s'est
mis l'esprit à la torture pour en tirer quelque chose de carac-
téristique. Car on rougirait de rester froid, même un seul
instant, dans cette Rome tant louée. C'est dans cet esprit
inquiet que, mécontent de soi, on commence la chasse aux
merveilles. Alors l'accumulation des objets écrase. En plus,
on a la tristesse de constater que, pris en soi, presque chaque
d'ici le Forum tel qu'il n'est plus, cette place immense, arène joumalièi e
du peupre roi, etc. » Il y a là, écrit M. Gaston Boissier, un peu plus d'ima-
gination que de vérité et l'on sait maintenant combien le Forum est loin
d'être une place immense. Ce que décrivait M. Villemain, ce n'est pas
€< le Forum tel qu'il n'eit plus », c'est le Forum tel qu'il n'a jamais été. {Pro-
menades Archéologiques, page 6^, note).
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252 UN ENNEMI DE L'EGLISE A ROME EX 1819
objet que Ton voit est inférieur à Tidée que s'en faisait notre
imagination enflammée parles descriptions hyperboliques des
voyageurs. En un mot, pour parler net : ce que nous voyons
nous laisse d'abord mécontent parce que la réalité ne peut
atteindre aux imaginations colossales que nous nous étions
forgées. Mais plus tard, une fois oublié le chagrin de cette
désillusion, on voit les choses d'un point de vue nouveau,
celui du bon sens. L'objet commence alors à intéresser
d'autant plus que ses contours gagnent en netteté ce qu'ils
perdent en grandeur ; à cela s'ajoute ce charme infini qui
accompagne toute rectification de notre jugement. »
Voilà de sages paroles et dont le pèlerin sérieux devrait
se pénétrer avant de poser le pied sur le sol sacré de la Ville
Eternelle. Ce n'est que trop vrai : tout séjour à Rome se
partage en deux périodes, celle de démolition et celle de
reconstruction. Pendant la première croule, à Taspect de la
réalité, la ville enchantée que notre imagination s'était forgée.
Grillparzer lui assigne une durée de huit jours. S. S. Grégoire
XVI allait jusqu'au double. Adieu ! disait-il à ceux qui
quittaient Rome au bout de quinze jours ; au revoir ! à ceux
qui avaient fait un séjour de trois semaines. C'était sa
façon de faire comprendre aux premiers qu'ils n'avaient
goûté de la ville que ses amertumes, aux seconds qu'ils
avaient doublé le cap dangereux et qu'ils désireraient
revenir.
Mais une fois le travail de reconstruction commencé, le
séjour de Rome devient enchanteur et on ne songe plus à la
quitter. On s'y attache comme à un admirable édifice qui
s'élève pierre à pierre et qui tient au plus intime de notre
être. La quitter devient un déchirement. Une fois installés,
Claude Lorrain, Nicolas Poussin, pris au charme, ne surent
plus s'en détacher. Pour combien d'autres en fut-il de même ?
Aujourd'hui encore ce phénomène se produit. Si vous sor-
tez de Rome par la Porte du Peuple et que vous tourniez
bientôt à droite vous pourrez, par une belle promenade, faire
le tour du Monte Parioli : dans la vallée, où le Tibre pro-
mène ses eaux lustrées, une lumière blonde, fine, soyeuse
donne aux choses un charme infini, presque irréel. A mi-côte,
cette villa mauresque qu'elle caresse a été construite par le
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UN ENNEMI DE L'ÉGLISE A ROME EN 1819 253
chef actuel de TEcole espagnole de peinture. Il était venu
passer un mois à Rome et y resta vingt ans.
Grillparzer eût fini, mieux que personne, par goûter ce
charme et par s'y laisser prendre. S'il juge Rome sèchement
c'est qu'il y séjourna peu. Il s'en rend compte et nous le
dit. Et ses quelques notes de voyage prouvent que, s'il eût
pu étudier la ville des Souverains Pontifes, il l'eût, quoi-
qu'ennemi de la religion, profondément aimée.
H. Matrod.
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DE LA DEFINIBILITE DE L'ASSOMPTION
DE LA T. S. VIERGE
« La définition dogmatique de Tlmmaculée Conception est
venue répandre une nouvelle lumière sur les prérogatives
de la mère de Dieu » (1). Ainsi parle le savant religieux dont
nous allons étudier la dissertation. Elle a fait plus, ajoutons-
nous. Elle a répandu dans le cœur des dévots de Marie — et
combien ne sont-ils pas nombreux ! — le désir très ardent
d'une nouvelle définition, celle de son Assomption au ciel
en corps et en âme. Le postulatum adressé au Concile du
Vatican par près de 200 évêques, les travaux publiés depuis
quelques années sur cette question par des théologiens de
marque, pour ne citer que ces deux faits, sont un témoi-
gnage éclatant de ce désir. Du reste, ce désir n^est-ilpas très
naturel et très légitime PL'Assomption est le terme et le cou-
ronnement des prérogatives dont le Seigneur a orné Marie.
C'est le fleuron qui doit compléter son diadème. Or ses
autres grandes prérogatives, son Immaculée Conception, sa
Virginité sans tache, sa Maternité divine ont été solennelle-
ment définies par TEglise, et appartiennent à la foi. Son
Assomption ne doit-elle pas être à son tour solennellement
définie ? Ne semble-t-il pas que cette auguste Vierge n'ob-
tiendra pas dans l'Eglise le culte et les honneurs qui lui
sont dus, tant que la croyance à son Assomption- ne sera
pas définie, elle aussi, et imposée à la foi?
Mais, question dont un grand nombre de nos lecteurs
seront certainement étoHnés : l'Assomption peut-elle être
définie par l'Eglise? Plusieurs seront même plus qu'étonnés.
Ils seront tentés de voir dans notre question une injure pour
la T. S. Vierge. Que ces fidèles serviteurs de Marie se ras-
surent. Qu'ils se souviennent des enseignements de leur
(1) La Définibilité de l'Assomption de la T. S, Vierge, par D. Renaudin.
Paris. Lethielleux — cf. Etudes Franciscaines^ t. iv, p. 639-641.
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DE LA DÉFIMBILITÉ DE L'ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGF: â5&
foi, nous les en supplions, et eur étonnement cessera. Qu'ils
songent que TEglise ne définit el ne propose à notre foi que
les vérités contenues dans le dépôt de la révélation. Pour
qu'elle puisse être définie, la croyance à TAssomption doit
donc être contenue dans ce dépôt. Une question surgit dès
lors immédiatement et se dresse devant Tesprit : y est-elle
contenue ? Et on ne peut songer à aucune définition, tant
qu'elle n'a pas été résolue.
Un savant et pieux religieux de Tordre de Saint-Benoit,
Dom Renaudin, étudiait naguère cette question dans la
Re(fue Thomiste» Il vient de réunir les articles qu'il donnait
à la Revue ; il les publie en brochure sous ce titre : La Défi-
aibUité de V Assomption delà Très Sainte Vierge, Rendons
d'abord à la science du pieux bénédictin l'hommage et la jus-
tice qui lui sont dus. Les prêtres, les fidèles instruits liront
avec bçnheur et avec profit ce travail si solide, si nourri. Ils
seront frappés de son enchaînement, de sa contexture. Re-
mercions en second lieu le R. Père d'avoir donné au public ce
travail; il éclairera, il fortifiera les convictions; peut-être
avancera-t-il le moment où l'Eglise répondra au désir des
fidèles, et imposera à la foi, pour la gloire de Marie, la
croyance à son Assomption au ciel en corps et en âme.
Ce travail cependant, si solide qu'il soit, tranche-t-il défi-
nitivement la question ? Plusieurs remarques que sa lecture
attentive nous a suggérées ne nous permettent pas de ré-
pondre d'une manière affirmative. Nous soumettons ces
remarques au Révérend Père. Elles lui diront, nous n'en
doutons pas, en quelle haute estime nous tenons son étude.
Une vérité, disons-^nous d'abord avec lui, ne peut être
définie par TEglise que si elle est contenue dans le dépôt
de la révélation. Ce dépôt est écrit et oral ou traditionnel.
La Sainte Ecriture forme le dépôt écrit. Les enseignements
transmis de vive voix par les apôtres au nom de Notre-Sei-
gneur forment le dépôt oral. Ces enseignements reçus par
les fidèles de la bouche des apôtres, et d'abord transmis
aussi oralement, ont été recueillis peu à peu et écrits. A
quelle époque chacun d'eux l'a-t-il été ? 11 serait difficile de le
préciser* En reste-t-il encore que la tradition orale seule
transmette et qui n'aient pas été recueillis et fixés par la
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256 DE LA DÉFINIBILITÉ DE L'ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE
plume OU par les monuments ? Rien ne nous autorise à la ri-
gueur à TafTirmer ou à le nier avec une pleine certitude ; mais
c'est une très grande probabilité qu'il n'en reste plus aucun
aujourd'hui à Tétat purement oral.
Il n*est pas nécessaire, pour qu'une vérité soit contenue
dans le dépôt écrit ou oral, qu'elle ait été révélée immédia-
tement et explicitement, en termes formels ; il suffit qu'elle
. Tait été- médiate ment, implicitement « par voie de simple ex-
position ou de conséquence » ou encore, comme le Révé-
rend Père le dit dans un autre passage, implicitement mais
formellement, « à la manière des parties essentielles dans le
tout ». Nous n'aimons guère ces mots médiate^ par voie de
conséquence^ implicite formel. Est-ce bien sur de plus qu'une
vérité révélée simplement par voie de conséquence ou mé-
diatement puisse être l'objet de la foi divine et par suite être
définie par l'Eglise ? Des théologiens très nombreux le nient.
L'auteur répondra que les théologiens dont nous parlons ne
donnent pas aux mots médiate^ etc.^ le même sens que lui.
C'est vrai, mais pourquoi employer des mots dont le sens
est discuté ?
La révélation, poursuit le R. Père, ne contient pas seulement
des vérités spéculatives, purement doctrinales. Dieu peut
proposer encore à notre foi par l'entremise de ses envoyés des
faits extérieurs et visibles. Ces faits « font dès lors partie du
dépôt divin et doivent être acceptés à cause de l'autorité de
Dieu ». Ils deviennent un objet de foi.
Y a-t-il des faits historiques entrés de la sorte dans le dé-
pôt de la révélation, et s'il y en a, quels sont-ils en particu-
lier ? « On peut répondre seulement : Tous ceux qui se rat-
tachent à la doctrine et qui ont été enseignés par les apôtres. »
Un fait doit donc réunir deux conditions pour faire partie du
dépôt de la foi : se rattacher à la doctrine, avoir été enseigné
par les apôtres.
Pour comprendre la première de ces deux conditions et
en siisir le sens, il est nécessaire de remarquer que les
apôtres, « parlant comme envoyés de Dieu et hérauts de
l'Evangile, ont pu oralement enseigner deux sortes de faits.
Des faits en premier lieu qui ont pour objet une matière dog-
matique, dont ils ne sont que la réalisation extérieure ; faits
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DE LA DÉFINIBfUTÉ DE L'ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE 257
qui de par leur objet entrent dans la doctrine, dont un des
caractères essentiels est d'ùtre dogmatiques in se, qui ré-
clament par leur substance même d'être doctrinaux. Nous
citons les expressions de l'auteur. Ces faits, poursuit-il, ne
sont pas purement historiques ; ils dépassent les faits sim-
plement historiques ; ils appartiennent à une classe supé-
rieure, parce qu'ils consistent dans la réalisation d'un objet
dogmatique p£^r essence. La résurrection générale des corps,
la résurrection de Notre-Seigneur, la matière et la forme
des sacrements appartiennent à cette classe de faits et en
sont des exemples.
Les apôtres ont pu enseigner en second lieu des faits qui
ne rentrent pas de soi dans la doctrine, mais qui ont avec
elle un lien étroit et même nécessaire. Ces derniers faits ne
rentrent pas dans le nombre des vérités î*évélées parce que
leur objet n^appartient pdiS per sekla doctrine.
Le lecteur se dira peut-être que la notion donnée par l'au-
teur du fait qui est doctrinal par nature, per se, et qui ^ pour
objet une matière dogmatique, n'est pas suffisamment claire
et précise, qu'elle laisse dans l'esprit je ne sais quelle con-
fusion et quelle indécision. Un fait, quel que soit son objet,
devient, par la même qu'il est révélé, un objet de foi ; il
nous impose quelque chose à croire, ne serait-ce que son
existence. N'est-il pas en ce sens une matière dogmatique ?
Le lecteur se demandera peut-être aAssi ce que signifient
ce$ grands mots : des faits qui ne sont que la réalisation
extérieure d'une matière dogmatique ! La résurrection de
Notre-Seigneur, que le R. Père apporte en exemple, est pour
notre foi le motif de crédibilité le plus déterminant ; elle en
devient ainsi le fondement ; mais de quelle matière dogma-
tique est-elle la réalisation extérieure ? Plusieurs voudront,
répondre à cette question et ne le pourront pas.
Un fait doctrinal par nature, peut-on conclure de ce qui
Q9t dit plus loin (p. 88), est un fait qui se rattache par les liens
les plus étroits à des dogmes déjà définis et à des vérités
théologiques indiscutables ; il a sa raison d'être dans ces
dogmes ; il en découle ; cette doctrine l'appelle comme son
complément naturel, au moins comme une conséquence
très oonvenable. La légitimité du Souverain Pontife Pie X,
E. F. — X. - 18
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258 DE LA DEF1NI6ILITE DE L'ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE
roecuménicité du concile du Vatican, se rattachent bien par
des liens très étroits à des dogmes déjà définis, mais en dé-
coulent-elles comme leur complément naturel ? Non, aussi
ne sont-elles pas des faits doctrinaux par nature, bien qu'elles
soient pourtant dans le langag'e théologique des faits dogma-
tiques. Très bien, admettojis cette manière de voir de l'auteur.
Mais de quels dogmes déjà définis, de quelles vérités indis-
cutables la résurrection des morts, la forme et la matière
des sacrements sont-elles la conséquence et Je complément
naturel ? Du dogme de l'existence d'une autre vie, de Texis-
tence et de la nature des sacrements ? La distinction entre
les deux classes de faits que le Révérend Pèrfe mentionne,
eût du être, on le voit, plus nettement marquée.
Le R. Père attache de l'importance à cette notion qu'il vient'
de donner du fait doctrinal par nature et matière dogmatique,
il y reviendra souvent, il soutiendra que l'Assomption est un
de ces faits, qu'elle est un objet doctrinal, une matière dog-
matique. Il veut évidemment tirer de cette notion une conclu-
sion. Il a sans aucun doute un but; celui, pensons-nous,
d'arriver à prouver plus facilement et plus sûrement sa
thèse. Mais ce but sera-t-il atteint ? Que l'Assomption soit un
objet doctrinal, qu'elle soit un simple fait historique miracu-
leux, toujours l'Eglise devra-t-elle rechercher pour la définir
si elle est contenue dans le dépôt de la révélation. Cette re-
cherche sera-t-elle plus facile, si Ton admet que l'Assomption
est une matière doctrinale ? Plusieurs le soutiennent. Histori-
quement parlant, disent-ils, on trouve à constater l'Assomp-
tion des difficultés sérieuses. Qu'on montre que l'Assomption
est contenue formellement, quoique d'une manière seulement
implicite, dans le dépôt de la révélation, qu'elle découle par
voie de conséquence d'un ou de plusieurs dogmes formel-
lement révélés et déjà définis. L'auteur doit être de cet avis.
Fort bien, dirons-nous. Mais l'Eglise a-t-elle jamais défini
sub pœna anathematis une vérité qui n'était révélée que
d'une manière implicite ou médiate? Et puispourra-t-on pé-
remptoirement démontrer que l'Assomption est formellement
contenue dans un dogme explicitement révélé, qu'elle en
découle nécessairement, forcément ? Une conséquence de
convenance, si grande qu'elle fût, ne suffirait, pas, oa le com-
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DE LA DÉFINI6ILITË DE L'ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE 259
prend. La conséquence doit être rigoureuse, nécessaire. A
cette condition seule on pourra affirmer que l'Assomption est
médiatement, implicitement, formellement révélée. Or nous
ne voyons pas qu'on arrive à le démontrer. Les privilèges
accordés à Marie dépendent tous de la volonté libre de Dieu ;
entre eux aucun enchaînement nécessaire. Dieu, après avoir
accordé le premier, n'était pas forcé d'accorder le second. 11
ne Feut pas fait, les théologiens trouveraient, pour expliquer
et justifier èette abstention, de très graves raisons de con-
venance. La plus haute convenance exigeait que la mère de
Dieu fût Immaculée dans sa Conception. Mais était-il absolu-
ment nécessaire qu'il en fut ainsi, au point que Dieu eût
manqué positivement à ses attributs, s'il en avait décidé autre-
ment? On sait quelle a été pendant longtemps sur ce sujet la
pensée de très grands théologiens. Une conception ordinaire
pour la mère de Celui qui venait ressembler en tout à ses
frères ne leur paraissait pas tout à fait inconvenante. Com-
metit arrivera-t-on dès lors à établir un lien rigoureux et né-
cessaire entre TAssomption de Marie et ses autres privilèges
et à montrer que ce triomphe de l'auguste Vierge est rigoureu-
sement contenu dans un des dogmes déjà définis ? Toujours,
pensons-nous donc, sera-t-on obligé d'en revenir à l'examen
direct du dépôt de la révélation. Examinons donc ce dépôt.
Le dépôt de la révélation, enseigne la théologie, est écrit
ou oral. L'Ecriture sainte forme le dépôt écrit, la tradition
divine ou divino-apostolique le dépôt oral. L'Assomption
de la Très-Sainte Vierge au ciel en corps et en âme est-elle
contenue dans le dépôt oral ou écrit et par suite peut-elle
être définie par l'Eglise ? De l'étude approfondie à laquelle il
s'est livré, le savant religieux conclut qu'elle est contenue
dans le dépôt écrit et oral et par suite qu'elle peut être
définie. Suivons-le dans cette étude.
* D'abord le dépôt écrit. L'Assomption n'est contenue d'une
manière inéluctable, en termes explicites et formels, ou par
voie de simple exposition ou de conséquence dans aucun
texte scripturaire. Le R. Père le déclare ouvertement. Mais
avec les textes formels et littéraux la Sainte-Ecriture con-
tient les textes mystiques et spirituels ; avec les figures
et les personnages actuels la Sainte-Ecriture renferme
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— r-^
260 D£ LA DEFINIBILITË DE L ASSOMPTION D£ LA T. S. VIERGE
un grand nombre de types et de figure prophétiques. Dieu
avait disposé et ordonné ces types et ces figures pour
annoncer et représenter les personnes et les choses du nou-
veau Testament. Il leur avait doiiné lui-même leur significa-
tion prophétique et typique ; il avait même réglé les détails
de cette signifii^ation. On peut tirer dès lors de ces types et
de ces figures une démonstration -dont la valeur égale celle
qu*on tire du sens littéral. Le Saint-Esprit est en effet l'au-
teur du sens mystique qu'ils renferment comme il est l'auteur
du sens littéral. Notre-Seigneur en a appelé au témoignage de
ces types ; pour exposer aux Juifs les mystères de la croix et
de TEucharistie^ il leur rappelle les figures du serpent d'ai-
rain et de la manne. Pour leur expliquer les rapports de
TEglise et de la Synagogue, saint Paul en appelle aux deux
épouses d'Abraham, à Isaac et Ismaël. Notre-Seigneur, saint
Paul croyaient donc à la valeur démonstrative des types et
des figures (1).
La Sainte Ecriture contient-elle quelques types et quelques
figures que Dieu ait disposés pour représenter TAssomption
de la Très-Sainte Vierge? Oui, plusieurs: l'arbre de vie dupa-
radis terrestre, l'arche de Noé, le buisson ardent, mais sur-
tout l'arche d'alliance, l'épouse .du Cantique des Cantiques(2;,
la reine des psaumes de David ^3). Ces types, les trois derniers
en particulier, ont été certainement ordonnés par Dieu pour
signifier le privilège de l'Assomption de Marie. Ce privilège
est donc révélé dans les saintes Lettres,
Qu'il en soit ainsi, les Pères, les théologiens l'enseignent
unanimement. Pourprouver en eftet, pour expliquer ou expo-
ser l'Assomption de Marie, ils en apppellent à l'Ecriture ; ils
invoquent ces types et ces figures. Qu'on lise quelques-unes
des homélies qu'ils nous ont laissées sur ce mystère — pour
n'en nommer que trois : celles de saint André de Crète, de
saint Jean Damascène, de saint Bernard — on verra quel usage
constant ils font delà Sainte Ecriture. Les Pères étaient donc
persuadés que l'Assomption est contenue dans la Sainte Ecri-
(1) L'expression Tune adimpLelum est dit clairemeut, elle aussi, la valeur
de ces ligures et de ces types.
(2) Cant. des Cant 6, 9 ; 8. 5 ; 7, 1 etc.
(3)P5. 4^j, 10 etc.
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DE LA DÉFINIBIUTÉ DE L'ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE 261
ture, que la Sainte Ecriture en parle. Dans leur pensée cette
croyance repose donc sur l'autorité de Dieu.
Or, c'est la doctrine catholique, lorsqu'ils -interprètent la
Sainte Ecriture et en donnent le sens, les Pères, s'ils sont
unanimes^ s'imposent à nous; ils ont droit à notre assenti-
ment, ils sont alors en effet les témoins autorisés de la foi de
l'Eglise.
Cette démonstration que le Révérend Père tire des figures
de ^Ancien Testament sera-t-elle unanimement acceptée ? Ne '
soulèvera-t-elle pas des difficultés ? Ne lui opposera-t-on pas
des objections sérieuses ? Dans le compte-rendu qu'il donne
aux Etudes de la dissertation de Dom Renaudin, le Père de
la Broise trouve ses conclusions un peu hâtwes ; ses citations,
ajoute-t-il, ne démontrent pas le consentement unanime des
Pères. A notre tour plusieurs choses nous empêchent d'ac-
corder aux conclusions du savant bénédictin une valeur dé-
monstrative.
Et d'abord, si nous exceptons les sens mystiques que
Notre-Seigneur et les apôtres nous ont indiqués, connais-
sons-nous d'une manière certaine les significations mystiques
des types et des figures de l'Ancien Testament ? Peut-être
un jour sera-t-il donné à nos successeurs de les connaître.
Mais actuellement nous ne possédons pas cette connaissance
précieuse ; avouons-le avec simplicité. L'arbre de vie, l'arbre
de la science du bien et du mal étaient-ils des figures ? Quel
en était le sens ? Jusqu'à quel point Salomon a-t-il figuré
Notre-Seigneur ? De quelle manière interpréter le Cantique
des Cantiques? Autant de questions que les exégètes scrutent
avidement, et sur lesquelles ils hésitent, ils tâtonnent, ils
disputent encore.
Peut-être l'Eglise pourrait-elle répondre à ces questions
et nous donner le sens de ces types et de ces figures. Elle
ne le fait pas. Elle les insère, il est vrai, dans sa liturgie,
dans ses monuments divers ; elle les applique à la Très
Sainte Vierge, aux apôtres, aux martyrs etc. Mais, pour em-
ployer le terme consacré, ce n'est que d'une manière âccom-
modatice, elle ne prétend pas donner dans ces applications
le sens que Dieu avait en vue. Ne peut-on pas conclure de
cette réserve que le Saint-Esprit n'a pas jugé à propos de
l'écLnirer sur ce point ?
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262 DE XA DÉFINIBILITÉ DE L ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE
Le savant religieux recourt à Tautorilé des Pères. Le sens,
dit-il, qu'ils donnent unanimement à la Sainte Ecriture esl
celui que le Saint-Esprit avait en vue. Dès lors c'est le sens
que nous devons accepter. Ainsi l'ont déclaré les conciles
de Trente et du Vatican. C'est vrai. Mais est-il facile de cons-
tater l'accord unanime des Pères ? Qu'on le puisse sans trop
de difficultés lorsqu'il s'agit des grands dogmes de la foi,
admettons-le. Mais en sera-t-il de même lorsqu'il s'agit de
l'interprétation d'une des figures de l'Ancien Testament ? Le
Révérend Père lui-même n'osera pas l'affirmer. Notre con-
viction à nous est qu'une pareille constatation offre des diffi-
cultés très grandes. Et puis cet accord fut-il à peu près una-
nime, ne resterait-il pas à examiner si plusieurs parmi eux
n'ont pas parlé oratorio modo, comme ils le font souvent,
s'ils n'ont pas simplement suivi l'autorité de* leurs prédéces-
. seurs, s'ils ont donné clairement à entendre qu'ils étaient
sur ce point aussi l'écho de la tradition apostolique et qu'ils
adoptaient le sens que renfermait cette tradition ?
Les Pères ont appliqué à Marie la figure de l'arche d'al-
liance ; nous n'en disconvenons pas. L'Eglise la lui applique
aussi dans les litanies. Mais les Pères Tont-ils fait au sens
littéral, parce que Dieu lui-même avait ordonné l'arche d'al-
liance à figurer l'incorruptibilité du corps de Marie et son
Assomption au ciel ? Ne l'ont-ils fait au contraire qu'au sens
acçommodatice et à cause des rapports que la piété trouve
entre l'arche et Marie ? Les saints Pères appliquent à la Très
Sainte Vierge ces paroles de la Sainte Ecriture : pulchra ut
luna ; ils démontrent par ces paroles plusieurs de ses pré-
rogatives et de ses fonctions. En conclura-t-on que dans la
pensée des Pères Dieu a ordonné la lune à figurer Marie, et
que c'est là une vérité révélée ?
Il est des types et des figures que les divers organes de
l'enseignement catholique appliquent unanimement à la Très
Sainte Vierge. Esther, si nous ne nous trompons, est une de
ces figures. L'enseignement catholique prend-il cette figure
au sens littéral et entend-il déclarer par cette application que
Dieu lui-même a révélé dans les paroles d'Assuérus à Esther
le privilège de l'Immaculée Conception ? Nous ne pensons
pas que personne ose l'affirmer.
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DE LA DÉFINIBILITE DE L ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE 26S
Laissons dès lors de coté les figures et les Pères, et disons
qu'on ne trouve rien dans la Sainte Ecriture qui indique clai-
rement TAssomption, qu'on ne peut pas affirmer, au moins
d'une manière certaine et suffisante pourappuyer une défini-
tion, que cette croyance est contenue dans le dépôt écrit de
la révélation.
Mais n'est-elle pas contenue dans le dépôt oral ou tradi-
tionnel ? Qu'on étudie soigneusement ce dépôt, on Vy trou-
veira certainement. La question n'est pas exempte de difficul-
tés. Nous ne pouvons pas nous appuyer en effet sur la tradi-
tion écrite. Lorsqu'on parle de tradition écrite, on entend
une croyance qui remonte de siècle en siècle aux apôtres, et
dont on trouve successivement la trace dans les divers or-
ganes de l'enseignement catholique, écrits des Saints-Pères
et des docteurs, liturgie, monuments lapidaires etc. Or au-
cune trace de ce genre pour l'Assomption dans les premiers
siècles. Les plus anciens documents écrits qui parlent de ce
mystère ne remontent pas au-delà du sixième siècle. Le
savant qui veut écrire l'histoire de la croyance à l'Assomption
en suit assez facilement la trace jusqu*au VI" siècle. Mais ici
la trace s'arrête tout à coup ; un silence désormais complet;
la tradition écrite devient muette. Les monuments, qui fai-
saient mention de cette croyance, ont-ils été tous perdus ?
Dorment-ils dans les fonds poudreux et encore inexplorés
des bibliothèxjues ? L'une et l'autre conjecture est plausible.
Mais une thèse rigoureuse ne s'appuye pas sur une conjec-
ture. Nous ne pouvons pas dè^ lors en appeler à la tradition
écrite, elle ne peut pas servir de base à une argumentation
sérieuse. En face du silence si étonnant que nous venons
d'observer, comment affirmer que la tradition écrite attribue
aux apôtres l'origine de cette croyance ?
Mais cette croyance existe ; elle est depuis longtemps uni-
verselle. Elle a une source. Où donc est cette source? Une
tradition sortie de la bouche des apôtres, ou de l'un des
apôtres, transmise d'abord oralement pendant plusieurs
siècles, puis écrite et devenant avec le temps de plus en plus
explicite. Qu'il en ait été ainsi, que l'Assomption ait été ainsi
connue, nous en avons la certitude, une certitude absolue.
L^existence actuelle de cette croyance dans l'Eglise est la
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264 DE LA DÉFINIBILITÉ DE L'ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE
preuve incontestable et irréfragable de notre assertion.
C'est un fait public et qui défie toute contestation que la
croyance actuelle de TEgUse à T Assomption de la Très-Sainte
Vierge au ciel en corps et en âme. Aucun privilège de Marie
que TEglise enseignée et l'Eglise enseignante, dit le Révérend
Père, proclament plus solennellement et plus unanimement.
D'abord l'Eglise enseignée. « Le privilège de la résurrec-
tion accordé à Marie, la présence de la Vierge en corps et en
âme au ciel, ne fait aucun doute pour tous les catholiques
dignes de ce nom. Les fidèles y croient sans conteste... et qui
oserait élever des doutes à ce sujet causerait le plus gran<l
scandale et soulèverait les plus vives protestations... On peut
l'affirmer sans crainte, il y a sur ce point unanimité de sen-
tinient dans l'Eglise enseignée et à cause de l'infaillibilitù
passive qui préserve d'erreur le corps des fidèles, ce senti-
ment est certain en vertu même de la promesse du Seigneur ;
s'en écarter serait rompre avec Tunité doctrinale. » (p. 90.)
On pourrait déjà conclure que l'Eglise enseignante professe
la doctrine de l'Assomption. Mais nous connaissons d'une
manière plus précise sa croyance. Elle propose authentique-
menten effet cette doctrine. Elle le fait de trois manières : par
la prédication, c'est-à-dire par Igf tradition orale vivante, par
l'enseignement des Pères et des théologiens, par la liturgie ;
car, quoi qu'en ait dit l'école janséniste, l'Eglise n'entend pas
fêter seulement l'entrée de l'âme de Marie au ciel ; au triomphe
de son âme elle unit le 15 août celui de son corps. L'homélie
de saint Jean Damascène au deuxième nocturne du jour de
la fête, celle de saint Bernard au 5" jour de l'Octave, les ex-
plications djes liturgistes ne laissent sur ce point aucun doute.
L'affirmation, répétons-le, ne peut donc être plus unanime,
Eglise enseignée, Eglise enseignante professent que
Marie est au ciel en corps et en âme. L'Eglise enseignante
professe cette croyance et la publie par son magistère ordi-
naire, et comme TAssomption c'est-à-dire la résurrection de
Marie et sa présence en corps et en âme au ciel est une ma-
tière doctrinale, elle parle et enseigne infailliblement, el
personne ne peut contredire sa parole (p. 91, 94).
Pour l'Eglise, l'Assomption de Marie au ciel en corps et
en âme est, donc une vérité certaine, incontestable, si cer-
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DE LA DÉFINIBILITÉ DE L'ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE 265
taine qu^eile ne craint pas de l'enseigner par la voix de son
magistère authentique et ordinaire. Mais à quelle source
TEglise a-t-elle puisé cette persuasion si ferme ? De quelle
manière a-t-elle été amenée à professer avec une certitude
aussi absolue cette croyance ? La source, qu'on le remarque
bien, doit être absolument sûre, les documents sur lesquels
repose une croyance aussi assurée doivent être inattaquables,
Propter quod unumquodque taie et illud magis^ dit-on en
philosophie. Une eau pure ne peut sortir que d'une source
absolument pure ; une persuasion ferme et sûre ne peut
venir que d'un principe sûr et certain ; ce ne serait, s'il en
était autrement, qu'une persuasion téméraire.
Or, le privilège de l'Assomption ne découle nécessaire-
ment d'aucun des dogmes révélés. Le Révérend Père lui-
même le démontre clairement. L'Eglise ne l'a donc pas tiré
par voie de conclusion de l'un de ces dogmes. L'histoire,
les témoignages humains ont-ils pu le lui apprendre ? Non
évidemment. Qu'un corps soit en ce moment présent dans
le ciel, aucun témoignage purement humain ne peut l'afRr-
mer. Il ne reste dès lors que la révélation faite aux apôtres
qui puisse donner à la croyance de l'Eglise une base ferme
et inattaquable. Les prélats qui ont signé la supplique adres-
sée au concile du Vatican l'avaient déjà reconnu et affirmé.
Hocautem factum^ disaient-ils, quod scilicet hominis corpus
ante extremum judicii diem in cœlis vivat, neque sensibus,
negue humana auctoritate notificari potest. Et encore : Nisi
firmissima Ecclesiœ fides quoad corpoream Beatse Mariœ
Virginis assumptionem dici velit levis nimis credulilas, quod
vel cogitare impium est^procul dubio eam a Traditione divino-
apostolica, id est a Révéla tione ortum habere firmissime tenen-
dum.
L'Asâ^omption de la Très Sainte Vierge au ciel en corps et en
âme a donc été révélée. Elle l'a été à un apôtre ou à plusieurs
apôtres, d'une manière extérieure ? D'une manière au con-
traire purement intérieure ? peu importe. Cet apôtre ou ces
apôtres ont communiqué à leurs successeurs dans le minis-
tère apostolique cette révélation et ainsi la trouvons-nous
dans l'Eglise. L'Assomption de la Très Sainte Vierge peut
donc être définie et proposée à la foi.
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266 DE LA DÉFINIBlLiTÉ DE L'ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE
On le voit. La démonstration est solidement enchaînée.
Les prémisses en sont nettement posées, fortement établies,
et la conclusion en découle comme d'elle-même et sans qu'on
puisse Téviter. Rendons de nouveau hommage à cette science
et à cette logique. Qu'on nous permette cependant quelques
observations.
Nous ne connaissons pas de document qui émane du Saint-
Siège et qui touche spécialement à cette croyance de l'As-
somption. Lorsque Pie IX, de glorieuse mémoire, définit le
dogme de Tlmmaculée Concertions les Souverains-Pontifes
avaient déjà parlé plusieurs fois; ils avaient déjà clairement
manifesté le sentiment de la Chaire apostolique. Aucun do-
cument jusqu'à présent qu'on puisse invoquer e-n faveur de
TAssomption. Du [moins nous n'en connaissons pas. De
son côté Dom Reuaudin n'en cite aucun. Evidemment il n'en
connaît point, lui non plus ; il eut été heureux de l'insérer
dans sa dissertation. L'occasion de* parler ne s'est-elle pas
offerte au Saint-Siège? Y a-t-il une autre manière d'expliquer
ce silence ? Nous ne savons. Mais nous le demandons : ce
silence ne diminue-t-il pas la force de l'argument qu'on tire
de l'enseignement universel de l'Eglise ? Le R. Père en ap-
pelle à son magistère ordinaire et authentique, à son infail-
libilité. Mais je n'hésite pas à le dire, je ne reconnais ni ce
magistère ni cette infaillibilité, là où je ne rencontre pas le
Souverain Pontife. — « Mais n'y-est il pas tacitement et im-
plicitement ?» — Ce mode ne me suffit pas, il ne me donne
pas sa pensée avec la précision et la netteté qui me sont
nécessaires. J'ai besoin, lorsqu'il s'agit d'infaillibilité, d'une
précision qui ne laisse place ni au doute ni à l'obscurité.
Le savant bénédictin ne devait-il pas encore distinguer les
éléments divers dont la croyance universelle de l'Eglise est
composée et les examiner avec attention ? Il est plusieurs
•manières de professer une croyance ; les motifs qui portent
les hommes à adhérer à une vérité ne sont pas les mêmes.
Lorsqu'on veut remonter du fait d'une croyance universelle
à l'origine et à la cause de ce fait, on doit tenir compte de ces
diverses manières et de ces divers motifs. Une grande diver-
sité de motifs ne permet pas d'attribuer ce fait à une cause
unique.
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DE LA DÉFINIBILITE DE L'ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE
Or pour un grand nombre de chrétiens la croyance à VA
somption de Marie est Tœuvre de ce que j'appellerais vole
tiers le sens religieux ; elle est le fruit Je leur dévotion e
vers la Très-Sainte Vierge. Ce privilège Thonore ; il ce
tribue à sa gloire ; cette raison leur suffit ; à Marie leur mè
ils ne veulent rien refuser de ce qu'ils peuvent lui accord(
Il en est même qui ont émis le vœu de professer toujours 1
opinions les plus favorables à la Très Sainte Vierge, po
cette unique raison qu'elles lui sont favorables. Vœu louai
sans doute et que nous sommes loin de condamner. Mais no
ajoutons : lorsqu'on recherchera l'origine dans l'Eglise de
croyance à l'Assomption, lorsqu'on relèvera son universali
ne devra-t-on pas tenir compte de la disposition des chi
tiens dont nous parlons ? Leur croyance s'explique sans qi
soit beâoin de recourir à une révélation.
Parmi les évèques et les prédicateurs qui enseignent
qui prêchent l'Assomption de Marie, tous la donnent-ils po
une vérité que le magistère infaillible de l'Eglise imposa
notre croyance? N'en est-il pas encore qui, tout en Tadm*
tant de cœur, ne voient cependant en elle qu'une croyan
pieuse, très conforme à l'esprit de l'Eglise, appuyée sur u
tradition très respectable et qu'un chrétien ne pourrait re
ter sans manquer au respect dû à l'Eglise et aux règl
d'une saine critique ? Dans la longue série des auteurs q
le pieux bénédictin cite, celle en particulier dés théologiei
combien n'en est-il pas qui l'ont ainsi envisagée ; ils n'c
pas vu en elle un enseignement authentique et infaillil
de l'Eglise. On peut dès lors expliquer aussi leur croyan
sans recourir à la révélation.
Mais, dit-on, quels que soient les motifs divers qui o
porté les chrétiens à admettre cette croyance, quelles q
soient les manières diverses dont ils l'ont envisagée, il n'«
reste pas moins que l'Eglise universelle la professe etqu'el
la tient pour une vérité indubitat)le. Accordons-le. La que
tion est de savoir s'il n'y a aucunautre moyen d'expliquer cel
universalité que la tradition divino-apostolique, en d'autr
termes que la révélation. La piété, le sens religieux, la gran<
convenance de ce privilège, les rapports si étroits qu'il
avec les autres privilèges de Marie, une tradition humait
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268 DE LA DEFINIBILITÉ DE L'ASSOMPTION DE LA T. S. VIERGE
qui aurait pour base le récit de l'ouverture du tombeau ou
d'autres faits racontés par des témoins authentiques, des
miracles, ne peuvent-ils pas expliquer cette persuasion uni-
verselle de l'Eglise? Que l'Eglise même enseigne authenti-
quemeut et infailliblement l'Assomption de Marie, il ne s'en
suivra pas qu'elle lui ait été révélée, L'Eglise enseigne in-
failliblement la présence au ciel de ce saint ; aucun théolo-
gien pourtant n'afBrme que cette présence lui a été révé-
lée. Ne peut-elle pas a pari enseigner infailliblement que
Marie est au ciel en corps et en âme sans en avoir reçu direc-
tement la révélation ! L'argumentation du R. Père, si serrée
et si nourrie qu'elle soit, ne tranche donc pas définitivement
la question ; elle laisse encore une place assez large aux
questions, aux observations.
Le lecteur aurait tort de conclure des remarques que nous
venons de lui soumettre qu'à notre avis la croyance à l'As-
somption n'est pas définissable. Nous sommes au contraire
persuadé qu'elle sera un jour définie. Par quelle voie, à
quel moment le sera-t-elle ? C'est le secret de Dieu. Des
travaux aussi sérieux et aussi remarquables que celui de
Dom Renaudin ne peuvent que hâter ce moment. Aussi serons-
nous heureux de voir les savants catholiques multiplier leurs
recherches sur ce sujet si glorieux à Marie et si doux à la
piété.
Nota, — Les Eludes publieront à leur tour un travail sur
cette question si intéressante de la définibilité de l'Assomp-
tion.
Fr. TiMOTHÉE.
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LE
XVIP ET LE XVIIP SIÈCLES LITTÉRAIRES
EN FRANCE
Introduction
Notre grand siècle littéraire s'écoule sous trois grands
rois, Henri IV, Louis XIII et Louis XIV; il a deux périodes :
il commence avec les écrivains que nous avons déjà nom-
més, les Réformateurs de la Renaissance, c'est-à-dire, avec
Malherbe, Voiture, Balzac et Descartes.
Ce sont eux, en effet, qui ont conduit presque à sa perfec-
tion la langue de la poésie, de Thistoire, de l'éloquence et de
la philosophie. Mais il est difficile de dire, avec la dernière
précision, où finit la première période de cette grande époque.
Les Réformateurs n'ont pas encore achevé leur œuvre mi-
nutieuse de goût, voire même de philologie et de syntaxe
grammaticale, quand éclate, en 1636, la merveille du Cid.
Il en est toujours ainsi dans l'histoire, qu'elle soit politique,
sociale ou littéraire ; et les grandes évolutions ne se font
jamais sans hésitations prolongées. Corneille est, sans doute,
en réalité, un disciple de Malherbe ; il en a la verdeur, les
vieilles tournures parfois, et le mélange du sublime et de la
familiarité ; mais il est plus achevé, et le Cid parait, pour
ainsi dire, à la veille de la naissance du grand roi.
En somme, Corneille, mort en 1684, est donc de la
deuxième période du siècle, particulièrement nommée « de
Louis XIV, » où fleurirent tant de grands hommes et de beaux
esprits, sous l'inspiration du glorieux monarque.
Mais ce n'est pas encore des poètes qu'il est question; nous
allons traiter de la prose d'abord et de Pascal, ce génie
unique, sans devancier, et qui n'eut pas de maître^ au moins
pour la forme. A sa mort, en 1662, il n'avait pas terminé, tant
s'en faut, son Apologie du christianisme dont nous avons
Tébauche, sous le nom de Pensées, Il appartient avec Cor-
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270 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
neille, à Louis XIV. C'est un prosateur ; c'est surtout un mo-
raliste. Après lui nous étudierons La Rochefoucauld, La
Bruyère, puis Vauvenargues.
Notre plan consiste, en effet, à opposer, d'abord en prose
dt puis en poésie, dans chaque genre, Tesprît du XVII* siècle
à l'esprit du XVIII®. N'est-ce pas le meilleur moyen de mettre
en relief, Tune par l'autre, deux époques si voisines et si
différentes ?
Né le 19 juin 1623, à Clermond-Ferrand, Pascal était fils
du premier Président de la cour des Aides. A deux ans, il fut
ensorcelé, dit-on, puis guéri par la sorcière elle-même. A
cinq ans il perdait sa mère. Qui sait jusqu'à quel point cette
fin prématurée influa sur le caractère de l'enfant et de
l'homme? Une mère infuse l'amour; et Pascal n'eut pas la
conscience de l'amour de sa mère. En 1631, son père abdi-
quait la magistrature, pour aller à Paris vaquer librement à
l'étude, au centre des lettres, des arts, de la philosophie, et
de la théologie. Son fils avait huit ans ; intelligent, ardent,
chétîf, il cherchait la raison de tout, et demandait à son
père, parmi bien d'autres définitions, de lui définir la mathé-
matique. Le père s'en tira comme il put.
On a beau lui interdire l'étude, il se réfugie au grenier,
et réussit à découvrir, seul, les trente-deux premières pro-
positions d'Euclide. Son père, qui le surprend dans ce tra-
vail acharné et poursuivi, selon Gilberte Pascal, avec « des
barres et des ronds » (1), court les larmes aux yeux chez son
savant ami, M. Le Pailleur, et l'ami lui envie son fils.
A douze ans, cet enfant prodigieux, après des observations
faites, au cours d'un repas, dans la mêlée et le choc des
verres, a écrit un Traité des Sons ; et l'on comprend l'ipquié-
tude du père. Elle est aussi naturelle que l'est peu ce progrès
stupéfiant d'un esprit hâtif, dont Teffort, en pressurant, avant
l'heure, Torgane encore tendre d'un jeune cerveau, dévelop-
pera avec le malaise d'un corps oublié, pour ainsi dire, dans
(1) Ces barres et ces rond», suivant M. Joseph Bertrand, doivent être
reléguée dans la légende. — Biaise Pascal^ par J. Bertrand de l'Académie
française.
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LA RENAISSANCE LITTERAIRE EN FRANGE 271
la croissance de Tâme, tous les excès de la tristesse et de
rimagination.
Agé de dix huit ans, à peine a-t-il un poil follet au menton,
qu'il invente une machine arithmétique. Un horloger de
Rouen en a fait autant, et Pascal laisse tomber sur lui tout
le poids de sa colère et de son dédain. C'est alors un orgueil-
leux et beau jeune homme. Avec tout cela, il dira un jour :
« La mathématique, c'est le plus beau des métiers, mais ce
n'est qu'un métier ».
Cinq ans après, il aura fait dans les monts de l'Auvergne,
à Rouen et à Paris, du haut de la tour de Saint-Jacques la Bou-
cherie, ses expériences sur le vide. C'est un savant, très sa-
vant ; il est déjà dégoûté de la science.
C'est quelques années plus tôt, en 1635, que Pascal, le
père, tombe en disgrâce pour quelques mots imprudents re-
cueillis par la police du cardinal, au sujet de la réduction
des rentes de l'Hôtel de Ville.
Il a, outre son fils, deux filles, Tune Gilberte, M™*' Pé-
rier (1), qui nous a laissé sur la vie de son frère quelques
pages intéressantes, Tautre, Jacqueline, née en 1625, qui
sera, plus tard, religieuse.
A dix*ans, elle fait des vers. En voici quelques-uns, pour
remercier Dieu de la petite vérole (2) :
u Moteur de ce grand univers,
lQspirez«raoi de puissants vers.
Envoyez-moi la voix des anges,
Non pas pour louer les mortels,
Mais pour entonner vos louanges
Et vous remercier au pied de vos autels.
Votre souveraine bonté,
Du haut du ciel a visité.
Le plus chétif ver de la terre,
JEt garanti du coup fatal
Un corps plus fragile que verre
Parmi tous les excès d'un incroyable mal »
C'est fort ordinaire ; et cependant Jacqueline croit tenir de
(1) Mariée à M^ Paul Périer, magistrat.
(2) Cousin, /acftt«/i/t6 Paaca/, chap. 2.
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272 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANGE
Dieu, « le beau don de la poésie ». On ne doute pas de soi
dans la famille Pascal.
Jacqueline, encore enfant, joue, au palais Richelieu, un rôle
dans V Amour tyrannique de Scudéri (1). Elle récite au car-
dinal une pièce de vers, pour obtenir la grâce de son père:
« Ne vous étonnez pas^ incomparable Armand,
lui dit-elle, s.
Si j'ai mal contenté vos yeux et vos oreilles.
Mon esprit agité de frayeurs non pareilles,
Interdit à mon corps et voix et mouvement...
Mais pour me rendre ici capable de vous plaire.
Rappelez de l'exil nion misérable père ;
C'est le bien que j'attends d'une insigne bonté.
Sauvez cet innocent d'un péril manifeste :
Ainsi vous me rendrez l'entière liberté
De Tesprit et du corps, de la voix et du geste. »
Richelieu, charmé, Tembrasse, la prend sur ses genoux, lui
accorde la grâce de son père. Plus que cela, il rend à celui-
ci sa pleine faveur; il Tenvoie, en 1640, à Roueq comme
Intendant de la province de Normandie, en un moment de
crise où les paysans et les bourgeois menaçaient de ne pas
payer Timpôt. Tout va bien, et les bourgeois sont pendus par
le maréchal Gassion ; mais l'intendant se casse la cuisse (2):
il reste chez lui ; ses amis le visitent ; parmi eux MM. de la
Bouteillerie, des Landes, des hommes aussi pieux que cha-
ritables, et le curé de Rouville en compagnie, au point de
vue moral, de Jansénius, de Saint-Cyran et de la grâce irré-
sistible. Car le curé de Rouville, village des environs de
Rouen, est janséniste; il jansénise (qu'on nous passe l'ex-
pression), tous les Pascal.
Beau jeu pour Voltaire, s'il y avait songé plus tard. Il
aurait fait naître les Provinciales de l'incident d'une cuisse
cassée'. (3).
tl) 1639.
(2) 1646.
(3) Un petit hasard, suivant Voltaire, sauva la vie du père de Havaillac .
sans ce petit hasard, Ravaillac le fils n'assassinait pas Henri IV.
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LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANGE 273
C'est un malheur, en réalité, que cette liaison pour le
jeune savant. Hier encore, toute Fardeur de son âme et de
son imagination se tournait, non sans âpreté, vers un Euty-
chéen, Frère saint Ange, qui proclainait dans ses discours
que le sang de Jésus-Christ n'était pas le sang de Marie (1).
Pascal, sous le titre de témoin, se faisait son accusateur pas-
sionné. Alors M"" Du Bellay était chargé, par intérim, des
fonctions de TEpiscopat à Rouen. L'hérétique se rétractait
devant lui, mais assez à la légère ; et Pascal, avec ses jeunes
amis, portait de nouveau la cause devant l'archevêque lui-
même, à Gaillon. L'hérétique abjura, pour tout de bon, cette
fois, son erreur, entre les mains de Mgr Du Bellay.
Ce n'est pas assez. Pascal convertissait son ardente sœur
Jacqueline, inclinée vers le monde auquel elle avait plu au
delà de toute expression ; il convertissait son père, assez
froid jusque-là, presque indifférent et peu ou point pratiquant;
il convertissait toute la maison : Credidit ipse et Domus
ejus tota (2).
Pourquoi faut-il que le jansénisme s'en soit mêlé ? Pascal
avait alors vingt-quatre ans, Jacqueline .vingt-deux. Elle
voulait entrer à Port-Royal ; son père s'y opposait; elle yécut,
au moins, en recluse dans sa propre maison, imitant autant
que possible, jusque dans leur costume, celles dont elle
voulait devenir la compagne. Qu'elle était digne de son
frère ! Pour lui, l'ardeur de son àme avait déjà consumé ses
forces; il ne digérait plus ni liquide ni rien de chaud ; il ne
cessera jamais de souffrir (3).
C'est alors, en 1649, que Jacqueline et Pascal se séparent
de leur père, pour s'établir à Paris ; leur père y meurt lui-
même quatre ans après, les laissant libres de vivre, à leur
gré, avec une certaine fortune.
A cette date, Pascal écrit à M"° Périer, une lettre sur la
mort de son père. Voici comme il console sa sœur :
(1) Voir la Vie de Pascal par Gil^erle, sa sœur.
(2) Jacqueline Pascal appliquait ces paroles à son Frère. C'est vers ce
teinps'là qu'elle remporta le prix de poésie, au Puy de Rouen. Le sujet,
c'était rimmaculée Conception.
(3) L'année suivante, en 1648, Pascal écrivait la Prière pour le bon usage
des maladies.
E. F. — X. — l'J.
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2^4 Là tlBNAISSANGB LttTÉRAlRB
« Nous devons chercher la consola
pas dans nous-mémed, non pas dans
dans tout ce qui est créé, mais dans C
C'est admirable :
« Ella raison en est que toutes les c
la première mise dos ncridenls que e
mais que la Providence de Dieu en éta
cause, rarhilro et la souveraine, il est
recourir directement à la source, pou
allégement. »
C'est trop raisonnable pour l'aire pi
raison :
« Saint Augustin nous apprend q
homme un serpent, une Eve et un Ad
les sens et notre nature* h'Eve est l'api
Adam est la raison,,. Laissons donc a
Eve, si nous ne pouvons Tempècher ;
sa grâce fortifie, tellement notre Adam
rieux ; et que Jésus-Christ en soit vain
éternellement sur nous. Amen, »
Cette manière théologique de coi
femme. n'est pas à la portée du comm
mirons du sein de notre infirmité, etp
Descartes nous avait appris à raisoi
tout. 11 a jeté un peu de sa glace sur le
cine lui a échappé, Corneille le reflète
monologues et dialogues où la passion
à Texcès. Descartes, du reste, connj
Jacqueline, dans Tune de ses lettres, n
le visiter à Paris et qu'il s'y disputa fc
nom de Roberval.
Descartes n'était pas le seul à Tadm
voulait avoir une entrevue avec lui. Le
sion pour tout ce qui le regardait » ; il 1
leurs esprits du siècle » . A en tendre H uy
avait trouvé sur le cycloïde,(( des vérités
(1) Lettre (le liuygens à Pascal sur le problèmt
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LA RENAISSANGB LITTÉRAIRE EN FRANGE 275
il n'avait pas voulu en partager le mérite avec Tillustre géo-
mètre Wallis, un concurrent ; il Tavait criblé de sarcasmes.
En 1652, Jacqueline entrait au couvent de Port*Royal. Ce
fut le sujet d*ime grande peine pour Pascal ; il chercha alors
la résignation et la santé dans une vie dissipée. Même on
prétend quMl aimait le monde et le jeu, depuis plusieurs
années ; il fréquenta Desbarreaux et le chevalier de Méré,
deux sceptiques ou libertins.
C'est à cette heure critique de sa vie qu'il connut le duc
de Uoannez; et ce jeune homme ne pouvait « se passer de
lui ». En aima-t-illa sœur,mademoiselle de Roannez ? Ecrivit-
il alors le Discours sur les Passions de l'an\our ? Tout cela
est contestable (1). Mais, à son grand péril (2), il empêcha
son ami de se marier avec M"® de Menus. Le mariage, pour
Pascal, était, à peine, un peu moins qu'un déicide ; nous en ^^
donnerons la preuve, à Tappui, en temps et lieu- S
Le plaisir et Tamitié, la vie du monde, en un mot, ne pa-
raissent pas avoir nui, chez Pascal, à Tétude des sciences
et des lettres. 11 écrit, pour de Roannez, un discours sur la
Condition des grands ; pour sa sœur Jacqueline diverses
lettres dont une sur les Miracles, A Christine de Suède, il
adresse une épitre flatteuse où il la nomme « Reine de Vem^
pire de la science », après avoir mis sa science, à lui, fort
au-dessous de la sienne. Et puis de cette hauteur morale,
littéraire et scientifique, il tombe dans le piège le plus
vulgaire du monde, Tintérêt, je n'ose dire l'avarice :
Sa sœur Jacqueline, au moment de faire profession, avait
donné sa fortune, en dot, au monastère. Pascal et M™' Gil-
berte Périer, sa sœur aînée, firent opposition à cette géné-
rosité pieuse (3) ; et c'est Jacqueline elle-même avec cet in-
(1) M. Gazîer, dans la Revue Politique (*i5 nov. 1877) et tiUéraire a mis
à néant cette histoire de l'amour de Pascal pour M»« de Roannez.
(2) Bl. PascaHaiilit être poignardé par le concicigc de l'hôtel de Roannez,
où il habitait alors. (J. Bertrand.)
(3) Pascal s'était fait donner préalablement tout son bien en argent par
Jacqueline moyennant des rentes viagères, mais avec certaines clauses qui
. rendaient illusoires les avantages faits par le frère à la sœur. Un archi-
vîste de la Seine, M. Barroux, a publié une série d'actes notariés relatifs à
Pascal et à cette affaire. (Vie de Pascal, J» Bertrand.)
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276 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
discret fureteur, M. Cousin, un ami du jansénisme, qui a
mis en pleine lumière cette petitesse du grand homme.
Nous allons laisser la parole à Jacqueline. Dans plusieurs
lettres, elle raconte en détail, avec douleur, à Mère Dorothée
de rincamation, cette affaire, où feu monsieur Pascal, comme
certains disaient encore naguère, après avoir joué le rôle
assez ridicule .d'un ladre de comédie, fut mis en déroute par
deux femmes, et céda, pour finir, non sans honte.
Nous sommes en (1) 1654 :
« Pour toute réponse à mes propositions, dit Jacqueline,
« ils (c'est-à-dire, Pascal et madame Périer) me faisaient une
a déduction âé mes affaires à la rigueur, et me déclaraient
(c que la nature de mon bien était telle que je n'en pouvais
«f disposer, en façon quelconque, ni en faveur de qui que ce
c( soit ; ils en apportaient pour raison que, par nos partages,
« on était demeuré d'accord que «os lots répondraient soli-
« dairement l'un à l'autre de toutes les parties qui vien-
« draient à manquer pendant un long temps, et d'autres rai-
V sons de chicanes qui vous ennuiraient et qui n'eussent été
« telles, sans doute, s'il n'avaient pas été en mauvaise hu-
« meur. Je sais bien cependant, qu'à la rigueur, elles étaient
« véritables : mais nous n'avions pas accoutumé d'en user
i< ensemble de cette façon. Ils ajoutaient que si, nonobstant
« cela, je disposais de quelque chose, je les mettrais en pro-
« ces entre eux, et aussi contre tous ceux à qui j'aurais
c( donné mon bien, ce qu'ils assuraient être inévitable à
« cause de quelques formalités de justice qu'il fallait gar-
« der,et, pour éviter ce mal^ ils me marquaient qu'ils al-
« laient donner V ordre à ce qu'il me fut interdit de disposer
« de mon bien comme n'en ayant point le pouvoir, me rédui-
i< sant ainsi, pour toute chose, à une petite somme d'argent
*< que j'avais fait venir avant ma vêture, et qu'ils ne sa-
« vaient pas que j'avais employée par avance à quelques
« charités.
« Jugez, je vous supplie, ma chère Mère, de l'état où me
mirent ces lettres d'un style si différent de notre manière
(\) Relations de la sœur Jacqueline de Sainte Eupkémie. — A Porl-Royal,
ce 10 juin 1653. Jacqueline Pascal, par C6usin.
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LA RENAISSANCE LITTERAIRE EN FRANCE 277
d'agir ordinaire... Aussi la douleur que j'en ressentis fut si
violente que je puis assez m'étonner de n'y avoir pas suc-
combé
« Aussitôt que la Mère Agnès sut que j'étais affligée, elle
m'envoya quérir. »
C'était une femme de tôte. Elle consqla Jacqueline et lui
défendit de rien exiger de son frère. Il vint lui-même voir
Mère Agnès ; et voici en quels termes, celle-ci lui parla,
toujours d'après la lettre de Jacqueline :
a Je suis obligée de i^ous dire que je vous conjure^ au nom
de Dieu, de rien faire par considération humaine^ et que si
vous ne vous sentez point disposé à faire cette aumône par
esprit d^aumône, vous ne la fassiez point du tout... Tout ce
qui est fait par un autre motif que la charité n'est point qn
fruit de Tesprit de Dieu, et, par conséquent, nous ne devons
pas le recevoir. »
Pour finir, Pascal donna « largement, à proportion de son
bien, principalement si on le compare presque à tous les
autres, »
C'est encore Mère Agnès qui nous l'apprend, toujours
dans la relation de Jacqueline. Combien donna-t-il ? un peu
plus que ceux qui ne donnaient pas assez. Car « je voudrais,
dit la bonne Mère, pour consoler Jacqueline que vous sus-
siez comme la plupart usent du désintéressement qu'on leur
témoigne ; ceja n'est pas croyable. »
Après ce beau fait d'armes, il était temps, pour Pascal de
se convertir ; et c'est sa sœur, aidée de la Providence, qui
triomplia de celui qui jadis, dans ses beaux jours, l'avait
élevée jusqu'à la piété, et conduite, comme par la main, du
sein du monde où son esprit lui préparait tant de faveurs et
de périls, jusqu'à la porte du couvent. La résistance du
pèBe n'y avait pas été pour rien ; mais Dieu se sert de tout,
et ces Pascal, d'un caractère original s'il en fut, avaient
besoin de lutter et de contredire.
Voici comment le ciel, dit-on, aida Jacqueline dans ses
projets de réforme sur la vie de son frère :
Si Ton en croit une note du P. Guerrier, Oratorien et son
parent, un jour qu'il traversait le pont de Neuilly, le carrosse
où il était, sans doute celui de son ami de Roannez, faillit ver-
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278 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE
*Sl
1^
|.V ser dans la Seine (1). Le même accident arriva à Henri IV,
qui prit même un bain, et se trouva du coup délivré d'une
rage de dents. Il en rit; c'était un gascon. Pascal plus grave,
à peine sorti du péril, pensa à l'éternité où il avait failli des-
^ cendre, peut-être jusqu'à Fenfèr. Depuis quelque temps, du
reste, il était obsédé des désirs inquiets d'une vie nouvelle
et plus conforme à la profondeur de son esprit curieux des
mystères de la vérité et de la religion, en même temps qu'à
la sévérité sombre de son caractère. Au seuil de Tautre vie,
sur le pont de Neuilly, on dirait qu'il a vu Dieu, le vrai Dieu,
et atteint la certitude.
Désormais, il portera sous ses vêtements un petit sachet
que ses parents trouveront après sa mort, sur sa poitrine.
Il y est écrit, entre autres choses : Dieu d'Abraham : Dieu
d'Isaac. Dieu de Jacob, non des Pharisiens et des savants.
Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. Dieu. Jésus-
Christ. Deum meum et Deum vestrum. Oubli du monde et
de tout, hormis Dieu. Joie. Joie, Joie, Pleurs de joie. Jésus-
Christ, JésuS'Chrtst, Jésus-Christ, Soumission totale à mon
directeur, »
A quelque temps de là, Pascal est fort édifié d'un sermon
de M. Singlin, qu'il a cru entendre^ par hasard, à la chapelle
des Bernardines du Saint Sacrement, à Port-Royal de Paris.
Enfin après bien des combats qu'il « rend avec lui-même
sur la difficulté de choisir un guide (2), c'est ce M. Singlin
qu'il préfère ; c'est sur son conseil qu'il fait clandestinement
le voyage de Port-Royal des Champs (3), et se met en re-
traite. Il a sa cellule; il est en parfaite santé, malgré les aus-
térités du cloître. Monsieur Singlin s'absente ; monsieur de
Sacy le remplace auprès de Pascal :
« Je ne sais pas, écrit Jacqueline à Pascal, moitié riante,
moitié scandalisée, comment monsieur de Sacy s'accommode
d'un pénitent si réjoui, et qui prétend satisfaire aux vaines
(i\ Probablement, en octobre 1654.
(2) Sœur sainte Euphemie Pascal à Madame Gilbcrte Périer (25 janvier
1655).
(3) Les Bernardiu2s du Saint-Sacrement avaient presque entièrement
abandonné Paris, où elles avaient encore une petite pension, pour retourner
à Port-Royal des Champs en 1647.
iQoo^ç:
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LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANCE 279
joies et aux divertissements du mo:iflv par des Joies un peu
plus raisonnables (1) et par des jeux d'esprit plus permis^ au
lieu de les expier par des larmes continuelles. »
Pascal enfin est converti, au point que sa sœur lui recom-
mande d^ôtre, a au moins durant quelques mois, aussi
propre (2) qu'il est sale. » Mais ce n'est rien que cela. De sa
conversion sort une œuvre de haine, les Provinciales,
Il s'agissait de noircir les P. Jésuites. Ârnauld se faisait
vieux, et sa bile n'avait plus de génie. Il avait écrit, pour se
défendre contre les Jésuites ou les attaquer, sa dissertatio
quadripartita. Du latin ! Ce n'était plus populaire. On en
trouva d'ailleurs la lecture difficile. Arnauld lui-même dit
alors à Pascal, pendant ou après la retraite : « Vous êtes
jeune, vous êtes curieux, faites, n Le pénitent s'exécuta ;
A la première lecture : :< Cela est excellent, dit l'instiga-
teur, ce sera goûté. »
Lettres écrites par L. de Montalte à un Provincial de ses
amis et aux B. P, J. sur la morale et la politique de ces Pères,
tel était le titre du chef-d'œuvre (3). Le plan en avait été pré-
paré depuis longtemps, dans le Catéchisme des Jésuites,
par Pasquier, l'un des plus anciens calomniateurs de laCom-
pagnie^ l'un des précurseurs de cette véritable société se-
crète du P. Royal, où s'élaborait, sous les ^spécieuses appa-
rences du dévouement au roi et à l'Eglise, de la vie érémi-
tique et de l'enseignement de la jeunesse, une des plus mor-
telles campagnes, moins contre les Jésuites que contre le
Pape, et Dieu, et l'espérance. L'alambic de ces faux catho-
liques, protestants sournois, sectaires d'une perfection
hypocrite, allait distiller le vitriol de^ Provinciales, en atten-
dant la Constitution civile du clergé.
En somme, un Jésuite imbécile, ce qui ne s'est jamais vu
que dans les pages satiriques de Pascal, révélait à deux in-
terlocuteurs aigres-doux les secrets de la Compagnie. Le
(1) De la sœur i£uphémie à son frère Pascal. Ce 19 janvier 1655.
(2) Id. Le l" décembre 1655.
(3) L'occasion du livre des Provinciales, après la haine de la vérité telle
qu'elle est enseignée a Rome, ce fut l'absolution refusée par le Bulpicien
et curé, Picot, l'ami des Jésuites, à M. de Liancourt, un janséniste, son pa«
roission,
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280 LA RENAISSANCE LITTi
Père est un « bonhomme », le
« simoniaques, calomniateurs,
sins ! »
« C'est toujours la même chos
tandis que M™® de Sévigné, sa n
très <i Tamour de Dieu et de la
« C'est un assez joli libelle », di
« Si elles avaient été écrites cont
qu'on n'en parlerait plus (2). ;
taient, au dire de Calvin, les p
toute réforme. ..De pareils mons
Trois Lettres mettent noblei
« suffisante qui ne suffit pas
Arnauld récemment condamna
autres relèvent ce que les Jansén
égarements des casuistes moc
sont, avant tout, au-dessus de t
Lettres s'adressent à eux d'une I
Toutes « furent lues parce qi
autres la Cinquième,oii le bon Pè
(parmi les Jésuites) de Saint-Ai
Saint-Ambroise ôt Saint-Jérôme
Llamas^ Achossier^ Deakofei\ .
Tambourin^ et trente autres n(
uns que les autres. A la fin,
« O mon Père, tous ces gens-ls
C'est du Voltaire tout pur ; e
spirituel théologien.
Du reste, dans le beau monde
mode ; et l'on ne plaisantait gu
passion du temps, le charme d<
et le rire qu'elles excitent est
même en les lisant. Non, on n(
Elles n'en furent pas moins
(1) 21 décembre 1689.
(2) De VEglise gallicane^ liv. I, ch. 9.
(3) « L'Inquisition et la Société, a dit 1
(Pensées), Là où il y a tant de passion^
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Là renaissance littéraire en FRANCE 281
d'Aix, au conseil d'État et à Rome, « pour le venin caché,
dit Fénelon, dans ce livre tant applaudi ».
On a encore nommé ces Provinciales les menteuses (1) ». Ce
n'est que juste. Pascal affirme cependant « qu'il ne cite rien
qu'iln^aitluetextraitlui-même». ôr,« il cite à faux quelquefois,
il traduit avec infidélité, réunit ce qui était séparé, disjoint
ce qui était uni, éventre une citation en lui arrachant quelques
mots essentiels, omet ce qui précède, s'arrête à temps
devant sa condamnation, prête aux Jésuites des citations
d'auteurs qu'ils réprouvent,., donne le change en confondant
les époques qui amènent des variations dans les appli-
cations des principes, etc. (2) »
Jusqu'où ne va pas même Taltération des textes, dans
Pascal ? A Tentendre, les Pères Cellot et Réginaldus (3) ont
affirmé « que Ton ne doit point suivre dans le monde les
anciens Pères, mais les nouveaux casuistes. »
Or, voici ie texte même du P. Réginaldus ;
« Pour définir les difl'érences qui naissent dans les ma-
tières de foi, plus les auteurs sont anciens, plus leurs déci-
sions acquièrent d'autorité, puisqu'ils ont été eux-mêmes
plus voisins de la tradition et des doctrines apostoliques. »
Voilà qui réfute pleinement une calomnie de Pascal.
Et c'est à cet ouvrage des Provinciales hi^'piTé par Tenfer
que Pascal mit tant de soin qu'il refit telle ou telle lettre
jusqu'à vingt fois. 11 est bien coupable ! Car il avait le temps
de réfléchir, en passant et repassant la plume sur ses ca-
lomnies.
Les Provinciales ont au moins un avantage, c'est de nous
faire connaître Pascal à fond, et la vanité de cet austère per-
sonnage. Il se fait adresser, en effet, des compliments par le
Provincial, avec qui il correspond, sous le nom de Montalte.
(1) Le mot est de J. de Maistre. Pour M. Bertrand, de l'Institut, J. de
Maistre n'est qu'un « impudent ».
(2) Pascal, sa vie et son caractère. Abbé Maynard.
(3) «Ce ne serait pas, ditM. Brunetièrc,si on les y trouvait quelques citations
infidèles ou tronquées dont on pourrait s'armer contre lui ? » (Introduction aux
Lettrjsî, IV, et XIII) Ces infidélités, le môme auteur les attribue ailleurs à
€c une sincérité passionnée ». Quelle indulgence pour un livre mis à l'Index !
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282 LA RENAISSANCE LITTÉRAIRE EN FRANGE
Une de ses lettres a été communiquée ; et la personne,
qui l'a lue, écrit au Provincial :
« Je vous suis plus obligée que vous ne pouvez Timagi-
ner de la lettre que vous m'avez envoyée; elle est tout à fait
ingénieuse et tout a fait bien écrite. Elle narre sans narrer,
elle éclaircit les affaires du monde les plus embrouillées, elle
raille finement, » et le reste.
Celui qui recueille cet encens, est aussi celui qui le fa-
brique. C'est Pascal.
Il a d'autres douceurs au sujet des Provinciales^ et, en parli-
culièr, une émotion délicieuse née d'une frayeur passagère ;
Un fidèle serviteur, Picard, portait secrètement les ma-
nuscrits des Lettres à M. Fortin, principal du collège
d*Harcourt, qui les y faisait imprimer. Pascal logeait alors à
l'Enseigne du Roi David, à Paris, rue des Poiriers; et son
beau-frère Périer avait élu aussi domicile, pour quelque
temps, dans cette même hôtellerie. Or, il arriva que le P. de
Frétât, Jésuite, y entra inopinément et vint voir Périer, sans
que celui-ci ait eu le temps d'enlever vingt exemplaires de
deux Provinciales^ étendus sur le lit, en pleine lumière.
Jugez ! De Montalte, .qui redevenait simplement Pascal,
aurait gravi peut-être les degrés de la Bastille. Mais le
P. Jésuite ne vit rien.
Ne ferons-nous pas bien d'ajouter, contre les Provinciales,
le "sentiment de Voltaire lui-môme ? Dans un jour d'impar-
lialité, il a écrit :
« Le livre des Provinciales portait sur un fondement faux.
On attribuait adroitement à toute la société les opinions
extravagantes de plusieurs Jésuites espagnols et flamands.
On les aurait déterrées aussi bien chez les Casuistes Domi-
nicains et Franciscains ; mais c'était aux seuls Jésuites qu'on
en voulait (1). »
A. Charaux.
(1) Pascal a jugé Ini-naèmo les Provinciales à sa façon : « Si nios lettres
sont condamnées à Rome, ce que j'y condamne est condamné dans le ciel, a
(Les Pensées.) 11 ne lui manquait plus, si le ciel le condamnait, que d'en
appeler du ciel à Pasca}.
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DES MALADIES INTELLECTUELLES
Le Criticisme
Nous sommes en pleine anarchie intellectuelle : les esprits
les plus divers s'entendent à le reconnaître. Les uns y voient
un progrès, une plus libre allure de la pensée ; d'aulres plus
nombreux regardent cela comme un grand mal, et parmi
ces derniers nul peut-être ne Ta mieux dit que Ollé-Laprune
dans ses beaux ouvrages tous nés du sentiment de douleur
qu'éprouve an esprit ferme en présence de cette anarchie, et
du désir sincère de porter remède à ce mal.
Vanarchie c'est l'alDsence d'autorité, Tabsence de direction,
et par conséquent, c'est un état où chacun ne suit que les
seules impulsions de sa propre individualité, sans vouloir
obéira un maître, puisqu'on n'en reconnaît pas, sans même
tenir compte de l'opinion, de la manière dQ faire de son
voisin, car on la dédaigne.
Ce mot peut bien signifier aussi absence de principes^ ei
c'est bien dans ce sens qu'il convient de le prendre quand
on parle d'anarchie intellectuelle. Et d'ailleurs, cela revient
tout de suite à dire. absence d'autorité, absence de direction ;
les principes, en effet, sont les véritables maîtres de l'intel-
ligence : ce sont eux qui la mettent en activité, ce sont eux
qui en dirigent l'évolution, qui la soutiennent dans ses re-
cherche».
Nous sommes en anarchie intellectuelle, cela donc veut
dire qu'il n'y a plus de principes indiscutés, plus de vérités
fondamentales admises par toutes les intelligences ; qu'on a
jeté par dessus bord, comme un bagage introduit par fraude,
l'ensemble de ces assertions du bon sens que Leibniz ap-
pelait philosophia perennis, l'enseignement philosophique de
tous les temps. Cela veut dire aussi que, par une conséquence
fatale, les intelligences privées de leqrs bases, de leurs
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284 DES MALADIES INTELLECTUELLES
appuis, de leurs maîtres naturels, s'en vont de tous côtés à
toutes les variétés, disons plutôt à toutes les extravagances
d'opinions.
• Il y a depuis deux ou trois, siècles, dans le domaine intel-
lectuel, une révolte permanente contre toute une supériorité
a priori c'est-à-dire qui n'est pas établie et consentie par la
raison, mais qui s'impose à elle; — et cette révolte est ana-
logue à celle que nous voyons, dans la vie politique et so-
ciale, aboutir à un socialisme anarchique, à la destruction
de toute supériorité naturelle ou acquise.
Cette révoUe des intelligences, à Tétat actuel, est^ertaine-
ment une monstruosité, presque une folie et nous espérons
bien le démontrer. Mais n'a-t-elle pas eu un commencement
légitime? N'a-t-elle pas eu une origine normale et naturelle?
Il nous semble impossible d'admettre que dans ces grands
courants des idées ou des choses qui emportent de nom-
breuses générations, il n'y ait pas comme un filet, si mince
qu'on le suppose, d'aspirations légitimes, que ces mouve-
ments ne soient pas dans quelque sens, des évolutions nor-
males. Une erreur n'a de force, — c'est devenu une banalité
de le dire — par « l'àme de vérité » qu'elle détient. De même
une tendance ne peut se propager si loin que grâce au noyau
d'aspirations justes qu'elle enveloppe. Dans la Révolution
française, par exemple, il y avait certainement, mêlée à une
foule d'éléments mauvais, sataniques si l'on veut, une aspi-
ration violente vers un idéal plus élevé de justice sociale,
d'égalité devant la loi, de gouvernement dévoué, consacre
aux intérêts de la nation, et cet idéal qui travaillait les àme^
n'était que la fleur de dix-huit siècles de catholicisme cher-
chant à éclore. — De même à l'origine de cette révolte des
intelligences contre les principes a priori de la raison, de
contre la raison elle-même, il y a eu le mouvement naturel
de l'esprit se repliant de plus en plus sur lui-même et cher-
chant à se rendre compte, après avoir étudié le monde ex-
térieur, de sa propre réalité, de sa propre anatomie et de sa
physiok)gie.
M. Hrunetière a soutenu contre beaucoup de ses confrères,
— et avec quelle érudition, on le devine — la thèse de IV-
voLution naturelle comme fatale des genres en littérature. Ea
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DES MALADIES INTELLECTUELLES 285
philosophie il y a au€si une évolution des genres. Le regard
de rintelligence cherchant le vrai est frappé tout d'abord par
les réalités extérieures : la philosophie commence toujours
par être objective, descriptive et synthétique. Peu à peu l'in-
telligence se tourne vers Tint^rieur, vers Tâme et les facul-
tés, le terme de ce mouvement c'est de se replier sur elle-
même, sur son acte, de se demander compte à elle-même,
d'elle-même, de sa propre force, de son opération intime. La
philosophie alors devient subjective, critique, analytique.
Voilà la part d'évolution naturelle et légitime qu'il faut
reconnaître dans le mouvement actuel de critique à outrance.
Ajoutons qa'il fut aussi, dans une certaine mesure, une réac-
tion raisonnable contre la méthode trop autoritaire et ttop
automatique des XIV* et XV* siècles. On voulut enfin penser
par soi-même, et pour cela on secoua lestement Je joug d'A-
ristote,« ce dictateur de rEcole» — ainsi que l'appelait Bacon,
— et l'on envoya aux enfers ces formules dans lesquelles les
maîtres du Moyen Age, à force de travail et de science avaient
condensé tant de doctrine, mais que leurs disciples avaient
l'inintelligence et la maladresse de donner comme des prin-
cipes d'une évidence immédiate. '
Jusque-là donc le mouvement était légitime.
Malheureusement il fut bien vite exagéré et perverti. Sous
prétexte de critiquer la raison et les moyens de connaissance,
sous prétexte de remonter à l'origine de la science , pièce
par pièce, tout fut démoli ; tout fut passé au scalpel, et les
principes les plus élémentaires, réduits en poussière, dispa-
rurent bientôt, volatilisés. La critique, l'analyse légitime de-
vinrent le criticisme dont nous souffrons : la manie de tout
analyser, même ce qu'il y a de plus simple ; la manie de tout
démontrer, même ce qui ne peut que se montrer, et qu'il
suffit de regarder pour le voir clairement ; en un mot, la pré-
tention de faire dans l'intelligence le vide absolu, -^ sous pré-
texte de la purifier des préjugés. — puis dans ce vide, sur ce
néant, de rebâtir l'édifice de la science.
Le criticisme est, croyons-nous, la plus grave maladie des
âmes modernes qui pensent, et cette maladie n'est autre
chose que la révolte dont nous parlions tout à l'heure, de la
raison contre l'intelligence, contre sa vie, contre ses Jois.
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*^H'} DKS MALADIES INTELLECTUELLES
L'élude de cette maladie sera l'objet du présent article.
Dans un second nous essayerons de reconnaître d'autres
troubles intellectuels ; nous les mettons en second lieu parce
qu'ils nous semblent sinon produits par le criticisme ^ au
moins singulièrement favorisés par ses excès : ce sont le
diUetantisme^VmtellectualismcQi.,, nous ne savons comment
nommer le troisième : disons VacUon séparée, on verra plus
tard ce que nous entendons par là.
I
Parmi ceux qui n'ont pas reçu leur éducation philoso-
phique sur les genoux de VAlma mater ^ il est d'usage de
médire de Descartes et de le rendre responsable des plus
graves écarts de la pensée moderne. Malgré la défiance que
nous inspire cet usage qui peut devenir une manie et pro-
duire des calomnies, nous sommes bien obligés de dire que
Descartes a contribué beaucoup à précipiter les esprits dans
la voie du criticisme. N'est-ce pas lui qui le premier, — nous
voulons dire le premier avec quelque éclat — , a jugé néces-
saire, comme il dit lui-même, de i^ider complètement sa cor-
beille pour n'y replacer les fruits qu'après examen ? Le pre-
mier il s'est mis à rechercher le point de départ de ses
connaissances après avoir fait au préalable table rase de
toutes celles qu'il avait reçues de ses maitres ou de Texpé-
rience — et son grand travail a été de trouver la marque de
certitude vraiment scientifique, c'est-à-dire infaillible. Il a
détruit de fond en comble l'édifice, — branlant selon lui —
de la science, puis il a prétendu faire jaillir de ces ruines par
le coup de baguette magique du cogito ergo sum^ un autre
édifice parfaitement solide. Malheureusement , pour avoir
rasé dès fondements qu'il n'était pas^n son pouvoir de rem-
placer ni de refaire, il n'a guère réussi. Son travail de réé-
dification et, sans parler de beaucoup d'autres inconvénients,
son doute universel tout méthodique qu'il soit^ a ouvert au
scepticisme une large voie que sa croyance en la véracité
divine n'a pas sulli à boucher. Cependant il faut rendre à
Descartes cette justice que sa philosophie a voulu être en
même temps que critique, positive, qu'il a voulu bâtir, qu'il
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DES MALADIES INTELLECTUELLES 287
a respecté Tintelligence, qu'il a laissé vivanles quelques ra-
cines d'où peut encore surgir l'arbre de la science. Nous
croyons que si le XVIIP et le XIX® siècle, n'avaient eu pour
guide dans la nouvelle voie, que le Discours de la Méthode^
ils ne seraient pas allés si loin, ils n'auraient pas abouti. à
l'abîme. Disons donc que Descartes fut le /^/v'^m/'^cw/- du cri-
ticisme, mais qu'il n'en est pas le^përe.
Le père du criticisme vécut au XVIIP siècle. « Au fond des
mers du Nord il y avait alors une bizarre et puissante créa-
ture, un homme, non, un système, une scolastique vivante,
hérissée, dure, un roc, un écueil taillé à pointes de diamant
dans le granit de la Baltique. Toute la philosophie avait tou-
ché là, s'était brisée là. Et lui, immuable. On l'appelait Kant;
lui, il s'appelait critique. Soixante ans durant cet être tout
abstrait, sans rapport humain, sortait juste à la même heure^
et sans parler à personne, accomplissait pendant un nombre
donné de minutes précisément le même tour, cojnme on
voit aux vieilles horloges des villes, l'homme de fer sortir,
battre l'heure et puis rentrer. » (Michelet). — Cet homme
abstrait , retiré du monde réel , dont Tintelligence n'était
qu'un syllogisme en activité, cet homme était bien l'ouvrier
qu'il fallait pour l'œuvre nouvelle. Par malheur c'était un
génie, second malheur, un génie allemand.
Kant, voulant éviter le gouffre du scepticisme, prit la voie
de la philosophie critique. Il se mit donc à faire successive-
ment IdL critique de la raison pure, celle de la raison pratique^
enfin celle du Jugement. Renfermé, blotti dans la raison pure
ou pratique, toutes portes et toutes fenêtres closes sur le
monde extérieur, il observa avec soin tout ce qui se passait
dans ce réduit obscur. Il y vit affluer, comme autrefois dans
la caverne.de Platon, diverses séries d'apparitions, de )jAé-
nomènes aux teintes et aux couleurs variés. Ce fut tout ce
qu'il vit et il déclara que c'était tout ce que l'intelligence
pouvait savoir. Ou plutôt ces phénomènes, voulut-il bien
reconnaître, ne doivent pas se produire tout seuls : ils
doivent être les ombres de quelque chose. Par derrière les
parvis de la raison, de l'intelligence, des sens, il y a une
réalité quelconque qui, par sa vie, par son action, par son
rayonnement à travers ces parois, est de quelque façon cause
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288 DES MALADIES INTELLECTUELLES
de ce^ phénomènes. Quelle est cette réalité ? Impossible de
le savoir, puisque Kant n'a pas de vue sur le dehors, et que
Kant c'est toute la philosophie. Il l'appelle noumène^ la
chose en soi, pour l'opposer au phénomène qui n'est qu'une
ombre, — moins que cela, — un reflet quelconque de la
chose. C'est tout ce qu'il peut en dire. En revanche il va
nous faire connaître l'origine de la nature des phénomènes,
c'est-à-dire de nos perceptions. '
D'abord pourquoi y en a-t-il de nuances et de contours
divers? Parce, qu'elles sont reçues dans des parties diverses
de nos facultés. Ces facultés, ces écrans en les recevant les
teignent de leurs propres couleurs et les moulent selon leurs
propres dimensions. Nos idées, les images que nous croyons
nous faire des choses extérieures, ne viennent donc pas de
ces choses, des noumènes : il n'en vient encore une 'fois
qu'un vague reflet. Une impression indéterminée. Ces images
viennent avec leurs caractères, leurs différences, leur signi-
fication, tout leur être en un mot, des formes de nos facultés,
formes a priori et purement subjectives^ qui auraient été tout
autres si nos facultés avaient reçu une constitution différente.
Ce ces formes ou moules répandus sur toute la surface de
nos facultés cognitives, plutôt, incrustés dans leurs subs-
tances môme, Kant fen a méconnu -un nombre assez considé-
rable : dans la sensibilité la forme espace et la forme temps
(c'est pour cela que toutes nos notions reçues des sens sont
affectées de ces deux caractères), douze dans l'intelligence
(il serait fastidieux de les énumérer) ; enfin la raison en con-
tient bien aussi trois, trois types généraux auxquels elle ra-
mène, en les modifiant un peu, toutes les notions reçues de
la sensibilité ou de l'intelligence : le vrai — le monde —
et Dieu.
Voilà dans ses grandes lignes la théorie de la connaissance
selon Kant.
Et maintenant veut-on savoir tout le chemin qu'il a par-
couru, les ruines qu'il a amoncelées ? Jetons un coup d'œil
en arrière ?
Le problème qu'il s'était donné à résoudre, c'est le pro-
blème de la connaissance, à savoir : comment notre âme
arrive-t-elle à se modeler sur les réalités qui lui sont exté-
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DES MALADIES INTELLECTUELLES 289
Heures — et quelle valeur d'authenticité faut-il attribuera
ces reproductions idéales de la réalité? C'était son point de
départ. Le résultat de son enquête, .le voici : dans ce que
nous appelons l'acte de connaissance — l'âme ne se modèle
pas du tout à Teffigie du monde extérieur ; c'est le monde ex-
térieur , au contraire, qui, pénétrant dans notre âme, se
moule sur elle, sur les variations de sa surface. Le but de
Kant était de rafifermir la science contre le scepticisme, et
pour cela il s'est mis à creuser tout autour de ses fondements;
afin d'en mettre à nu et d'en faire admirer la solidité : et il
est arrivé «que, voulant dégager les fondements de l'édifice,
Kant, sans s'en apercevoir a emporté avec les décombres
les fondements eux-mêmes. Après son travail, .pas une pièce
n'en est restée en place.
Et ainsi, non seulement la science a été ruinée, mais elle
est même démontrée impossible : elle est anéantie jusque
dans sa racine. Il n'y a, d'après Kant, aucune corrélation
entre les objets ,de notre science et nos facultés de connais-
sance, entre notre intelligence et la réalité. La réalité agit
sur nous d'une façon qui lui est propre et que nous ignorons :
nous réagissons d'une autre façon selon les lois de notre
esprit, et le produit de la réaction diffère sans doute tota-
lement de l'action reçue. Et puis, toujours suivant les condi-
tions intimes et subjectives de notre pensée que nous appe-
lons les lois logiques, nous arrangeons, coordonnons, unis-
sons ou distinguons les concepts ainsi formés. Mais c'est
encore là une œuvre toute subjective, élaborée dans le huis-
clos de notre activité mentale, en dehors de toute influence,
ici plus que jamais impossible de la réalité : château de
cartes dont l'architecture serait toute autre dans une intelli-
gence autrement constituée. Donc, tios déductions, nos syn-
thèses, les éléments dont nous nous servons pour élever
pierre par pierre l'édifice de notre science, tout cela ne re-
produit rien d'objectif. Cela peut être i^rai si par vérité l'on
veut bien entendre un jugement purement subjectif porté
suivant les lois de la pensée. î»Iais cela n'est pas la vérité telle
que la comprenaient les anciens : adœquaiio intellectus etrei,
la parfaite reproduction dnns l'intelligence de l'objet tel
qu'il existe au dehors.
E. F. - X. - 20
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ttO DBS MALADIBS INTBLUGTUBIXBS
Voilà OÙ aboutit la critique de Kant.
Ce qui a fait le succès immense dont jouit encore àTheure
actuelle le philosophe de Kœnigsberg, c'est d'abord qu*il est
arrivé juste à temps, au moment où la sape était àéyk mise
aux fondements rationnels de la connaissance, pour donner
à cette entreprise le relief d'une puissante personnalité ; c'est
ensuite qu'il a mené les travaux avec une vigueur et une
subtilité de génie qui ont ébloui ses lecteurs ; c'est enfin
qu'il a eu le mérite de dire tout haut et avec autorité, ce
qu'une foule d'esprits murmuraient tout bas, mais craignaient
de trop affirmer.
Ce n'est pas à dire toutefois que tous les disciples de
Kant, — et ils sont légion — Taient suivi jusqu'au bout de
son entreprise et qu'ils aient adopté tous ses résultats. Mai>
tous ils ont appris de lui, et ils ont gardé cette défiance en-
vers le fonds même de l'intelligence qui s'affirme par l'in-
tuition, la vision immédiate de certains principes, et qui
prétend n'avoir pas à rendre compte à la raison de ses actes.
De là ce mépris pour la métaphysique traditionnelle qui
accepte comme évidentes les données du bon sens — quitte
à les expliquer, sans vouloir précisément les démontrer —
et qui part de ces principes pour tirer ses conclusions. De là
cette' horreur des jugements nets, absolus, sur la réalité de
l'âme, du monde ou de Dieu. A travers et par l'influence de
Hegel, c'est encore l'influence de Kant qui se propage. On
n'aurait pas si^vite ni si facilement accepté de Hegel la véri-
té simultanée des contradictoires, on n'aurait pas tant répété
que le vrai est chose relative, muable, progressive avec les
individus et les siècles, on n'aurait pas adopté si générale-
ment la logique de Hegel si Ton n'y avait déjà été préparé
par celle de Kant.
Ainsi, le criticisme Kantien, s'il ne conduit pas toujours
au subjectivisme absolu (1) et à la ruine de toute science, pro-
(1) Kant, arrivé en face du devoir fut effrayé, on le sait, de la puis-
sance dissolvante de sa méthode ; et comme il voulait à tout prix sauver le
devoir, il changea de tactique, prétendant tout reconstruire sur le postulat
de V impératif catégorique. — Mais chacun sait aussi combien faible est cette
seconde partie do l'oeuvre de Kant, combien Irèle est sa théorie du devoir.
On a fait honneur à son Caractère d'avoir voulu s'arrêter devant les obK-
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DES Maladies intellectuelles 291
duit avi moins des troubles intellectuels qui semblent très
graves et de nature à compromettre singulièrement l'avenir
de la science.
Est-ce donc une mauvaise méthode philosophique et en quoi
est-elle mauvaise ? C'est ce que nous allon^s maintenant
examiner.
II
La critique, en tout ordre de science, est bonne. Nous en
avons reconnu assez la légitimité en philosophie, et pour le
dire en passant, ce n'est pas nous qui voudrions non plus
condamner en bloc ce mouvement qui pousse nos contem-
porains à remonter aux sources, aux premières origines des
choses. On dégage ainsi la vérité, soit historique, soit scien-
tifique, soit philosophique, de la gangue de préjugés ou de
légendes dont les siècles ont pu l'envelopper, et qui en ternit
l'éclat. Mais, ici surtout, il importe de garder la mesure, et
c'est ce qu'on n'a malheureusement pas su faire. Pour rester
sur notre terrain, il est regrettable — nous l'avons déjà dit,
— que le premier esprit qui ait manié avec génie l'instru-
ment si délicat de la critique philosophique ait été un esprit
allemand. On a assez vanté, dans notre siècle, la profondeur
d'esprit, la puissance d'investigation de nos voisins d'Outre-
Rhin, pour que nous puissions nous permettre à cet égard
quelques réserves. Les Allemands dans cette voie , se
TTiontrent si préoccupés d'approfondir, qu'ils ne savent plus
s'arrêter. Les Français seraient portés à trouver l'évidence
et le point d'arrêt là où il faudrait descendre et creuser en-
core ; les Allemands, au contraire, trouvent encore obscur
ce qui est vraiment évident, et cherchent encore les origines
quand ils les ont déjà dépassées. Ils ressemblent alors à ces
hommes dont parle Montaigne qui « pour descrasser, ef-
facent, qui veulent amender les défauts particuliers par une
confusion universelle, et guérir les maladies par la mort ».
En philosophie, « il y a des principes qui s'iniposent à tous,
cations sacrées de la Morale : mais on a bien vu qu'il était emporté malgré
lui, et tout ce qui est resté et se propage de sa doctrine, c'est bien le sub-
jectivisme absolu.
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te
p
r
I.
292 DES MALADIES INTELLECT1
des points d'où tous partent, et où t
Si Ton oublie cela, le mal qu'on se d
le, pourquoi et le comment des choses
sance qu'on a de ces choses ; la recl
étouffe la sagesse, et la critique chasse
C'est précisément ^e qui est arrivé 2
Il a posé un de ces « problèmes qu
il a mis en question, — comme Descar
doit rester indiscuté, et servir de po
philosophie raisonnable, à savoir : que
pour voir la vérité, pour connaître, et
respondance naturelle entre nos facul
doute émis, il était impossible queKar
et qu'il aboutit légitimement à autre cfc
Puis pour étudier sa question, le phi
s'isoler du monde extérieur, s'enfer
gence et considérer son acte de co
abstraction de l'objet de cette connais
•"?/ méthode de pure fantaisie, un procé
fei, ture et qui ne lui fera pas dire son sec
git pas sans son objet ; dans son act
^; l'objet que d'elle-même : il y a l'objet q
1^;; et elle-même qui reçoit cette image.
(• sans rautre,,ou ne pas voir l'un dans
i^^ étudie un acte de connaissance imagi
qui se produit réellement.
Ce doute établi contre la portée et
l'intelligence, et ce procédé d'analj
subjective : voilà Texcès très grave e
criticisme de Kant; et nous les trouv
ciples à des degrés plus ou moins cho
Allons-nous leui* démontrer qu'ils oj
au-dessus de toute critique cette vale
ligence, cette harmonie étroite qui
j<; objets ? Ce serait tomber dans le mêm
reprochons et ce serait tenter l'impos
vouloir démontrer essayons de montre
(1) 011<5-LapruQe, Les Secours de la paix int
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DES MALADIES INTELLECTUELLES 293
de leur évidence ces premiers postulats de la science phi-
losophique.
« Veritas micat ipsà per se », disait Cicéron : nous dirions
volontiers dans le même sens : intellectus luctt et videt ipse
per se. L'intelligence n'a pas à se rendre compte à elle-même
de cette lumière qu'elle est. Il suffit qu'elle se regarde pour
se convaincre avec évidence qu'elle est faite pour voir et
qu'elle voit réellement. Etre une intelligence et être capable
de se modeler sur les choses extérieures pour s'assimiler à
elles par une vertu propre ; être une intelligence et être ca-
pable de comprendre : c'est être une seule et même chose.
Elle pouvait parfaitement s'appliquer en la renversant, lapro-
position de Descartes : «sum, ergo cogitOy ergo intelligo : je
vois bien que je comprends, que je ne suis même une intelli-
gence que parce que je comprends. A vrai dire, je vois bien
aussi que je puis me tromper : mais par cela même je vois
encore mieux que je suis faite pour exprimer la vérité,
puisque, si je me trompe, ce n'est que par faiblesse, ou défaut
par exception — et au contraire, je comprends, je voisjuste
en vertu de ma nature, par une fonction normale et naturelle,
quand je suis toute libre et en pleine possession de mon
activité, »
Sans doute^ et nous le savons aussi bien que les criticistes,
de l'école de Kant, sans doute l'intelligence n'a pas la pré-
tention de reproduire dans sa propre substance un double de
la réalité extérieure et la science n'atteint pas la substance
même du réel, le fonds del'être des choses. Elle a si Ton veut
avec la réalité le même rapport que le quadrillage dont se
servent les ouvriers des gobelins pour serrer d'aussi près
que possible les contours de la figure qu'ils veulent copier,
c'est-à-dire que nous n'arriverons jamais à reproduire entiè-
rement dans notre connaissance la trame continue si riche,
si souple et si varié des phénomènes. Gela, nous l'accordons
sans aucune difficulté, et c'est même la doctrine que professe
depuis Aristote toute l'Ecole dite traditionnelle : indiyiduum
ineffabilCy disaient les scolastiques. Mais est-ce à dire que
n'ayant pas une connaissance parfaite de la réalité, les
concepts, les images que nous en avons ne peuvent qu'en
être des symboles, des analogies ? Les scolastiques encore
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S;
294 DBS MALADIES INTBLLI
distinguaient deux sortes de coi
h appelaient compréhenswe, qui pours
l toutes ces racines, dans toutes ces
la complicité de son action : celle-Iî
^ telligence infinie ; l'autre simple
? saisît et comprend quelque chose d
y tout entier, c'est celle qui convien
f: de l'homme. Mais celle-ci dans s<
/. • exacte que Tautre. Nous ne savons
f/ entendu, mais cela ne veut pas c
« rien du tout ». Si la science parfa
il y a une connaissance imparfaite
et connaissance imparfaite ne si
erreur.
Ce n'est pas du raisonnement cel
le bon sens, à coup sûr, ne doit pa
de nos facultés : il est au contraire
monieux qui le dégage de ce co
s'exercent en accord, et que chacui
Ainsi, dit excellemment le R. P. 1
voir du philosophe est d'avoir foi
l'esprit humain à saisir le vrai. Ce
tinctive est Va-priori nécessaire qu
de notre esprit et qui s'appuie si
L'intelligibilité de celles-ci répond
de celui-là ; ces lois qui les réj
celles qui le régit lui-même. Ces le
à être violentées pour s'harmonise
logiques qui président à nos o
créateur a établi entre notre âme (
subjectivité et les choses extérieu
pose et que le bon sens n'a qu'à cor
, Remarquons-le bien, il n'est nulh
courir à la sagesse ou à la véracité
véracité de nos facultés : ce serait
celui de Descartes, car il faudrait ai
sure de la véracité divine, ce qu'on i
(1) Infiltrations Kantiennes^ etc. p. 96.
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DES MALADIES INTELLECTUELLES 295
poser la valeur objective de nos propres facultés. Il s'agit
seulement de regarder, il suffit de voir : nous ne saurions
rien dire de plus mais nous prétendons que c'est tout ce
qu'il faut dire.
Si Ton veut pousser plus loin la démonstration, rien ne
saurait plus résister à l'analyse. L'intelligence, désagrégée
par la critique, se volatilise dans le creuset. Les lois lo-
giques qui tiennent au fond même de la nature et qui ne
sont autre chose que l'expression de la manière d'embrasser
[a réalité, les lois logiques n'apparaissent plus que comme
dés verres de lanterne magique dont le rôle est de carica-
turer la réalité, de rendre impossible la science au lieu de
présider à sa formation. Enfin devant ce tribunal impitoyable
de la critique qui demande à tous de faire la preuve, les prin-
cipes les plus élémentaires, incapables de se prouver eux-
mêmes, sont déclarés coupables d'intrusion dans le domaine
de la science et relégués au nombre des illusions métaphy-
siques(l). Et voilà consommée la révolte de la raison raison-
neuse, de cette partie aiguë, pénétrante, sèche — la moindre
partie de ll'intelligence, — contre l'intelligence elle-même,
contre le bon sens.
Après cela, c'est évidemment, fatalement l'anarchie intel-
lectuelle. Les esprits déracinés, séparés de leurs points d'ap-
pui naturels, pareils à des boussoles détraquées, ne savent
plus trouver une direction et aboutissent à rien établir de
solide.
Cet état nous l'estimons une maladie et une grave maladie.
D'autres cependant ne s'en émeuvent pas tant. M. Blondel,
au témoignage de M. Fonsegrive (2), bien loin d'appeler cela
(1) Celai qui Teut se faire une idée de ce travail de dissolution n'a qu'à
lire la brochure de M. Emile Boutroux : De l'idée de la loi naturelle par la
science de la philosophie. S'il réussit à y comprendre quelque chose il y
trouvera un exemple très suggestif de critique moderne — Et c'est le cours
professé par M. Boutroux à la Sorbonne.
(2) Le catholicisme et la vie de V Esprit» Chap. II. — On trouvera dans
ce chapitre un excellent exposé de l'état de pensée de la plupart de nos com-
temporains, disciples de Kant. Mais il ne sera peut-être pas inutile de prier le
lecteur de bien lire afin de ne pas attribuer comme on l'a fait à M. Fonsegrive
les idées de M. Blondel qu'il expose, sans que pour cela il les prenne à son
propre compte.
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296 DES MALADIES INTELLECTUELLES
une maladie, y « voit au contraire un état plus satisfaisant
que l'ancien état tel que le produisait la métaphysique objec-
tiviste, entièrement semblable aux pensées vulgaires ». II
dit adieu, non pas au revoir, mais adieu de gatté de cœur à
la méthode philosophique traditionnelle ; adieu aussi au
genre d'apologétique qui s'appuie sur elle et qu'il qualifie
dédaiignjdasement de philosophoïde. Pour M. Blondel on n'a-
mènera les Kantistes à la foi et sans doute tout d'abord au
bon sens qu'en se plaçant sur leur terrain. C'est-à-dire en
(( ne cherchant pas à s'élancer hors de soi-même, comme
d'un bond appuyé sur ces principes auxquels on accorde d'em-
blée une valeur objective, mais- en s'inquiétant seulement de
mettre de l'ordre dans les pensées, en travaillant à organiser
toutes les idées que l'on peut avoir dans tous les domaines
etc. (1), bref, il n'y a de fécond en apologétique que la méthode
a d'immanence ».
Ce n'est pas ici le lieu de combattre cette opinion du
subtil et puissant philosophe qu'est M. Blondel, — opinion
que nous ne pouvions connaître que d'après quelques cita-
tions (2). -^ Disons seulement, en rappelant ce que nous
avons dit dans cet article : que le terrain où nous appellent
les Kantistes est un sable mouvant où il est impossible de
tenir un combat. La méthode d'immanence peut avoir ses
avantages — mais à condition qu'elle s'appuie sur la philo-
sophie que M. Blondel appelle ifiilgaire. Pourquoi donc s'ap-
puierait-on en gardant les thèse^s kantistes ? quel principe,
quelle vérité commencerait-on par reconnaître pour de là
partira la conquête des autres ? Et puis, que vaudraient les
vérités que l'on prétendrait avoir établies, puisque l'intelli-
gence resterait la dupe de sa propre constitution ? Ce sont
les noumènes après tout; c'est le monde, c'est votre âme,
c'est Dieu qu'il vous faut atteindre : comment briserons-
nous les cloisons qui nous en séparent dans le subjectivisme
de Kant ? M. Blondel, au talent de qui nous nous plai-
sons à rendre hommage, arrivera peut-être à conduire des
(1) Fonsegrive, oper. cit. p. 58.
(2) On sait que la Lettre sur les exigences de la pensée moderne etc. . . ne
fui distribuée qu'à un petit nombre de personnes « compétentes ».
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DES MALADIES INTELLECTUELLES 297
ânies à la vérité, en suivant sa méthode : mais à coup sur
il devra suivre une autre logique que celle de Kant.
Il faut traiter en malades les int^elligences qui sont vic-
times de cette logique, et à notre humble avis, le premier
point du traitement c'est de les amener à reconnaître qu'elles
sont malades.
(A suivre,)
Ph. Aimé.
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NOTES THEOLOGIQUES
SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSUS-CHRIST
Suite (1)
CHAPITRE NEUVIEME
Considérations préliminaires sur la nécessité
de'l'Eucharistie
Avant de prouver directement, par renseignement de saint
Augustin, de saint Thomas et de l'Eglise elle-même, que le
sacrement de l'eucharistie est de nécessité pour le salut, nous
allons proposer dans ce chapitre quelques considérations, qui
contiennent d'une manière plus ou moins directe la démons-
tration de cette doctrine et qui disposent à Taccepter.
Nous dirons d'abord comment l'eucharistie en tant que
sacrifice et sacrement, est de nécessité dans l'économie
de la religit)n chrétienne. Nous verrons ensuite que parmi
les noms qu'on donne à l'eucharistie, il y en a plusieurs qui
signifient que ce sacrement est le principe de la vie spiri-
tuelle, et par conséquent qu'il est nécessaire au salut. Après
quoi, nous rapporterons les considérations de quelques
théologiens sur l'eucharistie, considérée comme principe de
la vie chrétienne.
(1) Voir le fascicule de juillet 1903.
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•iHfVU»^
NOTES THÉOLOGIQUES SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSUS-CHRIST 299
I
Comment l'Eucharistie est nécessaire dans l'économie
DE la Religion Chrétienne.
L'eucharistie, en tant que sacrifice et en tant que sacre-
ment, est nécessaire à la perfection de la religion chrétienne.
D'abord, l'eucharistie était nécessaire en tant que sacrifice.
La religion en effet a pour fin de relier et de réconcilier la créa-
ture au Créateur par le culte qu'elle lui rend, et Tacte prin-
pal du culte est le sacrifice, par lequel l'homme honore Dieu
en reconnaissant son souverain domaine, en le remerciant de
ses bienfaits, en satisfaisant à sa justice et en implorant son
secours. Et comme nous devons rendre chaque jour ces de-
voirs à la divinité, il est nécessaire qu'il y ait dans l'Eglise
un sacrifice qui puisse se renouveler tous les jours. Or dans
la loi nouvelle, le prêtre, c'est Jésus-Chrisl, et la victime,
c'est son corps adorable, qu'il a immolé une fois sur la croix,
en consommant la rédemption du monde. C'est là le sacrifice
unique et parfait, qui satisfait pleinement à tous nos devoirs
envers Dieu. Mais comme ce sacrifice est le seul qui soit
vraiment digne de Dieu, il fallait que ce fût ce môme sacrifice
qui se renouvelât dans l'Eglise, chaquejour jusqu'à la fin des
temps d'une manière mystérieuse. Et ce sacrifice quotidien,
c'est le saint sacrifice de la messe, dans lequel Jésus-Christ
renouvelle son immolation, et immole en même temps avec
lui son Eglise tout entière, à la gloire de son divin Père, qui
est aussi notre Père et qui règne dans les cieux. Ainsi l'eu-
charistie, en tant que sacrifice, était nécessaire à la perfection
et à la constitution même de la religion chrétienne.
En tant que sacrement, l'eucharistie était nécessaire aussi,
et à un double titre, comme l'aliment quotidien de la vie
chrétienne et pour la perfection de l'ordre sacramentel.
Voici comment saint Thomas expose cette double vérité.
c< Les sacrements de l'Eglise sont coordonnés en vue de
subvenir aux diflFérentes nécessités de la vie spirituelle. Or
la vie spirituelle ressemble à la vie corporelle, parce que les
choses corporelles portent en elles-mêmes la similitude des
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300 NOTES THE0L06
choses spirituelles. Or il est manii
■ porelle, il faut d'abord la générati
reçoit la vie, et la croissance, qui 1
de la vie, et aussi ralimentation,
même, pour la vie spirituelle, il fa
qui est la génération spirituelle ; pu
raccroissemeni de cette vie, et e
est Taliment. » 3' P. Q. 73. a. 1.
Le sacrement de Feucharistie éU
être Taliment de la vie spirituelle,
pour la perfection des sacrements
ment à Jésus-Christ comme au prin
« Pour la perfection des'sacrem<
est nécessaire qu'il y ait un sacren
nous soit réellement joint et uni, (
une participation de sa vertu, èomi
ments... et comme il n'y a que les
nous réellement, il était convenal
pris par mode de manducation ». I
quaestiunc. 3. solut. 1, « Pour
faut que les membres soient joini
l'eucharistie que les i^embres de
chef, selon saint Jean. VI. 57. « C
et boit mon sang, « demeure en b
l'institution de ce sacrement était
q. 1. art. 3. « Comme il y a diverse
départies à des sacrements, qui (
Verbe incarné, il faut pour la per
genre qu'il y ait quelque action sac
buée à l'agent principal lui-même,
C'est pourquoi il était nécessaire qi
l'eucharistie, qui contient le Verh
était convenable que ce sacrement
d'un aliment, parce que le sens du
du toucher, est le seul par lequel 1
sant réellement à Celui qu'il noui
qui s'en nourrit deviennent un. »
3. solut. 1
Le sacrement de l'eucharistie î
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"*''"? W* -7
SUR L'UNION DE L^HOMME A JESUS-GHRIST 301
deux raisons que nous venons de voir. Il faut ajouter qu'il
était nécessaire encore à un autre titre, comme présence
permanente de notre divin Chef dans son Eglise militante.
« Comme nous venons de le dire, il était nécessaire pour la
perfection de TEglise que notre Chef nous fût uni réellement.
Tant que Jésus-Christ conversa parmi les hommes dans sa
propre forme, Teucharistie n'était pas nécessaire, mais ce
sacrement devint nécessaire quand cette présence de Jésus-
Christ cessa dans TEglise ». Ibid. solut. 3.
Il
L'Eucharistie est un principe de vie spirituelle
Parmi les différentes dénominations qui sont assignées au
sacrement de Feucharistie, il y en a plusieurs qui indiquent
qu'elle est vraiment le principe de la vie et de toutes les
grâces.
4. Et d'abord, le mot eucharistie lui-même à cette signifi-
cation :
« L'eucharistie, dit saint Thomas, signifie bonne grâce,
parce qu'elle contient réellement ie Christ, qui est la pléni-
tude de la grâce ». L'eucharistie est appelée la grâce subs-
tantielle, la grâce subsistante, la substance même de la grâce.
Elle est la plénitude de la grâce et la source de toutes les
grâces », P. Tesnière. Laij somme de la prédic. euch. —
2*"'* Confér.
2. La vie. Saint Augustin dit que Teucharistie est très
justement appelée « la vie » parce que c'est elle vraiment qui
produit la vie spirituelle, car le Seigneur a dit : « Le pain
que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde ».
3. La Communion. « L'eucharistie est appelée la commu*
nion ou la synaxe, parce que c'est ce sacrement qui signifie et
qui opère l'unité de l'Eglise ». (Q. 73. art. 4.) C'est lui qui
nous fait tous avec Jésus-Christ un même corps et un même
pain. Le catéchisme romain dit que ce nom de communion,
qui est donné à l'eucharistie^ vient manifestement de ces pa-
roles de l'apôtre : ce Ce calice dé bénédictioa, que nous bé*
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NOTES THÉOLOGIQUES
3St-il pas la communicçition du sang de Jésus-Christ. »
lelon Finterprétation de ce texte par saint Jean
3 : « Ce sacrement nous unit à Jésus-Christ et
t participants de sa chair et de sa divinité, et il nous
uns aux autres dans le même Jésus-Christ, et il fait
tous un même corps ». (Catec. rom. Pars 2**. De
îcr. n** 5.) « Ce nom de communion ou communi-
corps et du sang de Jésus-Christ, ne signifie pas
que nous recevons tous le même corps et le même
hrist mais aussi que nous devenons tous le même
le même sang du Christ. Avec Jésus-Christ et
î. » (Corn .a Lap. in 1 Cor. XI. 16). L'eucharistie ne
ns doute ces effets dans leur plénitude, que dans
lion sacramentelle, mais ces effets se trouvent déjà
aine manière dans la grâce du baptême, * par la
ïcrement de Teucharistie, « qui signifie et qui opère
l'Eglise. »
►omption. L'eucharistie est appelée l'Assomption,
tion est le propre nom de l'union hypostatique, où
pris notre nature, et c'est également un des noms
ies"et traditionnels du sacrement de l'eucharistie,
le Verbe incarné s'adjoint chacun de ses membres,
ppelle Métalepsis, c'est-à-dire l'Assomption, parce
saint Jean Damascène, c'est par l'eucnaristie que
sumons la divinité du Fils de Dieu. » (Q. 73. art. 4).
tension de l'Incarnation. Cette dénomination est
1 l'eucharistie, en tant qu'elle unit et adjointau Verbe
lacun de ses membres spirituels, dans l'unité du
u Christ. Or cet effet se trouve déjà dans la grâce
le, bien que l'usage sacramentel de l'eucharistie
se seul la perfection.
ystère de la foi. Dans la primitive Eglise, au moment
;écration du Calice, le diacre se tournait vers le
disait à haute voix : « mysterium fidei : le mystère
. Et dans la suite, ces paroles ont été insérées par
ans la forme même de la consécration du Calice,
stie est le mystère de la foi en tant qu'elle est de
nystères, celui que la raison humaine accepte le
ilement : mais cette expression a encore un autre
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JËSUS-GHRIST 303
sens, sens plus profond et plus mystérieux comme nous
allons le voir.
Catéchisme romain. « Le sang de Jésus-Christ nous a don-
né l'entrée dans l'héritage éternel ; il nous a proposé Jésus-
Christ comme propitiateur par la foi en son sang, afip que
lui-même qui est le Juste, justifie aussi celui qui est de la
foi de Jésus-Christ. » Pars 2* de saer. Euch, n. 22. La Justi-
fication de rhomme se fait par le mystère de la foi au sang
de Jésus-Christ, et ce sang qui nous justifie est proposé à
notre foi dans l'eucharistie.
Saint Thomas. « L'eucharistie est appelée le mystère de
la foi, en tant qu'elle est l'objet de la foi ; car c'est par la foi
que nous savons que le sang de Jésus-Christ est vraiment
présent dans ce sacrement, et c'est la passion de Jésus-Christ
qui justifie par la foi. Le sacrement du baptême est appelé
le sacrement de la foi, parce qu'il est une certaine protesta-
tion de la foi ; mais l'eucharistie est le sacrement de la cha-
rité, parce qu'il la signifie et qu'il l'opère. » (Q. 78. art. ni,
ad 6.)
a L'efi'et de la passion de Jésus-Christ est la rémission
des péchés. Aussi dans la consécration du calice, il est dit
que ce sang de la nouvelle alliance sera répandu pour la ré-
mission des péchés. Quant au moyen par lequel cet effet est
appliqué à l'homme, c'est la foi. En effet, c'est par le moyen
de la foi, que ce sang de Jésus-Christ a opéré la rémission
des péchés dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament ; et
c'est pour cette raison, qu'il est dit dans la forme de la con-
sécration : mysierium fidei. » (In IV. dist. vin Q. 2. art. 2. —
solut. 3.) r
La Passion et le sang de Jésus-Christ sont la cause de la ré-
mission des péchés et de la justification. Le sang de Jésus-
Christ justifie parla foi, et ce sang est proposé dans l'eucha-
ristie comme objet de la foi. C'est l'eucharistie qui remet les
péchés et qui justifie par la foi au sang de Jésus-Christ,
présent dans ce sacrement, et c'est pourquoi Teucharistie
est appelée le mystère de la foi ; car d'après saint Thomas
et le catéchisme romain, c'est l'eucharistie qui opère dans
chaque homme l'effet que la passion avait mérité pour tous
les hommes.
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; V^rW^^J.
DTES THÉOLOGIQUKS
on, « mystère de la foi », insérée dans
Tation du calice, signifie que le sang
5t, reçu spirituellement, opère par la
stérieuse, la rémission des péchés et
î nous tenions pour plus solide et plus
3n du « mysterium fidei », il nous sera
proposer une autre, qui nous semble
ûlité.
ion de Fhomme à Jésus-Christ. L'eucha-
uifiignifie et qui opère Tunité du Christ
eucharistie nous sommes tous, comme
ramentels à Jésus-Christet entre nous,
;ne des espèces sacramentelles signifie
s du Christ, son corps mystique, et que
tous un même pain dans le Christ,
le sacrement de Tunité du Christ et des
ï qui s'opère dans la foi, et ainsi elle
[nystèrede cette foi. De plus, le corps
ant qu'il est sous* les espèces sacra-
opère l'unité du corps mystique du
i lorsque la sainte Eglise faisait pro-
î la consécration : « Voici le mystère
ons. volontiers qu'elle voulait dire ce
tin, expliquant comment ce sacrement
î du Christ et de l'Eglise: « Voici le sa-
gne de l'unité du Christ, le lien de la
ystère de l'unité du Christ et de son
! foi et dans un même sacrement de la
nous fait tous avec le Christ un même
n.
3nde interprétation du mysterium fidei
a première, car c'est en nous unissant
oi et la charité, que l'eucharistie opère
s et la justification.
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Gor -',
SUR L'UNION DK L HOMMK A JESUS-CHKIST
m
Considérations de quelques théologiens
SUR l'eucharistie comme principe de la vie spiritl
Jl y a deux aspects différents à considérer dans le
ment de Teucharistie. D'abord, Teucharistie est un de
sacrements, ayant sa fin particulière, qui est d'entret
d'accroître la vie dans les âmes par mode de manducal
de produire une délectation spéciale et une réfectioi
tuelle qui est une perfection de la charité.
A un point de vue plus général le sacrement de l
ristie est le principe et la fin de la vie chrétienne. Il
la fin, parce que, par sa réception sacramentelle, il coi
nôtre union à Jésus-Christ et donne à notre état de cl
toute la perfection dont il est capable dans Tordre
grâce. Il en est aussi le principe, parce que c'est lui q
duit cette incorporation au Christ, qui est le fondemer
vie spirituelle et qui se trouve dans la grâce du ba
Or, sous ce second aspect de principe et de fin, V
ristie dépasse fnanifestement la raison d'aliment. L'a
en effet ne fait qu'entretenir la vie, mais il ne la prodi
et il n'a pas non plus la propriété de constituer celui
prçnd dans un état de perfection. Il y a donc autre i
considérer dans le sacrement de l'eucharistie, qu<
raison d'aliment, selon laquelle il entretient la vie spiri
et nous verrons que ce Pain de vie, cette chair vivifiai
le Christ nous a donnée pour la vie du monde, est vr
pour nous le principe de la vie spirituelle.
Rupert. « Il y a deux grands sacrements, le baptêir
banquet vivifiant du corps du Christ; et il est hors de
qu'ils sont l'un et l'autre si nécessaires, que sans eux
homme ne peut entrer dans la vie et dans le royau
Dieu. En effet, le Seigneur a dit : « En vérité, en vérité j
« le dis, si quelqu'un ne renaît de l'eau et de TEsprit
<( il ne peut voir le royaume de Dieu. » Et il a dit
« En vérité, en vérité je vous le dis, si vous ne mar
E. F. - \. — 2
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i
306 XÛtES THEOLOGIQUE!
« chair dû Fils de THoinme et si vous
(( vous n'aurez pas la vie en vous ». Mi
i . <( Après avoir dit : « Ceci est mon
y; pour vous », le Seigneur ajoute : « Pc
} péchés », et parla il nous fait compre
] crement. De même en etl'et, que dans
j . suspendu à la croix, Jésus-Christ a op
\ péchés pour tous les élus de l'Ancien
l dans cette forme sacramentelle du pain
I tain qu'il produit cet effet de la rémissi^
l opère la vie éternelle pour tous les él
r sion viennent à la foi. » De Trinit. I
^ T. I, p. 1663. — Même sentence, T. 111
J L'abbo Rupert dit que depuis la mort
'i Teuchariatie qui applique aux homm'
I Passion et qui opère la rémission des
* nelle, et il dit que ce sacrement est aue
I que le sacrement du baptême. Il pa
tion sacramentelle de Teucharistie, ma
spirituelle, qui est' comprise dans la
qui incorpore à Jésus-Christ.
GuiTMOM) : « De même que l'àme es
même, mais d'une manière bien plus ej
de Dieu, 1» chair du Sauveur est la vie
donne au corps qu'une vie naturelle et c
la chair de Jésus-Christ donne à TËglis
et éternelle. » (De verit, Euch. Lib. 1).
veur qui est la vie de l'Eglise, Guitmoi
ment que c'est sa chair eucharistique, <
monde.
Gerbi:t : « L'Eglise universelle a touj(
môme du Christ, qu'il est et sera contim
qu'à la consommation des siècles, bien (
visible, au monde régénéré : et que c
nente est le principe vital du christia
générât. Chap. 3).
Ainsi la présence permanente de Jésii
parle sacrement de l'eucharistie est poi
le principe même de la vie.
I
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SUR L UNION DK L'HOMME A JESUS-CHRIST 307
Cahd. Franzelin: « Jésus-Christ est présent dans son corps
mystique, non seulement par sa divinité, non seulement
par Tinfluence de ses mérites : mais il demeure présent
dans TEglise, dans ses, membres, par son humanité elle-
même, car il est monté au-dessus de tous les cieux afin
de remplir toutes choses. Ainsi il assiste et préside simulta-
nément à son Eglise triomphante et à son Eglise militante ;
mais il assiste et préside à Tune et à l'autre dans des condi-
tions qui répondent à Tétat de chacune d'elles. Dans TEglise
triomphante, le Christ est dans son état de gloire; dans
l'Eglise militante, il est en état de victime, s'immolant avec
elle à la gloire de son Père, et en état d'aliment pour faire
de nous tous un même pain et un même corps. » (De Verb.
incarn.Thes. 41, p. 414).
P. Tbsnièrk : « L'eucharistie est la grâce par excellence, parce
que Jésus y est pour nous la source de toutes les grâces. —
Jésus y possède et y exerce dans une plénitude parfaite et
actuelle sa grâce de Chef de tous les élus. Cette grâce con-
siste en ce que l'humanité de Jésus est le principe et le ré-
servoir de toutes les grâces qui ont été, sont et seront faites
à quelque créature que ce soit. — Le trésor des grâces de
Jésus, dont la passion est la clef, ne s*ouvre que par le sacri-
fice eucharistique. Car ce sacrifice est la passion continuée
jusqu'à la fin des temps. — Toutes nos grâces nous viennent
donc de cette sainte humanité de Jésus sacramentel ; elles
tirent d'elle leur origine, elles vivent en elle comme des
accidents en leur substance, elles sont des ruisseaux que
cette source alimente ». (Somme de la prédic. euch. T. L
2* Confér.)
Card. Bourret: « Jésus-Christ n'est pas seulement présent
dans le sacrement de son amour ; il y est avec toutes ses
qualités et tous ses offices, avec tous ses attributs et tous ses
ministères. Quelles sont ces fonctions de la sainte humanité
de Jésus-ChristPCe sont les fonctions de médiateur, de prêtre,
de docteur, d'auteur et de consommateur de la foi. Or ces
divers offices et ministères, Jésus-Christ continue à les rem-
plir par son humanité eucharistique, sinon de la même manière
que quand il habitait visiblement parmi nous, du moins avec
la -même permanence et la même efficacité. C'est une doc-
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OH NOTES tHÉOLOGIQUES
rine commune parmi les docteurs et les théologiens catho-
iques, que Jésus-Christ dans le sacrement où il demeure
;aché, conserve ses titres et en exerce les fonctions. La rai-
on, à défaut de tout enseignement positif, l'indiquerait du
este suffisamment et le ferait conclure comme conséquence
nécessaire de la divine constitution de sa personne et de sa
présence dans son auguste sacrement ». — Instr. pastor.
)our recommander les œuvres eucharistiques.
Ainsi, c'est une doctrine commune parmi les docteurs,
[ue Jésus-Christ, dans son humanité eucharistique, centi-
me à exercer ses fonctions de médiateur, de chef et de pon-
ife, et qu'il est dans l'eucharistie le sanctificateur de son
îglise militante, aussi véritablement qu'au ciel il est le glo-
*ificateur de son Eglise triomphante. Tous les théologiens
cependant ne s'accordent j)as sur ce point de doctrine, et
plusieurs pensent que c'est en tant qu'il e$t au ciel et non
m tant qu'il est dans l'eucharistie, que Jésus-Christ exerce
lans l'Eglise militante ses fonctions dé médiateur et de chef.
En efïet, bien que Jésus-Christ exerce certainement une
nfluence universelle sur l'Eglise militante et sur tout l'ordre
le la grâce\ et qu'il soit identique à lui-même au ciel et dans
'eucharistie, cependant cette influence peut lui être attribuée
jelon l'un ou l'autre de ces deux états. Ainsi dans la com-
nunion sacramentelle, il est certain que c'est le corps eucha-
•istique de Jésus-Christ qui opère notre union avec lui, et
ion pas précisément son corps en tant qu'il est au ciel. Mais
în est-il de même dans la communion spirituelle, dans la
)roduction de la grâce première et dans toute augmentation
l^union à Jésus-Christ ? C'est sur quoi les théologiens sont
livisés.
Ceux qui ne reconnaissent pas que l'eucharistie soit de
lécessité de moyen, disent qu'en dehors de la communion
lacramentelle, toute production de grâce procède de Jésus-
christ en tant qu'il est au ciel. Ceux qui professent cette né-
cessité de l'eucharistie, attribuent à ce sacrement la produc-
ion de la grâce première et la production de toutes les autres
frâces. Or ce sentiment, à le considérer simplement en lui-
néme, nous paraît le plus probable et le plus fondée
Jésus-Christ en effet, ayant voulu demeurer présent dans
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JKSUS-GHRIST 309
TEglise militante, et possédant dans l'eucharistie la même
qualité de chef et la même puissance que dans le ciel, il
semble convenable de lui attribuer dans ce sacrement tout
ce qu'il opère dans Tordre de la grâce.
De plus, comme Jésus-Christ se propose à nous dans
Teucharistie dans des conditions conformes à notre état pré-
sent de foi et d'épreuve ; comme il continue dans ce sacre-
ment sa propre passion jusqu'à la fin des temps, qu'il y est
dans un état d'immolation et qu'il s'y adjoint ses membres mys-
tiques pour les immoler avec lui et compléter en eux ce qui
manque à sa passion, il convient de lui attribuer selon cet
état eucharistique, et la première incorporation, qui nous
fait, selon saint Thomas, « les membres du divin crucifié »,
et toutes les autres grâces et vertus, lesquelles ne nous unis-
sent à Jésus-Christ qu'en nous faisant mourir à nous-mêmes.
Jésus-Christ, sans doute, est aussi selon son état glorieux
le chef de l'Eglise militante, parce que l'ordre de la grâce
tend à la gloire comme à sa fin naturelle, et que par la grâce
nous sommes déjà en quelque manière ressuscites avec Jésus-
Christ ; mais Jésus-Christ selon son état eucharistique est
plus particulièrement et comme plus directement le chef de
TEglise militante, parce que c'est par ce sacrement qu'il
continue sa passion en lui-même et en nous.
Que l'eucharistie soit le principe môme de la vie chrétienne
Cela ressort de ce qu'elle en est le terme et la perfection.
Cette raison est indiquée par saint Thomas : « La perfection
« de chaque chose en dehors d'elle-même est le principe
« d'où elle a tiré l'être, et c'est en s'unissant à lui qu'elle se
« perfectionne et se complète. C'est pourquoi le premier
« agent a £uissi la raison de fin dernière, qui donne la perfec-
« tion. Or le principe de la vie chrétienne, c'est Jésus-Christ,
« et c'est pourquoi l'eucharistie rend parfait en unissant à Jé-
« sus-Christ. Aussi, comme le dit saint Denis, ce sacrement
w est la perfection de toutes les perfections, et la réception des
« autres sacrements se complète dans l'eucharistie » (In IV.
dist. viii.q. 1. a. 1. — QuœstiuncS. so^lut. 1. ad. 1).
Jésus-Christ par l'eucharistie produit la perfection de la
vie spirituelle ; c'est donc, aussi par ce sacrement qu'il en est
le premier agent et le principe.
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310
NOTES THÉOLOGÎQUES
' f
Suarez trouve que cette doctrine de saint Thomas offre la
plus grande difficulté, parce que, dit-il, si c'est Teucharistie
qui produit la grâce première, il semble s'ensuivre que la pro-
duction de cette grâce ait été le but de son institution, tandis
que ce sacrement a été institué pour opérer la perfection de
Tunion à Jésus-Christ par sa réception sacramentelle. Maisen
réalité, cette difliculté n'existe pas. Car, de ce que Teucha-
ristie produise la grâce première, il ne s'ensuit pas que cet
effet soit la fin propre et directe de son institution. L'Eu-
charistie, il est vrai, a été instituée directement pour pro-
duire la perfection de l'union à Jésus-Christ par la commu-
nion sacramentelle ; mais nous disons que Jésus-Christ,
s'étant constitué dans l'Eglise sous les voiles du sacrement
et dans un état d'immolation, comme chef et pontife de ses
membres militants, il est convenable que ce poit lui qui se-
lon son état de sacrement plutôt que selon son état glorifié,
produise dans TEglise militante notre incorporation à lui-
même et tout ce qui relève de l'ordre de la grâce.
Il nous reste à prouver directement que l'eucharistie est
de nécessité pour le salut, et que cette doctrine est celle des
Pères de saint Thomas et de l'Eglise elle-méma.
CHAPITRE DIXIEME
L'Eucharistie est de nécessité de moyen pour le salut.
1
Le sacrement de l'eucharistie est de nécessité de ihoyen,
parce que, de même qu'il est la fin delà vie spirituelle, c'est
lui qui produit aussi la première incorporation à Jésus- Christ
et la grâce première,
« Les théologiens, dit saint Liguori, ne s'accordent pas
« sur ce point. « Les uns nient que l'eucharistie soit de néces-
« site de moyen, parce que, disent-ils, ce sacrement n'a pas
« été institué pour produire la grâce première, les autres
« affirment que le désir au moins implicite de Teucharistie,
« regardant ce sacrement comme la fin de la vie spirituelle,
« est nécessaire au salut, tant pour les enfants que pour les
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SUR L'UISION DE L'HOMME A .lÉSUS-CHRÎST M\
a adultes. Celte opinion est la plus [)robable, et c'est Tensei-
« gnementdesaintThomas».(DeEuch.-r-Lib. VI. — Tract.3.
— cl.— n. 192). ~
Le sentiment de ceux qui nient que Teucharistie soit de
de nécessité de moyen, se trouve bien exposé dans Suarez.
Saint Thomas» dit-il» ensêigrte que la grftce ou l'union à
Jésus-Christ et à l'Eglise, unité en dehors de laquelle, il n'y
a pas de salut, est Veïïet propre de l'eucharistie. Mais il faut
remarquer que celte unité de l'Eglise peut être considérée
de deux manières : soit en ^èlle^méme, soit en tant qu'elle
peut être l'effet de l'eucharistie, qui en produit la perfection.
Dans ce dernier sens, cette unité est proprement et formel-
lement l'effet de l'eucharistie. Dans le premier seti^, cette
unité prise en elle-même et d'une manière générale, n'est
pas nécessairement l'effet de ce sacrement à proprement par-
ler, car elle peut être produite et augmentée par les autres
sacrements et par les actes des vertus. Cependa^it, par une
certaine appropriation, on dit que cette union est l'effet de
l'eucharistie, parce que c'est une union à Jésus-Christ, lequel
est^ contenu dans ce sacrement, comme on dit qu'en s'unis-
eant à Jésus-Christ par la foi et la charité> on mange spiri-
tuellement le Christ en ce sacrement. C'est dans ce sens qu'on
peut dire que l'eucharistie est de nécessité pour le salut. »
(In. q.-73. a. 3. — Edit. Vives. T. xx — p. 713).
Tel est le sentiment de Suarez ; mais ce n'est pas là le sens
de la tradition et l'enseignement de saint Thomas. Le sacre-
ment de l'eucharistie ne produit pas seulement la perfection
de l'union à Jésus-Christ par sa réception sacramentelle,
mais il opère par le désir de le recevoir, par une communion
spirituelle, la première incorporation à Jésus-Christ ôt la
grâce : et ainsi, il est à proprement parler de nécessité pour
le salut.
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/
I
312 NOTKS TIIKOLOOIQUES
I
I.
Doctrine de saint Algustin,
Cette question de la nécessité de l'eucharistie a été surtout
agitée à l'occasion de l'hérésie des Pélagiens, et saint Au-
.gustin a été le principal champion de TEglise dans la réfu-
tation de cette erreur. C'est donc à lui particulièrement que
nous nous adressons pour connaître la doctrine catholique
sur ce point.
Les Pélagiens niaient le péché originel, et disaient que
les enfants peuvent être sauvés sans le baptême. « Mais
comme ils sont confondus, dit saint Augustin, par cette sen-
tence du Seigneur : « Celui qui ne renaîtra pas de Teau et
de TEsprit, n'entrera pas dans Iç royaume des cieux ; » alors
ils ont cherché un nouveau subterfuge, disant qu'en effet les
enfants non baptisés ne peuvent obtenir le royaume des cieux,
mais que cependant, en raison deleurinnocence,ilsreçoivent
le âalut et la vie éternelle, comme si la vie éternelle pouvait
être autre chose que le royaume des cieux. Ils se réfugient
dans cette argutie, que le Seigneur n'a pas dit que celui qui
ne renaîtra pas de l'eau et de l'Esprit n'aura pas la vie, mais
qu'il n'entrera pas dans le royaume des cieux. Les enfants sans
le baptême peuvent donc, disent-ils, avoir la vie éternelle, bien
qu'ils n'entrent pas dansle rayaumedes cieux. Pour résoudre
ce doute, écoutons le Seigneur lui-même, qui en parlant non
pas du baptême, mais de Teucharistie; que les enfants ne
peuvent recevoir sans le baptême, a dit : « Si vous ne man-
gez ma chair et si vous ne buvez mon sang, vous « n'aurez
pas la vie en vous ». Que faut-il de plus ? Que peuvent-
ils répondre à cela ? » (De peccat. merit. et remissi. et de
bapt. parvul — Lib. r. n°26.)
Les enfants non baptisés ne peuvent pî\s avoir la vie éter-
nelle, parce que pour avoir la vie éternelle il faut manger la
chair du Fils de l'homme, et cela, ils ne peuvent le faire que
dans la réception du baptême. Les enfants n'ont donc la vie
éternelle, que parce qu'en recevant le baptême ils participent
à l'eucharistie par une mandu( ation spirituelle. Saint Au-
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SUR LUNMON DE LUOMME A JÉSUS-CHRIST 313
gustîn insiste sur cette doctrine et il ne ise lasse pas de Tin-
culquer.
a Cette sentence du Seigneur, qu'on ne peut avoir la vie
sans manger sa chair, s'applique égalementà tous les hommes,
à ceux auxquels il parle et à ceux de tous les temps, aux enfants
aussi bien qu'aux adultes . Le Seigneur en efTet n'a-t-il pas
dit aussi : a Le Pain que je donnerai, c'est ma chair pourla vie
du monde. » Le monde, c'est tout homme qui vient dans ce
monde, c'estdonc aussi pour les enfants, que cette chair a été
donnéecomme l'aliment quiproduitlavie,et s'ils ne mangent
pas la chair du Filsde l'homme, euxnonplusnepeuvent avoir
la vie. »
« Le Seigneur a dit que celui qui ne mangerait pas sa
chair, c'est-à-dire qui ne serait pas participant de son corps,
celui-là n'aurait pas la vie. Ainsi, les enfants non baptisés
non seulement ne peuvent pas entrer dans le royaume des
cieux, mais ils ne peuvent pas avoir la vie sans le corps de
Jésus-Christ, et ils ne lui sont incorporés qu'en recevant le
baptême ». {Ibid. Lib. III. c. 4. n. 8).
Pour avoir la vie, il faut être incorporé à Jésus-Christ, il.
faut participer à son corps. Cette incorporation se fait par la
manducation de sa chair, par la participation à l'Eucharistie,
et cela ne se fait pour les enfants que dans le baptême. Le
baptême leur est donc nécessaire pour avoir la vie.
« C'est très justement, dit ailleurs saint Augustin, que
les chrétiens de Carthage n'appellent le baptême que « le
salut », et l'eucharistie « la vie ». Cet usage leur est venu
sans doute de la tradition antique et apostolique, selon la-
quelle les Eglises du Christ ont toujours pjcofessé que, sans
le baptême et l'eucharistie, aucun homme ne peut parvenir
ni au royaume de Dieu ni à. la vie éternelle. Or l'Ecriture
elle-même leur rend témoignage. Le baptême en effet est vé-
ritablement le salut. Car il est écrit : « Il nous a sauvés par
le sacrement de la régénération. » (Tit, III, 5). Et l'eucharis-
tie est véritablement la vie, selon ces paroles du Seigneur :
« Le Pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du
a monde », et : « Si vous ne mangez la chair du Fils de
« l'homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la
« vie en vous. » (Jo. VI), Si donc, comme tant et de si grands
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NOTES THEOLOGIQUES
ngnages s'accordent à rafRrmer,on ne peut espérer sans
aptême, et sans reucharîstie, ni le salut ni la vie éler-
3, c'est vainement qu'on promet Hun ou Tautre aux en-
î qui ne sont pas baptisés. Or il n'y a que le péché qui
ô de la vie éternelle ; c'est donc aussi pour les enfants à
iser qu'a été répandu ce sang, qui, avant d'avoir été versé,
î donné dans l'eucharistie, afin qu'il fut dit : « Voici le
ng qui sera répandu pour tous pour la rémission des pé-
. » (Ib. Lib. I, n. 34).
ir^si, d'après la tradition apostolique, aucun homme ne
être feauvé sans le baptême et sans l'eucharistie ; et c'est
ing de Jésus-Christ dans l'eucharistie qui opère la ré-
gion des péchés et la vie éternelle.
JNT Augustin représente fréquemment l'eucharistie
me le sacrement de l'unité de Christ et de l'Eglise,
plétantaux cours des siècles le corps mystique de Jésus-
st. «Jésus-Christ, dit-il, veut nous faire entendre que
ain et ce vin, c'est la société du corps et des membres
-à-dire la sainte Eglise dans tous ses membres, prédes-
î, appelés, justifiés et déjà glorifiés dans les cieux ou
►re voyageurs sur la terre. -* Le sacrement de cette
e, de cette unité du corps et du sang du Christ, on le
it à la table sainte, soit pour son salut, soit pour sa
3 ; mais la chose elle-même, signifiée par ce sacrement,
onne ne la reçoit pour sa perte, et elle est le principe
alut pour tous ceux qui y participent. » (In Jo. Tract.
1. Cap. 6. n. 15). u C'est là ce que saint Paul nous a
posé, quand il a dit : « Nous sommes tous un même
in, un même corps, nous tous qui participons à un
^me pain. » (Ibid. n. 13).
est l'eucharistie qui fait entrer dans Tunîté de l'Eglise
ceux qu'elle constitue un même pain et un même corps
Jésus-Christ; et c'est là la doctrine de l'apôtre saint
. Or. cet unique pain, ce corps unique, ce ne sont pas
îment ceux qui ont participé à l'eucharistie sacramen-
ment, ce sont tous ceux qui sont ent|*és dans l'Eglise
le baptême, par la foi. Les enfants baptisés participent
; aussi à l'eucharistie d'une manière spirituelle, et c'est
son efficacité qu'ils entrent dans l'Eglise du Christ, .
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SUR L'UNION DE L HOMME A JÉSUS-CHRIST :i\t>
Saint Augustin affirme si souvent et si clairement que le
sacrement de l'eucharistie est nécessaire à toua pour être
sauvés, que plusieurs ont pensé, qu'il croyait la communion
sacramentelle nécessaire au salut des enfants. Mais saint
Augustin n'a jamais dit cela, et il enseigne même formelle-
ment le contraire.
Saint Fulgenge, illustre et fidèle interprète de saint Au-
gustin, consulté sur cette nécessité de la communion sacra-
mentelle, résout la question par l'autorité du grand docteur
d'Hippone, en citant ce texte de sa lettre célèbre au pape
saint Boniface. « Il n'y a aucun doute là dessus, on est fait
participant du corps et du sang du Seigneur, quand on de-
vient membre de Jésus-Christ; et lors même qu'on sort* de
ce siècle avant d'avoir pu recevoir l'eucharistie, on n'est
point retranché de la société de ce pain, car on n'est pas
privé de l'effet de ce sacrement quand on a en soi ce que le
sacrement signifie. Or on a ce que le sacrement signifie,
quand on est fait membre de Jésus-Christ et qu'on a mangé
spirituellement par la foi et par la charité, parce qu'ainsi on
est vraiment" converti au corps du Christ pour vivre éternel-
lement avec lui. »
Ainsi la réception sacramentelle de l'eucharistie n'est pas
nécessaire aux enfants pour être sauvés. L'eucharistie leur
est nécessaire en' ce sens seulement, qu'en y participant
spirituellement par le baptême, par la foi et la charité, ils
reçoivent l'effet propre de ce sacrement, qui est de convertir
vraiment au corps du Christ, de rendre participant du corps
et du sang du Seigneur et de faire entrer dans la société de.
ce Pain céleste. Et cette doctrine est celle de tous les Pères.
Saint Fulgence applique la même doctrine aux adultes
baptisés, passant à l'autre vie avant d'avoir pu recevoir le
corps du Seigneur. « Il ne faut pas, dit-il, qu'on craigne
pour leur salut à cause de ces paroles de Jésus-Christ : a Si
« vous ne mangez la Chair du Fils de l'homme, vous n'aurez
« pas la vie en vous », car si l'on veut considérer cette
manducation de la chair du Christ, non seulement selon les
mystères de vérité, mais selon la vérité du mystère, on com-
prendra qu'elle a lieu dans le sacrement même de la régé-
nération. » (Epist. XII ad Ferrand. diacon. — N. 24-26).
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NOTES TUEOLOGIQCËS
Fulgence expose ensuite un autre point de doctrine,
Btrouve souvent dans les écrits de saint Augustin,
que les fidèles forment avec Jésus-Christ un même
, parce qu'ils sont avec lui un même pain. « C'est
lussi pour les enfants baptisés que l'Apôtre a dit :
êtes le corps du Christ et ses membres. » Et il
ju'ils nie sont pas seulement participants de son sa-
lais qu'ils sont eux-mêmes son sacrifice, quand il dit
c Je vous supplie, par la miséricorde de Dieu, d'offrir
>rps comme une hostie vivante, sainte et agréable
i. » — « Après avoir dit : « Le Calice de bénédiction,
ous l)énissons, n'est-il pas la communication du
le Jésus-Christ, et ce Pain que nou^ rompons, n'est-
la participation au corps du Seigneur? » saint Paul
pour montrer que nous sommes ce vrai Pain et ce
)s du Christ : « Nous sommes un même Pain et un
corps, nous tous qui participons à un même Pain >i.
rs : « un même corps et un même esprit. » Et pour
îr que nous sommes véritablement la chair du Sei-
1 dit : « Personne jamais ne hait sa propre chair,
1 la nourrit et en prend soin, et ainsi le Christ fait
ion Eglise, car nous sommes les membres de son
de ses os. »
sommes donc tous un même pain et un même
: chaque homme commence à participer à cet unique
nd il devient membre de ce corps unique, qui s'im-
)ieu en hostie vivante dans ses membres, quand cha-
X est adjoint dans le baptême au Christ chef et ré-
ir. Ainsi, le baptisé n'est pas seulement le temple
mais le sacrifice. En devenant membre du corps
st, comment ne recevrait-il pas ce qu'il devient
e, car il devient vrai membre du corps du Christ,
rps dont le sacrement est dans le sacrifice, il devient
• la régénération du saint baptême ce même corps
qu'il doit recevoir un jour du sacrifice de l'autel,
t la doctrine que les saints Pères, ainsi que nous le
ont toujours crue et enseignée comme certaine,
sillons de tout ce discours deux vérités fondamen-
savoir que, d'après saint Augustin et toute la tradi-
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SUR L'UNION DE L UOMMB A JESUS-CHRIST 317
tîon des Pères, c'est Teucharistie qui au baptême opère
l'incorporation de Thomme à Jésus-Christ, et que le baptisé,
en devenant le corps du Christ, devient « la chair du crucifié »
et un même sacrifice avec lui, parce qu'il est avec lui un
même pain eucharistique.
Nous allons voir, en étudiant saint Thomas, que l'ensei-
gnement de la théologie s'accorde avec la tradition pour
affirmer que Teucharistie est de nécessité pour le salut.
(A suivre,) F. François de Vouillé.
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MELANGES
RÉSURRECTION D'UNE ANCIENNE METFÏODE
DE SPIRITUALITÉ
i
Il en esl quelquefois des idées conime des eaux de la mer. Celles-ci
sont tantôt calmes et tantôt agitées, et pendant la tempête elles descen-
dent de la surface jusqu'à la profondeur immense des abîmes, ou.
poussées par une lame de fond, elles s'élèvent fort haut dans les airs
pour retomber bientôt et commencer une seconde évolution, puis
une troisième et ainsi de suite.
Que les idées s'agitent d'une manière analogue, que tantôt Fhumanilé
accorde davantage d'importance à un côté spécial d'une théorie, ou
d'un système, ou d'une méthode, que tantôt notre intelligence se laisse
plus influencer par un principe, par un raisonnement que par un autre,
c'est là un fait que Thistorien constate, que le psychologue analyse, et
que le philosophe explique.
En voulons-nous un exemple ? Le premier Ordre franciscain, est un
ordre religieux où se pratique « la vie mixte », la vie contemplative et
la vie active. Or il est à constater que tantôt la vie minoritique s'est
davantage portée du côté de la prière et de la retraite, tantôt davantage
du côté de l'apostolat, suiyant les caractères des individus. Tantôt les
frères multiplient les ritiri, comme au temps de la fondation de TObser-
vance italienne, au temps de saint Pierre d'Alcantara, de Mathieu de
Bassi ou de saint Léonard de Port-Maurice ; tantôt les frères se répan-
dent davantage au dehors, comme aux époques des saint Rernardin de
Seinne et des Marc d'Aviano.
C'est un mouvement analogue qui s'est produit dans le monde mysti-
que, et l'on est à même aujourd'hui de constater un retour- aux idées
de saint Denys l'Aréopagite, de saint Bonaventure, de sainte Thérèse
et de saint François de Sales au sujet de Toraison ou contemplation. Il
n'y a pour s'en rendre compte qu'à ouvrir les remarquables ouvrages
d'un aumônier du Bon-Pasteur d'Angers, M. Tabbé Saudreau, qu'à lire
iGoc
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RÉSURRECTION D UNE ANCIENNE MÉTHODE DE SPIRITUALITE 319
le récent traité de la Science de la prière que vient de publier notre
éminent collaborateur le P, Ludovic de Besse (1),
Ce traité vient de voir le jour» à Rome, il est revêtu de la triple
approbation du R"'® P. Général des Mineurs Cap., du P. Lepidi, maître
du Sacré Palais,, de Tévéque de Poitiers. Le P. Général des Carmes
Déchaussés, dans une lettre d'éloges, déclara le livre « un vrai petit
trésor çn son genre ». Il voudrait le voir «entre les mains de toutes
les personnes adonnées à l'oraison », surtout « aux mains du clergé
([ui pourrait y puiser pour lui-même, avec une extrême facilité, la
science théorico-pratique de l'oraison... une très sûre et éclairée di-
rection pour les âmes appelées à la perfection par le commerce intime
avec Dieu w.
Kst'ce à dire que sous de telles auspires le livre ne recevra sur son
passage que salutations et ne recueillera que compliments ? Il est
permis de penser autrement. La théorie du P. Rodriguez qu'il combat,
en effet, théorie en cours depuis plus de deux siècles, possède aujour-
d'hui trop d'adhérents, trop d'esprits l'ont embrassée de coniiance sans
prendre la peine de la contrôler.
Cette théorie consiste à enseigner qu'il n'y a que deux espèces
d'oraison commune, l'oraison méditative et l'oraison affective, et que
Toraison contemplative est absolument miraculeuse. Avec les saints,
en particulier avec saint Jean de la Croix, la mystique enseigne au
contraire qu'il existe une autre espèce de prière, non miraculeuse,
laquelle tient le milieu entre 1 oraison méditative ou affective et les
miracles de l'extase, c'est la contemplation de foi obscure ou Foraison
de foi. De différentes manières, en effet, Dieu peut être connu, aimé çt
goùlé î au moyen de la lumière naturelle ou théodicée, au moyen de la
clarté révélée, ou théologie proprement dite. Ces deux méthodes
ont cela de commun qu'elles donnent une connaissance de la divinité
par voie affirmative. Or, il existe un moyen différent de donner à l'âme
les plus riches connaissances de Dieu,' nous voulons dire la voie néga-
tive. « On cherche à connaître Dieu par la voie affirmative, quand on
affirme sur lui quelque vérité claire et précise, à propos de ses perfec-
tions ou de ses œuvres. On entre dans la voie négative, si on dépasse
ces vérités particulières, en s'écriant : a Dieu est infiniment au-dessus
de tout ce que je viens de voir », et l'on se jette alors dans les ténèbres
(l) La Science et la Prière, Rome, Descléc, 1%3, in-lS de XIV, 3'jO pages».
Prix : 3 francs.
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3-20 MÉLANGES
de la foi générale, de la théologie mystique ou cachée, afin d'arriver à
le mieux connaître. Et c'est un axiome reçu des écrivains autorisés
que l'on connaît mieux Dieu par la voie négative que par la voie
affirmative.
La théologie mystique, dans Técole de saint Denys l'Aréopagite et de
sainte Thérèse, c'est donc « la connaissance mystérieuse et surnaturelle
de Dieu. Les personnes spirituelles la nomment contemplation. Elle
est d'autant plus délicieuse que l'amour, dont les suavités se répandent
partout, est le docteur divin qui 1 enseigne. Dieu lui communique cette
intelligence par l'amour avec lequel il se donne » (1). Et le même saint
s'explique ailleurs plus clairement encor'é : « L'âme, dit-il, donne le
nom de nuit à la contemplation parce qu'elle est obscure. On l'appelle
encore théoloigie mystique, c'est-à-dire sagesse de Dieu secrète ou
cachée. Sans aucun bruit de paroles, sans le secours des sens du corps
ou de l'âme, dans une sorte de silence et de douce tranquillité, en dehors
de tout ce qui est sensible ou naturel, Dieu y éclaire Tâme d'une ma-
nière si secrète qu il lui est impossible de comprendre cette opération
mystérieuse. Plusieurs auteurs spirituels la désignent par cette expres-
sion : entendre, en n'entendant pas. Le travail divin ne se passe pas dans
l'entendement que les philosophes appellent actif, lequel s exerce sur
les formes, sur les images^ sur les impressions des puissances corpo-
relles ; mais^dans Tintellect qu'ils nomment pa&sif lequel, sans l'aide
d'aucune de ces formes, sans aucun travail ni exercice de sa part, se
borne à recevoir passivement une connaissance substantielle privée
d'images » (2).
Tel était déjà au XIII® siècle renseignement du Séraphique Docteur :
« Pour bien entendre les choses intérieures de la spiritualité, ou
science mystique, il faut aller au désir, non à Tentenderaent ; au gémis-
sement, non à la lecture ; à Dieu, non pas à l'homme ; à Jésus époux,
non aux docteurs ; aux ténèbres mystiques, non à la lumière ; au feu
brûlant, non pas à la lumière éclatante » (3). Le même saint dit ailleurs:
« Si vous voulez vous élever à la hauteur de la contemplation et jouir
des doux embrassements de l'époux, exercez-vous à l'oraison. »
Un gr^nd mystique du commencement du XVII* siècle, le P. Ma-
(1) S. Jean de la Croix, OEuvre. tom. \\\ p. 301.
(2) Id. tom. IV. p. 'i3 1,432.
(3) liinerariuni mentis ad Deum.
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icore arriver, note le même mystique, le?
r appelés a à la hauteur de Tintractif », ei
uivre alors cette voix et cette attraction .
vra une grande force pour faire ce qui luy
r à soy-mesme, et verra par expérience que
st de plus d'efiect » (1).
oser longuement cette théorie pour montrer
5t l'on ne peut s'empêcher de penser que le
[ue joie — et quelque sentiment de malice —
oie du P. Rodriguez a falsifié un texte dr
Dans le chapitre V de ses fondations, la
A peine se trouve-t-il dans chaque maison
n Maître conduise par la voie de la médila-
t élevées à la contemplation parfaite ; quel-
roriséas par des ravissements. » Or toutes
eurs traductions font dire « à la plus spiri-
e suivante : « Les grâces accordées par Notre
sont si grandes que Dieu y conduit toutes
le la méditation, quelques-unes d'entre elle»
iplation parfaite. »
loyen, pensona-nous, de concilier, ou du
d'accorder les sentiments des deux écoles
Iriguez et celle de Saint Jean de la Croix.
difficulté qu'il y a à s'expliquer sur cette
Ufficulté de s'entendre et de se faire bien
ience s'éloigne des connaissances vulgaires,
OYïCf plus elle a besoin d'une terminologie
rticuliers les divers éléments dont elle se
ir l'exemple de la médecine, de la chimie, etc.
écial, il faudrait recourir perpétuellement à
rues descriptions, oe qui alourdirait le style
du discours. Or le mysticisme est [dans ce
nce vulgaire. Il traite d'actes humains peu
'étaient pas désignés par des termes précis
^ciale, on aurait la plus grande peine à s'en
. » C'est pourtant ce qui est arrivé, et faute
ne s'est pas compris.
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RÉSURRECTION D'UNE ANCIENNE; METHODE DE SPIRITUA
On en est venu, à adopter en mystique Un langage qui rép
données de la saine et stricte philosophie. Que peuvent biei
« sens spirituels », ce « contact des substances de l'Orne et c
cet « usage des sens qui n'agissent pas », cet « ent^nd^in^nt !
qui n'entend pas » ? C'est de là que viennent les moqueries, i
hensibles du reste, de Rodriguez, contre « ces anagogies mys
ces transformations de l'âme, ce silence de toutes les fai
anéantissement^ cette union immédiate, cette profondeur de T
tous les autres termes de cette nature » (1).
L'emploi même d'expressions très claires a été cause
eussions : Toraison de foi, dit-on,' p^r exemple, est i
commune. Et le R. P. Ludovic s'explique très clairemç]
point dans son chapitre XIII, et il fournit d'excellentes p
sa thèse. Encore faut-il se rappeler que l'on fait allusion
masse des chrétiens, mais aux seules âmes ferventes et déta
si ces âmes sont rares, plus rares encore sont les contemplati
ne mène pas à la vie de l'esprit, à la contemplation parfaite
qui s'adonuent avec résolution à la vie intérieure. Pourquoi
seul le sait » (2).
Quand il est encore dit que Toraison de foi est une grâce
{1 ne faut pas oublier que c'est aussi une grâce de choix, tout
grâcç de la persévérance finale qui est cependant à la port<
puisque « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés »,
Quand il est encore dit que, dans la contemplation > l'âme
du secours des facultés intellectuelles et «des facultés sens!
faut pas croire que cette oraison de foi est une grâce passi
est grâce passive, c'est l'extase miraculeuse. Dans la con
amoureuse de Dieu, au contraire, au milieu du silence et
obscure, l'âme « commence à exercer ses plus véritables et
opérations » (3).
Quand il est encore dit que l'oraison de foi obscure est u i
on n'oppose pas ce mot à surnaturel comme en théologie ré^
à « difficile, inaccessible », et l'ont veut tout simplement afi
l'âme qui a pris Thabitude de la contemplation en fait ensuiti
à son gré.
(1) />« la ptrf, ahrél. De loraison^ ch. IV.
(2) St-Jean de la Croix. Œuvres, tom. III, p. 290.
(3) Botsuet, cité par le P. de Caussade. Inst. spir. I, dial. 5.
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324
MÉLANGES
tm
u^'
Sans doute Tauteur moderne Des Grâces d oraisons (1) n'est pas tout
à fait précis quand il range Toraison « mystique ou extraordinaire »
parmi les états ou actes surnaturels dont Dieu ne laisse pas générale-
ment la disposition à Thomme, « quand il dit ces actes de telle nature
que si on veut les produire on n'y réussit pas même faiblement, même
un instant », car enlin, il y a des oraisons dans lesquelles l'âme commu-
nique avec Dieu d'une façon secrète et qui ne sont cependant pas mira-
culeuses; la présence de Dieu sentie, le toucher intérieur, voilà, tout le
monde le reconnaît, les caractères fondamentaux de l'union mystérieuse.
Mais aussi, de leur côté, les disciples de sainte Thérèse et de saint Jean
de la Croix doivent reconnaître qu'aujourd'hui par ascétisme les théolo-
giens entendent la connaissance ou l'exercice de toutes les vertus com-
munes et ordinaires et par suite de la prière, et par mystique la
connaissance des voies extraordinaires par lesquelles Dieu tire l'âme à
lui. C'est en particulier la distinction établie par le P. Marc dans son
manuel en usage dans beaucoup de grands séminaires.
Qu'il faille faire cependant une place à part pour l'oraison de foi,
c'est ce que les saints démontrent, c'est ce que la tradition ancienne
affirme, c'est ce que le P. Ludovic a le grand mérite d'exposer dans
son livre. Et la preuve que cette doctrine est vraie, c'est qu'elle fait du
bien aux âmes, c'est qu'elle relève le courage des chrétiens abattus :
lasses de méditer, l'esprit sec et décharné, sevrées du goût sensible de
la prière, ces âmes voient la possibilité de gravir plus haut; elles
étaient d'abord effrayées par les cimes dangereuses de l'extase ou du
ravissement, la nouvelle de l'existence d'une étape intermédiaire et
abordable leur a donné l'idée de monter plus haut dans le chemin de la
perfection.
Pour être juste il faut reconnaître que l'oraison de simple regard
admise par les uns ne diffère pas énormément de l'oraison de contem-
plation ; il faut reconnaître encore qu'il n'y a pas, dans la réalité, divi-
sion absolue des états d'oraison comme dans la théorie; en fait ces trois
états se mélangent, et si les parfaits demeurent ordinairement davantage
« dans la nuit obscure », les moins avancés dans la science de la prière
ne peuvent procéder de même façon. C'est saint Jean de la Croix qui
le constate : « Au commencement, dit-il, l'habitude de cette connais-
sance simple et pleine d'amour n'est pas assez parfaite pour permettre
aux âmes de s'établir à son gré dans l'acte de la contemplation. »
(1) Des (Irrlces d'oraison. Traite de Théologie mystique. Paris, Retaux, par
le R. P. Poulain.
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^8 MELANGES
vrillant plutôt que de laisser déshériter son frère aîné à son proût (li.
On se prend d'amitié pour cet aimable enfant qu'on prévoit déjà
ippelé à une destinée plus grave que celle de ses jeunes amis de la
[^our. Et vraiment sa vie tient du roman. L'auteur n'a guère eu qu'à la
ranscrire en l'enjolivant peut-être, mais en lui laissant avec un respec'
)ieux, Tauréole de dévouement, de foi et de zèle que mérite le Père
fean-Marie (2).
Comme toutes les âmes d'élite, Madame Julie Lavergne a un faible
>our le« proscrits et les malheureux. Son livre est comme un bouquet
le novembre que l'on dépose sur les tombes au jour des morts. Il a
'éclat doux et triste des jours d'automne, le parfum affaibli des fleurs
[{ui n'ont plus le bain du brûlant soleil.
Une dernière fois, nous voyons revivre, avec les couleurs veloutées et
légères d'un pastel, les physionomies si alternantes des derniôri?
épreuves des rois Stuarts. L'aimable fille d'Henri IV, si courageuse, ^j
vraiment française de caractère et d'esprit, supportant avec la dignité
la plus royale des revers effrayants, passe comme une apparition
brillante et mélancolique à la fois, dans la vie du Père Jean-Marie qui
fut son serviteur si dévoué.
Puis voici Marie Béatrix d'Esté, la charmante et chrétienne femme
de Jacques II. Madame Lavergne a réussi à la faire revivre avec toutes
les séductions de sa beauté et de ses vertus dans ce cadre majestueux
de Saint-Germain où son exil devait survivre à tant de morts cruelles
pour son cœur d'épouse et de mère.
(1) Les Trélon, d'une aucienne famille du pays de Hainaut, avaient leur
château dans la Tierche, non loin de Maubeuge. Tréïon est actuellement
un chef-lieu de canton de TAisne.
(2) Henri de Trélon se distingua à Malte dans beaucoup d'entreprises
guerrières contre les infidèles. [1 dût quitter Malte à cause de sa santé el.
entraîné par une vocation irrésistible^ il abandonna le inonde et la cour oi'r
il tenait un rang considérable pour entrer chez les capucins de Paris. Il se*
distingua dans l'ordre par ses vertus, ses prédications, son zèle. Henriette de
France, en épousant le roi d'Angleterre, Charles I*^»', demanda le Père Jean-
Slarie comme premier aumônier et confesseur. Le Père de Trélon demeum
ip. Angleterre auprès de la Reine jusqu'à ce que la révolution religieuse eut
contraint l'infortunée princesse à fuir le royaume où elle régnait. Un seul
lomme l'accompagna et la soutint dans les dangers de la fuite et de la tra-
versée : ce fût le Père Jean-Marie. Il mourut au couvent de la rue Saint-
[lonoré le 6 février 1647 à l'âge de 56 ans, après 28 ans de religion.
Bibliothèque nationale de Paris^ f. fr. 25046.
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BIBLIOGRAP
Le livre d'or du chemin de la <
Gravures de Ville, élève de Léoi
mille. — Prix : 0 fr. 30. Œuvre de
Maison Saint-Roch, Couvin (Belgi<
On lit, dans la Semaine Catholique de <!
appréciation due à la plume d*un vicaire
« iP. Ubald d'Alençon, capucin de la mai
« paraître un gracieux petit album-brochu
« s'efforcent de parler à l'âme et au regard
« par le sens, l'esprit et le cœur. » Ces
opuscule.
« Pour chaque station de l'Exercice du
« comme texte un quatrain qui résume la
« l*Ecriture s'y rapportant ; viennent ensu
« une prière bien spéciale pour chaque arr
« composées uniquement d'extraits de nos
a Rien de plus propre à exciter la foi (
« distribué, et de plus accompagné d'une
« totypie, où chaque sujet est rendu d'une
« C'est un guide parfait pour le parcoi
« Les pauvres malades en particulier, à la
« vignettes qui émaillent les pages de ce [
a ment aidés pour remplir la principale
« Chemin de la Croix, qui est la pieuse m
« Sauveur. »
L'Indifférence religieuse, par
Un double courant d'impiété circule en ;
la persécution légale et TlndiÉférence. Co
été le but de M. l'abbé Hugon. Tous les ab
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Google
BIBUOGRAPHIK 391
sa brochure, ils ne tarderaient pas alors à sortir de leur léthargie
morale. Us apprendraient en effet comment l'indifférence religieuse
outrage Dieu, dégrade l'homme et le conduit à Tanarohisme. Ils appren-
draient surtout la nécessité de se mettre en relation a^ec le Créateur
et de pratiquer la religion catholique.
Puisse cet opuscule tomber entre les mains de nombreux indifférents.
Nul doute qu'il ne produise beaucoup de conversions.
De l^Affighage Politique, — Conseils pratiques pour la
rédaction, l'apposition, la protection des affiches (abbé
Pourié). Nouvelle édition refondue et mise au jour par
M® H. Ballot, Paris, Bonne Presse.
i
Cette brochure entre autres mérites a celui de venir en son temps.
Le temps en effet n'est plus aux paroles; il est aux actes, et Taffiche
est un acte : c*est l'acte qui s'étale au grand jour et qui s'impose à |
lattention de tous. Un livre, une brochure, un journal même par leur ^i^
longueur rebutent ; par sa brièveté, sa vigueur, sa netteté, Tafflche i,
invite à la lecture, elle charme, elle s'impose. r.
Aussi, de l'aveu de tous, elle est une arme puissante, redoutable, et ^
de fait redoutée, à une condition cependant : c'est qu'on sache la manier; •
c'est précisément ce que l'auteur a voulu nous apprendre.
Il Ta fait modestement, en ami qui conseille! non en docteur ni en
maître qui commande ;
. Il Ta fait brièvement. Seuls lés comptes-rendus de jugements sont
un peu longs. Mais nous nous en voudrions d*en faire grief à l'auteur ;
Il l'a fait clairement : le style est simple, concis, l'ouvrage est bien
divisé, la table des matières, claire et précise ;
Il l'a fait complètement : sans doute il y a peut-être encore quelques
lacunes, mais le sujet est bien étudié et dans la partie pratique, ôomme
dans la partie juridique les détails abondent.
Du reste voici en résumé la table des matières.
F^ Partie : Partie pratique, — I. Comment il faut comprendre
l'affiche. — f I. Affiches manuscrites et affiches blanches. — III. Détails
et petits procédés d'affichage. — IV. Poignée de conseils pratiques.
— V. Quelques modèles.
II* Partie i Partie juridique. — I. Liberté d'affichage. --IL Quelques
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Google
332 BIBLIOGKAP]
formalités à remplir, quelques contraven
d'affiches. — IV. Contenu de l'affiche. —
— VII. Affiches électorales . — VIII. Ci
Merci, à l'auteur, de ce bon livre. Les
Pi
Nazareth ou les Lois Chrétienni
R.P. Constant, des Frères Prêche
et en droit canon, membre de TAc
1 volume, grand in-8<» de 172 p. F
Saints-Pères, 3 fr.
Le T. R. P. Constant publie sous t-
Chrétiennes de la famille ^ quinze con
dans plusieurs villes de province. Les c
se groupent ainsi : L'obéissance et le
V amour et la croix, cinq. La discrétiot
elles forment un tout complet résumant
famille chrétienne : nous en donnons un
L'obéissance inculquée ù Tenfant app
la mesure et la forme du commandemen
à deux écueils : la désobéissance du poi
et la désobéissance du sujet à la nature q
La foi sauvera l'obéissance de ces écuei
l'obéissance et du pouvoir, qu'elle éclai
donne une sanction, récompense ou chat
Après l'obéissance vient l'amour. La n
nation de l'amour, amour suave mais for
fice. L'amour a deux ennemis : l'excès
respect, et la sensualité qui empêche le <
à Tégoïsme des sens.
Pour se défendre, l'amour a besoin de
le crucifix occupant au foyer domestiq
souffrance imposée à l'enfant par l'ordre
du régime et par le châtiment gardien di
Le père est le roi du foyer, sa vertu
La prudence parle peu, la discrétion sera
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BIBLIOGRAPHIE 333
et il saura se taire et aimer le silence. Mais la discrétion a un ennemi :
cet ennemi est l'oisiveté ; le père de famille aimera le travail et le tra-
vail lui apportera Thonneur.
L*analyse ne peut revivre que fort incomplètement l'impression que
produisent ces conférences, car l'éloquent conférencier ne se renferme
pas tellement dans les limites de son sujet, qu'il ne se permette des
envolées vers des horizons plus brillants et plus vastes. Toutefois,
quelque excursion qu'il fasse dans le domaune voisin, il ne s'écarte pas
de son idée fondamentale : Nazareth et les Lois Chrétiennes de la
famille^ et l'on retrouve toujours dans la trame de son discours les ^
enseigliements que Jésus nous a donnés à Nazareth, pour la recons-
titution de la famille et de l'autorité à travers les siècles, au milieu des
sociétés chrétiennes.
Fr. Rbmi de Boulzicourt.
Lettres a un protestant, par Tabbé Snell, du Clergé
de Genève. — Paris, Téqui, rue de Tournon, in-12.
Dans la préface qu'il a placée en tête de ce volume, Son Eminence le
cardinal Perraud écrit : « Ce volume, écrit par M. Tabbé Snell, du
clergé de Genève, se compose de dix lettres adressées à un protestant
que l'auteur suppose être sincèrement désireux de professer la foi
chrétienne, d'être vraiment disciple de la révélation évangélique et
d'appartenir d'esprit, de cœur, de volonté, d'action à la société reli-
gieuse établie^ par N.-S. Jésus-Christ....
<x Etant donné qu'un protestant (luthérien, calviniste ou membre
d'une autre église réformée) se dit et veut être chrétien, avoir une foi
positive, et non pas seulement une. religiosité vague, sentimentale,
fluide, incapable d'être renfermée et précisée dans un symbole nette-
ment articulé, il faut lui prouver qu'une telle foi est incompatible avec
le principe fondamental du protestantisme et qu'elle ne peut exister
qu'au sein d'une Eglise ayant mission et autorité pour déterminer ce
que les Gdèles doivent croire, c'est-à-dire qui soit infaillible dans ses
décisions dogmatiques.
« De cette démonstration, si l'on arrive à la solidement établir, il suivra
que le protestantisme qui repousse le magistère d'une Église infaillible
et ne veut reconnaître d'autre autorité que la Bible, rend impossible
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lacté de foi ou ne l'admet, de h part de ses nieiubres qu'au prii
d'une inconséquence.
« Or les dix lettres de M. l'abbé Snell démontrent cette thèse d*unc
façon péremptoire à Taide des arguments les plus solides présentés
avec l^eaucoup d'ordre et enohaînés les uns aux autres par une logique
très rigoureuse. Au fur et à mesure qu'on avance dans la lecture du
livre, la lumière grandit, la force probante d^ l'argumentation s'ira-
pQse davantage à la raison et à la conscience, et Ion s'achemine ainsi
ver? une conclusion que l'on ne peut éluderr »
Qu'sijouter h ces lignes etne sont-elles pas pour le volume la meilleure
de9 recommai^dations? Disons seulement que l'auteur, né calviniste, esi
devenu catholique, qu'il est aujourd'hui prêtre et que, par suite, il pou-
vait mieux que personne écrire ces lettres.
Fr. Timothée.
PoURÇrOI NE PEUT-OT<î PAS SE F4JRE PROTESTANT, pçir l'abbé
A. Pireyre, mis. dîoc. Paris, Bonne Presse. Ofr. 25, por!
en sus.
Excellente brochure oîi sont réfutées avec autant de clarté que de
doctrine les principales objections répandues dans le peuple par nos
modernes prédicants.
Soutenus par l'or de l'Allemagne et de l'Angleterre, les protestants
font en France une propagande effrénée, notamment à Paris et dans
certaines provinces comme l'Auvergne et la Bretagne. L'heure est on
ne peut plus favorable. Ils espèrent bien, les congrégations disparues,
agir plus facilement sur les âmes et parfaire enfin dans notre pays la
a fléforme religieuse ».
En attendant ils colportent contre la vraie foi les calomnies les plus
audacieuses et les plus outrageantes.
Aussi souhaitons-nous vivement que la brochure d^ Tabbé Pireyre
se répande à profusion par toute la France et en particulier dans les
rentres les plus contaminés par la propagande hérétique.
F. FuLGBflGB.
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336
d'attirer Tattention i
pacificatrices. Ce li^
Tentreraise de Mons
lettre de Son Eminc
tue encore le sérieu:
pur christianisme.
Vannes. — I
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SOfT LOIE yOTRE'SEiGNEUR JESUS-CHHIST TOUJOURS !
LETTRE ENCYCLIQUE
DE NOTRE SAINT-PÈRE LE PAPE PIE X
A TOUS LES PATRIARCHES, PRIMATS, ARCHEVÊQUES, ÉVÊQUES
ET AUTRES ORDINAIRES EN PAIX ET EN COMMUNION
AVEC LE SIÈGE APOSTOLIQUE
Vénérables Frères,
Salut et bénédiction apostolique.
Au moment de vous adresser pour la première fois la
parole, du haut de cette chaire apostolique où Nous avons
été élevé par un impénétrable conseil de Dieu, il est inutile
de vous rappeler avec quelles larmes et quelles ardentes
prières Nous Nous sommes eflbrcé de détourner de Nous
la charge si lourde du Pontificat Suprême. Il Nous semble
pouvoir, malgré la disproportion absolue des mérites, Nous
approprier les plaintes de saint Anselme, quand, en dépit de
ses oppositions et de ses répugnances, il se vit contraint
d'accepter Thonneur de Tépiscopat. Les témoignages de tris-
tesse qu'il donna alors, Nous pouvons les produire à Notre
tour, pour montrer dans quelles dispositions d'âme et de
volonté Nous avons accepté la mission si redoutable de pas-
teur du troupeau de Jésus-Christ. Les larmes de mes yeux
ni en sont témoins y écrivait-il (1), ainsi que les cris^ et pour
ainsi dire les rugissements que poussait mon cœur dans son
angoisse profonde. Ils furent tels quf Je ne me souviens pas
(Ven avoir laissé échapper de semblables en aucune douleur^
avant le jour où cette calamité de l'archevêché de Cantorbérij
vint fondre sur moi. Ils ?iont pu rignorer^ ceux qui, ce jour-
là^ virent de près mon visage. Plus semblable à un cadavre
qua un homme vivant, fêtais pale de consternation et de
^1) Epp. I. m, ep. 1.
H. F. — X — l.i
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338 LETTRE KxNGYCLiQUE
douleur, A celte élection ou plutôt à cette violence, fai résisté
jusqu'ici^ je le dis en vérité, autant qu'il m'a été possible.
Mais maintenant^ bon gré, mal gré^ me voici contraint de re-
connaître de plus en plus clairement que les desseins de Dieu
sont contraires à mes efforts, de telle sorte que nul moyen ne
me reste d'tj échapper. Vaincu moins par la violence des
hommes que par celle de Dieu, contre qui nulle prudence ne
saurait prévaloir, après avoir fait tous les efforts en mon pou-
voir, pour que ce calice s*éloigne de moi sans que je le boive, je
ne vois d'autre détermination à prendre que celle de renoncer
h mon sens propre, à ma volonté, et de m'en remettre entière
ment au jugement et à la volonté de Dieu,
(lerles, Nous non plus ne manquions pas de nombreux el
sérieux motifs de Nous dérober au fardeau. Sans compter
qu'en raison de Notre petitesse, Nous ne pouvions à aucun
titre Nous estimer digne des honneurs du Pontificat, com-
ment ne pas Nous sentir profondément ému en Nous voyant
choisi poîir succéder à celui qui, durant les vingt-six an6,ou
peu s'en faut, qu'il gouverna l'Eglise avec une sagesse cod-
sommée, fit paraître une telle vigueur d'esprit et de si insi-
gnes vertus, qu'il s'imposa à l'admiration des adversaires
eux-mêmes et, par l'éclat de ses œuvres, immortalisa sa
mémoire ?
En outre, et pour passer sous silence bien d'autres rai-
sons, Nous éprouvions une sorte de terreur à considérer les
conditions funestes de l'humanité à l'heure présente. Peut- '
on ignorer la maladie si profonde et si grave qui travaille,
en ce moment bien plus que par le passé, la société hu-
maine^ et qui, s'aggravant de jour en jour et la rongeant
jusqu'aux moelles, l'entraîne à sa ruine ? Cette maladie,
Vénérés Frères, vous la connaissez : c'est, à l'égard de Dieu,
l'abandon et l'apostasie ; et rien sans nul doute, qui mène
plus sûrement à la ruine, selon cette parole du prophète :
Voici que ceux qui s'éloignent de vous /)ériront (1).- A un si
grand mal, Nous comprenions qu'il Nous appartenait, en
vertu de la charge pontificale à Nous confiée, de porter
remède ; Nous estimions qu'à Nous s'adressait cet ordre de
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LETTRE ENCYCLIQUE :m
Dieu : Voici (/uaujourdluii Je t'établis sur les nations et les
royaumes pour arracher et pour détruire, pour édifier rt pour
planter (1) ; mais pleinement conscient de Notre faiblesse,
xNous redoutions d^assumer une œuvre hérissée de tant de
difficultés, et qui pourtant n'admet pas de délais.
Cependant, puisqu'il a plu à Dieu d'élever Notre bassesse
jusqu'à cette plénitude de puissance, Nous puisons courage
en Celui qui nous conforte ; et mettant la main àTœuvre, sou-
tenu de la force divine, Nous déclarons que Notre but uni-
que dans l'exercice du suprême Pontificat est de tout restau-
rer dans le Christ [2] afin que le Christ soit tout et en tout (3).
Il s'en trouvera sans doute qui, appliquant aux choses
divines la courte mesure des choses humaines, chercheront
à scruter Nos pensées intimes et à les tourner à leurs vues
terrestres et à leurs intérêts de parti. Pour couper court à
ces vaines tentatives, Nous affirmons en toute vérité que
Nous ne voulons être et, qu'avec le secours divin. Nous ne
serons rien autre, au milieu des sociétés humaines, que le
ministre du Dieu qui Nous a revêtu de son autorité. Ses
intérêts sont Nos intérêts ; leur consacrer Nos forces et
Notre vie, telle est Notre résolution inébranlable. C'est pour-
quoi si l'on Nous demande une devise, traduisant le fond
même de Notre i\me, Nous ne donnerons jamais que celle-ci :
Restaurer toutes choses dans le Christ.
Voulant donc entreprendre et poursuivre cette grande
œuvre. Vénérables Frères, ce qui redouble Notre ardeur,
c'est la certitude que vous Nous y serez de vaillants auxi-
liaires. Si Nous en doutions, Nous semblerions vous tenir,
et à tort, pour mal informés ou indifférents, en face de la
guerre impie qui a été soulevée et qui va se poursuivant
presque partout contre Dieu. De nos jours, il n'est que trop
vrai, les nations ont frémi et les peuples ont médité des projets
insensés (4) contre leur Créateur ; et presque commun est
devenu ce cri de ses ennemis : Retirez-vous de nous (5).. De
(1) Iercm.,i, 10.
(2j Èphes. 1, 10,
(3) Goloss. m, 11.
Cl) Ps. H, 1.
(5^ lib. XXI, 14.
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.•Î40 LETTRE ENCYCLIQUE
là, en la plupart un rejet total de tout regret de Dieu. De là
des habitudes de vie, tant privée que publique, où nul compte
n'est tenu de sa souveraineté. Bien plus, il n'est effort ni
artifice que Ton ne mette en œuvre pour abolir entièremenl
son souvenir el jusqu'à sa notion.
Qui pèse ces choses a droit de craindre qu'une telle per-
version des esprits ne soit le commencement des maux
annoncés pour la fin des temps, et comme leur prise de
contact avec la terre, et que véritablement le fils de perdition
dont parle l'Apôtre (1) n'ait déjà fait son avènement parmi
nous. Si grande est l'audace et si grande la rage avec les-
quelles on se rue partout à l'attaque de la religion, on bat en
brèche les dogmes de la foi, on tend d'un effort obstiné à
anéantir tout rappport de l'homme avec la divinité I En
revanche, et c'est là, au dire du même Apôtre, le caractère
propre de V Antéchrist^ l'homme, avec une témérité sans nom,
a usurpé la place du Créateur, en s'élevant au-dessus de tout
ce qui porte le nom de Dieu, C'est à tel point, qu'impuissant
à éteindre complètement en soi la notion de Dieu, il secoue
cependant le joug de sa majesté, et se dédie à lui-même le
monde visible en guise de temple, où il prétend recevoir les
adorations de ses semblables. // siège duns le temple de Dieu,
oit il se montre comme s'il était Dieu lui-même (2).
Quelle sera l'issue de ce combat livré à Dieu par de faibles
mortels, nul esprit sensé ne le peut mettre en doute. Il est
loisible assurément à l'homme qui veut abuser de sa liberté,
de violer les droits et l'autorité suprême du Créateur ; mais
au Créateur reste toujours la victoire. Et ce n'est pas encore
assez dire : la ruine plane de plus près sur l'homme, juste-
ment quand il se dresse plus audacieux dans l'espoir du
triomphe. C'est de* quoi Dieu lui-même nous avertit dans les
saintes Ecritures. Il ferme les yeux, disent-elles, sur les
péchés des hommes (3j, comme oublieux de sa puissance et
de sa majesté ; mais bientôt, après ce semblant de recul, sv
réi^eillant ainsi quun homme dont Vivresse a agrandi la
(I) n Thoss. II, :i.
(2; II TIk'ss. II, 2.
(;])_Sap. M, 2'i.
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LETTRE ENCYCLIQUE m\
forer (1), il brise la lêfc de ses ennemis (2) ; afin que tous
sachent que le roi de toufe la terre ces/ Dieu (3), et que les
peuples coniprenuetit quils ne sont que des hommes (4).
Tout cela, Vénérables Frères, nous le tenons d'une foi
certaine et nous l'attendons. Mais cette confiance ne nous
dispense pas, pour ce qui dépend de nous, de hâter Tœuvre
divine, non seulement par une prière persévérante : Levez-
vous, Seigneur, et ne permettez pas que Vhomme se prévale de
sa force (5), mais encore, et c'est ce qui importe le plus,
par la parole et par les œuvres, au grand jour, en affirmant
et en revendiquant pour Dieu la plénitude de son domaine
sur les hommes et sur toute créature, de sorte que ses droits
et son pouvoir de commander soient reconnus par tous avec
vénération et pratiquement respectés.
Accomplir ses devoirs, n'est pas seulement obéir aux lois
de la nature, c'est travailler aussi à l'avantage du genre
humain. Qui pourrait, en effet, Vénérables Frères, ne pas
sentir son âme saisie de crainte et de tristesse à voir la plu-
part des hommes, tandis qu'on exalte par ailleurs et à juste
titre les progrès de la civilisation, se déchaîner avec un tel
acharnement les uns contre les autres, qu'on dirait un combat
de tous contre tous ? Sans doute le désir de la paix est dans
tous les cœurs, et il n'est personne qui ne Tappelle de tous
ses vœux. Mais cette paix, insensé qui la cherche en dehors
de Dieu ; car, chasser Dieu c'est bannir la justice: et la justice
écartée, toute espérance de paix devient une chimère. La
paix est l'œuvre de la justice (6). — Il en est, et en grand
nombre, Nous ne Tignorons pas, qui, poussés par l'amour
de la paix, c'est-à-dire de la tranquillité de l'ordre, s'associent
et se groupent pour former ce qu'ils appellent le parti de
l'ordre. Hélas ! vaines espérances, peines perdues ! De partis
d'ordre capables de rétablir la tranquillité au milieu de la
perturbation des choses, il n'y a qu'un.: le parti de Dieu.
(1) P8. Lxxvn , 65
(2) Ib. Lxvii, 22.
(3) Ps. xLvi, 8.
('.) Ib. IX, 20.
(5) Ib. IX, 19.
. (6) Is. XXXII, 17.
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342 LETTRE ENCYCLIQUE
C'est donc celui-là qu'il nous faut promouvoir ; c'est à lui
qu*il nous faut amener le plus d'adhérents possible, pour peu
que nous ayons à cœur la sécurité publique.
Toutefois, Vénérables Frères, ce retour des nations au
respect de la majesté et de la souveraineté divine, quelques
efforts que nous fassions d'ailleurs pour le réaliser, n'advien-
dra que par Jésus-Christ. L'Apôtre, en effet, nous avertit que
personne ne peut poser d'autre fondement que celui qui a été
posé et qui est le Christ Jésus (1). C'est lui seul que le Père a
sanctifié et envoyé dans ce monde (2), splendeur du Père et
figure de sa substance (3J, vrai Dieu et vrai homme, sans lequel
nul ne peut connaître Dieu comme il faut, car personne un
connu le Père si ce n'est le Fils^ et celui ci (jui le Fils aura voulu
le révéler (4).
D'où il suit que tout restaurer dans le Christ et ramener les
hommes à l'obéissance divine, sont une seule et même chose.
Et c'est pourquoi le but vers lequel doivent converger tous
nos efforts, c'est de ramener le genre humain à l'empire
du Christ. Cela fait, l'homme se trouvera, par là même,
ramené à Dieu. Non pas, voulons-Nous dire un Dieu inerte
et insoucieux des choses humaines, comme les matérialistes
l'ont forgé dans leurs folles rêveries, mais un Dieu vivant et
vrai, en trois personnes dans l'unité de nature, auteur du
monde, étendant à toute chose son infinie Providence, enfin
législateur très juste qui punit les coupables et assure aux
vertus leur récompense.
Or, où est la voie qui nous donne accès auprès de Jésus-
Christ ? Elle est sous nos yeux : c'est l'Eglise. Saint Jean
Chrysostome nous le dit avec raison : L'Eglise est ton espé-
rance, l'Eglise est ton salut, l'Eglise est ton refuge (5). C'est
pour cela que le Christ l'a établie, après l'avoir acquise au prix
de son sang, pour cela qui lui a confié sa doctrine et les pré-
ceptes de sa loi, lui prodiguant en môme temps les trésors de
la grâce divine pour la sanctification et le salut des hommes.
.1 I. Cor, III, 11.
i2) Ib. X, 8ô.
i'.i] Hebr. i, 8.
:4) MaUh., XI, 27.
(5) Ilona. de capto Eutropio, n. 6.
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LETTRE ENCYCLIQUE 3'i3
Vous voyez donc, Vénérables Frères, quelle œuvre nous
est confiée à Nous et à vous. Il s'agit de ramener les sociétés
humaines, égarées loin de la sagesse du Christ, à Tobéissance
de TEglise ; TEglise, à son tour, les soumettra, au Christ, et
le Christ à Dieu. Que s'il nous est donné, par la grAce divine,
d'accomplir cette œuvre, nous aurons la joie de voirriniquité
faire place à la justice et nous serons heureux d'entendre une
grande voix disant du haut des deux : Maintenant cest le
salut, et la vertu, et le royaume de notre Dieu et la puissance
de son Christ (1) — Toutefois, pour que le résultat réponde à
nos voeux, il faut, par tous les moyens et au prix de tous les
efibrts, déraciner entièrement cette monstrueuse etdétestablé
iniquité propre aux temps où nous vivons et par laquelle Thom-
me se substitue à Dieu ; rétablir dans leur ancienne dignité
les lois très saintes et les conseils de TEvangile : proclamer
hautement les vérités enseignées par TEglise sur la sainteté
du mariage, sur l'éducation de Tenfance, sur la possession et
Tusage des biens temporels, sur les devoirs de ceux qui
administrent la chose publique ; rétablir enfin le juste équi-
libre entre les diverses classes de la société selon les lois oi
les institutions chrétiennes.
Tels sont les principes que, pour obéir à la divinfe volonté,
Nous Nous proposons d'appliquer durant tous le cours de
Notre Pontificat et avec toute l'énergie de notre àme. Votre
rôle à vous, Vénérables Frères, sera de Nous seconder par
votre sainteté, votre science, votre expérience, et surtout
votre zèle pour la gloire de Dieu, ne visant à rien autre qu'à
former en tous Jésus-Christ,
Quels moyens convient-il d'employer pour atteindre un but
si élevé ? Il semble superflu de les indiquer, tant ils se pré-
sentent d'eux-mêmes à l'esprit. — Que vos premiers soins
soient de former le Christ dans ceux qui, par le devoir de leur
vocation, sont destinés «^ le former dans les autres. Nous
voulons parler des prêtres. Vénérables Frères. Car tous ceux
qui sont honorés du sacerdoce doivent savoir qu'ils ont,
parmi les peuples avec lesquels ils vivent, la même mission
que Paul attestait avoir reçue^ quand il prononçait ce^ tendres
'1' Apoc. xii, 1 0,
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Wi LETTRK KNCYCLIQUK
paroles : Mes petits enfants que /engendre de nouveau ,/usqu à
ce que le Christ se forme en vous (1). Or comment pourront-ils
accomplir un tel devoir, s'ils ne. sont d'abord eux-mêmes
revêtus duChristPetrevôtusjusqu'à pouvoir dire aveci'Apôlre:
Je vis, non plus en moi, mais le Christ vit en moi (2). Pour moi,
le Christ est ma vie (3). Aussi, quoique tous les fidèles doi-
vent aspirer, à Vétat d'homme parfait , à la mesure de l'âge de
la plénitude du Christ (4), cette obligation appartient prin-
cipalement à celui qui exerce le ministère sacerdotal. Il est
appelé pour cela un autre Christ; non seulement parce
qu'il participe aux pouvoirs de Jésus-Christ, mais parce qu'il
doit imiter ses œuvres et par là reproduire en soi son image.
S'il en est ainsi, Vénérables Frères, combien grande ne
doit pas être votre sollicitude pour former le clergé à la
sainteté ! Il n'est affaire .qui ne doive céder le pas à celle-ci.
Et la conséquence, c'est que le meilleur et le principal de
votre zèle doit se porter sur vos Séminaires, pour y intro-
duire un tel ordre et leur assurer un tel gouvernement,
qu'on y voie fleurir côte à cote l'intégrité de l'enseignement
et la sainteté des mœurs. Faites du Séminaire les délices de
votre cœur, et ne négligez rien de tout ce que le Concile de
Trente a prescrit dans sa haute sagesse pour garantir la
prospérité de cette institution. — Quand le temps sera venu
de promouvoir les jeunes candidats aux saints Ordreç, ah!
n'oubliez pas ce qu'écrivait saint Paul à Timothéç : N'impose
précipitamment les mains à personne (5) ; vous persuadant
bien que, le plus souvent, tels seront ceux que vous admet-
trez au sacerdoce, et tels seront aussi dans la suite les
fidèles confiés à leur sollicitude. Ne regardez donc aucun
intérêt particulier, de quelque nature qu'il soit ; mais ayez /
uniquement en vue Dieu, l'Eglise, le bonheur éternel des i
âmes, afin d'éviter, comme nous en avertit l'Apôtre, de par-
ticiper aux péchés d' autrui {&), — D'ailleurs, que les nouveaux
(Ij Cial. IV. 19.
(2) Ib. II, 20.
3 Philipp. I, 2.
. V) Kphes. IV, 8.
5| I Tim. V, 22.
61 Ibid.
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LETTKE ENCYCLIQUE :i4h
prêtres, qui sortent du Séminaire, n'échappent pas pour cela
aux sollicitudes de votre zèle. Pressez-les, Nous vous le
recommandons du plus profond de notre âme, pressez-les,
souvent ;5ur votre cœur, qui doit brûler d'un feu céleste,
réchauffez-les, enflammez-les, afin qu'ils n'aspirent plus qu'à
Dieu et à la conquête des âmes. Quant à Nous, Vénérables
Frères, Nous veillerons avec le plus grand soin à ce que les
membres du clergé ne se laissent point surprendre aux
manœuvres insidieuses d'une certaine science nouvelle qui
se pare du masque de la vérité et où l'on ne respire pas le
parfum de Jésus-Christ ; science menteuse qui, à la faveur
d'arguments fallacieux et perfides s'efforce de frayer le
chemin aux erreurs du rationalisme ou du semi-rationalisme
et contre laquelle l'Apôtre avertissait déjà son cher Timo-
thée de se prémunir, lorsqu'il lui écrivait : Garde le dépôt,
évitant les nouveautés profanes dans le langage, aussi bien
que les objections d*une science fausse, dont les partisans
avec toutes leurs promesses ont défailli dans la foi (1). Ce
n est pas à dire que Nous ne jugions ces jeunes prêtres
dignes d'éloges, qui se consacrent à d'utiles études dans
toutes les branches de la science, et se préparent ainsi à
mieux défendre la vérité et réfuter plus victorieusement les
calomnies des ennemis de la foi. Nous le déclarons même
très ouvertement. Nos préférences sont et seront toujours
pour ceux qui, sans négliger les sciences ecclésiastiques et
profanes, se vouent plus particulièrement au bien des âmes
dans l'exercice des divers ministères qui siéent au prêtre
animé de zèle pour l'honneur divin.
C^est pour Notre cœur une grande tristesse et une conti-
nuelle douleur (2) de constater qu'on peut appliquer à nos
jours cette plainte de Jérémie : Les enfants ont demandé du
pain et il ny avait personne pour le leur rompre (3). 11 n'en
manque pas, en effet, dans le clergé qui, cédant à des goûts
personnels, dépensent leur activité en des choses d'une
utilité plus apparente que réelle ; tandis que moins nom-
il) I Tim. VI, 20 ol seq.
:2' Rora. IX, 2.
3' Thren. iv, 4.
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.Vi(î. LETTRE ENCYCLIQUE
breux peut-être sont ceux qui, à l'exemple du Christ,
prennent pour eux-mêmes les paroles du Prophète : L^ esprit
du Seigneur ni a donne Vonction; il m'a envoyé èvangéliser
les pauvres^ guérir ceux qui ont le cœur brisé , annoncer auj'
^ captifs la délivrance, et la lumière aux aveugles (1). El
'• pourtant, il n'échapp« à personne, puisque Thomme a pour
- guides la raison et la liberté, que le principal moyen de
2 rendre à Dieu son empire sur les âmes, c'est l'enseignement
I religieux. Combien sont hostiles à Jésus-Christ, prennent
^ • en horreur l'Église et l'Évangile bien plus par ignorance quo
par malice ! et dont on pourrait dire : Ils blasphèment tout
ce qu'ils ignorent (2). État d'âme que l'on constate non seu-
lement dans le peuple et au sein des classes les- plus humbles
que leur condition même rend plus accessibles à l'erreur,
I mais jusque dans les classes élevées et chez ceux-là mêmes
qui possèdent, par ailleurs, une instruction peu commune.
De là, en beaucoup, le dépérissement de la foi; car il ne faut
pas admettre que ce soient les progrès de la science qui
l'étouffent; c'est bien plutôt l'ignorance; tellement -que là
où l'ignorance est plus grande, là aussi, l'incrédulité .fait de
plus grands ravages. C'est pour cela que le Christ a donnr
aux Apôtres ce précepte : Allez et enseignez toutes les
nations (3).
Mais pour que ce zèle à enseigner produise les fruits
qu'on en espère, et serve à former en tous le Chrùit, rien
n'est plus efficace (|ue la charité ; gravons cela fortement dans
notre mémoire, ô Vénérables Frères; car le Seigneur n*est
pas dans la commotion (4). En vain espérerait-on attirer les
âmes à Dieu par un zèle emprunt d'amertume ; reprocher
durement les erreurs et reprendre les vices avec âpreté
cause très souvent plus de dommage que de profit. Il est
vrai que l'Apôtre, exhortant Timothée, lui disait : Accuse,
supplie^ reprends^ mais il ajoutait, en toute patience (5). —
Rien de plus conforme aux exemples que Jésus-Christ nous a
1. Luc. IV, 18-1*J.
2. lud. II, 10.
,3) Matt. xxiii, 19.
(/*) III Reg. XIX. 11.
5i II Tim, IV, 2,
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LETTUE ENCYCLIQUE Vi''
laissés. C'est lui qui nous adresse cette invitation : Venez à
moi vous tous qui souffrez et qui gémissnz sous le fardeau et
je vous soulagerai (1). Et, dans sa pensée, ces infirmes et
ces opprimés n'étaient autres que les esclaves de Terreur et
du péché. Quelle mansuétude, en effet, dans ce divin Mattre !
Quelle tendresse, quelle compassion envers tous les mal-
heulpeux ! Son divin Cœur nous est admirablement dépeint
par Isaïe dans ces termes : Je poserai sur lui mon esprit ; il
ne contestera point et n élèvera point la voix; jamais il Ff' achè-
vera le roseau demi^brisé et n éteindra la mèche encore
fumante (2). Cette charité patiente et bénigne (3) devra aller
au devant de ceux-là mômes qui sont nos adversaires et nos
persécuteurs. Ils nous maudissent, ainsi le proclamait saint
Paul, et nous bénissons, ils nous persécutent et nous suppor-
tons, ils nous blasphèment et nous prions i^i). Peut-être après
tout se montrent-ils pires qu'ils ne sont. Le contact avec les
autres, les préjugés, l'influence des doctrines et des exemples,
enfin le respect humain, conseiller funeste, les ont engagés
dans le parti de Timpiété ; mais au fond leur volonté n'est pas
aussi dépravée qu'ils se plaisent à le faire croire. Pourquoi
n'espérerions-nous pas que la flamme de la charité dissipe
enfin les ténèbres de leur âme et y fasse régner, avec la
lumière, la paix de Dieu ? Plus d'une fois le fruit de notre
travail se fera peut-être attendre ; mais la charité ne se lasse
pas, persuadée que Dieu mesure ses récompenses, non pas
aux résultats, mais a la bonne volonté.
Cependant, Vénérables Frères, ce n'est nullement Notre
pensée que, dans cette œuvre si ardue de la rénovation des
peuples par le Christ, vous restiez, vous et votre clergé, sans
auxiliaires. Nous savons que Dieu a recommandé à chacun
le soin de son prochain (5). Ce ne sont donc pas seulement
les hommes revêtus du sacerdoce, mais tous les fidèles sans
exception, qui doivent se dévouer aux intérêts de Dieu et
des âmes : non pas, certes, chacun au gré de ses vues et de
[\) Matth. XI, 28.
i2i Ibid. IV, 12 et secj.
•3j Is. xLii, 1 et sei|.
\^4) I Cor. XIII, 4.
■ 5) Eccli. XVII, \%.
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MV8 LETTRK ENCYCLIQUE
ses tendances, mais toujours sous la direction et selon la
volonté des évêques car le droit de commander, d'enseigner,
de diriger, n'appartient dans l'Eglise à personne autre qu'a
vous, établis par IRsprit-Saint pour régir V Eglise de Dieu (1).
— S'associer entre catholiques dans des buts divers, mais
toujours pour le bien de la religion, est chose qui depuis
longtemps a mérité l'approbation et les bénédictions de Nos
prédécesseurs. Nous non plus, Nous n'hésitons pas à louer
une si belle œuvre et Nous désirons vivement qu'elle se
répande et fleurisse partout, dans les villes comme dans les
campagnes. Mais en' même temps. Nous entendons que ces
associations aient pour premier et principal objet de faire
que ceux qui s'y enrôlent accomplissent fidèlement les
devoirs de la vie chrétienne. Il importe peu, en vérité, d'agi-
ter subtilement de multiples questions et de disserter avec
éloquence sur droits et devoirs, si tout cela n'aboutit à l'ac-
tion. L'action, voilà ce que réclament les temps présents;
mais une action qui se porte sans réserve à l'observation inté-
grale et scrupuleuse des lois divines et des prescriptions de
l'Eglise, à la profession ouverte et hardie de la religion, à
l'exercice de la charité sous toutes ses formes, sans nul
retour sur soi ni sur ses avantages terrestres D'éclatants
exemples de ce genre donnés par tant de soldats du Christ
auront plus tôt fait d'ébranler et d'entraîner les âmes, que la
multiplicité des paroles et la subtilité des discussions ; et
l'on verra sans doute des multitudes d'hommes foulant aux
pieds le respect humain, se dégageant de tout préjugé et de
toute hésitation, adhérer au Christ et promouvoir à leur tour
sa connaissance et son amour, gage de vraie et solide
félicité.
Certes, le jour où dans chaque cité, dans chaque bour-
gade, la loi du Seigneur sera soigneusement gardée, les
choses saintes entourées de respect, les sacrements fréquen-
tés, en un mot tout ce qui constitue la vie chrétienne remis
en honneur, il ne manquera plus rien. Vénérables Frères,
pour que nous contemplions la restauration de toutes les
choses dans le Christ. Et que l'on ne croie pas que tout cela
(I) Act. XX, 28.
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LETTRE ENCYCLIQUE 34y
se rapporte seulement à l'acquisition des biens éternels ; les
intérêts temporels et la prospérité publique s'en ressenti-
ront aussi très heureusement. Car, ces résultats une fois
obtenus, les nobles et les riches sauront être justes et cha-
ritables à regard des petits, et ceux-ci supporteront dans la
paix et la patience les privations de leur condition peu fortu-
née ; les citoyens obéiront, non plus à l'arbitraire, mais aux
lois; tous regarderont comme un devoir le respect etTamour
envers ceux qui gouvernent, et dont le pouvoir ne vient que
de Dieu (1).
Il y a plus. Dès lors il sera manifeste à tous que l'Eglise,
telle qu'elle fut instituée par Jésus-Christ, doit jouir d'une
pleine et entière liberté, et n'être soumise à aucune domina-
lion humaine ; et que nous-mêmes, en revendiquant cette
liberté, non seulement nous sauvegardons les droits sacrés
de la religion, mais nous pourvoyons aussi au bien commun
et à la sécurité des peuples : la piété es l utile à tout (2), et là
où elle règne, le peuple est vraiment aussi dans la plénitude
de la paix (3) .
Que Dieu, riche en miséricorde (4), hâte dans sa bonté cette
rénovation du genre humain en Jésus-Christ: puisque ce
n'est l'œuvre ni de celui qui veut ni de celui qui courte mais
du Dieu des miséricordes (5). Et nous tous, Vénérables
Frères, demandons-lui cette grâce en esprit d'humilité (6)
par une prière instante et continuelle, appuyée sur les
mérites de Jésus-Christ. Recourons aussi à l'intercession
très puissante de la divine Mère. Et, pouf l'obtenir plus lar-
gement, prenant occasion de ce jour où Nous vous adressons
ces Lettres, et qui a été institué pour solenniser le Saint
Rosaire, Nous confirmons toutes les ordonnances par les-
quelles Notre prédécesseur a consacré le mois d'octobre à
l'auguste Vierge et prescrit dans toutes les églises la réci-
tation publique du Rosaire. .Nous vous exhortons en outre à
(1) Rom. xni, 1.
(2) W Tim, IV, 8.
(:i) Is. XXXII, 18.
Z'i) Ephes, II, 4.
(5) Rom. IX. 16.
,6^ Uau. 111, 3'J.
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350 LETTRE ENCYCLIQUE
prendre aussi pour intercesseurs le très pur Epoux de
Marie, patron de l'Eglise catholique, et les Princes des
Apôtres saint Pierre et saint Paul.
Pour que toutes ces choses se réalisent selon Nos désirs
et que tous vos travaux soient couronnés de succès, Nous
implorons sur vous, en grande abondance, les dons de la
grâce divine. Et, comme témoignage de la tendre charité
dans laquelle Nous vous embrassons, vous et tous les fidèles,
confiés à vos soins par la divine Providence, Nous vous
accordons en^ Dieu de grand cœur, Vénérables Frères, ainsi
qu'à votre clergé et à votre peuple, la Bénédiction Apos-
tolique.
Donné à Home, près Saint-Pierre, le 4 octobre de Tan-
née 1903, de Noire Pontificat la première.
PIE X, PAPE.
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LA SITUATION RELIGIEUSE
AUX ÉTATS-UNIS
L'étude de M. Ferdinand Brunetière, dans la Revue des
Deux-Mondes^ de novembre 1898, sur le Catholicisme aux
Etats-Unis, a été très remarquée, en Europe et en Amérique.
Mais 'dans Tarticle de Tillustre académicien, ce n*est pas tant
la doctrine qu'il faut louer, que l'intention manifeste d'être
agréable et même utile à l'Eglise. La lecture attentive de l'ar-
ticle montre en effet que des idées fausses ont cours en
Europe sur la situation du catholicisme aux Etats-Unis,
pays qu'au point de Vue catholique, on admire comme un
paradis terrestre» Et c'est cette impression qu'il importe de
détruire ; car les impressions fausses ne font de bien à per-
sonne (1).
Des^ écrivains d'Europe ont, plus d'une fois, travaillé à
redresser les idées de leurs contemporains sur la situation
véritable de l'Eglise aux Etals-Unis. Ils ont écrit d'excel-
lentes choses. M. Tardivel, dans le livre que nous citons
en note n'a pas la prétention de rien dire de meilleur, ni
surtout de mieux dire. Mais il lui a semblé qu'il pouvait
apporter au débat un peu d'inédit et que son titre d'Amé-
ricain authentique donnerait quelque poids à son témoi-
gnage. Aux Etats-Unis il est né et il a vécu jusqu'à l'âge de
dix-sept ans. Ensuite, c'est vrai, il est devenu Canadien ;
mais pendant ces trente. dernières années il a visité les Etats-
Unis plus d'une fois; et il a toujours conservé. des relations
fréquentes et intimes avec ses parents américains.
De plus, journaliste depuis plus de vingt ans, il a dû
suivre de très près, chez ses voisins, dans leurs journaux
et Jeurs revues, lep discussions sur les questions reli-
(I) Cf. Tardivel, La Situation Religieuse aux Etats-Unis, Deycléc, de
Brouwep et C»«, Paris, 1900.
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352 LA SlTUÀXrON RELlGlhUSE AUX ÉTATS-UNIS
gîeuses et sociales, la marche des événements politiques
et le mouvement général des idées. Ce sont là des titres suf-
fisants pour justifier son intervention. Il divise son travail en
deux parties : les illusions et la réalité. Dans la première
(2 chapitres), il examine ce que certaines personnes s'imagi-
nent découvrir aux Etats-Unis. Dans la deuxième (il cha-
pitres), se basant sur des autorités compétentes, il constate
ce qui réellement y existe.
Il se trouve dans cette magnifique et si consciencieuse étude
une justification pleine et entière de la condamnation de cette
préposition : « L'Église doit être séparée de l'Etat, et l'Etat
séparé de l'Eglise » (Syllabus, 5.V prop.), et du commen-
taire, peut-on dire, qu'en a donné S. S. Léon XIII dans l'en-
cyclique aux évèques et aux fidèles de France, le 16 février
1892 : a Au milieu des sollicitudes. » Tous les faits cités par
l'auteur viennent l'un après l'autre montrer la profonde sa-
gesse des paroles pontificales et désabuser l'esprit du lecteur
d'une des plus générales et des plus pernicieuses erreurs
du temps présent. Autant de bonnes raisons pour étudier
dans ce livre si actuel la réalité de la situation catholique
aux Etats-Unis.
Qu'on le sache bien, combattre l* américanisme^ ce nesl
pas faire la guerre à l'Église d'Amérique. Une différence
essentielle existe entre, la véritable Eglise des Etats-Unis et
une certaine école d'écrivains et d'orateurs catholiques enti-
chés, outre mesure, des institutions arméricaines. Cette école
est à combattre, mais l'Eglise des Etats-Unis est à vénérer,
comme l'Église de France, d'Angleterre, d'Espagne, d'Italie,
d'Allemagne, toutes les Églises particulières, qui, réunies
ensemble par leur union avec le Siège apostolique, forment
l'Eglise universelle.
Comme les autres Églises, l'Eglise des Etats-Unis est
sainte ; comme ses sœurs aînées, TEglise d'Amérique ins-
pire des dévouements sublimes, mais obscurs et inconnus
du grand nombre ; ces actes de vertu héroïque, mais cachée,
qui sont l'une des preuves de la divinité de l'œuvre de Jésus-
Christ, la preuve la plus frappante, puisque tous les hommes,
ignorants et savants, peuvent la comprendre. Bien connue
est l'histoire de ses évèques et prêtres missionnaires, hommes
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LA SITUATION RELIGIEUSE AUX ÉTATS-UNIS 353
admirables, doués d'une énergie et d'un courage vrai-
ment apostoliques. Et les religieuses des Etats-Unis, com-
bien sont-elles, elles aussi, admiral^les ! Combien sont su-
blimes ces sœurs d'enseignement, de charité, de contem-
plation ! Quant aux simples fidèles, beaucoup parmi eux
mènent une vie exemplaire, pratiquent toutes les vertus
chrétiennes, conservent une foi vive au sein de Fincrédulité
et du matérialisme, une grande pureté de mœurs au milieu de
la corruption générale. Mais ce qui les soutient dans cette
lutte contre le démon, le monde et la chaiF ce sont les moyens
communs aux catholiques de tous pays : la prière, la morti-
fication des sens, Taumone, la fréquentation des sacrements,
l'assistance au saint Sacrifice de la messe, les instructions,
les retraites, les bonnes lectures, les diverses dévotions que
FEglise a établies. Voilà les moyens de sanctification, en
Amérique, comme en Europe. Les institutions politiques,
la démocratie, Faméricanisme, n'y sont pour rien.
Il n'y a rien de nouveau sous le soleil d'Amérique. C'est
une illusion de supposer qu'il existe un je ne sais quoi de
nouveau en Amérique, plus particulièrement dans le domaine
des idées, des doctrines, de la pensée. Dans les choses
purement matérielles, il y a peut-être du nouveau aux Etats-
Unis, mais moins toutefois qu'on se l'imagine généralement.
Et même le nouveau dans le monde matériel est plutôt à la
surface qu'au fond des choses. Les Etats-Unis n'offrent point
une forme nouvelle et originale de la liberté civile, et il
n'existe pas une idée américaine dont la difiii^ion et la réa-
lisation générale doivent assurer au monde son progrès
futur. En tant que toutes les idées politiques^ sociales et
économiques sont conformes à la constitution chrétienne
des Etats^ elles sont bonnes et vraies ; mais en tant qu'elles
sortent des principes du paganisme, du protestantisme, de
l'incrédulité et de l'anarchie, elles sont fausses et perni-
cieuses ; mais, dans aucuns cas, elles ne sont ni nouvelles,
ni autochtones. Malheureusement la plus grande partie de
ce que Ton nomme l'américanisme, est simplement un mé-
lange de positivisme, de sécularisme, de matérialisme, de
culte de la richesse et d'anarchie : les principes de la révolu-
tion française. Le système àes écoles publiques ^dît exemple,
£. F. _ X, _- 24
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354 LA SITUATION RELIGIEUSE AUX ÉTATS-UNIS
tel qu'il est actuellement conduit, est une négation des pré-
rogatives de Dieu et du droit des parents. Il détruit la liber-
té civile et religieuse, constitue une religion, ou plutôt une
irréligion d'Etat, frappe d'injustes impôts un grand nombre
de citoyens, engendre le crime, nourrit Tignorance et pré-
pare les voies à un despotisme irresponsable d'un côté, el
à l'anarchie destructive de l'autre.
L'hostilité soi-disant américaine aux distinctions entre les
différentes classes de la société est contre-nature, contraire
àla science et à la religion. Une saurait y avoir de vrai progrès
etdevraie liberté si l'onrefuse de reconnaître les droits et les
devoirs particuliers et réciproques des différents éléments de
la société civile. Beaucoup de personnes aiment à représen-
ter comme des idées américaines « la liberté de la parole »
et a la liberté de la presse ». Mais si cette liberté n'est que
la licence de dire et de publier, sans restriction les plus hor-
ribles blasphèmes, et les plus révoltantes obscénités, alors
c'est une liberté que réclament seuls les ennemis les plus
violents de toute religion et de toute vertu; l'Eglise, par la
voix des Papes, a bien fait de la condamner. En vertu d'une
autre idée soi-disant américaine, de Y égalité^ les classes ou-
vrières ont une sorte de droit naturel de se nourrir, de se
vêtir et de se loger de la même manière que les classes su-
périeures. Mais un tel luxe est une des sources les plus fé-
condes de misèrei, de mécontentements, de pauvreté et de
ruine. La fameuse lutte pour Vexistetice^ dont il est si sou-
vent question de nos jours, est chose horrible. Son seul ré-
sultat pratique, c'est de produire un mécontentement univer-
sel et un nombre illimité de malheureux et de déclassés. Est-
ce là, le tableau de la société américaine ? Depuis l'établisse-
ment du christianisme qui, seul, a apporté au monde des
idées nouvelles: charité, esprit de sacrifice, humilité, par-
don des injures. Tunique changement qu'on remarque, c'est
un changement de degré^ non de nature. Le mal domine le
bien, ouïe bien domine le mal, selon que la règle du Christ
Sauveur s'affaiblit ou s'affermit parmi les hommes ; mais le
bien n'est pas plus américain qu'il n'est européen, le mal
non plus.
Les persécutions violentes ont existé à l'endroit des ca-
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LA SITUATION RBLIQIEUSE AUX âTATS-UNIS 355
tholiques des Etat-Unis à différentes époques. On peut dire
d'une manière générale que depuis le commencement des
treize colonies jusqu'à la guerre de l'Indépendance, les ca-
^tholiques, dans cette partie de l'Amérique, n'ont connu que la
persécution à la fois violente et légale. Après la guerre de Tin-
dépendance et rétablissement du gouvernement des Etats-
Unis, le fanatisme religieux parait s'être apaisé pendant
quelque temps. Mais, en 1837, le fanatisme se rallume. Le
couvent des Ursulines de Charlestown, près Boston, le soir
du 11 août, fut livré au pillage, puis incendié. Les religieuses
et les élèves eurent juste le temps d'échapper à la fureur de
la foule. Peu de temps après, un cimetiè^re catholique de
Lonwell fut profané, et une maison de Wareham, où Ton
célébrait la messe, fut attaquée. Deux ans plus tard,* une
compagnie de milice de l'Etat, les Montgomery Guards,
composée principalement de catholiques fut attaquée, insul-
tée, lapidée dans les rues de Boston, par une foule de trois
mille personnes. Puis, vint Tère des publications vraiment
diaboliques contre la religion catholique. V American Repu-
blican Party fut fondée. Son programme excluait les catho-
liques de toute nationalité des emplois publics. Des émeutes'
sanglantes eurent lieu en Pensylvanie, particulièrement à
Philadelphie. En mai 1844, deux églises catholiques et une
académie de jeunes filles furent brûlées au milieu des ap-
plaudissements d'une foule en délire. Les maisons des catho-
liques furent pillées et livrées aux flammes. Deux cents fa-
milles furent réduites à la misère. Voilà donc deux épo(|ues
de persécutions violentes : en 1837 et en 1844. La troisième
se ^déclara dix ans plus tard. En 1854, on vit surgir de
nouveau le parti des nativistes^ connus alors sous le nom de
Knownothings^ contre l'élément étranger, en réalité, contre
les seuls catholiques. Une campagne infâme contre la reli-
gion catholique, menée par la presse et les prédicants
des sectes aboutit à une attaque à Providence (Rhode-Island),
à Saint-Louis (Missouri), à Newark (New-Jersey), à New-
Orléans, EUeswooth (Maine) à Louisville (Kentucky). Depuis
cette époque, il n'y a pas eu de nouvelles scènes de pareil
brigandage. Mais l'organisation de VAmerican Protective
Association^ l'odieux A. P. A., en ces derniers temps, a fait
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356 LA SITUATION RELIGIEUSE AUX ETATS-UNIS
naître de sérieuses craintes. Son programme est aussi d'os-
traciser les catholiques ; ses moyens d'actions, de calomnier
TEglise. Mais on doit dire que les actes de violence contre
les catholiques des Etats-Unis sont devenus rares en ces
derniers temps. Toutefois, il faut remarquer que les catho-
liques de la République américaine, même ceux qui vantent
sans cesse leur pays, sont loin d'être rassurés pour l'avenir.
Ils savent que le feu du fanatisme couve toujours sous la
cendre et que le moindre incident peut le faire éclater plus
violent que jamais.
L'hostilité et les persécutions administratives aux Etats-
Unis contre les catholiques sont Teffet du libéralisme pur
qui y règne. L'Eglise n'y est libre qu'à la condition d'être
mise en parallèle avec toutes les sectes. Elle n'occupe pas une
situation idéale dans cette partie de l'Amérique. L'Église y
est libre, tant qu'elle ne sort pas de chez elle, de ses conciles,
de ses temples, de ses écoles. Mais quelque désir qu'elle ait
de se faire petite, de s'effacer, de se confondre avec la foule
des sectes, il lui faut, nécessairement, prendre contact avec
les pouvoirs publics. Et alors commence une véritable persé-
cution. Les catholiques ont été proscrits des opérations électo-
rales. Les plus grands honneurs au sein de cette république
leur sont refusés par un préjugé qui a toute la force d'une
loi organique. Le droit de pratiquer la sainte religion leur
est refusé dans beaucoup d'institutions pour les malades, les
infirmes, les malheureux et les prisonniers. Bien que les
rangs de l'armée et de la marine se recrutent largement par-
mi les catholiques, cependant on peut compter les aumôniers
sur les doigts d'une seule main. Voilà un terrible réquisi-
toire contre un pays qui est censé ne connaître que la liberté.
Et cependant il n'y a là aucune exagération. L'esprit public
et les pouvoirs publics sont hostiles à l'Eglise et aux catho-
liques. Et ce n'est pas, comme on pourrait le croire peut-être,
par simple indifférence, par une sorte d'oubli, qu'on prive
ainsi les catholiques de leurs droits. C'est par pur fanatisme
religieux, par haine du catholicisme. C'est un esprit sectaire
qui domine partout aux Etats-Unis, dans les lois, dans les
institutions, dans l'attitude de l'autorité civile à l'égard de
l'autorité religieuse. C'est là une accusation portée Iroide-
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LA SITUATION RELIOIEUSK AUX ÉTATS-UNIS 357
ment, et non dans la chaleur de la discussion. Personne,
que je sache, n'a jamais tenté de la réfuter. Des faits nombreux
viennent appuyer cette accusation. La liberté religieuse,
en théorie, s'y réduit à ceci : le congrès, au parlement central,
ne peut pas établir ou proscrire une religion quelconque,
mais les différents Etats peuvent les faire. Et, de fait et en
pratique^ plusieurs Etats ont profité de cette lacune acciden-
telle ou voulue dans la constitution fédérale, pour proscrire
la religion catholique. Pour montrer que l'hostilité gouverne-
mentale est toujours la même aux Etats-Unis, il suffit de rap-
peler que les autorités américaines, à peine installées à Cuba
et à Porto-Rico, commencèrent une série de tracasseries à
regard des autorités religieuses. Aux Etats-Unis, l'Etat est
pratiquement sous la direction des sectes protestantes, en
attendant que les sectes maçonniques se substituent ouver-
tement aux sectes protestantes.
L'ostracisme politique y est un autre genre de Thostilité
administrative. C'est une loi non écrite, mais une loi inflexible
que le président des États-Unis ne peut pas être un catho-
lique. Et non seulement le poste de premier magistrat est
interdit aux catholiques par un préjugé qui a toute la force
d'une loi organique, mais l'interdiction s'étend à toutes les
positions politiques ou administratives de quelque impor-
tance. Cela est tellement vrai que, lorsqu'un catholique
parvient, par hasard, à une situation un peu. en vue, c'est un
événement dont toiit le monde parle. Non seulement le suf-
frage universel et le suffrage restreint écartent les catho-
liques, de la Chambre des représentants et du Sénat, mais le
président lui-même en nommant aux postes qui sont de son
ressort, obéit au même aveugle préjugé. En Angleterre, les
protestants admettent que les catholiques se défendent. Aux
Etats-Unis, les sectes maçonniques ne l'admettent pas. En
Angleterre, depuis un demi-siècle, la vraie liberté reprend
ses droits. Dans la République de Washington, c'est l'esprit
d'Elisabeth et de Cromwell qui domine encore.
L'esprit gouvernemental des Etats-Unis est hostile à
l'Eglise catholique, il n'est pas chrétien^ mais déiste. Le vrai
Dieu du peuple américain et du gouvernement américain,
c'est l'humanité, c'est l'homme. Pour beaucoupc'est même le
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:i58 IK SITUATION RELIOIEUBE AUX É'
tout-puissant dollar, fhe Almighty dollai
la République Américaine a été d'un de
tique absolu, une république fondée uni<
nité se concrétisant dans le peuple^ ou, pli
la 7«a/on7^ du peuple, telle que cette m
auxéleetions. Nulle part ne se trouve, dai
de cette République, la reconnaissance d'
rieur aux droits de Thomme et les limitai
volution Américaine ne diffère guère, qu<
l'esprit de la Révolution Française. Les
biique Américaine attribuèrent formellei
maine au pouvoir civil. L'Eglise, parlai
Léon XIII, dans l'encyclique Diiiturnum
« qu'il faut chercher en Dieu la sourc
rÉtat ».
De plus, la déclaration d'indépendanc
à la révolte contre le pouvoir légitimem
causes purement politiques, pour des ac
ministration. Or Léon XIII enseigne (
clique qu'il a n'existe qu'une seule raiso
l'obéissance : c'est le pas d'un précepte
traire au droit naturel ou divin. » La Ré]
ne fut pas fondée par l'homme sur Dieu
rhomme sur Thomme. C'est une origin
solument naturaliste, et Ton peut dire, e
au contraire de la P'rance qui est la fil
et la première nation fondée sur le droi
biique de Washington est la fille aînée
nerie, et la première nation établie sur 1(
ralisme maçonnique. Cette Républiqu
gouvernemental, estvraimentathée. Mais
a Qui n'est pas pourmoi, est contre moi »,<
L'esprit du siècle, Tesprit de ce nu
Christ n'a pas prié, ne peut jamais deveni
qui est le prolongement du Christ à ti
monde haïra toujours l'Eglise. Cette haii
des preuves de la divinité de l'Eglise e
de ressemblaïuo avec son Fondateur ; c
rogatives. Nulle autre institution n'a <
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LA SITUATION RELIGIEUSE AUX ÉTATS-UNIS 359
comme l'Eglise Ta toujours été et le sera toujours, parce que
nulle autre ne représente sur la terre la pensée divine
comme TEglise la représente. « Si le monde vous hait, sa-
chez qu'il m'a haï avant vous... Le serviteur n'est pas plus
grand que son maître. S'ils m'ont persécuté, ils vous per-
sécuteront aussi. » Or ce monde voué au culte de la richesse,
du pouvoir, des jouissances, de tout ce qui brille et qui passe ;
ce monde maudit par le Christ, où trbuve-t-il plus de fer-
vents adeptes qu'aux Etats-Unis ? Nulle part ailleurs l'esprit
de ce monde n'est plus puissant, plus universellement ré-
pandu, plus dominateur des idées et des mœurs. Nulle part
Topinion publique, les lois, les institutions, les usages ne se
modèlent plus fidèlement sur cet esprit ennemi de Tesprit de
Dieu. Il sufQt d'avoir vécu quelques années aux États-Unis
pour s'apercevoir que ce pays, loin d'ètf e la patrie de l'Eglise,
the Churc/i\s Home est plutôt Yhabitat du naturalisme maçon-
nique. Il est donc moralement impossible que « l'esprit du
siècle » des États-Unis, l'esprit public, l'opinion publique,
puisse devenir très favorable à l'Église. 11 lui est au contraire
très hostile, à cause de la nature même de cet esprit et de
l'Eglise. Et si l'esprit du siècle est devenu « très favorable »
à certains catholiques américanisants, cela prouve que ces
catholiques sont pervertis, et non pas que l'esprit d-u siècle
est converti. La libre-pensée américaine qui se substitue au
protestantisme est, comme la libre-pensée dans Je monde
entier, positivement hostile à la religion. Elle ne se con*
lente pas de ne pas croire elle-même, elle voudrait détruire
la foi chez les autres. Telle est la situation intolérable faite
aux catholiques des Etats-Unis, malgré tout ce que les ca-
tholiques américanisants ont fait pour être bien vus du gou-
vernement et de leurs concitoyens.
La question scolaire est un cadeau de l'Amérique à TEu-
rope. Le principe radicalement faux et souverainement funeste
qui fait de l'éducation de l'enfant, une fonction de l'Etat,
une œuvre politique, doctrine qui, entre les mains de la franc-
maçonnerie, a conduit à Técole sans Dieu, ce principe sub-
versif de l'Etat enseignant vient, en réalité, du Massachussets
et des autres Etats de la Nouvelle-Angleterre. Dans les
temps modernes, c'est en Amérique qu'a germé de nouveau
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360 LA SITUATION RELIGIEUSE AUX ETATS-UNIS
cette mauvaise graine scolaire^ que le christianisme avait
réussi à étouffer, à force de défendre les droits et d'insister
sur les devoirs des parents, contre les prétentions de TÉtat
qui voulait absorber ces droits, et contre la paresse naturelle
des hommes qui faisait négliger ces devoirs. Depuis deux
siècles et demi, sur ce coin de l'Amérique, TEtat s*est subs-
titué aux parents dans Téducation de l'enfance. C'est le
système d'écoles publiques. La statistique prouve à l'évidence
que la criminalité et le paupérisme se développent avec le
développement de ce système. Tous les chiffres de la statis-
tique aux États-Unis constituent une démonstration saisis-
sante du caractère funeste dès écoles dirigées par l'Etat, au
détriment de l'influence paternelle. Du moment, en effet, que
l'école cesse d'être une œuvre domestique et paroissiale, du
moment qu'elle n'est plus (( le prolongement de la famille >•
et le « vestibule du temple )î, l'autorité paternelle et l'au-
torité religieuse perdent nécessairement, auprès des enfants,
quelque chose de leur salutaire puissance et de leur ma-
jesté tutélaire. Les écoles publiques, même religieuses,
ne produiront jamais d'aussi solides catholiques que l'é-
ducation domestique. La saine raison le dit et les faits
le confirment. L'esprit sectaire est au fond de la question
scolaire. Les sectes protestantes, naturalistes et maçon-
niques, poussent partout l'Etat à s'emparer de la direction
des écoles, à faire de l'éducation de l'enfance une œuvre
politique, chaque jour montre les écoles publiques plus
hostiles à toute idée chrétienne, à toute morale divine. L'Etat
devenu mauvais, rend l'école mauvaise, puisque c'est lui qui
la dirige. Et lV*cole mauvaise déprave la jeunesse. C'est le
but diabolique que se propose la secte des naturalistes par
l'école publique neutre placée sous le patronage de l'Etat. Les
catholiques des Etats-Unis sont dont condamnés à rester,
pendant un temps indéfini, sous le régime de la tyrannie
maçonnique et naturaliste. Ils n'ont, apparemment, que trois
choses à faire : 1^ créer des écoles catholiques partout où
cela est possible, même au prix des plus grands sacrifices ;
2* vanter moins la liberté dont ils jouissent, pour ne pas se
rendre ridicules aux yeux des autres peuples ; 3* prier hum-
blement Dieu afin qu'il ne permette pas aux sectes de leur
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LA SITUATION RELIGIEUSE AUX ÉTATS-UMS :Wiî
enlever cette dernière liberté : celle de pouvoir fonder des
écoles catholiques, tout en contribuant malgré eux au
maintien des écoles naturalistes.
La question des nationalités aux Etats-Unis n'est pas ce
qu'elle .est en Europe. C'est une question des plus délica-,
tes. Jusqu'ici j'ai parlé delà situation extérieure, du milieu où
le catholicisme se meut aux États-Unis, des obstacles que
rÉglise y rencontre sur son chemin, des ennemis du dehors.
Il faut maintenant examiner la situation intérieure, les rela-
tions qui existent entre les différents groupes de catholiques,
les causes de l'accroissement du catholicisme et le grave
problème des pertes que l'Eglise y a subies.
Sous le rapport de Thomogénéité nationale, les États-Unis
n'offrent aucun point de comparaison possible avec les vieux
pays de l'Europe.. Il serait probablement impossible de trou-
ver dans l'histoire du monde, un événement semblable au peu-
plement des États-Unis. De l'aveu même d'écrivains améri-
cains, on ne peut pas raisonnablement demander aux étran-
gers qui viennent s'y établir, de se dénationaliser violemment
et brusquement. Respect aux justes lois du pays d'adoption,
accomplissement des devoirs du citoyen, voilà tout ce qu'on
est en droit de leur imposer. Pour le reste: la langue, les cou-
tumes les habitudes, les lois de la nature, qu'elles suivent leur
cours normal et produisent librement leur effet. L'Église qui
est la sagesse même, n'interviendra pas dans ce travail gigan-
tesque qui se poursuit aux États-Unis, dans cette formation de
peuples nouveaux. Si elle intervient, ce sera pour protéger
la liberté, ce ne sera pas pour favoriser les uns au détriment
des autres. On a déjà voulu l'entraîner dans la lutte. Elle a
répondu que les catholiques aux États-Unis sont libres de
parler la langue qu'ils voudront. Jamais l'Église n'a travaillé
à détruire une langue nationale pour la remplacer par une
autre. Elle veut, au contraire, que chaque peuple conserve,
autant que c'est possible, l'idiome qui lui est propre ; car di-
vinement inspirée, elle sait qu'il existe un lien mystérieux
entre la langue d'un peuple et son caractère intime. Détruisez
la langue d'un peuple, et vous faites disparaître je ne sais
quelle sève qui lui donnait la plénitude de la vie. Or, ce sont
des peuples forts, vigoureux, bien vivants, que veut l'Eglise,
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302 LA SITUATION RELIGIEUSE AUX ÉTATS-UNIS
car seuls de tels peuples peuvent pratiquer dans toute leur
perfection les vertus chrétiennes. Voilà pourquoi Tassimila-
tioh forcée ne peut pas être une politique conforme à Tesprit
de rÉglise. Les faits parlent pour ceux qui combattent Tassi-
milation, et qui travaillent, à grouper les catholiques alle-
mands, français, italiens, etc., en paroisse ou en quasi-pa-
roisses séparées. L'expérience prouve que, partout où Tonne
cherche pas à conserver la langue maternelle des catholiques,
la foi se perd. La diversité des langues offre, sans doute,
des inconvénients ; mais ces inconvénients ne sont absolu-
ment rien si on les compare aux maux qui résulteraient
d'une tentative persistante et générale d'américaniser tous
les catholiques de* États-Unis, au sens qu'y attachent les
américanisants. Que Ton continue à exhorter les catholiques
à se montrer toujours des citoyens exemplaires, respectueux
des lois et de Tautorité civile ; qu'on travaille à les unir par
le seul lien qui puisse les attacher les uns aux autres, la
charité fraternelle ; mais qu'on ne cherche pas à substituer
la langue anglaise aux autres langues^ dans le vain espoir de
se concilier, par ce moyen, les bonnes grâces du gouverne-
ment et de Topinion publique.
Le développement de l'Eglise aux Etats-luis n'a absolu-
ment rien d'extraordinaire. Cet accroissement a principale-
ment pour cause l'immigration provenant de pays catho-
liques, comme en Australie. Une autre cause est l'augmen-
tation naturelle de Télément étranger, augmentation beaucoup
plus forte que celle de Téléinent américain proprement dit.
L'Eglise n'a guère réussi à convertir les protestants et les
infidèles des Etats-Unis. On en trouve bien quelques tenta-
tives isolées, mais nul effort général, aucune action commune
tendant à ce but. Surtout, on n'a jamais songé à organiser
une vaste ligue de prières pour obtenir la conversion du
peuple américain. A dire vrai, une semblable croisade
n'est guère conforme à la tournure d'esprit des catholiques
américains, qui, priç dans leur ensemble, ne comprendraient
pas la nécessité et Tefficacité d'une telle ligue. C'est trop
mystique pour eux ; cela sent trop le moyen-âge. Us comptent
à peu près exclusivement sur Taction personnelle et exlé-
ricuio. Les moyens purement surnaturels qu'il faut joindre
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LA SITUATION REUGIBU8B AUX ÉTATS-UNIS 3dS
aux moyens naturels pour que TactioQ soit complète, ils
n'en saisissent pas Topportunité. Cela tient à leur trop grande
admiration pour ce qu'ils appellent les vertus actives, le côté
naturel de Thomme, et le peu de cas qu'ils font des vertus
dites passives, aspect spirituel (surnaturel) des choses.
Sans doute, la prière ne dispense pas de l'action* Mais c'est
l)ar la prière qu'il faut commencer, pour rendre l'action exté-
rieure efficace et même pour la produire. Tant qu'il man-
quera une ligue de prières pour la conversion des Etat-Unis,
l'action extérieure sera faible, le zèle des catholiques pour
les œuvres apostoliques sera languissant, et les résultats du
travail décourageants. La prière, la prière publique, organi-
sée, doit précéder toute action extérieure. C'est la base de
tout.
C'est cette vérité que les catholiques américains, à peu
d'exceptions près, ne peuvent pas comprendre. La tendance
;t tout matérialiser est comme le trait caractéristique des
catholiques des Etats-Unis. Une autre cause générale qui a
grandement contribué à empêcher le catholicisme de faire
beaucoup de véritables conquêtes aux Etats-Unis, c'est le
préjugé invétéré qui a longtemps existé et qui existe encore
en certains milieux contre l'Eglise catholique : le peuple
américain l'identifiait avec la race irlandaise. Or les Anglo-
Saxons, qui ont imprimé incontestablement leur cachet à
l'élément américain proprement dit, à l'élément yankee^ ont
un profond mépris pour les Irlandais.
Auprès des sauvages, les missionnaires et les religieuses
ont travaillé avec un zèle admirable. Les résultats sont assez
médiocres. Le mauvais vouloir du gouvernement fédéral et
de ses agents est l'obstacle perpétuel. Du reste, le zèle des
laïques appelés à fournir les fonds nécessaires au maintien
des missions parmi les sauvages, n'est pas à la hauteur des
besoins de l'œuvre. Pour la conversion des nègres de l'A-
mérique, il paraît y avoir eu manque de zèle parmi les catho-
liques, purement et simplement. Quant aux vocations sacer-
dotales, elles sont rares, très rares aux Etats-Unis, et il n'y
a certainement pas assez d'ouvriers pour l'ouvrage qu'il y
aurait à faire. Le progrès de l'Eglise y est loin d'avoir été ce
qu'il aurait pu être. Et les ollbrts que Ton liait pour étendre
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364 LA SITUATION RELIGIEUSE AUX ÉTATS-UNIS
le règne de Jésus-Christ semblent stérilisés par un souffle
naturaliste. On compte plus sur Thomme que sur Dieu.
Sous prétexte que,- de nos jours, il est besoin surtout d'ac-
tion personnelle, on néglige la prière et les autres œuvres
surnaturelles. Le résultat qu'on obtient est donc un résultat
purement naturel, c'est-à-dire chétif et nullement merveil-
leux.
Les pertes de l'Eglise manifestent encore plus pénible-
ment l'absence de tout caractère prodigieux dans l'accrois-
sement du catholicisme aux Etats-Unis. L'Eglise d'Amérique
non seulement n'a pu convertir, en grand nombre, ni les
protestants ni les agnostiques de race blanche, ni les païens
de race noire, mais elle n'a pa3 su conserver tous les en-
fants qui lui venaient du dehors. Elle en a perdu un nombre
littéralement incalculable qui se chiffre par millions. Ce
n'est pas l'Eglise elle-même qui a faibli à son devoir. Elle a
fait ce qu'elle a pu, avec les ressources dont elle disposait.
L'Eglise catholique a l'assistance de l'Esprit-Saint, aux Etats-
Unis comme ailleurs, et ce n'est jamais elle qui manque à
l'homme ; c'est l'homme qui lui manque toujours. L'Eglise
d'Amérique a commencé à perdre ses enfants aux premiers
jours des colonies ; elle en a perdu avant la guerre de l'In-
dépendance. Après cette guerre et l'établissement du gou-
vernement de la République, l'Eglise s'est organisée
régulièrement, et les pertes ont dû, dès lors, diminuer.
Cependant, elles n'ont jamais cessé. De tout temps elles ont
été terribles. Elles le sont encore à l'heure présente. Des
millions et des millions de catholiques se sont éloignés de
leur Mère. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'au lieu
d'être dix millions à peine, les catholiques y devraient être
vingt millions. Ce chiiFre est certainement en deçà de la
vérité.
Quelles sont les causes de ces pertes formidables ? Com-
ment tous ces millions sont-ils morts à la vie de la grâce ?
Ils sont morts empoisonnés par l'air vicié qu'on respire aux
Etats-Unis. Voilà la vérité. La cause principale de ce dépé-
rissement de la foi catholique, 'c'est le poison affreux, la
contagion incroyablement maligne qui s'exhale de ces mil-
lions d'âmes malades de matérialisme et d'athéisme. Sans
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LA SITUATION' RELIGIEUSE AUX ÉTATS-UNIS 3«i5
doute, les écoles publiques, que beaucoup d'enfants de ^pa-
rents catholiques ont fréquentées dans le passé et qu'un trop
grand nombre fréquentent encore, sont la cause directe de
ruines incalculables. Mais cette cause particulière n'est
qu'une fraction et qu'un résultat de la grande cause générale.
Les sociétés secrètes aussi ont fait des ravages terribles
parmi les catholiques ; elles en feront probablement de plus
terribles encore à l'avenir ; et non seulement les sociétés de
la franc-maçonnerie proprement dite, mais les sociétés se-
condaires organisées par la Loge sous prétexte de bienfai-
sance, de patriotisme, de secours mutuels. Toutes ces socié-
tés neutres, qui échappent à la direction de • l'Eglise, sont
plus ou moins soumises à l'influence de la franc-maçonnerie.
Un autre élément de la grande cause des pertes de l'Eglise
résulte des mariages mixtes. Ordinairement, ces mariages
produisent la tiédeur chez le mari ou la femme catholique ;
l'apostasie ou l'indifFéreùce complète chez les enfants.
Pensons enfin au manque de prêtres. Il y a 11,000 prêtres
environ, pour une population catholique de 10 millions.
Gela donne, en moyenne, un prêtre par 909 catholiques. Si
la population était toute massée dans quelques centres, il y
aurait sans doute assez de prêtres pour le nombre des fidèles.
Mais il faut considérer l'étendue du territoire sur lequel ces
dix millions de catholiques^sont disséminés. Les catholiques
qui s'éloignent des centres tombent dans un véritable désert
spirituel : ils n'ont ni prêtres, ni écoles, ni voisins catho-
liques, très souvent. Les prêtres, quelque zélés qu'ils soient^
ne peuvent pas suivre des brebis qui s'égarent ainsi dans
les campagnes et les villages. Ces familles insolées qui s'en-
foncent dans les lieux écartés, sont nécessairement et fatale-
ment perdues, au moins à la seconde génération. Mais ceux
dont la foi est déjà affaiblie par l'infiltration des idées maté-
rialistes ; ceux qui auraient précisément le besoin le plus
impérieux de la vie paroissiale, s'en vont toujours où la fan-
taisie elles nécessités du moment les appellent, sans se préoc-
cuper des misères spirituelles qui les attendent loin du prêtre .
Si l'on arrive un jour à pourvoir efficacement aux besoins
religieux de toutes les familles catholiques dispersées dans
les campagnes ; si l'on réussit jamais à faire instruire tous
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J6Ô LA SITUATION RELIGIEUSE AUX ETATS-UNIS
les enfants catholiques dans les écoles catholiques, alors les
pertes de TEglise seront réduites au minimum. Mais ce double
événement si désirable ne se produira pas de si tôt. Cepen-
dant, avec toutes les familles catholiques fréquentant l'Église
et tous les enfants catholiques ; avec, en plue, une sérieuse
propagande, basée sur la prière, en vue de conquérir des âmes
à Jésus-Christ, on pourrait espérer voir les conversions l'em-
porter enfin sur les' désertions.
Les faits exposés confirment hautement la doctrine de
l'Église, savoir que le régime du libéralisme, du droit com-
mun, de l'Église libre dans l'État libre^ de la Séparation de
l'Église d'avec l'État, n'est pas le régime le plus favorable
au développement de la religion. L'Eglise étant d'institution
divine appelle ou Tanvour ou la haine. La véritable indiffé
rence est aussi impossible à son égard qu'à l'égard de Jésus-
Christ lui-même. Ce qui se passe aux Etats-Unis nous montre
clairement que l'on n'a pas découvert en Amérique un moyen
plus facile de se sauver et de sauver les autres. Ceux qui,
dans ce pays, ont accompli les œuvres de Dieu, ont employé
les vieux procédés que les Apôtres mêmes nous ont transmis.
Pour se sanctifier, là-bas comme ailleurs, il faut prier, se
mortifier et vaincre la chair de toute manière. Ce que
Ton a pris pour des vertus « actives » ne sont que des qualités
naturelles, ou môme des défauts, incapables d'élever l'homme
à sa fin surnaturelle. Les évoques et les prêtres qui ont opé-
ré des prodiges en Amérique, venus presque tous de l'Eu-
rope, ont suivi les méthodes de l'ancien temps, les méthodes
des saints de tous les siècles et de tous les pays. Ils étaient
animés de l'esprit apostolique, non point de l'esprit moderne.
Ils prêchaient Jésus-Christ crucifié et ne s'entretenaient
guère de progrès et de liberté avec les reporters des jour-
naux profanes. L'Évangile, et non la politique, était leur
arme de combat. En un mot, ils savaient et enseignaient que
de nos jours, comme autrefois, on arrive au ciel, non pas en
chemin de fer, mais seulement par le Chemin de la Croit.
Fr. Joseph de Léonissk.
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NOTES THEOLOGIQUES
SUR L TNION DE L'HOMME A JÉSUS-CHRIST
Suite (1)
11
DOCTRINK DE SAINT TkOMAS
Saint Thomas, le très fidèle disciple de saint Augiislin,
est de tous les théologiens celui qui allirme le plus forte-
ment et qui expose le plus clairement la nécessité de Tcu-
charistie pour le salut.
L'Ange de TEcoie est, comme on le sait, le théologien et
le chantre inspiré de l'eucharistie. Le Concile de Trente
avait placé la Somme de ce grand docteur à coté des saintes
Ecritures, pour attester qu'il en était Tiaterprète le plus
plus autorisé ; et Notre-Seigneur lui-même lui avait rendu
ce témoignage, qu'il avait bien écrit du mystère de l'Eucha^
ristie. L'autorité de saint Thomas, particulièrement sur le
sujet qui nous occupe, est donc aussi grande que possible,
et, en suivant sa doctrine, nous sommes assurés d'avoir le
sentiment même de l'Église.
Quel est donc l'enseignement de saint Thomas sur la né-
cessité du sacrement de l'Eucharistie ? C'est ce que nous al-
lons étudier , d'abord dans les différents ouvrages qu'il a
composés, et ensuite xlans sa Somme théohgique, qui est
l'expression définitive de sa doctrine.
Opusc. LXIV. De sacr. Euch. cap. V. « L'eucharistie est
de nécessité, comme le baptême et la pénitence. C'est le sa-
crement de la réconciliation de l'homme à Dieu. De même,
en effet que le Fils de Dieu en prenant la chair de l'homme
s'est fait un avec nous ; de même, nous, en prenant sa chair
(1) Voir le fascicule de septembre 1903,
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f
368 NOTES THÉOLOGIQU
et son sang, nous devenons un avec lui
parvenons à l'unité avec Dieu, et qu
ciliés au Père éternel. »
Opusc. LVII, cap. 6. « Une des rais
sus-Christ nous a donné son cor^s c
corruption de notre nature avait bes
effet, de même que le fruit défendu a
cipe de la corruption et de la mort, a
que le principe de la justification et d
nous dans un aliment ; et cet aliment
c'est le corps de Jésus-Christ. Aussi
« ne mangez la chair du Fils de Thoni
« son sang, vous n'aurez pas la vie en
ramène à la vie, c'est le corps de Jésus
en tant qu'aliment, et en tant qu'alim
C'est l'eucharistie qui est pour nous h
une manducation spirituelle du corps
In IV. dist. VIII. Q. 1. art. 2. Quaes
baptême est de nécessité en raison d(
facer le péché originel ; mais Teuchar
quant à la foi de ce que ce sacrement i
de Tœuvre de notre rédemption. » Le
ristie représente la passion de Jésus-(
mérite à chaque homme en particulier
In Evang. lo. Cap. VI. Lect. 6. « Le
sont grands et éminents. Ils sont gra:
duit maintenant la vie spirituelle, et
nelle. L'eucharistie en effet est le s£
du Seigneur, et elle contient le Chris
que tout ce que la passion a opéré, to
sacrement ; car ce sacrement n'est riei
plication à chaque homme de ce que h
tous. Il ne convenait pas que le Ch
parmi nous selon sa présence naturel
pléer par ce sacrement. 11 est donc mi
tion de la mort, que le Christ a détruit
tauration de la vie, qu'il a opérée pa
cela est Teffet de ce sacrement. » —
Christ parmi nous est la cause de notr
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SUR L'UNlON DE L'HOBfME A JÉSUS-CHRIST S69
de Jésus-Christ se perpétue dans l'Eglise militante par le
sacrement de Teucharistie. Cest donc ce sacrement qui est
pour nous le principe du salut.
In IV. dist. YIII. q. 1. a. 2: quaestiunc. 2. « La manne
avait en elle-même la suavité de tous les goûts, comme il est
dit dans la Sagesse au chapitre seizième, et elle était la figure
de Teucharistie. Mais, dira-t-on, si l'eucharistie avait tous
les goûts spirituel, elle aurait l'effet de tous les sacrements,
et ceux-ci deviendraient inutiles. » = Ad 4'"°* : « L'eucha-
ristie contient toute suavité, en ce sens qu'elle nous donne
Jésus-Christ, qui est la source de toute grâce : bien que
Tusage de ce sacrement n'ait pas été institué pour produire
la grâce propre des autres sacrements. On peut dire aussi
que^'eucharistie a pour effet de produire toute suavité,
parce qu'elle opère par mode de manducation et de réfec-
tion, ce qui est propre à ce seul sacrements Ou bien on peut
dire avec sjiint Denis,' que les effets de tous les sacrements
peuvent être attribués à l'eucharistie, parce qu'elle est la
perfection de tous les sacrements, et qu'elle contient en elle-
même, comme en résumé, tout ce qui se trouve dans chacun
des autres sacrements.
In IV. dist. IX. a. 1. d. 1. quaestiunc. 2. « Il semble que
la réception sacramentelle du corps du Christ soit de néces-
sité de salut, car de même qu'il est écrit du baptême : « A
« moins que quelqu'un ne renaisse de l'eau et de l'Esprit
« saint, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu », de
même il est dit de l'eucharistie : « Si vous ne mangez la
« chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez son sang,
« vous n'aurez pas la Vie en vous. » Ad l^^. « Il faut dire
que le Seigneur parle de la manducation spirituelle de son
corps, sans laquelle il ne peut avoir de salut. »
In IV. dist. VllI. q.2, art. 4. — Exposit. text,ad 2"". « La
réception sacramentelle de l'eucharistie ne confère pas une
dignité hiérarchique supérieure à celle que le baptême a
produite, parce que celui qui est baptisé est par le fait même
ordonné à l'eucharistie. » Et parce que, comme saint Thomas
le dit ailleurs, celui qui est baptisé est « vraiment converti
au corps du Christ » et « participe vraiment au corps du
Christ. »
K. F. — X. — 26
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;j7t) .NOTES THtoLOGIQUES
Saint Thomas confirme et compièle dans sa Sotnme théo-
logique ce qu'il avait dit dans ses autres ouvrages sur la né-
cessité de Teucharistie pour le salut.
Q. LXXIII. art. 3. Conclusion. « Bien que le sacrement de
Teucharistie ne soit pas nécessaire au salut quant à sa ré-
ception sacramentelle, comme le baptême ; cependant, il est
nécessaire au salut quant à son effet, qui est Tunité du corps
mystique. »
« Il y a deux choses à considérer dans ce sacrement, le
sacrement lui-môme et Teffet du sacrement. Or cet effet,
c'est Tunité de corps mystique, sans laquelle il n'y a pas de
salut ; car l'entrée du salut n^esl ouverte à personne en de»-
hors de l'Eglise, de même qu'au déluge personne n'a été
sauvé hors de Marche de Noé, qui signifiait l'Eglise. De plus«
l'effet d'un sacrement peut être obtenu avant la réception de
ce sacrement, par le désir même de le recevoir. D'où il suit
que l'homme peut obtenir le salut avant d'avoir reçu l'eu-
charistie, par le désir de la recevoir, de même qu'avant le
baptême, par le désir de ce sacrement. La réception de l'eu-
charistie est nécessaire pour la parfaire, mais non pour l'avoir
simplement, car il suffit d'avoir l'eucharistie dans le désir,
comme on a la fin dans le désir et Tintention. — * Par le
baptême^ l'homme est ordonné à TEucharistie ; d'où il suit
que par cela même que l'enfant est baptisé, il est ordonné
par l'Eglise à l'eucharistie, et de même que l'enfant croit
parla foi de l'Eglise, il désire l'eucharistie, et par là il reçoit
l'effet de ce sacrement ? — Saint Augustin avait dit presque
dans les mêmes termes : « Par la voix de ceux qui les portent,
« les enfants au baptême croient, et par leur cœur ils
« mangent la chair du Christ. » (Epist. 107 — ad Vital).
Ainsi l'enfant au baptême entre dans l'unité de l'Eglise ;
et cela, c'est l'effet propre de l'eucharistie, et cet effet, il le
reçoit en vertu d'un désir de ce sacrement, en .vertu d'une
communion spirituelle.
Dans la question 73, saint Thomas dit que la première
union de l'homme à Jésus^C4hrist est l'effet de Teucharistie.
Dans la question 79^ il dit que l'eucharistie produit la grâce
première. Comme Soto le fait observer avet tous les com-
mentateurs, saint Thomas ne cherche pas si TEuchariette
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372 NOTES THEOLOGIQUES
Q. LXXIX. art. 1. ad 1. « Le sacrement de reucharistie i
de lui-même la vertu de conférer la grâce ; aussi, personne
n'a la grâce avant d'avoir reçu ce sacrement, si ce n'est par
quelque désir de le recevoir, soit par un désir personnel
comme pour les adultes, soit par le désir de TEglise comme
pour les enfants. Ainsi, c'est par TefQcacité de la vertu de
ce sacrement, même par le simple désir de le recevoir,
l'homme obtient la grâce, par laquelle il est vivifié. » —
C'est donc par l'efficacité de la vertu de l'eucharistie, et en
raison du désir de ce sacrement, que l'enfant au baptême
est vivifié par la grâce-
Q. LXXX. art. XI. « Il est manifeste que tout homme est
tenu de recevoir ce sacrement au moins d'une manière spi-
rituelle, car c'est là être incorporé à Jésus-Christ. Mais la
manducation spirituelle inclut le désir de recevoir ce sacre-
ment, et par conséquent l'homme ne peut pas être sauvé sans
désirer recevoir ce sacrement. Or ce désir serait stérile,
si on ne l'accomplissait pas quand on en a la facilité. D'où
il suit manifestement que l'homme est tenu de recevoir ce
sacrement, non seulement par le commandement de l'Eglise,
mais par le précepte même du Seigneur ? — Saint Thomas
enseigne comme certain que l'obligation de la communion
sacramentelle est de droit divin ; et la preuve qu'il en donne,
c'est que la grâce est donnée au baptême en vertu du désir
de recevoir ce sacrement. Il regarde donc aussi comme cer-
tain, que c'est l'Eucharistie qui opère la grâce première et
que ce sacrement est de nécessité pour le salut.
Q. LXV. art. IV. ad 2. « Ces paroles du Seigneur : « Si
« vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et si vous ne
« buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous. », ne s'en-
tendent pas seulement de la communion sacramentelle,
mais aussi de la communion spirituelle, comme saint Au-
gustin l'a exposé. Elles ne prouvent donc pas que la récep-
tion réelle de l'eucharistie soit de nécessité, comme celle
du baptême pour les enfants. »
Q. LXXIII. art IV. ad 4.' « L'institution des sacrements
est ordonnée par rapport à la perfection de la vie spirituelle,
qui est leur commune fin ; et c'est pourquoi l'eucharistie a
dû être instituée avant le baptême, parce qu'elle est avant
^. Digitized by ^002^»_^_
SUR L'UNION DE yHOMME A JESUS-CHRIST 373
lui quant à Tintention, bien qu'elle vienne après lui quanta
sa réception sacramentelle. »
Q. LXX- Art. III. ad 3. « L'eucharistie est plus excellent^
que les sacrements qui impriment caractère. Le caractère
en effet est une certaine participation au sacerdoce de Jésus-
Christ, mais le sacrement de Teucharistie unit Jésus-Christ
lui-même à Thomme ».
Q. LXXIX. Art. III. « La vertu de ce sacrement, considérée
en elle-même, s'étend à la rémission de tous les péchés, en
raison de la passion de Jésus-Christ, qui est la cause de la
rémission des péchés... Ce sacrement peut opérer la rémis-
sion des péchés de deux manières, soit en étant reçu seule-
ment par le désir, comme il arrive au pécheur qui est justi-
fié avant de communier sacramentellement, soit quand il est
reçu sacramentellement avec le péché, dont on n'a pas con-
science et dont on n'a plus la volonté. Le pécheur alors obtient
par ce sacrement la grâce de la charité, qui produit la contri-
tion et la rémission du péché ».
Saint Thomas dit que l'eucharistie est la cause de la rémis-
sion des péchés, parce qu'elle représente la passion et qu'elle
en applique le mérite à chaque homme. Le Concile de Trente
condamne ceux qui disent que le fruit principal de l'eu-
charistie est la rémission des péchés. Sess. XIII., c. 6. Son
fruit principal en effet et la fin de son institution, c'est la
perfection de l'union à Jésus-Christ et l'alimentation de la
vie spirituelle ; mais le saint Concile ne condamne pas ceux
qui disent avec saint Augustin et saint Thomas, que ce
sacrement est le principe universel de la rémission des pé-
chés et de toutes les grâces.
La forme de la consécration du calice porte : « Celui-ci est
« le calice de mon sang, du nouveau et éternel testament, qui
« sera répandu pour vous et pour beaucoup en rémission
a des péchés » .Ces paroles sont prises de la première épttre
aux Corinthiens, chap. XI, 25. < — Bossuet : « Au lieu que la
Vulgate traduit : le sang qui sera répandu pour vous, l'ori-
ginal porte : qui est répandu, qui se répand, au temps pré-
sent, dans saint Mathieu et dans saint Marc ; et, sur le corps,
le même orignal porte, dans saint Paul : le corps qui est rom-
pu, qui se rompt pareillement au temps présent. Et dans
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37% NOTES THÉOLOG
saint Luc la version porte, aussi bi(
donné, qui se donne, « quod dalur
(Médit, sur l'Evang, — La scène, l''
Cette remarque est importante, (
que, d'après les saintes Ecritures,
opèrent la rémission des péchés, (
corps qui devait être rompu et ce
pandu dans le sacrifice de la croix
était rompu et ce sang qui était rép
charistique, lequel applique à chaq
sion du Sauveur a mérité pour toui
Telle est donc la doctrine de sain
et dans tous ses écrits : Teuchar
moyen ; c'est elle qui produit la
Jésus-Christ et la grâce première. '
dQ saint Thomas enseignent comm
trine, et ils ont toujours cru que <
maître.
D'ailleurs, renseignement de sa
et si clair, que ceux qui ne Taccep
le plus grand embarras, quand il
autre sens aux textes du saint doct
preuve, que le vrai sens de saint '1
venons de dire.
De Lugo ne professait pas que 1
site de moyen. Cependant, déférar
l'Ange de TEcole, il se rapproche .
quez, dit-il, trouve que cette doct
fort difiîcile. Mais on peut dire, ce
du saint docteur, que le désir de
dans le baptême, en ce sens que
laquelle tous les autres sacrements
comme la fin opère en vertu de l'ii
de la fin précède 1 élection des mo;
intention de Teucharistie précède
(De Euch. disput. 111, secl. 2).
De Lugo ne répugne donc pas à
que l'eucharistie opère, comme eau
conférée au baptême, mais il y a
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SUR i'
UNION DB L HOMIfB A JÉSUS^HRIST 375
rejettent formellement cette doctrine et qui ne veulent mâine
pas reconnaître que ce soit celle de saint Thomas.
SuAREZ : « Saint Thomas dit que la grâce première n'est
jamais produite sans le désir de Teucharistie, et que c'est ce
sacrement qui Topère. Cette doctrine offre la plus grande
difficulté parce qu'il semble s'ensuivre que ce sacrement ait
été institué de soi pour produire la grftce première^ et qu'il
soit de nécessité de moyen, ce que nous n'approuvons pas. »
(c Mais, dira-t*on, saint Thomas a donc parlé de l'eucha*
ristie sur ce point d'une manière équivoque. Je réponds que
ce n'est pas à proprement parler une équivoque ; mais parce
que ce sacrement contient Jéaus*Christ qui est l'auteur
de toute grâce, saint Thomas attribue à l'eucharistie ce qui
appartient à Jéaus<Christ considéré en lui-même et d'une
manière absolue. L'Eucharistie est le corps du Christ et c'est
pourquoi il attribue à ce sacrement ce qui convient au corps
du Christ, » (in 79 a. 1. Edit. Vives. T. XXI. p. 383.)
Mais cette explication est formellement contraire à la doc^
trine de saint Thomas, qui enseigne sous toutes les formes,
que c'est en tant qu'il est dans l'eucharistie que Jésus-Christ
opère la grâce première.
Plus on étudie saint Thomas, plus on s'étonne qu'on ait
pu contester que ce soit là son enseignement.
m
Doctrine de l'Eglise.
Après avoir étudié saint Augustin et saint Thomas il nous
reste à entendre l'Eglise elle-même affirmant par la voix de
aes pontifes et par l'organe du catéchisme romain que l'eu-
charistie est de nécessité pour le salut.
1. Saint Innocent et saint Gélose.
Innocent à Sylvain, à Yalentin et aux autres très chers
frères qui ont assisté au concile de Milève, salut dans le
Seigneur.
a Quant à ce que les Pélagiens affirment^ que les enfanta
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376 NOTES TUÉOLOGIQUES
peuvent avoir la vie éternelle sans la grâce du baptême, c'est
une chose in'sensée; dar, s*ils ne mangent la chair du Fils de
rhomme et s'ils ne boivent son sang, ils n^auront pas la
vie en eux. Quand ils disent que les enfants peuvent avoir
cette vie éternelle sans la régénération, il me semble qu'ils
veulent annuler le baptême lui-même, puisquHls disent
que les enfants possèdent cette vie que, suivant notre foi, le
baptême seul peut leur conférer ; donc si il n y pas de pré-
judice à ne pas naître de nouveau, ils sont contraints d'a-
vouer que le sacrement de la régénération n'a pats d'utilité. »
Rapporté par saint Augustin dans sa lettre 182 — Ailleurs,
93. — (Migne, T. II. p. 285.)
Saint Augustin cite ces paroles de saint Innocent, dans sa
lettre au pape Boniface, et il ajoute : « Voici donc que le pape
Innocent, d'heureuse mémoire, enseigne que sans le baptême
du Christ et sans la participation du corps et du sang de Jé-
sus-Christ, les enfants n'ont pas la vie éternelle. » (Contra
duas epist. Pelagian. — ad Bonif. Eccl. rom. episc. Lib. II,
cap. 4, n. 7, — p. 576.
Saint Augustin dit encore dans sa lettre à saint Paulin ;
« Les Pélagiens vont contre la sentence du Seigneur, qui
dit : (c Celui-ci est le Pain descendu du Ciel, afin que, si quel-
« qu'un en mange, il ne meure pas », et un peu après : « En
« vérité, en vérité je vous le dis, si vous ne mangez la chair
c( du Fils de Thomme et si vous ne buvez son sang , vous
« n'aurez pas la vie en vous ». Ils vont aussi contre l'autorité
du Siège apostolique, qui, en traitant de cette matière, a in-
voqué ce témoignage de l'Evangile. » (Epist. ad Paulin, n.28,
p. 826.)
Ibid. n. 29. « Qu'ils se rendent donc à l'autorité du Siège
apostolique, ou plutôt du Maître et Seigneur des apôtres, qui
dit que les enfants n'auront point la vie en eux, s'ils ne mangent
la chair du Fils de l'homme, ce qu'ils ne peuvent faire qu'en
recevant le baptême. (Epist. 184, — alibi 106. Alyp. etAu"
gust. ad Paulin,episc., ipsumplenius instituentesadv. Pelag.
hœres. t, II, p. 815, édit. Migne.)
Le pape saint Gélase écrit aux évêques du Picenum, pour
les confirmer dans la foi et les prémunir cofttre l'erreur des
Pélagiens, qui se répandait dans l'Italie: et affrontant la co-
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SUR LUNION DE L'HOftfME A JESUS-CHRIST 377
1ère des deux empereurs hérétiques Ânastase et Théodoric,
il adresse à ses frères la lettre admirable que nous allons
rapporter.
Gélase, évéque, à tous les évèques du Picenum, salut dans
le Seigneur :
« Nos premiers parents ont été créés innocents et immor-
tels; mais ces principes de notre substance ayant péché, ils
sont devenus passibles et corruptibles, et toute la nature hu-
maine avec eux. »
<c Les saintes Ecritures, les sacrements même de TEglise
et la tradition des Pères attestent que la génération humaine
a été viciée dans son principe, et que tous les hommes sont
par nature enfant^ de colère. Aussi il est écrit : « Celui qui
i< croira et qui sera baptisé, celui-là aura la vie éternelle ;
« mais celui qui ne croira pas, il est déjà jugé et la colère de
« Dieu demeure en lui. » Id. IIL Et le Seigneur a prononcé
lui-même de sa voix divine : « Celui qui n'aura pas mangé
« la chair du Fils de Thomme et bu son sang,, il n'aura pas
« la vie en lui. » Où nous voyons que personne n'est excepté,
et personne n'a jamais osé dire que sans le sacrement du ^
salut on pourrait parvenir à la vie éternelle. Or sans cette
vie, il n'est pas douteux qu'on demeure dans la mort éter-
nelle. »
« Bien que le royaume des cieux soit la même chose que
la vie éternelle, la providence de Dieu a voulu qu'il fût écrit,
non seulement : « Celui qui ne renaîtra pas de l'eau et de
« l'Esprit, n'entrera pas dans le royaume des cieux, » mais
aussi « Celui qui n'aura pas mangé la chair du Fils de
l'homme et bu son sang, n'aura pas la vie en lui. »
« Ce qu'ils disent est donc de nulle valeur, que les en-
fants sans la régénération sont seulement privés du royaume
des cieux, mais qu'ils ont la vie éternelle; car sans le bap-
tême ils ne peuvent pas manger la chair du Seigneur et boire
son sang, et sans cela ils ne peuvent avoir la vie en eux-
mêmes et ainsi ils demeurent dans la mort. »
Le pape saint Gélase écrivait cette lettre après la mort de
saint Augustin. Il reproduit, comme on le voit, l'argumenta-
tion, les textes et les paroles du grand docteur.
Saint Gélase afBrme donc avec son autorité apostolique.
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378 NOTES THÊOLOGIQUBS
que las enfants comme les adultes ne peuvent pas avoir la vie
éternelle sans avoir mangé le corps du Seigneur, et il prouve
la nécessité de cette manducation du corps du Christ par les
textes de TEvangile où Notre^Seigneur parle de son corps,
en temps qu'il est aliment danis Teucharistie. C'est donc le
corps eucharistique du Christ qu'il faut manger, au moins
d'une manière spirituelle, pour avoir la vie. C'est donc le
corps eucharistique du Christ, qui est pour nous le principe
du salut.
Uossuet qui ne professait pas que Teucharistie fut de né-
cessité de moyen, reconnaît cependant que cette doctrine
est celle de Tantiquité et du Saint-Siège,
a Saint Augustin, dit*il, établit la nécessité de Teucba*
ristie,.en s'appuyant sur ce passage de saint Jean ; « Si vous
ne mangez la chair du Fils de Thomme el ne buvez son sang,
vous n'aurez pas la vie en vous, a Or cette preuve n'est
pas seulement de saint Augustin, mais encore du pape
saint Innocent, dans sa réponse au concile de Milève, quo
toute TEglise a rangée dans ses canons ; et elle est encore
du pape saint Gélase. Elle est donc si clairement du Saint-
Siège, que saint Augustin ne. craint point de dire, dans son
épUre à saint Paulin, que ceux qui la rejettent, malgré la dé-
cision du pape saint Innocent, s'élèvent contre l'autorité du
siège apostolique. On ne peut donc nier que cette preuve ne
soit celle du Saint-Siège et de toute l'Eglise catholique. Elle
est encore celle des autres Pères contemporains de saint
Augustin. Et afin qu'on ne pense pas que cette doctrine fût
nouvelle, on la trouve dans saint Gyprien, aussi clairement
que dans les Pères qui ont suivi. » Défense de la tradition et
des saints Pères. (Liv, I, chap. 12).
Les saints Pères et l'Eglise elle-môme ayant afBrmé d'une
jnanière si claire et si formelle, que l'eucharistie est de né-
cessité pour le salut, comment les théologiens de cesdernieru
siècles ont-ils pu en venir à rejeter cette doctrine? C'est ce
que nous laisserons à d'autres à comprendre et à expliquer.
Si quelques-uns jugent que c'est là pour la théologie une
heureuse innovation et un progrès, nous sommes assurément
très éloignés de partager leur sentiment.
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SUR L'UNION DE Vï
Le Catéchisme d
Si les théologiens se sont (
cessité de Teucharistie, la sai
le voir, est demeurée consta
Le catéchisme du concile
le catéchisme romain et le c
formellement que le sacren
saire au salut. Or on peut di
catéchisme romain est la doc
Ce catéchisme en effet a é
do Trente par quelques-uns
Icbres, qu'il avait délégués à
n'était pas achevé, au mome
Pères laissèrent au pontife
l'approbation lorsqu'il aurait
Le saint et savant pontife 1
à ce grand ouvrage. Il en co
Borrhomée, qui s'y employa
qui rendit parla un service ï
examina lui-même le catéch
faire chaque fois quelques
quand il Teut amené au degr
lui donna sa solennelle appr
universel », affirmapt « qu'il
« les pasteurs doivent enseij
Le catéchisme romain est
de Trente et de TEglise, et
lui confère une autorité, qi
celle du missel et du bréviaii
Concile lui-même. Cette aut(
les docteurs particuliers, de
mas, et elle vient immédiate
lions et des définitions conc
• Voici donc ce que le catéc
seigne sur la nécessité de 1
11 dit, d'abord, que l'eucl
les grâces.
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380 NOTES THÉOLOGIQUES
(Pars 2V de Euch. sacr. N. 47. Edît paris. 1672). « Les fruits
elles avantages de ce sacrement sont immenses.... Il con-
tient l'abondance et Taflluence de tous les biens. » N. 48.
(c L'eucharistie est la source et les autres sacrements en
sont comme les ruisseaux. Il faut dire en effet véritablement
et nécessairement, que ce sacrement est la source de toutes
les grâces , puisqu'il contient en luî-méme d'une manière
admirable le Christ Notrc-Seigneur, qbi est la source des
grâces et des dons célestes et Tauteur de tous les sacrements,
de qui dérive aux autres sacrements, comme de leur source,
tout ce qu'ils ont de bien et de perfection. » — 'Ainsi, ce
•n'est pas seulement Jésus-Christ considéré absolument,
mais c'est le sacrement de Teucharislie qui est la source des
autres sacrements et de toutes les grâces.
Le catéchisme romain dit ensuite qu'on ne peut avoir la
grâce sans recevoir ce sacrement.
N. 52. « Nous avons dit que l'eucharistie confère la grâce,
parce que la grâce première elle-même (dont il faut être re-
vêtu avant de communier sacramentellement, pour ne pas
manger et boire son propre jugement), n'est accordée à per-
sonne, à moins qu'il ne reçoive par le désir ce sacrement lui-
même ; car il est la fin de tous les sacrements et le symbole
de l'unité et de l'union de l'Eglise, et en dehors de l'Eglise
personne ne peut obtenir la grâce. »
De ce texte, dont l'importance est considérable, nous ti-
rons les conclusions suivantes :
1. Pour obtenir la grâce, il faut être dans l'Eglise. Etre
dans l'Eglise, ou être incorporé à Jésus-Christ, est donc
quelque chose de distinct de la grâce sanctifiante ; et en eflFet,
on peut être dans l'Eglise et incorporé à Jésus-Christ par la
foi seule et sans avoir la charité. De plus, l'incorporation à
Jésus-Christ précède la collation de la grâce ; car, pour la re-
cevoir, il faut être dans l'Eglise du Christ.
2. Cette entrée dans l'Eglise, cette incorporation à Jésus-
Christ, c'est l'eucharistie qui l'opère. Ce sacrement en effet
est par ses éléments matériels le symbole de Tunité et de
l'union de l'Eglise ; et comme les sacrements opèrent ce
qu'ils signifient,- c'est l'eucharistie qui produit l'unité du
Christ et de l'Eglise et l'union de tous les membres avec
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JE
le Christ chef et entre eux. Le premier
c'est d'unir Thomme à Jésus-Christ et
dans l'Eglise.
Le texte que nous venons de citer et
quable, que les théologiens du catécl
fait une loi d'écarter toutes les questio
les écoles catholiques. En affirmant d'u
la nécessité de l'eucharistie, le catéch
donc entendre que cette doctrine n'es
ticulière, plus ou moins probable, m
trine traditionnelle et le sentiment mê
Si ce texte du catéchisme du Concil
dans le Concile lui-même, il nous sem
sur la nécessité de l'eucharistie serait
l'autorité du catéchisme n'a pas une
mais pourtant elle est si considérable,
seule à former une conviction théologie
Il serait intéressant de rechercher le
Eglise sur la nécessité de l'eucharis
dans le bréviaire, car les formules d
sont des règles de la foi. On verrait q
textes et d'oraisons sont favoi\ables à
avons exposée, et que rien ne s'y tro
Nous nous bornerons ici à quelques ci
Au canon dé la messe, dans les ora
communion, le prêtre demande à être (
corps et sang du Seigneur de toute i
maux, et d'y trouver une protection e
corps et pour son âme.
Dans la secrète de la messe de sai
on demande d'être véritablement sî
mystères, <( dans lesquels Dieu a cons
sainteté ».
Dans la postcommunion de la mesi
deleine, la sainte Eglise nous fait de
à tout mal <c par le corps et le sang du
« remède précieux et unique. »
On remarquera que la sainte Eglis
ment dans ses oraisons une triple vér
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382 ?Î01E» TMÉOLOGIQUKR
universelle de TEuchariëtie» D'abord, elle insiste sur ce point,
que ce sacrement est un remède, et un remède universel.
De plus, elle dit que Faction sanctifiante et réparatrice de
Teucharietie s'étend égalemetit au corps et à Tâme. Ce sa-
crement^ en etiet) cet essentiellement à la fois un alimente!
un remède, el il a pour llin de sanctifier et de guérir non seu-
lement l'ftme de l'homme, mais aussi sa chair, qui est le foyer
des concupiscences, et son effet est de restaurer tout notre
être spirituel, notre àme et notre corps, « Integer spiritus
(( vester, anima et corpus», {I. Thèse. V, 23), et de ramener
à l'intégrité première toute notre nature, dans les deux élé-
ments qui la composent. Enfin la sainte Eglise nous fait de-
mander par ce sacrement, non seulement les grâces spiri-
tuelles^ mais aussi tous les biens et tous les secours tempo-
rels, qui nous sont utiles pour obtenir la vie éternelle.
Pour ce qui est du bréviaire, on verra que le sentiment
de TEglise se trouve clairement manifesté dans l'admirable
ofQce du corps du Christ et dans le cours de son octave. Au
lieu d'éviter les textes difficiles des saints Pères, qui con-
tiennent la doctrine de la nécessité de Teucharistie, la sainte
Eglise au contraire a choisi des passages de saint Augustin,
de saint Jean Chrysostome et particulièrement de. saint Hi-
laire, qui expriment formellement cette doctrine.
Ainsi donc, nous disons avec la tradition, avec le théologit^
et avec la sainte Eglise, que le sacrement de l'Eucheristie
est de nécessité pour le salut, et que c'est lui qui opère Pin-
corporation à Jésus-Christ et la grâce première*
Concluons cette étude par un remarquable passage de
saint Paschase Radbert, qui résume toute notre pensée sur
ce sujet.
«( Nous venons de vous exposer les sentences des sainte
Pères, afin que vous voyiez que nous n'avons point parlé avec
témérité^ et que nous ne vous avons rien proposé qui ne fut
fondé sur leur enseignement... Il est vrai, plusieurs ont des
doutes sur ces questions, et plusieurs ont ignoré ces admi-
rables mystères ; mais nous, admirons les profonds conseils
de Dieu dans la grande œuvre du salut des hommes. Admi-
rons, louons et bénissons en toutes choses ce que le bien-
heureux Hilaire a compris, par quelle merveilleuse économie
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Google j
SUR L UNION !)K L HOM
le Christ nous a tous rëcapituléî
tère il nous a faits tous un avec
la concorde des volontés, mais
de son sang. « Comment, dit C(
« nous pas que le Christ deme
« puisqu'eh se faisant homme i
« nature de notre chair, et qu
« chair à la nature de son éterrjil
« communique sa chair ? Ainsi
c< que le Père est dans le Christ
Et de même saint Augustin el
nioignage, que c'est de cette ma
Jésus-Christ est en nous et noi
détruire cela, il détruit nécess
ce que l'Homme-Dieu a daigna
dans ce sacrement pour le sal
corp. et sang. Dni ad Frudeg. -
Migtte. p. 1362.)
Pour contrebalancer toute ce
médiation naturelle de Jésus-(
TeuchâHstie, il faudrait que ce
trouver dans U tradition des
formels en faveur de l'opinio
recherché ce» textes avec le ph
découvrif^ et ils ne peuvent pas
Itedise celte doctrine.
Le« chapitres qui vont suivn
ce que nous venons de dire, e
mière toujours croissante que
de moyen, et que c'est elle qui
à rhiimanité de Jésus-Christ.
F
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SAINT PIERRE D'ALCANTARA
ET
SAINTE THÉRÈSE
(Suite) \i).
Après avoir esquissé à grands traits la vie decp grand ser-
viteur de Dieu, il nous plaît maintenant de le placer en face
de son émule en contemplation et en sainteté : la séraphique
Thérèse d'Avila.
. Ces deux âmes, parvenues au plus haut degré de la perfec-
tion séraphique, saint Pierre d'Alcantara et sainte Thérèse,
étaient bien faites pour s'entendre. C'étaient deux âmes sœurs
dans toute la force du terme. « La première fois que je lui
rendis compte de ma vie, de ma manière de faire oraison,
écrit la vierge du Carmel, tout de suite je vis qu'il m'enten-
dait par l'expérience qu'il avait des choses spirituelles. U
m'éclaira surtout, et me donna une claire intelligence des vi-
sions extatiques. Il goûtait un inexprimable [daisir dans le
mutuel épanchement de nos âmes. »
Il convient d'arrêter un instant nos regards sur cette ren-
contre de deux âmes, appelées, dans les desseins de Dieu, à
réaliser l'une des œuvres les plus merveilleuses deleursiècle.
Rappelpns d'abord les circonstances de temps et de lieu qui
firent naitre entre elles ces relations si intimes que l'histoire
nous a conservées.
C'était à Avila, en 1558. Le Père Balthazar Alvarez, reli-
gieux de la Société de Jésus, était, à cette époque, le direc-
(1) Voir la lÎTraison d'août 1903.
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SAINT PIERRE D'ALGilNTARA ET SAINTE THERESE 385
leur de Thérèse. La sainte traversait alors une des crises les
plus terribles de sa vie. Aux joies du Thabor^ avaient suc-
cédé soudain les cruelles souffrances de Tépréuve ; la lumière
avait fait place à l'obscurité ; la tristesse, le trouble, Tangoisse
avaient envahi le cœur de la vierge et torturaient affreuse-
ment son âme. A ces peines intérieures étaient venues s'a-
jouter les terribles assauts du démon. L'ange de Satan, en
effet, visitait fréquemment Thérèse, tantôt sous les traits d'un
horrible petit nègre, tantôt sous une forme plus repoussante
encore. Ces apparitions effrayantes lui causaient parfois de
telles douleurs que ses sœurs épouvantées, osaient à peine
se tenir près de son lit. Mais, seule la surface de son âme
paraissait troublée. Au plus fort de la tempête , Thérèse
calme, résignée, s'abandonnait à Dieu, comme l'enfant à sa
mère, comme l'aveugle à son guide, comme le passager au
pilote qui oriente le navire vers le port. «Je prenais en main
une croix, dit-elle, et Dieu me donnait un tel courage que je
n'aurais pas eu peur d'attaquer tous les démons ensemble.
Je sentais qu'avec cette croix, je les aurais facilement vain-
cus, et je leur disais : « Venez tous maintenant ; je suis la
servante du Seigneur, et je veux voir ce que vous pouvez
faire.Lorsqu'ilsm'apparaissaient,loindem'inspirerlamoindre
crainte, ils semblaient plutôt saisis d'effroi en ma présence.
Parla bonté de mon divin Maître, je gardais sur eux un tel
empire que je n'en faisais pas plus de cas que des mouches.
Je les trouve pleins de lâcheté : dès qu'on les méprise, le
courage les abandonne. Non vraiment, ajoute-t-elle , je ne
puis comprendre ces frayeurs qui nous font crier : le démon,
le démon, quand nous pouvons dire : Dieu, Dieu, et faire ainsi
trembler notre ennemi. Ne savons-nous pas qu'il ne peut
bouger sans la permission du Seigneur? Quant à moi, c'est
certain, je redoute bien plus ceux qui craignent tant le démon
que le démon lui-même. »
Elle avait raison. Méconnaissant les grands desseins de
Dieu sur elle, confondant les bienfaits insignes de la grâce
avec les horreurs de l'esprit infernal, la plupart des âmes
pieuses qui la voyaient, ses sœurs elles-mêmes,ne craignaient
pas d'attribuer à l'action de Satan les phénomènes extraor-
dinaires qui se produisaient dans son âme. Son confesseur,
K. F. — \. — :i(i
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386 SAINT PIEKHE D'ALCANTARA £T SAINTE THERESE
le P. Balthazar , semblait partager cette conviction ; du
moinB, hésitait-il à se rendre aux touchantes protestations
de la sainte. « Non, disait-elle, jamais je ne croirai que le
démon puisse ainsi déraciner mes défauts et me donner en
échange des vertus et un courage qui me portent à tout en-
treprendre pour la gloire de Dieu. Cartel est le résultat de
mes visions. » Aussi, ne sommes-nous point surpris des
douloureuses appréhensions de cette âme obscurcie dans
répreuve. « Je craignais, dit-elle, de voir venir le moment
où je ne trouverais plus de confesseurs et où tous me fui-
raient. Je ne faisais que pleurer ; mes angoisses étaient assez
fortes pour me laire perdre Tesprit. »
Or, tandis que l'héroïque vierge exhalait ainsi ses plaintes,
range consolateur, que la Providence lui avait choisi, venait
d'entrer à Avila. Pierre d'Alcantara approchait du terme de
sa carrière. Exténué par les jeûnes et les mortifications de
toute sorte, il remplissait néanmoins avec un zèle admirable
la difficile mission que le ciel lui avait confiée. Il visitait à
pied, Tune après l'autre, les maisons de sa custodie, traî-
nant courageusement son pauvre corps, si maigre « qu'il
semblait fait d'écorces d'arbres ». Tel était l'enfant de saint
François qui devait employer ses dernières années à donner
à la vie de Thérèse une orientation nouvelle et définitive.
Il ne lui fut point difficile de rassurer l'âme craintive de
la sainte. Sa longue expérience des âmes, jointe aux dons
surnaturels dont il était lui-môme l'objet, lui fit bientôt dé-
couvrir les étonnantes merveilles dont le ciel s'était plu à
favoriser Thumble vierge d' Avila. A la voix du serviteur de
Dieu, tous les doutes que la perplexité de ses confesseurs
avait fait naître dans son esprit, s'évanouirent à Tinstanl.
Thérèse aimait Jésus, et Jéîjus aimait Thérèse : telle était
bien la vérité ; elle éclatait toute rayonnante des paroles
du saint franciscain, et son éclat pénétrait l'âme de Thérèse
des plus ineffables consolations. Ecoutons-la noue raconter
elle-même cette première entrevue : « Comme je n'ai jamais
rien caché à mes guides des plus secrets replis de mon
cœur, écrit-elle, et que dans les choses douteuses, j'ai tou-
jours dit ce qui pouvait m'étre contraire, je lui rendis
compte de toute ma vie et de ma manière d'oraison, le plus
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SAINT PIERRE D ALGANTARA ET SAINTE THERESE 387
clairement qu'il me fut possible. Je vis presque d'abord
qu'il m^ôDtendait par Texpérience qu^il avait de ces voies,
et c'était ce dont j'avais besoin : car Dieu ne m'avait pas
encore fait la grâce qu'il m'a accordée depuis, de savoir
faire comprendre aux autres les faveurs dont il me combla ;
ainsi, pour les connaître et pour en porter un jugement sur,
il fallait en avoir reçu de semblables. lime donna une très
grande lumiàre, et elle m'était très nécessaire ; car, jusqu'à
ce moment, les visions intellectuelles et même les imagi-
naires qui se voient des yeux de l'âme, avaient été pour moi
quelque chose d'incompréhensible... Ce saint homme m'é-
claira sur tout, et/me donna une parfaite intelligence de ces
visions : il me dit de ne plus craindre, mais de louer Dieu,
m'assurant qu'il en était l'auteur, et qu'après les vérités de
la foi, il n'y en avait point de plus certaine ni à laquelle je
dusse donner une plus ferme créance. Il se consolait beau-
coup avec moi, me témoignait une très grande affection, et
il m'a toujours fait part de ses pensées les plus intimes et
de ses desseins. Heureux de voir que Notre-Seigneur m'ins-
pirait une ai ferme résolution, et tant de courage pour en-
treprendre les mêmes choses qu'il lui faisait la grâce d'exé-
cuter, il goûtait un grand contentement dans cette mutuelle
communication de nos âmes. Car, dans l'état auquel le di>
vin Maître l'avait élevé, le plus grand plaisir, comme la plus
pure consolation, est de rencontrer une âme en qui l'on
croit découvrir le commencement des mt^mes grâces,.. Ce
saint homme fut pénétré de la plus vive compassion pour
moi. Il me dit qu'une des plus grandes peines de cet exil
étîût celle que j'avais endurée, c'est-à-dire, cette contradic-
tion des gens.de bien. Il me promit de parler à mon confes-
seur et à un de ceux qui me causaient le plus de 'peine (1). »
En effet, Pierre d'Alcanlara ne se contenta pas de mettre
au service de Thérèjse les lumières surnaturelles dont il dis-
posait. Après avoir rassuré la sainte sur ses états d'oraison
et dissipé entièrement ses inquiétudes sur ses doutes, il se
rendit auprès du Père Balthazar et parvint, sans peine, à lui
prouver la certitude des opérations divines dans Ikme de sa
,1) Vie écrite par elle-mpmr. cli. XXX.
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f(
SS8 SAINT PIERRE D'ALGANTARA ET SAINTE THÉRÈSE
pénitente. Il renouvela la môme démarche auprès de l'évêque,
comme Tatteste formellement Diego de Yepez, évêque de
Tarragone, dans son Histoire de sainte Thérèse : « Le Père
Pierre d'Alcantara, dit-il, eut avec la sainte Mère des
communications intimes, et, mieux que tout autre, il put
apprécier l'élévation de son esprit et la sainteté de sa vie.
C'est lui qui, par l'autorité de son caractère, ramena TEvêque
prévenu et le gagna à la cause de la sainte Réformatrice. Il
conçut une telle opinion de la sainteté de Thérèse, qu'il avait
coutume de dire qu'après les vérités de la foi, rien ne lui
paraissait plus certain que l'action en elle de TEsprit-Saint;
aussi l'aida-t-il toujours dans ses épreuves et ses fondations. »
Dès lors, on vit le calme renaître dans le pieux monastère
d'Avila. Les craintes, qui avaient agité un instant les ferventes
compagnes de Thérèse, firent place aux témoignages de la
plus touchante vénération. On s'empressait autour de cette
âme si favorisée, on lui demandait même des conseils, on
s'appliquait, à son exemple, avec plus de zèle que jamais,
aux saints exercices de l'oraison.
Telle fut la première œuvre de saint Pierre d'Alcantara.
Hàtons-nous de dire que ce ne fut pas la principale.
La vie religieuse, telle que la menait sainte Thérèse,
n'oflfrait pas à son àme, si avide de perfection, tous les avan-
tages qu'elle désirait en retirer. Ses aspirations n'étaient
point satisfaites; elle rêvait une vie plus austère, une solitude
plus profonde, un détachement plus absolu des biens et des
joies terrestres. D'autre part, le relâchement qui s'était in-
troduit vers cette époque, dans les monastères du Carmel,
ne laissait pas que de frapper douloureusement son cœur.
Aussi éprouvait-elle un vif désir de ramener ses sœurs à
l'observance primitive de la règle. Mais, quelle était, à cet
égard, la volonté de Dieu ? Ces généreux désirs qui tour-
mentaient Tâme de la sainte, n'étaient-ils pas plutôt de pures
illusions dont l'Esprit de ténèbres se plaisait à la bercer ?
Une circonstance providentielle vint jeter la lumière dans
l'âme de Thérèse. C'était le 16 juillet de l'année 1560; Thé-
rèse avait environ 46 ans. Le monastère de l'Incarnation avait
célébré avec pompe la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel
Les dernières cérémonies du soir étaient achevées, et, au
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SAINT PIERAE D'ALCANTARA ET SAINTE THÉRÈSE 389
chant des hymnes et des cantiques avait succédé peu à peu
le silence majestueux du cloître. Pourtant, un groupe in-
time s'était réuni dans la cellule de Thérèse, pour y passer,
dans de pieux colloques, les dernières heures de cette fêle.
Dans ce groupe, se détache, par les brillantes saillies de son
esprit et les ressources de sa riche nature, la propre nièce
de la sainte, Marie de Ocampo, jeune fille de 17 ans, qui
avait grandi à Tombre du monastère d'Avila.
« L'entretien roule d'abord sur la fête du jour, sur la nom-
breuse assistance qui s'y est rendue. On en vient à parler
des obstacles que mettent au recueillement le grand nombre
de religieuses et Taflluence des visiteurs. « Oui, vraiment,
dit-on, c'est chose pénible de vivre avec tant de monde. —
Eh bien ! s'écrie tout à coup Marie de Ocampo, avec la
promptitude ordinaire de ses reparties, eh bien ! nous
qui sommes réunies ici, allons ailleurs ; cherchons quelque
endroit où nous pourrons mener un autre genre de vie plus
solitaire, à la manière des ermites. Si vous vous sentez le
courage de vivre comme les Franciscains déchaussés, il y
aura bien le moyen de fonder un couvent (1). »
Le ciel venait de parler par la bouche de cette jeune fille.
Un tel langage devait frapper vivement l'esprit de Thérèse,
car il répondait trop bien à ses secrets désirs ; restait pour-
tant à savoir si telle était vraiment la volonté de Notre-
Seigneur. C'est ce qui lui fut bientôt révélé : « Un jour, au
moment où je venais de communier, le divin Mattre, dit-elle,
m'ordonna de travailler, de toutes mes forces, à l'accomplis-
sement de cette œuvre. Il me fit de grandes promesses. 11
m'assura que, si je fondais un monastère, il y serait très bien
servi, que cette petite maison deviendrait une étoile et jette-
rait une vraie splendeur. Si les ordres religieux ont perdu
leur ferveur primitive , ils me rendent encore de grands ser*
viceSy ajouta Notre-Seigneur, et que deviendrait le monde, s'il
n^y avait pas de religieux ? »
Cet ordre formel de Notre-Seigneur fit évanouir à l'instant
tous les doutes de notre sainte. C'est un nouvel horizon qui
s'ouvre tout à coup devant elle, et qui réjouit son âme en
(1) Histoire de sainte Thérèse par une Carmélite, t. i, p. 219.
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390 SAINT PIERRR DALCANTARA ET SAINTE THERESE
rinondant de sa douce clarté. Elle prévoit, sans doute, les
(liflicultés de tout genre qu'elle devra rencontrer dans
l'exécution de son projet, la formidable tempête que va sou-
lever autour d'elle une si difficile entreprise , Tabandon
inéme de ses sœurs et de ses proches qui na manqueront pas
de traiter de folie une si audacieuse réforme. Pourtant rien
n'ébranle le courage de Thérèse. Elle a maintenant l'assu-
rance qu*en trava'illant à cette fondation, elle travaillera en
même temps au salut des âmes et à la gloire de Dieu ; dès
lors, que 'lui importe le reste ? Dieu ne saura-t-il pas briser
les obstacles qui pourraient entraver son œuvr.e ?
Les historiens de la sainte se sont plu à nous raconter
comment, avant de l'associer à son œuvre, le Seigneur vou-
lut éprouver le courage et la fidélité de sa servante. N'est-ce
pas là, du reste, la conduite ordinaire de la Providence ?
Pour qu'une œuvre divine soit à l'abri de toutes les attaques
de l'impiété humaine, le Seigneur a coutume de soumettre
d'abord les instruments de sa volonté aux épreuves du mé-
pris et de la persécution. Ainsi en lera-t-il de Thérèse. Ce
n'est qu'après avoir franchi le dernier degré du Calvaire,
après s'être sentie écrasée sous le poids des plus odieiisos
injustices , qu'elle sera jugée digne de servir aux grands
(lesaeinH de Dieu. On la ti^aite de visionnaire, d'hypocrile ;
on tourne sa piété en dérision ; elle est un objet de scandale
pour plusieurs, une sorte d'énigme pour les plus vertueux :
ses directeurs eux-mêmes , appelés à donner leur avis .
n'osent se prononcer franchement en sa fjaveur.
Mais, en quittant Avila, Pierre d'Alcantara avait fait pro-
mettre h Thérèse de lui écrire ce qui lui arriverait. La sainte,
encore toute meurtrie sous les coups violents qui raora-
l)laienl, ho souvint de cette promesse, et, pleine de con-
fiance en l'homme de Dieu , elle lui écrivit et lui rendit
compte de tout ce qui s'était passé. Pierre d'Alcantara con-
naissait , par sa propre expérience , les difficultés qui lui
étaient soumises ; car les humiliations les plus pénibles. Top-
position la plus violente ne lui avaient pas été épargnées,
lorsqu'il avait résolu de travailler lui-même à la réforme de
son ordre. Qui mieux que lui, par conséquent, pouvait éclai-
rer et encourager Thérèse sur ce chemin de la souflfrance .
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SAINT PIERHE D'ALCANTARA ET SAINTE THÉRÈSE 391
OÙ Dieu la conduisait ? Il l'engagea donc à demeurer ferme
dans sa résolution et à poursuivre généreusement son œuvre^
en la plaçant sous la protection de saint Joseph. Puis , non
content d'exciter ainsi son zèle, le saint vieillard voulut don-
ner à cette âme privilégiée un témoignage plus sensible en-
core de l'intérêt qu'il portait à cette œuvre. Pensant que sa
présence pourrait être utile à la sainte, dans des circons-
tances si difficiles, il n'hésita pas, malgré ses nombreuses-
infirmités, à entreprendre le voyage d'Avila
Thérèse n'était donc plus seule à soutenir le choc de ses
adversaires. La Providence, qui déjà l'avait comblée de tant
de grftces^ lui envoyait de nouveau celui qu'elle se plaisait à
nommer le bienfaiteur de son âme.
Cette fois, après s'être assuré le concours d'un de ses plus
chers disciples^ dom Salcedo, dont la sainte nous a laissé un
si beau portrait, Pierre d'Âlcantara fut d'avis qu'il fallait ob-
tenir sans retard le bref de fondation, sauf à n'en faire usage
que lorsqu'il plairait à Notre-Seigneur d'en faire naître l'oc-
casion. Ensuite, interrogé par Thérèse sur le degré de pau-
vreté que le nouveau couvent devait pratiquer, pour se con-
former davantage à la règle primitive, il lui cita l'exemple des
pauvres Clarisses du monastère de Madrid qui, comme leur
sainte fondatrice, avaient voulu ne posséder aucun revenu,
mais vivre seulement du pain de la charité.
C'était bien, en effet, l'esprit séraphique que l'homme de
Dieu voulait faire fleurir dans cette nouvelle fondation. Du
reste, le ciel avait admirablement préparé le cœur de Thérèse
i\ recevoir ces enseignements de l'enfant de saint François.
Sa piété n'a-t^elle pas déjà tous les caractères qui distinguent
Técole franciscaine ? Et, si sa doctrine, « fille de la théologie
espagnole d'alors (1) », porte partout l'empreinte d'une raison
ferme et éclairée, ne faut-il pas reconnaître que les saintes
ardeurs d'une âme embrasée d'amour pour Jésus-Christ la
dominent partout aussi et la perfectionnent?
Toutefois, la décision de l'homme de Dieu ne laissa pas
que d'exaspérer les esprits et de susciter à Thérèse les plus
jrraves embarras. La ville entière se montrait opposée à ce
(\) T. Exupère de Prats-de-Mo!lo.
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392 SAINT PIERRE D'ALCANTARA ET SAINTE THÉRÈSE
projet. Les habitants ne pouvaient pas admettre une fonda-
tion sans revenus; ils en vinrent même jusqu^à traiter de
folie et de rêverie la réforme à laquelle Pierre et Thérèse,
éclairés d'en haut, employaient tous leurs efforts. Mais Pierre
d'Alcantara fort de la volonté et des promesses divines,
parvint encore cette fois à tenir tête à Torage : il résolut
sans peine toutes les objections de la partie adverse, et, après
avoir gagné à sa cause Tévêque d'Avila, il confirma Thérèse
dans son premier dessein.
Il semblait, dès lors, que toute difficulté fut désormais
écartée, et que la sainte pût réaliser, dans le silence et la
prière, l'œuvre de réforme que la divine Providence lui avait
si clairement désignée. Pourtant, le terme de ses épreuves
n'était pas encore arrivé. Le calme s'était fait, il est vrai,
dans l'esprit des habitants d'Avila, mais une autre oppo-
sition, plus vive et, en apparence, plus fondée, allait renou-
veler bientôt toutes les tortures de Thérèse. Elle en écrivit
à son saint directeur, et voici en quels termes celui-ci s'ap-
pliqua à consoler son âme, en même temps qu'à l'affermir
dans sa ^ courageuse résolution. Cette lettre est datée du
14 avril 1562 :
« Ma Révérende Mère, que le Saint-Esprit remplisse l'âme
de votre Sainteté. J'ai reçu la lettre que vous m'avez adres-
sée par don Gonzalez de Aranda. J'éprouve, je vous l'avoue,
quelque surprise de vous voir appeler des savants à résoudre
une question qui n'est nullement de leur compétence. Les
litiges et les cas de conscience peuvent être du ressort des
canonistes et des théologiens ; les questions de vie parfaite
ne se traitent qu'avec ceux qui professent ce genre de vie.
Pour traiter une matière, il faut la connaître. Ce n'est pas à
un savant de décider si vous et moi devons ou non pra-
tiquer les conseils évangéliques. Mettre ceci en question,
serait déjà un commencement d'infidélité. Le conseil de
Notre-Seigneur est toujours bon; il ne paraît inexécutable
qu'à l'incrédulité ou à Thumaine prudence. Qui a donné le
conseil donnera les moyens. Tout mauvais qu'ils sont, les
hommes, s'ils donnent un avis, veulent que cet avis réussisse.
Seule la souveraine Sagesse aurait-elle donné à ses disciples
des avis impraticables ? Si votre Sainteté est résolue à suivre
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SAINT PIERRE D*ALGANTARA ET SAINTE THÉRÈSE S93
la voie la plus parfaite» rien ne Tempéchera ; le conseil de
Jésus-Christ est pour les femmes aussi bien que pour les
hommes, et réussira à vous comme à tous ceux qui, avant
vous, Font suivi... Les abus dans les monastères qui ont
renoncé aux rentes, tiennent à ce que la pauvreté y est subie,
au lieu d'y être désirée. Je ne loue la pauvreté qu^autant
qu'elle est supportée avec patience, désirée, recherchée
pour Tamour de Jésus crucifié. En ceci comme en tout, je
crois fermement et inébranlablement à la parole du Mattre;
j'estime les conseils évangéliques excellents, parce qu'ils
sont divins ; et, tout en reconnaissant qu'ils n'obligent pas
sous peine de péché, je crois plus parfait et plus agréable à
Dieu de les suivre que de ne les suivre pas. Je pourrais en
cette matière alléguer mon expérience personnelle, si je
n'avais en la parole de Dieu plus de foi qu'en ma vaine ex-
périence. Que le Seigneur éclaire votre Sainteté, rende
sensible à votre esprit cette vérité et vous donne le courage
de la suivre. Ceux qui ne pratiquent pas les conseils se
sauvent, il est vrai, par la pratique des commandements,
mais,^ en général, ils manquent de lumières et jugent mal
des choses élevées. Il sera donc sage de préférer à leurs
avis les avis de Noire-Seigneur qui donne, avec le conseil,
le moyen de l'exécution, et récompense éternellement celui
qui, renonçant aux choses terrestres, a mis en lui tout son
espoir. »
Cette lettre que l'annaliste des Carmes appelle une expli-
cation, et presque une page de l'Evangile, ne pouvait man-
quer de produire sur l'esprit de la sainte réformatrice la plus
vive impression. Aussi, y puisa-t-elle toutes les lumières dont
elle avait besoin, pour mener à bien l'œuvre capitale qu'elle
avait entreprise. Rien désormais ne fut plus capable de l'é-
branler. Aidée des conseils du serviteur de Dieu, elle triom-
pha définitivement de ^opposition toujours renaissante qui«
jusque-là, avait entravé la réalisation de son dessein. Enfin,
le bref de fondation si impatiemment attendu vint réjouir le
cœur de Thérèse. Les derniers travaux d'appropriation furent
promptement achevés ; les quatre postulantes que Pierre
d'Alcantara avait lui-même choisies et préparées , étaient
prêtes à former le premier noyau de la réforme : tout était
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394 SAINT PIERRR D'ALGANTARA ET SAINTE THÉRÈSE
disposé pour rinauguration du nouveau Carmel. La date en
fut fixée au 24 août 1562.
Notre saint, appelé ailleurs par les devoirs de sa charge,
n'eut pas la consolation d'assister à cette touchante cérémo-
nie. Son œuvre, du reste , était terminée. Il s'était éloigné
d'Avila, non sans avoir reçu de Thérèse les témoignages de
la plus profonde reconnaissance, pour les précieux services
qu'il lui avait rendus. « C'est lui, dit-elle, qui fit (véritablement
tout ; s'il ne fut venu en cette circonstance, je ne sais com-
ment nous aurions pu réussir. Le saint vieillard passa ici huit
jours au plus, il y fut malade, et Dieu l'appela à lui peu après.
Sa divine Majesté semblait n'avoir prolongé sa vie que pour
conduire à terme notre entreprise. »
Saint Pierre d'Alcantara peut donc être regardé, à bon
droit, comme le principal promoteur delà réforme du Carmel
et le premier coopérateur de sainte Thérèse. C'est aussi ce
que témoigne le Pape Clément IX dans la bulle de canoni-
sation du célèbre franciscain : « Il aida sainte Thérèse avec
un zèle infatigable dans l'établissement de la réforme du
Carmel, de telle sorte que, d'après le témoignage de l'illustre
vierge, il doit être considéré comme \çi principal promoteur
de cette réforme. 11 entreprit à cet effet beaucoup de voyages,
supporta beaucoup de fatigues, et apparut plus d'une fois à
la sainte pour l'assister de ses conseils. »
Il n'était pas inutile, croyons-nous, de délncher de noire
histoire franciscaine, si fertile en gloire et en sainteté, cette
page où sont inscrits, en lettres d'or, les noms à jamais
bénis de sainte Thérèse et de saint Pierre d'Alcantara.
Fr. René, de Nantes,
Miss. Cap.
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LE CONCORDAT DE 1801
PAR SON SON ÉMINENGE LE CARDINAL MATHIEU
Quel coup de surprise pour le Pape Pie VII, quand, de
rette France qui avait envoyé mourir son prédécesseur en
exil, lui vint une lettre du cardinal Martiniana lui annonçant
le désir du premier Consul de négocier avec le Souverain-
Pontife la paix religieuse, en d'autres termes, « d'arranger
les choses ecclésiastiques » , au pays des Jacobins ! Cette
vieille lettre jaunie, qui n'avait jamais été, jusqu'à nos jours,
traduite dePitalien en français, vient de Pôlre enfin, par notre
cardinal Lorrain ; elle « peut être appelée l'acte de naissance
du Concordat. Elle le renferme déjà presque tout entier,
tel que Bonaparte Timagina spontanément, et qu'il Tobtint,
un peu plus tard, sans modifications essentielles. » Et
rependant du 26 juin 1800 jusqu'au 15 août 1801 où Pie VII
donna sa signature à la Convention signée, un mois avant, par
le premier Consul, au nom de la France, que d'hésitations,,
(le tâtonnements, de surprises, d'espérances, de déceptions,
de colères Césariennes, de traits de prudence romaine et de
patience habile, d'extraordinaire complaisance, au premier
t»oup d'œil, en tout ce qui ne touche pas la foi, et dans les
points essentiels, la liberté de l'Eglise! En somme, c'est
elle qui triomphe, et cela, par l'intervention d'un jacobin
d'hier, dans tout l'orgueil de sa jeunesse, de son génie et de
80S victoires !
Il voudra faire, après une heure de foi et d'inspiration
chrétienne, de cette Convention un instrument de règne,
lin outil de despotisme. Et, malgré lui, pour ainsi dire, depuis
cent ans et plus, le Concordat a permis à qui l'a voulu, en
dépit <le toutes les mascarades grotesques ou sanglantes de
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396 LE CONCORDAT DR IftOl
nos révolutions, de vivre et de mourir librement dans la foi
catholique, apostolique et romaine.
Les obstacles que la Franc-maçonnerie a, depuis plus de
vingt années, opposés à cette liberté, ne Font pas à ce point
altérée que le Concordat ne demeure un bienfait dont noire
génération recueille encore les fruits. (]'est pourquoi
Léon XIII Ta maintenu contre les généreuses témérités de
certains catholiques, avec une patience invincible. Et son
successeur, sans doute, en fera autant, jusqu'au jour possible
où la rage de nos ennemis, dépouillant tout reste de pru-
dence, aura violé le contrat dans ses conditions essentielle>
et vitales. Ou plutôt il n'y aura plus alors de Contrat. Le
despotisme perfide de Tun des contractants en aura effacé
les signatures, comme le mensonge d'un malfaiteur fameux,
à la veille de la guerre de 1870, annule les clauses princi-
pales du traité de Francfort.
C'est un drame que cette longue affaire du Concordat. Le
cardinal Martiniana, (c'est l'exposition), ébloui des propo-
sitions inattendues de Bonaparte, se laisse aller à de$
promesses excessives qui, au fond, n'engagent pas le Sou-
verain Pontife, mais le lient, dans la pensée du premier
Consul, et lui permettent spécieusement de mettre en doute,
à l'occasion, la bonne foi du Vatican, s'il résiste à ses désirs.
Ce négociateur enthousiaste et maladroit,longtemps enseveli
dans l'oubli, mais récemment exhumé, est peut-être cause
que Rome a subi des conditions moins favorables à la liberté
de l'Eglise que celles qu'on pouvait espérer.
Le cardinal Spina, qui lui succède, très doux, plus clair-
voyant, soutenu, à Rome, par le Conseil extraordinaire des
affaires étrangères, mais isolé, à Paris, dans un milieu poli-
tique plus ou moins responsable du sang de tant de victimes,
sans un confident, sous la main, qui puisse être un conseiller,
est encore assailli par les obsessions optimistes de l'abbé
Bernier, un diplomate de rencontre, et les menaces calcu-
lées de Talleyrand.
D'abord bien accueilli par Bonaparte, il encourt ensuite sa
îolère plus ou moins théâtrale, dans une scène terrible à la
if almaison. C'est qu'il a dû envoyer à Rome un messager pour
î porter à Pie VII les conditions du Concordat écrites de la
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LE CONCORDAT DE 1801 »7
main même du premier Consul. Et le messager ne revient
point! C'est, dit-on, la faute du Pape qui, au fond, ne veut
pas d'accord, et qui temporise dans l'espoir de je ne sais
quelle occasion propice, quel événement qui lui rendra sa
liberté et laissera à sa mauvaise fof le loisir de se montrer au
jour, en sécurité. Bonaparte aurait-il eu peur de Louis XVIII,
ce roi voltairien caché dans un coin de l'Europe avec le car-
dinal Maury, et dont la prçtestation contre ce nouveau venu
d'un sang,. autant dire, plébéien, qui ose traiter avec Rome,
ne pouvait que faire sourire dans l'entourage du vainqueur
deMarengo. Mais tout porte ombrage à l'orgueil.
Poursuivons : c'est en février qu'est parti le messager, et
nous sommes en mai. Bonaparte « se fera plutôt luthérien ou
calviniste ; il se passera du Pape. Il donne à Spina 5 jours
de délai. » EtCacault, notre plénipotentiaire à Rome^ reçoit
Tordre de rentrer en France. L'échec de Spina est complet,
la rupture pour ainsi dire flagrante. C'est ce vieux Breton,
Cacault, naguère encore légèrement teinté d'esprit révolu-
tionnaire, malgré tout, honnête et même chrétien, revenu de
plus d'une erreur passagère, qui sauve la situation. Et, sans
prétendre que la comédie entre pour quelque chose dans la
diplomatie, on sourit de certains détails :
Que le cardinal Consalvi, secrétaire d'Etat du Pape, aille
à Paris s'entendre directement avec le premier Consul, c'est
le conseil de Cacault. Est-ce possible ? La rupture est con-
sommée, sans doute ; mais il n'y a pas de petits moyens, même
pour atteindre un but élevé. Cacault obéira à Bonaparte jus-
qu'à Florence ; il partira de Rome avec Consalvi aux yeux
étonnés de tous: « Pas de rupture », dira-t-on. D'autre part, le
premier Consul ne sera point médiocrement flatté de la dé-
marche du Pape et de l'envoi, à Paris, de son secrétaire d'E-
tat, d'un autre lui-même. Il n'en voudra même pas à son plé-
nipotentiaire d'avoir réparé sa précipitation, sans désobéir à
son commandement.
Pour comble, le fameux messager arrive enfin de Rome,
porteur des propositions nouvelles. Bonaparte paraît con-
tent : « Quelques expressions à modifier », et l'on en finira.
Mais ce n'est pas ainsi que l'entend le sinistre Talleyrand*
A l'en croire, les changements venus de Rome sont très im-
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398 LE CONCOKDAT DE 1801
portants. C'est toujours les mêmes exigences , et Consalvi
n'avait que faire de se rendre à Paris.
Il y était arrivé, eu effet, le 20 juin. Bonaparle, dans une
audience solennelle et pompeuse, le recevait avec cour-
toisie. Mais pour conclusion : Que tout se termine dans le
plus bref délai possible, disait-il, si le Pape ne veut pas= voir
s'établir, en France, une religion nationale.
Consalvi ne se décourage point. Plus liant, plus hardi que
Spina, le nouveau négociateur, sans se départir des condi-
tions indispensables d'une entente digne du Souverain-
Pontife et de la cause. du catholicisme, se répand davantage
dans cette singulière société où il côtoie et doit môme en-
tretenir des prêtres mariés, des généraux impies, des régi-
cides, et cela, avec une heureuse souplesse qui ne lui laisse
pas échapper une indiscrétion ou un seul manque de dignité.
Et sa vie est si compliquée, si mêlée, qu'à un certain mo-
ment, il ne peut s'empêcher de dire : «La vie m'est à charge;
je n'en puis plus. »
Pourtant la discussion se borne à savoir « dans quelle
mesure de protection et de liberté la religion catholique sera
admise en France. »
Le prêtre Bernier, négociateur sans titre, hier farouche
Vendéen, un « égaré dans l'héroïsme », aujourd'hui diplomate
improvisé, assez brouillon, trop soucieux de plaire, a la
fois, au 'ciel et à Bonaparte, voire même à Talleyrand, Ber-
nier, disons-nous, n'admet pas que, dans le Concordat, la re-
ligion catholique soit dite « dominante >». « Bornons-nous,
écrit-il à Consalvi, à reconnaître que la majorité la veiU. Bo-
naparte n'a-t-il pas dit de la religion : Elle est dans mon
cœur ? »
Consalvi aurait voulu faire admettre au moinsi : <* Le
gouvernement de la République française la reconnaît el
la professe, en son particulier. » Mais le ministre Talley-
rand,qui s j oppose, dira, non sans brutalité : <« Il n'y a plu^
à discuter. » Si un heureux rhumatisme l'éloigné alors de
Paris, Bonaparte n'en reste pas moins, sous sa funeste in-
fluence, inébranlable, même après une longue et nouvelle
audience à la Malmaison.
Enfin, après bien dos tergiversations, après, en dernier
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LE CONCORDAT DE 1801 390
lieu, toute une nuit et une matinée employées par les fondés
de pouvoir du Pape et de Bonaparte, à rédiger, sur le point
essentiel de la liberté de la religion catholique, une formule
définitive, on en arrive à un accord en ces termes :
« Le culte sera public, en se conformant aux règlements
de police que le gouvernement jugera nécessaires pour la
tranquillité publique. »
Si nous comprenons bien cet article, comme l'entendait
Consalvi, domme devait l'entendre le premier Consul, en
supposant qu'il fût de bonne foi, cela voulait dire que la
police du gouvernement était chargée de protéger la liberté
de FEglise contre des désordres possibles de la part de
ses ennemis, mais jamais de protéger la liberté du mal
dans les oppresseurs de la liberté de TEglise.
Un autre article réglait la nomination des évoques par un
accord entre le gouvernement et le Pape, suivant les an-
ciennes coutumes du royaume de France. On pouvait dé-
sirer mieux, dit M**" Mathieu, « mais le Saint-Siège se con-
tenta de prendre acte officiellement de la profession de
catholicisme des consuls pour accorder le patronage qui,
depuis un siècle, a toujours été exercé par les chefs de l'Etat
sous la forme d'une nomination contresignée par le ministre
des Cultes et insérée au Journal officiel. On ne prévoyait
pas alors le cas d'un chef d'Etat libre-penseur. La Providence
a voulu que ce patronage laïc donnât à la France un épis-
copat digne de tout respect. Elle ne permettra pas que l'ar-
ticle 14 devienne un péril pour l'Église et une arme entre
les mains de ses ennemis. » ^
Même Napoléon mériterait toute notre gratitude, quelque
dure qu'ait été, pour TEglise, la reconnaissance forcée de
l'aliénation des biens du clergé, et la nécessité où sont nos
prêtres d'aller, depuis un siècle, toucher vulgairement au
guichet d'un bureau de Préfecture, une indemnité misé-
rable qui ressemble trop à un salaire ; Napoléon, pensons-
nous, aurait été digne des bénédictions du ciel sur sa
dynastie, s'il n'avait médité, conçu et appliqué, contre la
liberté de l'Eglise, les Articles organiques. Ils sont d'un
tyran sans raison, qui asservit ce qu'il vient d'affranchir.
Et le tyran est d'autant plus coupable qu'il agissait
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400 LE CONCORDAT DE 1801
pour son orgueil contre sa foi, aujourd'hui indiscutable.
Ajoutons qu'une déchirure cruelle faite au cœur de l'Eglise
de France, en 1801, ce fut Tabdication imposée par Pie VII,
à bon nombre d'évêques de Tancien régime que leur fidé-
lité au Pape avait voués à l'exil. Mais laissons ici encore la
parole au cardinal Mathieu dont le jugement nous parait
sans réplique.
a N'est-il pas permis de voir dans la séparation qui s'ac-
complit alors, et qui contrista tant d'honnêtes gens, une
grande et sévère leçon de la Providence ? Pendant 150 ans,
la royauté française avait humilié la Papauté et côtoyé le
schisme qui n'avait été évité que grâce à l'extrême patience
des Pontifes. Celui qu^on appelait autrefois l'évêque du
dehors était entré dans le temple où il parlait en docteur et
agissait en maître, ou, suivant le mot de Frédéric II, en
sacristain omnipotent qui supplante le curé. Il commandait
à des théologiens qui avaient consacré l'absolutisme comme
un dogme, à des magistrats qui envoyaient porter les sacre-
ments par des estafiers, qui tranchaient entre le Pape et les
évoques, entre les évéques et les curés, et avaient réduit à
rien les juridictions ecclésiastiques, à des ministres qui déjà
supprimaient les ordres religieux, et qui avaient fait, du
Pacte de famille, une sorte d'assurance contre le successeur
de saint Pierre que les beaux esprits du gallicanisme appe-
laient familièrement M. de Rome. Le roi ayant ainsi réussi
à organiser l'Eglise de France sans le Pape, Dieu imposa au
Pape le devoir de réorganiser Téglise de France, sans le
roi, dont l'autorité reçut pour toujours la grave atteinte
qu'avait redoutée Louis XVIIl. »
On ne saurait être plus exactement historique dans des
traits admirablement choisis, et plus précis, plus court, sans
rien omettre. C'est la grande manière. Le châtiment tombait
d'aplomb sur le peu digne successeur de Louis XIV. Au
moins, le grand roi avait-il, jadis, pour soutenir ses pré-
tentions gallicanes, l'infortuné Bossuet. Mais à tel maître,
tel serviteur. Et Louis XVIII n'avait pour interprète de ses
revendications d'un nouveau genre, contre Rome, que le
cardinal Maury vendu demain à Napoléon. *
Comparées au Pape Pie YII, aussi faible humainement
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LE CONCORDAT DE 1801
qu'une femme ou qu'un roseau, mais ai
quelles figures que celles de ce Matha:
rand, impuissant, malgré son habile et
empêcher ce que Dieu avait résolu! Ç
n'osons dire, ridicule personnage que a
dont les lettres sont autant de Mandemeni
teux factotum, hardi à empêcher les em[
contre les sèches propositions du prem
plus tard, on fit, pour s'en débarrass
gloire, d'Orléans. Il refusa, dit-on, d'étr-
église nationale. Est-ce vrai ? Et fut-il a
Napoléon, ou la machine dont il se ser
Souverain Pontife ? Spina disait de lui, <
Consalvi de lui envoyer des. reliques :
homme pour qu'il devienne naïf et n'asp
au gouvernement (1). »
C'est peint.
Allons plus loin. Napoléon lui*méme i
néte Cacault, dont la droiture rassure le
pèce humaine. Nous avouons, pour ce
connu, une préférence marquée, dans cet
Concordat et de ses péripéties, tracé d'ui
le cardinal Mathieu, et fait, en partie, d'à
inédits. Tout y est resserré, sans emb
relativement court, lorsqu'il s'agit d'un
qui intéresse de si haut la liberté de TEg
la liberté de l'Eglise de France. Le sty
sans emphase ni solennité^ semé de qu(
quantes et qui mettent en relief certains ]
traits peints de main de maître, de réfle:
sort du fond même des choses, et où s
sagacité du politique, la fidélité de l'his
telligent de l'Eglise.
Enfin ce qui plane dans le tableau et 1
au-dessus du génie déjà altéré par Torgi
sul, au-dessus de toutes les vanités pom[
(1) Disons cepcndaDt que Bernier prévint, q
signature, le cardinal Consalez des modifications
avait introduites dans le texte du Concordat et qui i
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401 LE CONCORDAf DJE
superficielles de la cour de Bpnapa
tienne, c'est la figure du Pape, tout
Tindigence, c'est la vérité désarmée
Ce qui impose Tadmiration, c'est,
historien, « la diplomatie romaine
toutes h découvrir les procédés coi
les refus et tournent les difficultés ^
Et c*est cette même diplomatie ,
«l'homme de fer », qui vaincra, en
taires culbutés dans leur ignomii
triomphante.
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UN THAUMATURGE AU XVII- SIÈCLE
U ?iw MARC p AVIANO
Suite (1)
L'opinion, telle qu'il nous a été donné de la saisir dans les
documents exposés jusqu'à présent, apparatt nettement favo-
rable au P. Marc. Dans le monde de la dévotion c'est de l'en-
thousiasme pour le grand thaumaturge ; dans le monde de
la politique c^est une admiration et une confiance presque
aussi grande. Les représentants de la France sont eux-
mêmes visiblement émus et gagnés. Leurs rapports à M. de
Louvois ressemblent à un plaidoyer en sa faveur.
Du reste, en exaltant ainsi le capucin, les diplomates et
courtisans qu'étaient Le Peletier(2)et Woerden, n'ignoraient
pas sans doute qu'ils flattaient les dispositions sympathiques
du célèbre ministre de la guerre envers le prédicateur italien.
Les documents qu'il nous reste à foire connaître vont nous
renseigner sur les causes de ces bienveillantes dispositions :
« On dit encore, racontent ces documents, que M. de Lou-
(1) Voir Duméro du mois d'août.
(2) Ce personnage est Michel Le Peletier de Souzy (I64C-4736}. Elève de
Jérôme Bignon et de Mathieu Moié, il fut successivement avocat du roi au
CbâCelet(16£0), coniseilier au parlement (1665), ioteadani de Franche-Comté
166S, puis de Lille et des conquêtes de Flandre, membre de la cx^mmissioa
ehoîsie pour le règlement des limites ou frontières en exiéisutîon des traités
d'AiK-la-Chspelle(166B)et de Nimègue (1678), îfUeBdaotdes finances, direc-
tear gi&éral des fortifications de terre et de mer, et, k la mort de Louis XIV.
appelé au conseil de régence.
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404 UN THAUMATURGE AU XVU- SIEGLB
vois en est persuadé (des miracles du capucin), parce qu'on
lui a mandé qu'un officier qu'il connaissait, qui avait les yeux
tout perdus par le feu des armes, étoit guéri si parfaitement
qu'il n'y paraissoit pas ». D'un autre côté, ce grand homme
d'Etat ne devait pas ignorer la tendre affection, la véritable
dévotion que Marie-Ânne-Christine de Bavière, Tépouse du
Grand Dauphin, avait vouée au P. Marc (1). C'était en effet
sur les instances de cette princesse que ce dernier avait
entrepris son voyage vers la France et vers Paris. Les récits
envoyés de Belgique étaient, pour la future reine et pour le
ministre, une sorte d'adoucissement à la peine qu'ils avaient
éprouvée, en se voyant privés de la présence du grand Mis-
sionnaire.
Il ne nous a pas été possible de contrôler la vérité des ré-
cits populaires dont nous avons entendu Técho. Cependant,
nous sommes renseignés en ce qui concerne le duc d'Aren-
berg, dont on annonçait la guérison le 12 juin. Cette guéri-
son, si elle eut lieu en effet, ne fut pas de longue durée, car
ses biographes fixent la date de sa mort au 25 juin 1681 (2).
Après avoir entendu l'opinion du monde populaire et du
monde politique, il nous reste à pénétrer les sentiments du
monde de la science et des savants, il nous faut entendre
les « intellectuels » du dix-septième siècle, donner leur avis
sur les merveilles opérées par le capucin.
Le miracle, le merveilleux, qui agit si vivement sur les
foules, a visiblement depuis trois siècles les défaveurs de la
(1) Cf. Le P. Marc d'Aviano, son voyage dans les Pays-Bas, par Emesl
Rembry dantf la revue belge : Les Précis historiques. Voir aussi Histoire
sincère et court récit des prodiges^ des œuvres et de la vie du P. Mare
d'Aviano, Gand 1684.
(2) Le duc d'Arenberg (Charles-Eugène) 1633-1681 était le petit-fils dn comte
d'Arenberg filleul de Charles-Quint, qui fonda le courent des capucins de la
▼ille d'Enghien, et voulut y être enterré. Il était également le neveu do P.
Charles d'Arenberg, capucin célèbre (1593-1669) par ses travaux d*histoire,
d'artp et d'architecture — Deux de ses enfants furent tués en guerroyant
contre les Turcs. Le célèbre duc Léopold d'Arenberg (1690-1754) était son
petit-fils.
k....
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UN THAUMATURGE AU XVII* SIÉCLS 40»
science. Nos intellectuels en général sont des esprits forts^
ils ont pour principe de se laisser guider par des raisons
et de rester quelque peu sceptiques en face des faits, surtout
en face des faits qui semblent contredire les lois ordinaires de
la nature. On connaît ces vies de Saints écrites au dix-sep-
tième siècle, et où se trouve soigneusement éliminé tout le
surnaturel.
Ce Sentiment a son origine dans le protestantisme. Les
réformés ne pouvant produire de miracles à leur actif, se
' sont mis à en contester la valeur, puis à le nier. Cette défaveur
du merveilleux a passé vite du protestantisme dans le monde
des demi-savants. Ceux-ci ont toujours trouvé plus facile
d'accorder raison à leurs adversaires que de trouver des
arguments pour les réfuter. Parmi ces demi-savants, se trou-
vaient au dix-septième siècle les théologiens semi-laïques
du jansénisme. La lettre que nous allons reproduire semble
bien refléter Topinion de ce milieu imbu des idées du trop
célèbre évoque d*Ypres. La destinataire est M°*« Périer, la
sœur du grand Pascal, si célèbre dans les annales du jaa-
sénisme français et dans l'histoire de Port-Royal. L'auteur
M. Vallant est également connu par ses relations avec le
inonde de la cour et de Port-Royal. Il était médecin et se-
crétaire de M"' de Sablé puis il le devint de M"* de Guise.
M"** Périer lui' confia également la santé de ses enfants à
Paris. Il a laissé des portefeuilles intéressants sur les ques-
tions d'histoire, de littérature et de médecine (1).
La lettre que nous allons lire n*est pas hostile, directement
du moins, au capucin, elle parle de ses miracles avec faveur
dans les premières pages. Mais elle ne cache pas non plus
les doutes sérieux que laisse planer dans les consciences
éclairées la manière d'agir du thaumaturge ; son acte de con-
trition ne parait pas d'une irréprochable orthodoxie aux
Dames de Port-Royal des Champs. Et. puis, un peu de vertu
ne vaut-il pas mieux que les plus grands miracles. Dans ce
monde de la science on se contente de la vertu, on laisse aux
autres le soin de faire des miracles ou la faiblesse d'y recou-
rir. Voici cette lettre ; dans les premières lignes, l'auteur ne
<1) Biblioth, nat. fonds fr. 17044-17058.
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406 UH THAtJttATUROE AO XVtU ftltCLf
s'y montrera pas tout à fait aussi élevé âti^des^us des pfëoe-^
cupations terrestres que vers la fm ; mais il s'agit d'abord de
flatter ses amis, plus tard an fera la leçen au eapucin vetiu
de Home, à Tenvoyé par le Pape :
LETTRE DE MONSIEUR VALLANT A MADAME PERIER (1)
à Parié ce 25 aoust i6Si,
Jky aprls de M. de Rebergue, avant qu'il partit pour la Breugne.
que Vous avex enfin vendu Votre chargé et que vous n'avez plus besoin
d^audune grâce (2). J'en dy tant de joye que je ne me puis empêcher de
vous le témoigner. Vous savez. Madame, combien je souhaite que vos
affaires vous puissent permettre de venir à Paris et 11 ine semble que
cette charge y était un grand obstacle . J'aime tant à croire ce qui est de
(1) Bibliothèque de la ville de Ttoyes M. S. 2271, p. Ô87-290.
(2) Madame Périer vouait de perdre son mari président k la cotir des
Aydes de Clertnoht. C'est sans doute cette charge de son mari qu'elle venoît
de vendre. On n'ignore pas les idées jansénistes qui régnaient dans cette
Camille ; mais la lettre suivante écrite par Lottis de Saint-Amour à M. Périer
2 avril 1657^ et qui est peu connue, nous édifiera encore sur les prétentions
(|u*on aHîcliait dans ce milieu.
Le manuscrit de la ÈihL nat. (fr. 20 945 p. 328), porte la Suscription suivante :
Kxtralt d'une lettre écrite k M. Perrier conseiller de la Coar des Aydes de
Clermont en Auv. de Paris en datte du 2e jour de l'an 1667 Eitrait
d'une autre lettre 27 avril 1657.
11 s'agit de l'enregistrement au parlement de la bulle Unigenitus. « H n'y
a aucune apparence que la bulle ny aucune déclaration y passe et on doit
seulement souhaiter que les autres parlements se règlent sur celuy-cy. t^n
conseiller des plus considérés a dit depuis peu k un amy, que ponr eux ils
irétoient pas juges des points de foy et de doctrine* Mai» que pour dos points
de lait. Surtout s'agissant de faire perdre on de conserver l'honneur on 1«*
bien de» particuliers ils en pouvaient fort bien connaître et que pour voir si
les propositions étaient dans Janséuius.ils feraient fort bien apporter la bulle
et le livfe de Jabséniùs sur le bureau.
u Nous soavons que les huguenots triomphent de cette bulle et Ibnt por-
tée â Charenton avec le livre de Jansénius, ont joué et se sont moqués Avec
scandale de l'infaillibilité du Saint Siège sur ce quei disaient-iisf non seule-
ment les 5 propositions ne sont point dans le livre, comme le dit la bulle, et
y ont montré les contradictoires, cela est bien fâcheux et digue de com-
passion. »
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UN THAUMATURGB AU XVII- SlÉGIiB
mon bien en toute» manièrei que je n'en doute quasi plus. J
auplie de ne point tempérer ma joye par quelque chose de C(
mais plutôt de laugtnenter par quelqu autre qui confirme mo
rânce. je crois que M. de Rebergue vous aura mandé le sujet
voyage en Bretagne, il est honorable et utile à M» de Caumartin
side aux états de Bretagne et a pour cela yingt mille livres j
deux ans. M^^* de Caumartin, n'a point suivi à cause de sa grosse
elle est dans son neuvième mois.
Le Capucin, qu'on appelle le Père Marc, à force de faire (
racle8> a commencé à ébranler l'incrédulité des plus obstii
disent: il en fait trop, il faudra enfin le croire, il donne la
aveugles, fait marcher les boiteux, entendre les sourds; 1
BUS devant et derrière sont redressez, et tout cela est écrit {:
•ieurs personnes que l'on dit être dignes de foy. i'ay vu une U
cela d'un religieux de^ Saint^Benott, qui passe parmy eux ]
homme qui a beaucoup de 8olidité> et même de difficile créan
parle qu'il a vu des gens malades depuis longtemps de diverse
dies, comme boiteux, aveugles, et un entr autres, qui avait des d
par tout le corps, principalement vers l'estomac, qu'il a vu à toi
visité pendant sa maladie, qui avait duré plus d'un an, qui a été gu
le-champ. M. de Feuquière a aussy mandé qu'il avait été cher
Père dans un esprit de contradiction plutôt que de prévention |
miracles et que devant qu il eût donné sa bénédiction aux malad
ronsidéra plusieurs de près, entre lesquels il remarqua principi
des boiteux, des aveugles, etc. et qu'aprez que la bénédiction (
née, il alla trouver ces gens, croyant les trouver comme il les avi
mais il trouva tout le contraire ; car ils étaient comme s'ils n'
jamais eu de mal* On dit encore que M. de Louvois en est pe
parce qu'on lui a mandé qu'un oûcier qu'il connoissoit, qui a
yeux tout perdus par le feu des armes, étoit guéri si parfaiteme
n y pai'oissoit pas. Un Père de l'Oratoire fort estimé, qui est en
là, confirme tout ce que Ton en dit. Les capucins, mais ils peuvi
un peu suspects, en disent de si considérables et avec des circôn
h'i particulières, qu'on a toutes les peines du monde à ne pas cr<
cela est comme ils le disent, cependant il y a quelque chose
tient en suspens ; premièrement qu'il n'a fait aucun miracle en
quoique dans le tems qu'il passa à Lion, tout le monde courut i
donna beaucoup de bénédictions sur les personnes et sut à
teilUa d'huiU que plusieurs luy aportèrent pour les bénir. M*"* d
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408 UN THAUMATURGE AU XYII* SIÈCLE
seau femme de M. Tlntendant de Languedoc a un fils incommodé d'une
jambe : cet enfant demanda à M"* sa mère de le mener à ce Père qui
étoit à Lion dans le même tems qu'ils y étoient ; elle en fît quelque diffi-
culté ; il se mit à genoux devant elle pour Ten prier ; elle luy demanda
s'il avait bien de la foy et s'il croioit que cela le guériroit,* il répondit
qu'oiii ; on le luy mena, il reçut la bénédiction avec une grande joye et
une grande confiance, mais sans aucun efet ; car il est comme il étoit
auparavant, et on n'a point encore entendu dire qu'il ait fait aucun
miracle à lion. On trouve aussi qu'il y a quelque chose de bien irré-
gulier dans ses bénédictions qu'il donne partout publiquement, sans
mission et sans permission des évoques ; et il y a quelque chose dans
sa prière et dans un acte de contrition qu'il a dressé, et qu*on fait im-
primer pour ceux qui veulent recevoir cette bénédiction, dont tout le
monde n'est pas content ; il dit dans un endroit que Dieu a tant d'horreur
du péché, qu'un seul luy fait plus de peine qu'il ne peut avoir de joye
de toutes les bonnes actions des Patriarches et des saints. Plusieurs
religieuses de l'Abbaye aux bois disent qu'elles n'entendent point son
acte de contrition, qu'il y cherche trop de mystère, qu'il auroit
plutôt fait de dire que ce n'est qu'une forte douleur de cœur, par
un mouvement d'amour de Dieu qui ne peut venir que du Ciel. Le
Père Lupus, augustin de Louvain, et qui fut un de ceux qui allèrent
à Rome il y a trois ou quatre ans pour poursuivre la condamnation
de plusieurs propositions de morale, homme fort savant que le
pape aimoit, et dont il faisoit grand cas, ce Père étoit malade à l'extré-
mité dans le mois dernier, le Père Marc passa dans ce temps là à Lou-
vain. Le bruit de ses miracles porta les religieux à l'aller prier d'avoir
la charité de venir voir leur Père Lupus, qu'ils craignoient fort de
perdre ; le bon capucin y alla, et comme il se faisoit un grand bruit,
qui n'étoit pas ordinaire dans le couvent, à cause de beaucoup de monde
qu^on n'avoit pu empêcher d'entrer, le Père Lupus demanda à un
frère qui étoit pour lors auprez de luy ce que « c'étoit, et Tayant apris,
« il luy dit : pans l'état où je suis, je ne dois demander à Dieu que le
« pardon de mes péchés et qu'il me fasse miséricorde, je ne veux
« pas aussy luy demander autre chose, et qu'il dispose de ma vie
« comme il luy plaira. Il pria ensuite ce frère d'aller prier de sa part
le P, Marc de ne pas se donner la peine de venir dans sa chambre,
qu'il luy était fort obligé de la charité qu'il avoit eiie d'être venujusques
là pour luy ; mais qu'il n'avoit besoin que de ses prières et de celles de
tous ceux qui étoient auprès de luy pour obtenir le pardon de ses pé-
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UN THAUMATURGE AU XVII* SIÈGLB 40f
chés. Cela fat ainsy exécuté. Le P. Marc s'en retourna, le P. Lupus
demeura toujours dans ces mêmes sentiments jusques au lendemain
qu^il mourut. Beaucoup de personnes qui ont apris cette histoire, ont
dit qu'ils aimeroient mieux avoir dans le cœur la véritable soumission
de ce bon P. Augustin que de faire des miracles comme le P. Marc.
Les affaires de Rome ne vont pas aussi vite qu'on Tavoit espéré ; le
Pape ne veut se relâcher en rien : cela embarrasse fort M. le cardinal
d'Estrées. On croit que rassemblée générale du clergé se tiendra en
cette ville pour cela dans le mois prochain.
Vàllant.
Quel était donc ce Lupus, dont cette lettre fait un si bel
éloge et dont Taustère vertu nous apparaît sous une écorce
si rude ?
Les monuments de l'époque nous le montrent fortement
soupçonné de jansénisme ; il n^est pas étonnant qu'il ait
recueilli les applaudissements de la secte. Voici en quelques
mots sa biographie : « Lupus ou WolF (Chrétien) théologien
canoniste né à Ypres en 1612 entra à Tâge de quatorze ans
chez les ermites de Saint-Augustin, et, dès qu'il eut ter-
miné ses études, fut envoyé à Cologne pour y professer la
philosophie dans une maison de son ordre. Ses rares talents
lui acquirent Teslime des savants et l'amitié du nonce Fabio
Chîgi, qui devint pape sous le nom d'Alexandre VII.
Appelé à remplir une chaire de théologie dans l'Univer-
sité de Louvain, le P. Lupus adopta la doctrine du saint
Evoque d'Hippone pour base de son enseignement, sans né-
gliger les anciens monuments ecclésiastiques... »
Le P. Lupus fut accusé de jansénisme : « L'Université de
Louvain était sur le point de lui accorder le bonnet de doc-
teur lorsque l'înternonce des Pays-Bas s'y opposa sous pré-
texte de quelques soupçons de jansénisme. Mais en 1653,
Innocent leva la difficulté et le P. Lupus fut reçu docteur
avec le plus brillant appareil.
« La haine de ses ennemis ne refroidit pas, ils Taccu-
sèrent, devant Alexandre VII, de désobéissances aux décrets
apostoliques sur le livre de jansénius. Le pape évoqua
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r
i
«10 vn THAUMATURGE AU XVIl* SIÈCLE i
TafFaire à Rome où le P. Lupus se justifla sans peine... (En
cette ville) il refusa constamment toutes les places qui lui
furent offertes par son supérieur et par le pape, aimant mieux
retournera Louvain, où il arriva en 1679 au grand contente-
ment de ses amis » (1).
Lupus fut un grand adversaire du gallicanisme qui fer-
mentait en France. Contre cette erreur il a écrit un grand ou-
vrage (1665-1673) : Synodorum generalium et proifinoialium
statuta et cajwnes cum notis et historieis dissertationibus,
5 vol. in-4<».
a Cet ouvrage, lit-on dans la biographie universelle de
Michaud, écrit d'un style dur et incorrect, comme tous ceux
du P. Lupus, est rempli d'érudition. Il respire Tultramonta-
nisme le plus prononcé ; aux yeux de Fauteur len Français
sont à peine catholiques. » Et le biographe ajoute : » Bos-
suet a victorieusement réfuté ses paradoxes et ses opinions
exagérées. » Né à Ypres en 1612, Lupus mourut à Louvain
le 10 juillet 1681, quelques jours après le passage du P.
Marc (2).
Il nous faut examiner maintenant la formule du fameux
acte de contrition que ne pouvaient entendre plusieurs reli-
gieuses de TAbbaye-au-Bois. Cette formule nous a été con
servée dans la même brochure qui contient la lettre écrite
par la religieuse d'Estrun. C'est donc bien la formule pro-
pagée à cette époque même par le P. Marc* En voici le texte:
(1) C. f. Biographie universelle de Michaud.
(2) L'ouvrage où l'on pourrait trouver dans Lupus des traces de jansénisme
a été publié k Louvain, in-12; en 1666 et à Bruxelles, 1670. Il a pour titré:
H Dissertatio dogtnatica de germano acavito sensu sanctorum Patrum, uni-
sferstB Etclesim et prseêertim Tridentin» Synodi cirta thristianam cwlri-
tionem et atiriii^nem.
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Vn tHAUMAtURGE AU XVII* SIÈCLE 411
ACTE DE COI^TRITION ET PRIÈRES DU RÉVÉREND
PÈRE DAVIANO CAPUCIN
JÉSUS Maria
O Dieu I rédempteur de mon âme, moy très utile [sic) créature N.
prosternée à vos pieds adorables, je confesse et reconnois que depuis
le commencement de ma naissance, jusques à l'heure présente de ma
vie, où je me vois réduit^ j*ay commis beaucoup de fautes, de péchez et
de crimes, je vous ay oflensé, ô mon Dieu, mon Dieu je vous ay offensé,
je ra*en déplaist infiniment, et je voudrois plutôt avoir rencontré tou?i
les maux du monde et mille fois la mort même, que de vous avoir
olTensé. J*ay péché, mon Dieu, il m*en déplaist infiniment, et s'il étoh
possible de faire que je ne vous eusse jamais offensé, je le voudrais
bien, quand je deverois être soumtnis à tous les tourments immagi^
nables ! Que si j'avois autant de sang qu'il y a d'eau dans la tnef, je
serois content de le répendre à force de tourments jusqu*à la dernière
goutte. De plus, mon Dieu, je désirerois racheter tnes péchez par la
vertu divine, pour répendre mon sang avec des toui*ments plus atroces,
deux, trois et quatre fois, voire cent mille fois, pour ne vous avoir
jamais offensé, j'ay péché, mon Dieu, que j'ai péché» rtion âme. Je
vous promets, mon Dieu, que désormais je ne vous offenserai plus,
moyennant votre sainte grâce. Je me soumets à souffrir tous les maux
du monde, et la mort même, plutôt que de vous offenser mortellement,
que je veux qu'il ne m'arrive jamais ; au contraire, votre sapience
éternelle et infinie qui prévoyez tout, qui sçavez que je suis une
créature foible et inconstante, donnez-moi à cette heui*e et ce moment
la mort plâtot que de vous off*enser jamais mortellement ; j'en seray
content et voudrois que cette douleur que je sens surpassât toutes les
douleurs du monde. Ce ferme propos que je fais à Vôtre divine Ma-
jesté, je le fais parce que vous êtes un Dieu qui mérite d'être
éternement loiié, béni, remercié et aimé sur toutes choses, et non point
pour la crainte des peines de l'Enfer que j'ai mérité par mes péchez et
ingratitudes, non point aussi pour la gloire du Paradis dont je suis
très indigne ; mais seulement je me repens de vous avoir offensé, parce
que Vous êtes ce Dieu infiniment bon, saint et parfait, qui méritez d'être
infiniment loué, béni, remercié et aimé dans toute Télendue de
rEtéi'nité. Ainsl-soit-il.
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41S UN THAUMATURGE AU XVII* SIÈGLB
Le Seigneur vous bénisse, vous garde, vous montre sa sainte Face,
et aye pitié de vous [sic) qu'il tourne son visage vers vous et vous
donne la paix.
Dites cinq Pater et cinq Aç^e en Thonneur de Dieu ; et trois Pater
et trois Ave en l'honneur de la Très-Sainte Vierge.
Jouxte la copie imprimée à Paris chez Antoine de Rafflé, impri-
meur, rue du petit Pont, à l'image S. Antoine.
Avec permission et aprobation.
C'est sans doute d'après une autre copie du même acte de
contrition que les Dames du Port-Royal avaient formulé
leur critique. On ne lit point dans ce texte, en effet, « que
Dieu a tant d'horreur du péché, qu'un seul lui fait plus de
peine qu'il ne peut avoir de joye de toutes les bonnes actions
des Patriarches et des saints. » Mais cette proposition fût-elle
authentique, nous ne voyons pas en quoi elle ait dû effarou-
cher l'orthodoxie des théologiennes, élèves de Saint-Cyran.
Quoique mal présentée sous cette forme, elle peut cependant
être interprétée dans un sens très exact. N'est-ce pas, en effet,
l'enseignement commun dans l'Eglise qu'aucun mérite d'une
créature, si parfaite soit-oUe, ne peut compenser l'offense
causée à Dieu par le péché ? Seules les satisfactions de Jésus-
Christ, par l'excellence qu'elles tirent de sa divinité, ont eu
la force de racheter le monde. Si, en un sens, les expiations
des saints et des patriarches peuvent réparer l'outrage fait à
Dieu par le péché, ce n'est pas à cause de leur mérite intrin-
sèque, mais à cause de la valeur surajoutée aux bonnes œu-
vres de tous les fidèles par suite de leur union mystique à
Jésus-Christ, source de tout mérite.
Quant au reproche de « mystère » adressé à cet acte de
contrition, nous accordons volontiers aux doctoresses de
l'Abbaye-aux-Bois que le style, comme l'orthographe, en est
détestable, même pour l'époque où il a été rédigé. Mais le
sentiment qu'il respire nous a paru très vrai, très vivant,
très profondément senti. Et si nous comparons cette formule
du P. Marc à celle qne les catéchismes de France, depuis le
dix-septième siècle, imposent à la mémoire des jeunes en-
fants, nous n'hésitons pas à donner la préférence à la rédac*
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'-"^^tyywT'y^
UN THAUM
lion du Capucin. Dans
tané, le sanglot du cœui
spécialement saisissant
tions de la phrase, qui
de nos catéchismes n'est
définition, sortie de Tin
passé par son cœur.
Le texte ajouté à la fii
gneur vous bénisse... »,
par laquelle le P. Marc
autre que la bénédictioi
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LE DIX-SEPTIÈME SI
Suite (
PASCi
La conversion de Pascal, quel
seulement valu les Provinciales
fameux Entretien (2) de Pascal ei
quelques pages éloquentes où h
rrivain est déparé par la tache d
retraite faite à Port-Royal-des-Cl
avec de Sacy et lui peint les deua
ont partagé le monde païen et
dans l'homme, les deux moitiés
la grandeur et la misère. Ce qu
maine n'a pu faire, la Grâce, ave<
lui, faute de pouvoir unir nos de
avaient choisi Tune ou Tautre. Ej
qu'un disciple, nous avait « pr
bêtes ». Epictète, aucontraire,d€
rhomme ». « L'un attribuait 1î
Tautre, la faiblesse à cette mém
subsister; au lieu que la foi
en des sujets différents : tout ce
nant à la nature, tout ce qu'il y i
la Grâce. »
Le péché originel nous a donc
tous les dons de notre premièri
11 ne nous a enlevé que Vimpa
(1) Voir le fascicule de septembre 190
(2) Cet Entretien a été imprimé d'après
1736.
\
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416 LE XYII* SIÈCLE LITTÉRAIRE
Margot (1) qui disait à une de ses petites sœurs : <( Mon œil est
guéri ; il ne me fait plus de mal. » Gè ne fut pas une petite
surprise pour elle ; elle s'approche et trouve que cette petite
enflure du coin, qui était le matin grosse comme le bout du
doigt, fort longue et fort dure, n'y était plus du tout, et que son
œil, qui faisait peine à voir avant Tattouchement de la reli-
que, parce qu'il était fort pleureux, paraissait aussi sain que
l'autre, sans qu'il fût possible d'y marquer aucune diflFérence. »
Le fait se passait le 24 mars 1656, et le 27 de ce même
mois (2), (( le grand vicaire ordonna de chanter une messe
d'actions de grâces ».
Sœur Sainte Euphémie célébra le miracle, elle-même, en
vingt-cinq strophes qui, au dire de M. Cousin, « ne dépare-
raient pas l'Imitation de Corneille », la première surtout :
« Invisible soutien de l'esprit languissant,
Secret consolateur de l'âme qui t'honore.
Espoir ^de l'affligé, juge de Tinnocent,
Dieu caché sous ce voile où l'Eglise t'adore,
Jésus, de ton autel jette les yeux sur moi,
Fais-en sortir ce feu qui change tout, en soi ;
Qu'il vienne heureusement s'allumer dans mon âme.
Afin que cet esprit qui forma l'univers,
Montre, en rejaillissant de mon cœur dans mes vers,
Qu'il donne encore aux siens une langue de flamme. »
Mais ceci est-il de la poésie :
a L'horrible infection de cette étrange humeur
Jetait de toutes parts une odeur empestée... i»
Nous sommes loin de Corneille dans ses plus simples fa-
miliarités. Il y S) vingt ans que le Cid a paru, et, dans deux ans
paraîtront les Précieuses. Jacqueline n'en est pas une,et Ton
est tenté de le regretter. 'N'y a-t-il pas, entre le bon goût et
l'ardeur impétueuse de certaines âmes» une réelle inâoin-
paUbilité ?
(1) Marguerite.
(2) Extrait d'une lettre de sœur Euphémie à Hfa^* Périer, du 30 octobre i6S6.
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S'^
La joîe de Pascal fut grand»
de la sentence » de Monsieu
de plus en plus dans les rigi
sait son lit^ prenait son dinei
superflu, même celui des pli
une ceinture de fer avec des
luxe de la propreté. Il priait
cherchant la science du cœui
disait-il^ le cœur aussi pau^
heureux. Car je suis persuad
vrelé est un grand moyen pc
C'est bien ; môme les poinl
pourvu qu'on les caché avec i
sonne, excepté Dieu, n'en sa
ôtre poussée à une si minul
distraction môme innocente,
vaniteuse de la vertu ? « 11 tr
berte Périer, qui a raconté
à des discours que je faisais i
II ne pouvait souffrir aussi I
mes enfants ; et j'étais tout
faisait quelquefois. » II n'ap{
attachement, et il ne comprec
fussent moins mortifiés que I
Les saints n'en sont pas là
la santé de Pascal. Sesinfirnii
rien faire, ni voir personne,
on ne l'entend dire : Voilà qu
son goût: Il fallait, répond-ii
L'épreuve de cette vertu a
venu de Rome et confirmé pai
laire que durent signer, en
les religieuses suspectes d'h
C'était la ruine du Janséni
position d'esprit cette nouve
trouva Pascal, l'imagination i
(1) 30 octobre 1656. Lettre de sœi
(2) Vie de Pascal par M^* Gilbef
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4Ϋ LE XV11« SIÈCLE LITTERAIRE
prit aiguisé, pour ne pas dire, faussé par la recherche d'une
vertu raffinée. Mais disons ce que renfermait le formulaire :
« Deux points, Tun de fait, Fautre de droit ; le premier^
que les cinq fameuses propositions sur la grâce étaient dans
VAugustinus de Janséniiis y le second, que ces propositions
étaient contraires à la foi » (1). Au fond, Port-Royal pensait
que les cinq propositions sur la grâce étaient dans VAugusti-
«W5deJansénius,sinon textuellement, au moins dans leur es-
prit et dans leur essence, et que ces propositions, bien inter-
prétées, contenaient la vraie doctrine chrétienne et augus-
tiniennede la grâce. Ainsi en signant le Formulaire, Port-
Royal manquait à la vérité, et, en refusant de le signer, il se
perdait. On se décida à signer, avec cette réserve in petto,
que ces cinq propositions, condamnables, sans doute, à les
entendre d'une certaine manière, n'étaient pas renfermées
dans le livre de Jansénîus telles qu'elles dussent être con-
damnées. La distinction était plus que subtile ; elle manquait
totalement de franchise. C'est ainsi que Terreur passe rapi-
dement de l'intelligence dans le caractère et dans la conduite
de la vie.
La chose se décida, à la majorité des voix, chez Pascal, sur
l'avis pressant de Nicole et d'Arnauld, malgré Pascal et son
ami Domat qui combattaient n toute signature incompatible
avec la sincérité chrétienne et avec la vérité (2) ». Pascal fut
si « pénétré de douleur (3) qu'il se trouva mal et perdit la
parole et la connaissance ». ^
Jacqueline fit plus que s'évanouir à la nouvelle de la fai-
blesse des docteurs du Jansénisme ; elle en ton^ba malade et
ne tarda pas à mourir de chagrin. Elle avait subi sur la foi
un interrogatoire de l'un des grands vicaires de l'archevêque
de Paris. Elle nous Ta l'aissé tout au long (4). Les réponses
de la maltresse des novices sont précises et énergiques ; on
y sent percer la hauteur du caractère de Pascal.
Les religieuses de Port-Royal se croyaient alors persécu-
téeS) quand elles n'étaient que justement suspectes et châtiées.
(1) Cousin, Jacqueline Pascal de i652 à Î661. Chap. 4«.
(2)Id.
(3) /rf.
(4) Id.
M
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PASCAL 4ly
On leur avait retiré leurs élèves; on leur avait. imposé des
confesseurs nommés par Tarchevôque de Paris, pour les
faire rentrer dans le devoir. La plupart n'en avaient pas
voulu ; plusieurs avaient mieux aimé mourir sans confession
que de se soumettre aux nouveaux directeurs ; etM«r' de Péré-
fîxe^ qui avait fait lui-même son enquête dans le monastère, en
était parti en disant que les religieuses qui Thabitaient
u étaient pures comme des anges, orgueilleuses comme des
démons » (1).
Elles montrèrent toutefois plus de franchise et de ténacité
que les solitaires qui les avaient inspirées. Elles étaient sou-
tenues, dans leur résistance, par Arnauld lui-même, daché
dans Paris, et qui, « toutes les semaines, dit Rapin dans ses
il/ewoiVe^, allait, déguisé, en charrette, à Porl-Royal, et portait
un nombre d'hosties consacrées qu'il leur passait par dessus
les murailles qu'il escaladait, ou les faisait porter par ufl
prêtre nommé de Siiinte-Marthe (2) ».
Revenons à Jacqueline. Ce qui fat moins beau que son
interrogatoire, c'est la lettre écrite de sa main à mère Angé-
lique de saîilt Jean, en juin 1601, sur la signature du Formii*
lëlre. En voici plusieurs fragments :
« Pour vous expliquer mieiix ma pensée sur ces décisions
du Saint-Siège, voici une comparaison qui m'est venue en
l'esprit; Quoique tout le monde sache que la Sainte Trinité
est un des points principaux de notre foi et que saint Augustin
confesserait sans doute et signerait très librement î néan-
moins si son pajrs était occupé par un prince infidèle qui
voulut faire nier l'unité de Dieu et faire croire la pluralité des
Dieux, et que quelques-uns de nos fidèles, pour pacifier les
troubles que cela exciterait, fissent un Formulaire de foi sur
ce point : je croie qu'il y a plusieurs personnes à qui l'on
peut donner le nom de Dieu et leur rendre des adorations ;
sans autre explication, saint Augustin le signerait-'il ?
Je ne le crois pas^ et je crois encore moins qu'il dut le faire. »
Il n'est pas difficile de faire voir que Timagination d'une
femme passionnée a fait tous les frais de cette inexacte com-*
(1) Les Janséniste^ du 1'^^ siècle y par M. l'abbé Fuzet. 2* chap.
(2) id. 13« chap,
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V20 LE XVII- SIECLK LITTÊRAIHE
paraisoQ, où le Pape du Formulaire est mis sur le même pied
qu'un prince infidèle.. Poursuivons :
... M Ce que je dis de saint Augustin, je le dis de vous et
de moi, et de moindres personnes de TEglise. Caj* le peu de
poids de leur autorité ne les rend pas moins coupables s'ils
remploient contre la vérité. Chacun sait, comme M"" de Saint
Cyran le dit souvent, que la moindre vérité de la foi doit
être défendue avec autant de fidélité que Jésus-Christ. »
Néanmoins l'autorité d'Arnauld entraîna Port-Royal des
Dames qui signa, en juillet 1661, comme avaient fait les
chefs de la secte, à Paris :
« La mère Angélique, dit M*" Cousin (1), prévint, par sa mort,
cette cruelle nécessité. La mère Prieure, après la signature,
faillit succomber, et la mère Sous-Prieure, l'ardente sœur de
Pascal, après avoir langui trois mois,mourutà Port-Royal-des-
Champs, le 4 octobre 1661. Elle avait trente-six ans. Pascal, à
cette nouvelle, ne dit rien, sinon : « Dieu nous fasse la grâce
d'aussi bien mourir! » Notre-Seigneur Jésus- Christ fut moins
parfait ; il pleura Lazare son ami. Et Jacqueline ne mourait-
elle pas d'orgueil ? Etait-ce là une prédestinée ?
Nommez-nous les humbles de Port-Royal ! Ni le sage Ni-
cole, ni l'abbé Singlin, ni les religieuses qui signent chacune,
(( religieuse indigne », avec raison, mais sans le croire, puis-
qu'elles préfèrent au fond leur jugement à celui du Pape,
n'ont l'air de douter ni de leur humilité, ni de la sainteté de
Jacqueline. Jusqu'à quel point leur orgueil n'était-il pas
mêlé d'illusions ? Et ces illusions elles-mêmes n'étaient-elles
point celles de l'orgueil ? Dieu a jugé, et nous saurons le
jugement de Dieu.
Il nous reste à raconter, après la mort de la sœur, celle
du frère et ses derniers jours. Il n'avait plus qu'une
passion, la charité ; il ne refusait jamais l'aumône ; il pou-
vait la faire, du reste ; et l'établissement, à Paris, d'un
service de carrosses à cinq sols, où il avait eu sa part, aug-
mentait sans doute, son revenu. On ne peut s'empêcher de
sourire, en retrouvant jusque dans l'homme le plus austère,
deux hommes, et le. positif si près de l'idéal. Achevons :
(l) Cousin, Jacqueline PoêcaL de 1652 à iSôi»
k
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PASCAL
Il visitait les églises. Un jour, en sortant de Tui
il rencontra sur son chemin une jeune fille de qi
aussi belle que pauvre. Il la prit en pitié et Is
un prêtre du séminaire, il paya pour elle, en
qu'on lui trouvât une bonne condition. Un peu
quittait sa propre maison, pour y installer U
pauvre homme, malade à mourir de la petite véroh
pas excentrique ? Il se retirait chez sa sœur, mo
même, rue Saint-Etienne du Mont. Il voulait ail
le dernier soupir aux Incurables, mais son état
pas de l'y transporter. Il mourut enfin le 19 août 16i
Il s'était confessé, malgré ses amis, « tous épot
de cette marque d'appréhension ». Quant à com]
n'y fallut pas songer de longtemps, dans une mi
dura deux mois. Ce n'est qu'après minuit, vii
heures avant sa mort, qu'il reçut le bon Dieu, a
jugement entier », dit sa sœur. Il expirait, à une
matin, sans avoir rien rétracté.
Un terrible document, c'est la page écrite par Marg
rier, la nièce de Pascal, la miraculée, page intituh
'< De ce que j'ai ouï dire par M*" Pascal, mon oncl
à moi, mais à des personnes de ses amis, en ma pr<
J'avais alors seize ans et demi. »
Marguerite était née en 1646. C'est donc en 166
même où il mourut que le Janséniste acharné rép
ces termes, à ses amis qui l'interrogeaient au
Provinciales :
« On me demande si je ne me repens pas d'avoi
Provinciales. Je réponds que, loin de m'en repen
vais à les faire présentement, je les ferais encore p
On me demande pourquoi j'ai pris toutes les pn
abominables que j'y ai citées (3). Je réponds que
dans une ville où il y eut douze fontaines et que je
(1) Ces détails, comme ceux qui précèdent sur la vie privée de
empruntés à sa vie, écrite par sa sœur, M«* Gilberte Pérîer.
(2) Marg. Périer, morte à 87 ans, ne voulut jamais recevoir h
genitus,
(3) Recueil de Marguerite Périer, ou» plus exactement : Mé\
Périer sur sa famille.
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',âî LE XVII- SIÈCLE LITTERAIRE
t^inemônt qu'il y en a une qui est empoisonnée, je serais
obligé d'avertir tout le monde de n'aller point puisep de
Teau à cette fontaine ;et, comme on pourrait rroire que c'est
une pure- imagination de ma part, je serais obligé de nora-
iner celui qui Ta empoisonnée, plutôt que d'exposer toute une
ville à s^empoisonner. »
S'il a tf employé un style agréable, (ajoute4-il), railleur et
div0rtiasant, c'est afin d'ôtre lu par d'autres que par les
savants ». Il avoue 0nsuit0 n'avoir lu « qu'Esoobar tout entier,
daux fois ». Pour les autres « mauvais livres d, « il les a fait
lire à ses amis,*.. Mais il n'^n a pas employé un seul passage,
sans ravoir lu lui-même dans le livre cité et sans avoir exa-
miné la matière sur laquelle il est nommé, sans avoir lu ce
qui prépede et ce qui suit, pour ne point hasarder de citer une
objection pour une réponse, ce qui aurait été raprochable et
injuste. i>
t.a réplique à cette dernière partie de l'apologie des Pro
vincialesy par Pascal, n'est pas si difficile. Elle se rencontre
en maint endroit du livre où cet homme de vérité est pris en
flagrant délit de mensonge.
Il nous reste à parler des Pensées qui sont une apologie
de christianisme contre l'incrédulité et les athées^ comme
Desbarreaux, de Vardes et bien d'autres.
l'O de^ amis de Pascal, M, Dubois, recueillit, un jour.
de la bouche de l'auteur luirmôme, la confidence du plan des
Pensées ; il l'écrivit- En voici le résumé :
L'homme est un composé de grandeur et de faiblesse, en
général. Prenons un homme en particulier, Cet homme est
ignorant, indifférent à tout. Il se regarde unjour, tel qu'il esl,
^frand et misérable.
Il veut s'instruire. .
Pascal l'adresse aux philosophes d'abord. Mais, en môme
temps, « il lui fait observer tant de défauts, tant de faibUsaes,
tant de contradictions et tant de faussetés dans tout ce
qu'ils ont avancé, qu'il n'est pas difficile déjuger que ce n'est
pas là où nous devons nous en tenir n,
Pascal lui fait parcourir ensuite tout Punivers, tous les âges,
tqute^ les religions. Partout il lui met sous les yeu>ç « la
vanité de l'homme, sa folie, ses erreurs» ses égar^monta) aas
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424 LE XVIl- SIECLE LITTER
Après l'ancien Testament le nouveau
Christ, prouvée déjà par les miracles,
figures de la loi, Test encore par des
personne même de notre Sauveur, d
doctrine, des circonstances de sa vie.
Enfin Pascal s'arrête aux Apôtres. Ils c
Jésus-Christ ne fût pas le Dieu qu'ils ai
ou trompés. C'est impossible. Ils ne so
La conclusion de l'auteur, après un
Evangiles, les Evangélistes, leurs pe
leurs miracles, c'est que « l'Evangile i
homme, mais d'un Dieu » (1).
Ajoutons que Pascal préfère aux pre
principes évidents, aux raisonnement
lieux communs, « les preuves morales
Nous en reparlerons.
On sait, du reste, comment Pascal a
sont comme les pierres d'un monument
de construction, ayant d'avance leur p
pour ainsi dire, dans sa tête, leur
connaissons pas (2). << Après sa mort
ments) entassés tous ensemble empile
mais sans aucun ordre, sans aucune si
taient que les premières expressions
écrivait sur de petits morceaux de pap
lui venaient dans l'esprit (3). »
(1) Pourquoi faut-il que ce livre des Pensées^tn
soit taclié de Jansénisme ! Pascal n'a-t-il pas d
ouvrages de Dieu, si on ne prend pour princip
uas et éclairer les autres. » N'a-t-il pas aussi
du Pape: « Le pape prévenu, (c'est-à-dire, surprit
sitaire, la vérité n'a plus de liberté de paraître,
plus de la vérité^ la vérité doit parler aux horom
La vérité, c'est Pascal qui l'enseigne, à défaut
(2) Qui ne s'est occupé de Pascal ? Citons, ei
main. Nisard, Sainte-Beuve, dans son Histoire à
(Études sur Pascal)^ Prévost-Paradol. Nous avo
l'abbé Maynard, Prosper Faugcre, Joseph Bertn
(3) Etienne Périer, Préf. de la i'« Edition des
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Pascal '425
Une première édition parut en 1669, h la mode de l^ortRoyal.
Etienne Périer, le beau-Irère de Pascal, en fit la Préface dont
nous venons de citer quelques lignes. Il y donnait l'assurance
que les Pensées avaient été publiées « sans y rien ajouter ou
changer ». Cependant Arnauld lui avait écrit : « Souffrez,
Monsieur, que je vous dise qu'il ne faut pas être si difficile
ni si religieux à laisser un ouvrage comme il est sorti des
mains de l'auteur, quand on le veut exposer à la censure pu-
blique. Il est bien plus à propos de prévenir les chicaneries
par quelques petits changements. »
Quels furent ces petits changements ? Laissons la parole à
M" Faugère (1) et Cousin (2) :
« Il n'y a jamais, dit le premier, vingt lignes qui se suivent,
sans présenter une altération quelconque. Quant aux omis-
sions totales et aux suppressions partielles, elles sont sans
nombre. »
« Port-Royal, dit Cousin, a traité Pascal comme il avait
traité Saint-Cyran, et, après en avoir adouci toutes lesPe/z^^e^,
pour les rendre plus édifiaptes, il a, sans scrupule, corrigé le
style pour le rendre plus exact, plus régulier, plus naturel,
selon le modèle du style naturel et tranquille qu'il s'élaitfor-
mé. Je porte défi que l'analyse puisse inventer un genre d'al-
tération du style d'un grand écrivain, que n*ait pas subi celui
de Pascal entre les mains de Port-Royal, altération de mots,
de tours, suppressions, substitutions, additions, compositions
arbitraires et absurdes, tantôt d'un paragraphe, tantôt d'un
chapitre entier, à l'aide de phrases et de paragraphes étran-
gers les uns aux autres. »
Un exemple. Pascal a dit :
« Car enfin, qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un
néant à l'égard de l'infini, un milieu entre rien et tout.. Infi-
niment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses
et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans
un secret impénétrable. »
Et Port-Royal, appuyant, sur cette prose, les lourdes syl-
labes de son style empesé, réforme en ces termes Pascal :
(1) Ed, de Pascal avec Préface (1844).
(2) Etude sur Pascal. Aidant-propos (1844).
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420 Li: XVII' SIECLK LITTERAIRE
.. Car enfin, qu'est-ce que Thomnie, un milieu entre
rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes ; et
son être n'est pas moins 'distant du néant d'où il est tiré
que deTinfini où il est englouti. »
Comment s'est-on rendu un compte exact de ces altéra-
tions ? Par la grâce de Dieu... et de M. Cousin qui découvrit
le manuscrit des Pensées à la Bibliothèque royale : « Ces
papiers, dit-ili recueillis et collés sur de grandes feuilles
étaient arrivés, jusqu'à nous sous la forme d'un grand re-
gistre in-folio de 490 pages environ. » C^ précieux registre,
venu par héritage aux mains de l'abbé Périer, fut déposé par
lui, en 1711, à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, avec un
certificat signé de sa main. Quand on eut dépouillé les mo-
nastères, le manuscrit s'enfuit, avec tant d'autres livres volés,
à la Bibliothèque successivement dite nationale, impériale,
royale, et encore nationale...
Au registre, pour compléter l'édition réelle et classique
de Pr, Faugère, il faut ajouter le portefeuille de Vaillant qui
avait été médecin de M™® de Sablé et de M"®Gilberte Périer. Il
contenait des fragments, et une Pensée de Pascal. Il ^ a en-
core deux Recueils principaux qui avaient appartenu au
p. Guerrier de l'Oratoire, parent de l'illustre Janséniste. Ce
sont des lettres et des écrits divers où Pascal a sa place, son
père, ses neveux, ses nièces, ses sœurs. M°*® G. Périer l'une
d'elles, Janséniste dans toute la force du terme, avait deu3(
filles qui ne se marièrent point et virent leur mère atteindre
un âge très avancé. Disons-le, en passant ; quand elles
allaient à la messe, (nous tenons ces détails de Marguerite),
les deux sœurs, à quarante ans et plus, devaient précéder
leur mère, et lui rendre compte sinon de tous leurs regards,
au moins de toutes les paroles qui pouvaient leur avoir été
adressées dans la route. Madame Périer avait su profiter dee
leçons de Pascal qui ne voulait pas entendre dire d'un pas-
sant par sa sœur : c'est un bel homme.
Nous devons ces additions au manuscrit principal, avec ces
petits détails, à M. Prosper Faugère qui les devait lui-même
au dernier ou à l'avant-dernier des Jansénistes, à M. de Raba-
nesse, un original célibataire qui habitait, il y a soixante-dix
ans, au pied des monts d'Auvergne. Gardant les us et cou-
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WS LE XVII' SIECLE LIT
Pascal dans le plus fort de sa vert
d'en cacher Pair sur son visage, pa
semblait qu'il était toujours en colèi
Sans prendre au mot la chose, elh
colère persévérante de -Pascal cont
en particulier, pouvait bien avoir
sa physionomie.
RÉSUMÉ
Résumons-nous : l'édifice de Pas
tianisme contre les incrédules, ne i
tériaux en sont restés, difficiles à je
tain. Ces matériaux sont les Pensé
morceau de papier venu. Le style
avec des éclairs de vérité sublime.
Dieu moins par des raisons meta
nature invincible à tout le Pyrrhoni
gère les suites du péché originel e
à l'imagination noircie par une coi
ble ne connaître qu'un Dieu qui in
mour. De la Vierge Marie nulle lra<
Pape paraît à Pascal un personnage
Son ouvrage est semé de paradoxes
la justice et la propriété. L'allure en
inattendues et familières. L'écrivaii
tout Tair du génie ; mais il lui manqi
sens avec la mesure ; et sa mélan
anticiper sur celle du XIX** siècle. L
laissent les Pensées, c'est l'aridité d
Il faut mettre une bonne partie c
le compte de ses intolérables soufTi
martyre, et les mortifications y aji
aimait aussi à mortifier les autres.
Avec tout cela, c'est souvent un
goût le plus fin, le plus profond. S
font loi parmi les bons écrivains :
(1) Article VII. Ed. Havet.
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PASCAL 429
« Quand on voit, a-t-il dit, le style naturel, on est tout éton-
né et ravi, car on s'attendait de voir un auteur et on trouve
un homme. »
Comment se fait-il que ce T;ritique judicieux ait le juge-
ment si court ailleurs, et qu'il ait écrit: « Le silence éternel
des espaces infinis m'effraie ».
Chateaubriand n'aurait pas été plus solennel et plus creux.
Non.. Ce silence divin m'arrache à moi-même et me rend
à Dieu; je sors de l'espace borné pour entrer dans l'espace
iiifini du temps et de l'éternité ; et j'en sens comme une pre-
mière douceur dans le sein de l'espérance.
Pascal n'a-t-il pas encore dit de la mort : « Une pelletée de
terre, et tout est fini pour jamais ! »
Rien de plus faux, de plus imaginaire, de plus matériel !
Si la terre qui retombe lourdement sur le cercueil émeut
nos sens, Fesprit a des ailes pour suivre vers le ciel le vol
de Tàme disparue ; et nos restes eux-mêmes auront leur jour
de gloire. C'est là qu'est la réalité. Le mot de la foi, au-
dessus de cette fosse béante, c'est l'espérance ; le dernier
mot du Jansénisme, c'est le désespoir.
A- Charaux.
T, 0.
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UNE PAGE DE P.-F, DUBOIS SUR BOSSUET
Nos lecteurs connaisseni déjà P»-F. Dubois par les Notes quo, noua en
avons publiées dans les fascicules de mars et de juin des Etudes Fran-
ciscaines, 'Voici encore quelques pages de lui. Elles sont datées du
12 mars 1856 et lui furent inspirées, semble-t-il, par la publication
alors toute récente des Mémoires et du Journal de l'abbé Ledieu (ly. H
ne les destinait pas à la publicité. Mais, comme tout ce qui tombait de
sa plume, elles portent l'empreinte des facultés éminentes qui le distin-
guaient. Simples réflexions d'un solitaire qui n'écrit que pour lui-même,
elles témoignent d'une ampleur de vue et d'une originalité où tous pour-
ront trouver profit. C'est pourquoi nous sommes heureux qu*une pré-
cieuse amitié nous permette d'en offrir la lecture à nos abonnés.
Entre tous les écrivains de son temps, Bossuet a eu une
fortune singulière : depuis 1704 qu'il est descendu dans la
tombe, il n'a pas cessé d'occuper la pensée du monde litté-
raire.
Si Fénelon, par le coté tendre et charitable de son génie, a
été pris par les philosophes du siècle dernier comme un pa-
tron de leur combat contre ce qu'ils appelaient Tintolérancp;
si les douces et habiles insinuations de sa politique chré-
tienne Tont rendu particulièrement cher à TEglise de nos
jours ; Taustère et majestueuse figure de son rival plane bien
(t) Publiés pour la première fois par M. l'abbé Guettée, chez Didier, qua
des Âugustins. Les deux premiers volumes seuls avaient paru en mars 1856.
C'est aux Mémoires ou plutôt au Mémoire qu'il faut appliquer les éloges de
M. Dubois. Peut-être eùt-il été plus réservé après la lecture du Journal
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432 UNK PAGE DE P.-F. Dl
prêtre pur et respecté, âme l
dépeignait, les larmes dans la \
brai sous les serres de l'aigle (
tait du parti du cygne aux char
que les serres et le bec sangla
foudre. — Mais à peine arrivé ;
flexion libre et personnelle, je
et, depuis ce lemps-Ià, je n*ai |
que je suis revenu sur celle fata
mon jugement, n'ont fait que s'al
tout l'ensemble de la vie et ci
de ces deux grands rivaux, je
plus à Bossuet. Je lui trouve u
bien aulrement profonde de 1;
lions du vrai chrislianisme, d
du gouvernement des âmes, d
de Famour de Dieu dans ses i
mâle, de contenu, de réglé d
secret comme son rival, bien
et peut-être même à la suite <
de celui-ci, me charme et n
frappe pas seulement d'admi
m'émeut comme Finquièle et te
surprend, dans le fond même c
lils, le germe saint et pur qui ]
et la ruine. Pour qui a un peu |
du mysticisme mal compris et
qu'ils récèlent, pour qui connaî
vincibles d'un cerveau descen
plus terrestres de notre^organi
austère et sympathique de Boss
tendresse que les curiosités ter
inquisiteurs de Fénelon. Rien i
lyse de ces affinités singulières
me propose aujourd'hui. Je ne
des publications récentes, que
dans la vie de Bossuet.
Car il y a d^ côtés de cette vi(
rés, qui seront peut-être toujour
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UNE PAGE DE P.-F. DU130IS SCK BOSSl ET 433
tères enfin de cette grande âme sur lesquels on s'arrête mal-
gré soi, quand on le fréquente. Mystères dont je ne dis pas
qu'on trouve le secret, mais dont on soulève au moins le
voile en considérant attentivement certaines dates, certains
faits, certaines circonstances selon moi souveraines dans la
vie de Bossuet.
L'âme de Bossuet a vécu solitaire, — si Ton peut appeler
solitaire qui vit de Dieu, du devoir et de soi-même, en amour
et en humilité, au milieu delà cour de Louis XIY, confident-
de toutes les âmes les plus hautes et les plus troublées
de ^ son temps ; — mais je me sers du mot solitaire dans son
sens mondain et tel que nous autres faibles humains, roseaux
fléchissants, nous Tentendons et le sentons, quand nous
cherchons en* vain auprès de nous Tâme de jpère, de mère,
d'enfant, de frère ou d'ami. Eh bien, toutes ces tendresses de
la terre que le prêtre doit donner à Dieu, il semble que Bossuet
en ait été privé par la fatalité même des conditions au milieu
desquelles il est né et a grandi. On dirait que Dieu se Té-
tait préparé. Voyez : — que savons-nous de sa mère ? Qui
fut-elle ? A quelle heure la perdit-il ? Les biographes jus-
qu'ici se sont tus à ce sujet ; et à sept ans le pauvre en-
fant qui, s'il la connut, n'a pu en conserver qu'une vague et
confuse image, a déjà ce côté si délicat de son cœur... fermé,
oh ! non peut-être mais sevré. Quelle différence avec saint
Augustin, saint Grégoire de Nazianze, saint François de Sales,
dont les mères couvent si tendrement la piété de leur fils !
Et le père — son autorité, son conseil, son appui, son exemple,
— il les perd aussi à sept ans. Contrairement aux habitudes
de nos vieilles familles du parlement, plantes sorties de
leur sol provincial pour y fleurir et y mourir, le père de
Bossuet, magistrat à Dijon, est transporté loin de cette ville.
Un oncle reste seul, dont nous ne savons rien jusqu'ici,
(je parle de moi du moins qui ai cherché quelque peu), et cet
oncle, aussitôt qu'il en est chargé, le confie aux Jésuites. Le
voilà dès sept ans dans le régime du collège : les livres, les
maîtres, la chapelle et Dieu. L'oncle était-il de la race
des de Thou, des l'Hôpital^ et de toute cette milice stoïque et
sévère qui finit le XVP siècle et ouvre le XVII®? Silence
aussi sur ce second père, dont nous savons seulement que la
E. F. — X. — 2λ
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/.3V UNK PAr.E DK P.-K. DViM.
bibliothèque s'ouvrait au jeune
Asile d'ombre et de paix qui IJu
tuaire pour Samuel, et où la voi
dont la langue devient dès ce jour
Sa vocation est décidée : le vo
bénéfice ou tonsure avant douze c
core, les études s'achèvent et vo]
un noviciat de Jésuites ; ce n'ei
former son prêtre. Il est à Paris
lèbre entre toutes celles que VU
son sein, si féconde en docteurs
préparation, elle estdéjà comme u
liale etsoumise. C'est là que vient
à quel jour? Celui-là même où Ricl
Paris pour rejoindre Louis XIII
Une tradition nous dit quelejeune
à cette entrée solennelle. Ses yeux
sur cette tête puissante qui porta vi
l'Empire, qui sous le camail d'éi
dinal, en proie aux ambitions etj
l^5t fut pas moins aussi théologien pui
f T des mœurs et des études du deri
pj glaives dans TEcole et à la tête d'
il, tour de ce spectacle qui contenait
et studieux chanoine se reposait d(
de cette journée, dans cette ausl
d'hui l'Ecole Polytechnique et coi
^; la tutelle d'un vieil et saint év^
de Dijon.
|; Un jour le monde a failli le distr
C'était au cercle de la rue Saint-
1^^ cabinets bleus, les beaux jardins <
*■* et grandes précieuses auprès desq
fi de Sévigné née, pour le dire en
I * que Bossuet, et peut-être ce soir-
^^ qui se faisait de sa parole dans ce
d'aspiration austère, tout cela réui
* ce soir-là faillit s'évaporer le feu
Dieu qui couvait dans celle àme de
7^
r
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UNK PAGE DE P.-F. DUBOIS SUR 130SSUET 435
dans la cellule, Elle attendait Samuel. Les applaudissements
retentissaient encore aux oreilles du jeune disciple ; mais
son père spirituel, Cospéan, qui peut-être avait payé cher ces
sortes d'enchantements, Cospéan, Tun de ces orateurs pré-
curseurs de la grande éloquence, l'attendait, et il lui mon- J
tra les périls auxquels peut-être il n'avait pas échappé lui-
même ; le rappelant à la modestie, à la retraite, au silence,
aux longues et patientes études^ à la Bible inspiratrice, à
l'Evangile source d'amour et de force, aux Pères de l'E-
glise, seule société familière où il devait vivre. De ce
moment le second coup est donné et la trempe affermie. Le
monde le verra encore, mais le traverser sans s'y arrêter
jamais. Les tournois de Sorbonne pourront faire bruire à
son oreille jusqu'aux applaudissements du grand Condé;
l'ivresse ne viendra pas, ou ne tiendra pas. Au sortir de là,
il ira se jeter à Metz dans une autre cellule, étudier, méditer,
grandir encore dans l'ombre et recevoir là un achèvement
d'éducation qui donnera la dernière empreinte à son génie.
De TEcriture à la 8colastique,de la scolastique aux sollicitudes
pour les âmes perdues, de la foi solide aguerrie à l'intérieur
passer au combat contre l'erreur, mais contre l'erreur res-
pectée, recherchée pour son salut, par piété à la parole du
Maître d'amour et de paix arrêtons-nous ici encore un
moment : c'est la dernière station du génie avant de prendre
son vol. C'est la retraite de Pathmos, et celui qui seul dans
l'Église après saint Jean devait avoir pour symbole l'aigle
aux regards de leu, aux ailes étendues, s'essayait là caché,
sortant déjà du nid, mais pour planer déjà.
Je me suis un peu écarté par ces réflexions, mais revenons
aux ombres que j'ai signalées en commençant, hçi Journal àçi
l'abbé Ledieu les dissipera-t-il, ou sans les dissiper les
éclaircira-t-il ? Pour dire un mot de lui, à quoi tient fa
destinée d'un livre et le nom d'un écrivain ? En voici
un des plus curieux, recueil précieux de documents sur
la vie du plus grand homme du grand siècle littéraire de
la France ; ce livre est écrit avec la modestie, la simplicité,
la grâce, l'onction la plus touchante quand l'auteur se laisse
aller à composer un peu ; quand il n'est qu'annaliste et chro-
niqueur de chaque jour, sa minutieuse fidélité a encore une
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hU UNE PAGE DE P.-F. DUBOIS SUR BOSSUET
originalité frappante de précision et de netteté qui est un
style tout-à-fait propre au genre. Eh bien ! cet homme et
son livre resteront enfouis- cent cinquante-quatre ans dans
des porte-feuilles qui passent de main en main. Cependant
il y a un demi-siècle à peu près, furète et fourrage un autre
homme d'esprit (1) lequel avec ce butin de pages bien choisise
recousues, nourries, enflées avec adresse de citations, de
dissertations, d'éclaircissements, composa ce qu'on appelle
une grande histoire qui règne et qui étouffe la voix douce et .
fidèle du bon serviteur et de l'original écrivain.
Je serai probablement des premiers à relever ce qu'il peut
y avoir chez lui de superstition cà et là, dans ce culte de
piété agenouillée, qui ne voit pas un pli, pas une ombre, sur
le front de Thomme de génie qu'il contemple et suit à toute
heure. Mais que la nature Tait fait et doué ainsi, ou que le
perpétuel commerce avec un homme comme Bossuet, une si
assidue demeurance à ses pieds, comme disaient les disciples
hébreux de leurs maîtres. Tait inspiré, façonné, modelé, c'est
un écrivain qu'on nous révèle, d'un goût si fin dans l'absence
même et comme dans l'ignorance de tout ce qui est art ou
effort qu'il atteint quelquefois au plus délicat et au plus
exquis. C'est en 1684 que Bossuet se l'attacha, en qualité de
secrétaire particulier. C'était alors, à conjecturer, un homme
de trente-cinq ans environ, évidemment formé, ayant son em-
preinte déjà ou un de ces talents souples et prêts à prendre
la courbure que leur sait donner une main vigoureuse ou
qu'elle leur imprime même sans y songer. Cet âge d'ailleurs
de la maturité commençante a comme une crise dernière
d'idées, de convictions, détour d'esprit qui achève ou trans-
forme l'homme, selon le milieu où il est appelé à vivre et à
continuer. Que celui-ci en venant vivre sous le soleil du génie
de Bossuet eût déjà sa trempe et d'assez forte résistance, c'est
ce qu'il est permis d'affirmer aussi. Car enfin, lisez-le bien :
s'il vit de la substance de son maître, c'est une sève qui
circule entière et profonde dans l'arbrisseau, mais ne s'y
épanouit qu'en feuilles et en fruits de sa propre forme et de
(1) Le cardinal de Bausset^ auteur de l'Histoire de Bossuel^ dont la pre-
mière édition parut au mois de novembre 1814.
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UNK PAOE DE P.-F. DUBOIS SUR BOSSUET 437
sa native saveur. Certes ce gracieux et cependant sobre
abandon des Mémoires^ ces touches fines et naïves d'une
prose ondoyante et flexible relevée d'un atticisme rare môme
en ce temps, le bon abbé ne les tient ni de Bossuet, ni de qui
que ce soit des grands écrivains qu'il manie, qu'il lit et qu'il
entend commenter et juger par son maître.
Bossuet gagnera-t-il beaucoup à ces nouvelles publications,
à ces nouvelles études sur sa vie et sur ses œuvres ? Les
grandes lignes de sa physionomie en seront-elles plus éclai-
rées, mises en un jour plus éclatant ? Je ne saurais le dire
encore (1). Mais quoi qu'il en advienne, je vous remercie,
qui que vous soyez qui vous êtes mis à la quête : vous
ranimez le culte, vous appelez les générations qui s'éloignent
de plus en plus de ces grands souvenirs, à les recueillir avec
nous. Et, si notre critique n'est pas morte tout-à-fait, vous
lui mettez le feu à l'esprit pour considérer de nouveau, à la
lumière de nos lueurs d'aurore ou de notre ombre du soir
si vous voulez, ces figures expressives d'un passé, hélas !
bien évanoui, d'y constater ce qui vit encore en elles, ou ce
qui a péri sans retour.
Nous venons de voir Tancien directeur de l'Ecole Normale laisser
courir sa plume sur le papier après la lecture de quelques pages d'un
ouvrage qui parle de Bossuet. En regard de ce morceau si brillant,
voyons de quel style il écrira après une lecture de Bossuet lui-même.
Voici précisément dans ses notes quelques lignes écrites rapidement
après la lecture du sermon du quatrième dimanche de l'avent Sur
la véritable conversion :
Je l'avoue, je préfère de beaucoup aux oraisons funèbres
l'éloquence des sermons, toute ébauchée qu'elle paraisse
souvent. J'aime cette sstveur âpre d'une parole sincère qui
échappe et qui court sans la moindre pensée d'art et de soin
(1) Nous rappelons que seuls les deux premiers volumes de Tœuvre de
Tabbé Ledieu avaient paru. Les tomes III et IV ne devaient voir le jour
qu'au mois de mars 1857. Quand il écrivait la page que nous publions
M. Dubois n'avait peut-être même pas achevé la lecture des premiers volumes.
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«K UNE PAGE DE P.-F. DUBOI
S0U6 le seul seDtiment de la miss
gagaer les âmes. C'est là le trait
prédicateur. On ne sent jamais ei
son devoir, que le ministre de D
du maître qui Tenvoie. Aussi que
quel reflet de splendeur, et d'une n
lui, comme on sent bien qu'il ne
vraiment V Ecriture y sa langue a dis
parler plus humainement et en cr
dions au point de vue de Tart ce q
bien supérieurs : je ne connais pas
choses, les hommes, les mœurs
âmes avec cette soudaineté de gé]
luxe, les dépeigne si au vif et au
tions ou plutôt les secousses profo
ravissements dans lesquels il nous
de beauté dont il nous étourdit, 1
nous frappe, sans cependant que
de nous môme et cesse un moment
niers replis de la conscience et
rhumilité, et le vœu de pénitence.
Je me suis souvent demandé si
pu être populaire, et soutenue auti
telle que celle de Versailles. Il y;
ont affirmé que non, et qui lui oni
renom de Bourdaloue. Après mûr
que la plus humble femme, Thomir
ont pu et dû suivre Torateur. Plus
accessible.
Ne sent-on pas courir dans ces lignes
du coeur ? N'est-ce pas ici l'hoinrae qui
maître éminenl de l'Universitë ? Nous ei
loin et de chercher au plus profond de l'i
comportait, en présence de Bossuet, noi
l'homme, mais le chrétien latent qui étail
Mémoires intimes, puisqu'on a bien voulu
précieux papiers, et cherchons-y les m
son être, ou plutôt le travail le plus intin
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UNE PAGE DE P.-F DUBOIS SUR IJOSSUET fiVJ
vérité. Ne citons que cette confession du 4 novembre 184.'i alors que
P. F. Dubois était directeur de TEcole normale et vice-président de la
Chambre des députés. Les yeux de son esprit viennent de s'arrêter sur
les petitesses de la politique du jour. Il les constate, les déplore et
continue en ces termes :
De ces misères et de ces espérances de la terre, à Bossuet,
passage non calculé et qui n'est pas peut-otre une bizarrerie
du hasard. Au moins, en prenant ses Sermons, c'a été pour
moicorame une conséquence. On cherche volontiers Dieu,
après la vue du mal contre lequel on est si faible sans lui.
Depuis doux ou trois ans environ Bossuet est mon livre, à la
fois comme conseil et comme topique moral à ma vie, mais
aussi co:nme culte d'art et comme étude perpétuelle des se-
crets du génie. Je le lis et relis sans cesse, au milieu de toute
espèce de travail, comme dans mes nuits oisives, ou mes
langueurs de jour. Je le médite ; je raffine sur tous les détails
de sa vie, de ses actions, de ses œuvres ; je cherche à
me le représenter toujours ou à l'action, ou à la composition.
Sous ce dernier rapport, ses sermons me plaisent surtout.
C'est dans ce travail qu'il s'est formé, ce sont les premiers
jets de son génie ; et la trame en a encore cette transparence '
qui permet de voir courir la navette du sublime ouvrier
que bientôt nul ne pourra plus suivre sur la toile achevée
et serrée couverte de la splendeur de dessins magnifiques.
Arrivé à sa perfection, le procédé du grand écrivain ne
se trahit plus.
J'ai relu le sermon Sur la nécessité de travailler à son saluty
pnU'hé à la cour, devant Louis XIV le !*'•* dimanche de l'avent
sur ce texte : horw estjam nos de somno surgere. Je me suis
appliqué la leçon, et je considérais avec eff*roi combien peu
depuis un an ma vigilance sur moi tant projetée avait pros-
péré : il m'a semblé que je reculais au lieu d'avancer dans la
voie oit je me sentais presque entraîné il y à un an. Le breu-
vage d^ assoupissement me remonte-t-il de nouveau à la tête ?
Je le crains. Bien des causes en remplissent la coupe....
Ces examens do conscience amenés par une lecture de Bossuet abon-
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I UNE PAGE DE P -F
nt dans le Journal intime de P
voici un encore, daté du 14 na
Bossuet, Traité de la conci
\\iT m'édifier par la rencoi
i mon esprit et de mon c
is tombé sur le chapitre X
« Mon Dieu, que vous pun
Torgueildes hommes ! La
se proposent, et vous^ S
vous ? En leur ôtant cette
quefois, car vous en êtes
vous rôtez comme il vouî
Cette phrase est tombée si
ux solitaire je rêvai penda
)nsumé mes jours et mes n
Impression ardente de mes n
lorations, car j'ai souvent
3la devait me donner un i)
l'a été enlevé, ou est rèsl
irs d'impuissance plutôt
artiels.
Ce que Bossuet me dit
:h. XIX de ce Traité de la
i où j'avais trésor.,. Mon j
gnes qui flamboyaient de
ueil trompé, c'est de m'hi
instant même où je vais
liblesse de la nature se ré
i récompense de mon orgt
Oui, que ce livre voie le j
ne ombre de nom. Et j-
osais; que dis-je, je Tosec
ous me faisiez voir la véri
le donniez de la propage]
ont vous m'auriez animé
aveu sincère de ce triste
ue je peux aujourd'hui ; d
ar degrés !
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UNE PAGE DE P.-F. DUBOIS SUR HOSSUET k%\
Il est difficile de n'Âtre pas ému par cette admirable sincërité d'âme.
Elle éclate partout dans le Journal intime de P. F. Dubois. On com-
prend, en lisant ses feuillets jaunis, que Dieu ne pouvait pas rester
insensible à son ardente prière. Il l'a conduit par d'innombrables et
douloureux degrés à ce mieux qu'il réclamait avec larmes : à la vérité,
c'est-à-dire à la foi.
H. Matrod.
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BIBLIOGRAPHIE
Vie Spirituelle de la servante de Dieu, Marie-Madeleine-
Victoire DE Bengy, Vicomtesse de Bonnault d'Houët, fon-
datrice de la Société des Fidèles Compagnes de Jésus, par
le P. Stanislas, frère-mineur capucin de la province de
Paris. — Paris, Œuvre de Saint-François d'Assise, 5, rue de
la Santé, XIII% et librairie Charles Poussielgue, 15, rue
Cassette, IV* in-12 de XII — 388 pages, prix : 3 fr.
H y a quelques années, le R.P. Stanislas publiait une Hotice sur la vie
et les œuvres de Madame de Bengy. Pressé par le temps, il n'y donnait
(fu'une place restreinte aux exemples de vertus qu'elle nous a laissés.
Ceux-ci en effet avaient été consignés dans deux grands cahiers in-
^olio de notes intimes et de témoignages dont Texploration eut exigé
un temps qui n'était pas alors à sa disposition. Il revient aujourd'hui
sur cette partie négligée de la vie de la sainte fondatrice et en fait If
sujet du présent volume. Après avoir étudié avec amour ces précieux
papiers d'abord négligés, il étale devant nos yeux le trésor intime
qu'ils contiennent. Il écrit ainsi la vie spirituelle de Mme d'Houét et en
suit le cours, non dans le développement de sa Société, mais dans celui
de ses vertus personnelles : livre éminemment utile aux religieuses
dont le genre de vie se rapproche de celui des Fidèles Compagnes de
Jésus et délicieux à lire pour quiconque goûte l'humilité et la sim-
plicité. Le parfum discret, mais pénétrant et doux, de ces vertus, l'im-
prègne. On dirait quelquefois, quand on le feuillette, lire les Fioretti,
ou plutôt les premiers chroniqueurs de l'ordre franciscain. Ainsi,
page 320 : « Au commencement de la maison de Limerick la vénérée
Mère a loué une petite maison, en attendant d'en avoir une plus con-
venable. Cette maison était si petite que la chambre où l'on se tenait
pendant le jour devait servir de dortoir pendant la nuit ; tous les
matins les lits^ très maigres, étaient mis dans une armoire et cette
chambre servait alors de parloir, de cuisine et de chambre commune.»
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UIBUOGRAPHIK 'i43
N'est-ce pas le genre de confortable qui régnait à Ilivo-Torto ? —
Après Tins lallation, voici les menus, page 265 : a Dans un voyage,
nous nous sommes arrêtés une nuit à Annecy. Notre mère me demanda
ce que je voulais pour souper. Je lui ai répondu: « Ce que vous
voulez, ma mère, o Elle dit : « Alors nous aurons une petite salade. »
Et, après avoir soupe de notre salade et de pain sec, elle me dit : a N'est-
ce pas que nous avons soupe comme deux petites reines ?» — On
dirait saint François soupant avec frère Léon. Les perles de ce genre
abondent dans le volume. Elles y brillent sur un fond solide de com-
mentaires et d'explications tirés des auteurs spirituels les plus auto-
risés et les plus compétents pour former un tout qui pénètre l'âme^ la
calme et la fortifie.
H M4TR00.
Manuel Pratique à Vusage des Fondateurs et Administra-
teurs des Caisses rurales^ par Louis Durand, président de
rUnion des Caisses Rurales el Ouvrières. — 5® édition,
adapté aux caisses de droit commun, (Loi de 1867) — et
aux caisses syndicales, (Loi de 1894) — Paris. Maison de
la Bonne Presse — 0 fr. 30.
L'année dernière M. Louis Durand^ président de l'Union des Caisses
Rurales, propagateur actif du crédit agricole, a fait paraître une nou-
velle édition de son manuel pratique — Les précédentes éditions ne
donnaient qu'une forme de caisse rurale : la forme des sociétés de droit
commun, régies par la loi du 24 juillet 1867. — On n'avait pas vu
jusque-là d'avantages ; on avait vu au contraire de graves inconvénients
à se servir de la loi de 1804 sur les syndicats agricoles. Mais depuis
que la loi de 1804 a été amendée par une autre loi du 20 juillet 1001,
la forme syndicale offre à peu près les mêmes avantages que la forme
de droit commun. Aussi M. Durand donne-t-il, dans cette 5® édition, les
règles à suivre pour fonder et gérer la caisse rurale selon Tune et l'autre
formes.
Diverses modifications législatives se préparent encore concernant
les caisses de crédit et elles rendront nécessaire avant longtemps une
nouvelle édition du manuel. En les attendant l'édition de 1902 est le
manuel nécessaire aux fondateurs et administrateurs des caisses rurales.
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/i44 BIBLIOGRAPHIK
Qu'il nous soit permis de rappeler à ce sujet que ces institutions de
crédit populaire — qu'elles s'appellent Caisses Ouvrières ou Banques
populaires — ne sont pas seulement des œuvres fécondes de moralisa-
tion. Le R. Père Joseph d'Aurenzan, capucin, résumait ainsi au troi-
sième Congrès du Tiers-Ordre Franciscain, leurs bienfaits dans Tordre
moral et religieux : la Caisse Rurale — fait pratiquer la charité pater-
nelle : — elle maintient ou ramène les bonnes mœurs ; — met en
honneur l'honnêteté d'une sévère probité ; fait déseher les auberges et
les cafés ; elle est un justicier ; ~ elle prévient ou arrête les procès ; —
excite à l'épargne ; — rend expert dans le maniement des affaires.
Les Catholiques français sont encore loin d'ayoir compris, aussi bien
que les Allemands et les Belges l'importance de cette sorte d'œuvres ;
du moins ils ne mettent pas à les créer et à les soutenir le même zèle
ni la même activité.
Fr. Aimé.
La Doctrine Spirituelle d'après la Tradition et l'Esprit
DES Saints, par le R. P. Mathieu Joseph Rousset, des
Frères Prêcheurs ; — 2 vol. in-18®, 4 fr. 50. — Paris, Le-
thielleux ; — t. I, — La Vie Spirituelle ; t. II, De l'Union
avec Dieu ou la Perfection Spirituelle.
Voici un ouvrage que nous sommes heureux d'avoir à présenter aux
lecteurs des Etudes Franciscaines.
C'est une « véritable petite somme de théologie ascétique, à la fois
doctrinale et pratique » (1) que l'auteur a eu le désir de faire : à notre
avis il a pleinement réussi et nous Ten félicitons tout de suite.
Fatigué comme bien d'autres de la multiplicité et malgré leur com-
plication, de l'insuffisance de beaucoup de traités modernes sur ce
sujet, le R. P. Rousset a voulu puiser à la véritable source, à TEcole
des Saints, une doctrine ascétique à la fois simple et substantielle con-
tenant les vérités fondamentales, toute la moelle, sans s'embarrasser
d'une multitude de détails.
Ce n*est donc pas une Œuvre personnelle ou originale que l'auteur
a voulu faire. Tout au contraire, il nous promet de ne nous dire que
ce qu'il aura appris lui-même des Saints — des Saints de l'Ecole
(1) Préface, p. XV.
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BIBLIOGRAPHIE 445
dominicaine de préférence — et il tient parole : peu de passages de « la
doctrine spirituelle » sont de la plume du R. P. Rousset. — li y a
cependant dans cet ouvrage quelque chose de bien personnel et qui
n'est pas d'un mérite médiocre. Le R. P. a su d*abord saisir et discer-
ner dans les écrits des Saints les points essentiels de la doctrine ascé-
tique ; il a fait ensuite un heureux choix des passages les plus forts,
les plus clairs, les'plus pratiques, pour exposer cette doctrine ; enfin
avec tous ces morceaux si bien choisis il a su reproduire, en les dis-
posant selon un plan parfaitement net et didactique, un enseignement
complet de la doctrine spirituelle. Ainsi, son ouvrage est comme une
belle mosaïque qui donne avec tous ces traits caractéristiques la phy-
sionomie du vrai chrétien vivant de la vie surnaturelle.
La Doctrine Spirituelle complète comprend deux parties correspon-
dant aux deux volutnes. Chaque partie, et chaque volume peut, il est
vrai, s'étudier séparément et former un tout : cependant V Union à Dieu
ou la Perfection Spirituelle suppose connus les principes et la pratique
de la Vie Spirituelle, et de même celle-ci appelle, comme son couronne-
ment, la Perfection Spirituelle.
L'auteur partage chacun de ses volumes en trois livres ou sections
distinctes.
Le premier livre est consacré à Texposé des principes, soit de la
Vie Spirituelle^ soit de V Union à Dieu, Cette partie, dans les deux vo-
lumes, est plus théorique, mais la théorie est exposée d'une manière
fort pratique.
Le second livre indique nettement quelques moyens, très utiles pour
avoriser en nous l'épanouissement de la vie spirituelle et deTUnion à
Dieu.
Le troisième livre est un recueil d'exercices spirituels : prières, as-
pirations, etc — propres à guider Tâme de tout près dans son travail de
dépouillement, de purification, d'union à Dieu.
Il circule à travers toutes ces pages\une riche sève de vie chrétienne
et nous osons assurer que toute personne qui se nourrira de cette doc-
trine en sentira son âme plus forte, plus dégagée, plus vivante.
Entre autres choses, nous remercions le R. Père, d'avoir mis en
bonne lumière la nécessité pour tout degré de la vie spirituelle, de la
dévotion à la Sainte Humanité de Notre-Seigneur. Il serait vraiment
étrange que le Verbe fait chair et descendu ici-bas pour être la voie de
toute sainteté, le docteur de toute vérité, la source de toute vie, — il
serait étrange que THomme-Dieu sans lequel nul ne peut aller au Père,
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i'i<> BiBLlOGKAPlljE
— pût devenir un obstacle à un progrès quelconque de l'âinc vers son
Dieu.
Nous remercions encore l'auteur d'avoir insisté à dessein surTunion
à Dieu, et d'en avoir exposé avec soin les moyens, les phases, les
pures joies ; d'avoir pour ainsi dire tnis cette union à la portée de toute
âme de bonne volonté. Aujourd'hui le naturalisme déborde partout.
Après avoir éteint dans les âmes des fidèles la notion et partout le dé-
sir d*une vie surnaturelle plus intense, ce mal envahit même les cloîtres,
où il menace de réprimer l'élan des âmes religieuses vers la perfection,
vers l'union à Dieu. Eh bien I à rencontre de ce courant, il fait bon en-
tendre dire que toutes les âmes peuvent êtres appelées et sont poussée^
par l'esprit de grâce vers celte union toujours plus étroite à Dieu; il
fait bon voir que cette perfection de vie spirituelle n'est pas une fa-
veur extraordinaire réservée aux seules âmes que Dieu soulève par
Textase et conduit par les voies du miracle.
Le R. P. Rousset a publié un autre ouvrage (1) dont le Général
actuel des Chartreux a voulu que chacun des religieux de son ordre eut
entre les mains un exemplaire ; nous souhaitons que la Doctrine Spirî-
tuelle se trouve aussi entre les mains de beaucoup de personnes et dans
le monde et dans les cloîtres : ce livre remplacerait avantageusement
beaucoup d'autres.
Fr. Aimé.
MÉLANGES, par J.-P. Tardivel, 1 vol. in-12 de 349 pages.
Demers, Québec.
Aux esprits curieux de connaître le mouvement religieux, politique,
social et politique au Canada, cette France d^Outré-Atlantiquc encore
si mal connue chez nous, on peut recommander ce livre, le troisième
d'une série, d'un excellent écrivain de Québec. M. Tardivel qui, depuis
plus de vingt ans, dirige avec autant de courage que de talent, la Vé-
rité de Québec, est Tauleur d'un curieux roman vraiment apologétique,
(t) Directorium asceticum in quo de Eruditione viri spirilualis tuiissima
Sanctorum Doctorum documenta Iraduntur. — In-lS, 2 f r 50. — Pari».
Lethielleux.
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^°°8i^L
lUULIOiiRAl'HIfc Vi7
pour la patrie, de noies de voyage point du tout banales, d'une brochure
très remarquée, La Langue française au Canarfa, et d'un ouvrage tramé
de documents sur la Situation religieuse aux Etats-Unis qui le révéla
chez nous, voici trois ans. Comme ceux qui l'ont précédé, son nou-
veau volume de Mélanges est composé d'articles parus dans la Vérité et
forme un tableau des événements et des idées où abondent les matériaux
précieux pour les historiens futurs. Enfin, tout imprégné du plus pur
esprit catholique, il contient maintes leçons qui sont à méditer sous le
ciel de la vieille France aussi bien que sous celui de la nouvelle.
Alph. Gbrmain.
Les Missions du Japon, par Debroas, 1 vol. gr. in-8'' illustré.
Marne et fils, Tours-Paris.
Ce livre est une synthèse heureusement établie d'après les ouvrages
les plus surs et les documents les plus récents. Les travaux entrepris
ou accomplis par les ouvriers apostoliques depuis le jour où saint
François-Xavier atterrit à Kagoshima jusqu'à l'heure présente y sont
résumés d'une manière attachante. Nul ne lira sans émotion les pages
consacrées aux premiers martyrs, à la courageuse tentative de l'abbé
Sidotti et à la découverte, en 1805, des chrétiens descendants des in-
digènes convertis auXVII« siècle. Et beaucoup se réjouiront de trouver
en abondance des renseignements précis sur Faction de nos diplomates,
sur les multiples œuvres instituées par nos missionnaires dans ces
douze dernières années et sur l'état d'esprit actuel des Japonais.
Alpu. Germain.
La LÉGETNDE DE SAINTE Thaïs (Hull. de HUér. ecclés. publié
par rinstit. calh. de Toulouse) par M*' Battifol, juillet-
octobre 1903.
Qui ne connaît de nom la célèbre courtisane Thaïs convertie par le
luoine Paphnuce ? Les Parisiens Tont pu voir en personne tout ré-
cemment au musée Guinict, et il n'est âme qui vive qui ne se soit
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'i48 BIBLIOGRAF
émue au souvenir des pénitences de 1
instruments de macération. Or il n*exisi
toire de Thaïs, qu'on le veuille ou qu'
fond qu'une fable ou plutôt un conte
1V« siècle. Les récits de la religieuse
Marbode de Rennes, du dominicain Ja<
de M. Anatole France ne sont que des \
et M. Gayet, qui a consacré tout un li
pour ses frais : son point de départ r
donné par l'inscription à la momie es
courtisane est Tat9(a. Lisez Mf P.
(jue sainte Thaïs n a jamais existé.
CUM 1
Vannes. — Imprimene LAFOLYE F
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Gor-'
SOIT LOUÉ JVOTBE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS !
DE L'ORIGINE FRANÇAISE
DE
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE
Notre dessein, en publiant la présente note, n'est nullement
de projeter Téclat d'une lumière éblouissante sur un problème
depuis longtemps posé et non encore résolu. Notre but est
d'apporter dans les éléments de la question une contribution
très modique, mais nouvelle, et de dire :
Il y a des documents antérieurs à l'assertion de Frassen
pour insinuer l'origine française de saint François.
Dans une très intéressante étude sur la mère de saint
François publiée aux Annales Franciscaines, le R. P. Edouard
d'Alençon pense « qu'elle était de noble lignage et que, selon
une tradition qui nous est chère, la France aurait été son
pays d'origine » (1). Il s'appuie, pour affirmer cette croyance,
sur le dire de Frassen qui écrivait en 1694 ces paroles : « La
France a la gloire de luy avoir donné naissance, puisqu'elle
est issue de l'illustre maison de Bourlemont, ainsi qu'il paroist
par un ancien manuscrit conservé dans les archives de cette
très noble famille (2) ».
« Il n'y a rien d'impossible, dit de son côté M. Sabatier, à
ce qu'elle (Pica) ait été d'origine provençale, mais rien dans
des documents dignes de foi ne l'indique. Elle descendait
sans doute de souche nobiliaire, caries documents antérieurs
lui donnent toujours le nom de domina (3) ».
D'autres auteurs, comme le P. Léopold de Chérancé, admet-
tent aussi de confiance l'origine française et provençale de la
(1) Annales Franciscaines^ tome xvii, p. 57.
(2) La Règle du Tiers-Ordre^ 1694, p. 272. Ce passage a été réimprimé,
dans la 8* édition, de 1752.
(3) Vie de saint Frjnçois, Paris, 1894, p. 8, note 2. — Cristofani, tome I.
p. 78 et suivantes.
E. F. — X. — 30
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450 DE L'ORIGINE FRANÇAISE DE SAJ
mère de saint François sans se do
trace des Bourlemont en Provence
Sur quel document Frassen a-i
Voilà le nœud du problème.
La Bibliothèque nationale de Pî
manuscrit qui pourrait mettre sur
codex a pour titre : Chronique di
1556, relié, et comprend 56 feuillet!
« Remus et Romulus qui estoient
Romme sur le Tybre ; elle fut af
Romulus la fonda... »
Après quelques détails sur Clov
les comtes de Langres (fol. 3 \^),\\
car le codex n'est qu'une copie,
généalogie de Grancey (fol. 4 v^) et (
La valeur, du ms. 4945 est indiqu
ligne 1, on lit ce qui suit : « De
Adelyne, fille du comte Langrei
duchesse d'Orléans, fit première
aulcunes histoires qui parlent du t
Nostre Seigneur. Après ce, vint
Ghaulney de Tilley, grand archid
droict canon et civil, chancelier <
Malregards, viconte d'Orléans et
Ghallancey, évesque de Grèce, i(
histoire. Tan de Notre-Seigneur, n
Au folio 53 V*, on lit encore : « L
lemont firent ces addictions Tan
devant sainct Barnabe apostre à
certain volume de chronique appai
Mailly chevalier, seigneur d'Arc si
Pasques 1556. »
Un peu plus haut est cette demi
Blamont dame de Grancey adjouxt
en ce livre que saincte Elizabel
Hongrie est du lignaige de Blamc
de quoy elle se ceignoit est encc
garde moult honorablement » (l).
(1) Id. fol. 52 vo.
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DE L'OaiGINB FRANÇAISE D£ SAINT FBANÇOIS VASSISE 451
Le P. Frassen n'aurait-il pas eu connaissance de la Chro-
nique de Granceyy ou d^un . document de même famille ?
Plusieurs fois celte chronique dit que saint François descend
des Bourlemont, et par eux des Grancey (1) : Fol. 42 r* :
« Elisabeth fut fille au d^ic [Jean] de Laon (2) et de la com-
tesse de Bourlemont et de ceste Elisabeth qui estoit femme
le préfet de Homme descendit [fol. 42 v®] sainct Grégoire
qui fut appostole de Romme et de cette racine descendit
sainct Alexis.
« De celle dame dessud. descendit une racine très pouvre
de laquelle fut extraict sainct François d'Assise.
« Saint Françoys avoit toute ihaniere de gens et par
devant toutes choses il aymoit les gentilz hommes. Il prioit
Nostre Seigneur dévotement que il demontroit dont ce li-
naige estoit venuz ; un ange luy respondant qu'il estoit
extraict de la femme d'ung sénateur de Romme laquelle fut
fille d'ung duc de Léon et comte de Bourlemont.
« Quant sainct Françoys sceut qu'il estoit extroict des
comtes de Bourlemont, il pria Nostre Seigneur humblement
et dévotement qu'il lui daigna demonstrer de quelle vye
estoit le comte de Bourlemont. Nostre Seigneur luy envoya
par ung ange ung livret enquel la vye des comtes des Bour-
lemont et le linaige estoit contenu mot à mot ainsi comme il
est dict dessus. » (3)
Nous avons tenu à donner la citation tout entière. Le do-
cument, on le voit, est loin de mériter toute croyance. Si
d'un coté il affirme que saint François descend des Bobrlemont
(voir encore au folio 49 v^), de l'autre côté, il s'embarrasse
tellement d'inexactitudes, d'impossibilités et de faussetés
qu'on hésite à lui accorder une autorité quelconque.
(1) Le même ms. attribue aux comtes de Bourlemont la fondation de deux
monastères, dont l'un de Prémontrés, en leurs propres héritafçcs, « et ces
deux lieux religieux demeurèrent paisiblement et sans noise et soubz la
garde des comtes de Bourlemont comme fondateurs et patrons. » Fol. 12 \^.
(2) Ce Jean eut trois fils et une fille, « le premier fils fust évesque de
Troyes... le second fils fut duc de Laon... le tiers fut comte de Bourle-
mont... la fille fut appelée Ysabel et fut femme & ung sénateur de Romme qui
estoit prefect et prêteur. » Id. fol. \2 r**.
(3) Voir au fol. 49 r» une autre mention de saint François, à propos di'
Sanlx doyen de Langres.
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452 DE L'ORIGIISE FRANÇAISE DB SAINT FRANÇOIS D'ASSISE
Où a-t-on pris, par exemple, que « des comtes de Bour-
lemont fut extraict sainct Patrice, evesque d'Irlande (li »;
oii se trouve la preuve que saint François fut « envoyé du Pape
en France ? » Notre manuscrit descend même dans les
détails. Le séraphique Père, d*après lui, serait venu jusqu'à
Villey sur Tille (2), il aurait assisté à la cérémonie de la
dédicace d'une église faite par Gauthier évoque de Lan-
gres (3) ; ce jour-là depuis tierce jusqu'à none il aurait
prêché au peuple, et, pendant qu'il parlait, un serpent serait
sorti de terre en sifflant, mais le saint « fit le signe de la
croix et le signe faict le serpent entra humblement en la terre
et ne peust oncques François [voir] où il se boutta, car on n'y
veoit point de perthuys ne oncques puis on ne Ta vu » (4).
11 est bien clair que ce sont là des rêveries. Mais n'eu
reste-t-il pas moins vrai que la tradition de l'origine française
de saint François est antérieure au XVII* siècle ?i\e la retrouve
t-on pas dès le XYI* siècle ? Ne la rencontre-t-on pas même
au XIY** siècle ? Car, il faut le remarquer, si notre manuscrit
est du commencement du troisième quart du XVI* siècle, en
l'examinant on se rend compte qu'il se donne comme Técho
d'une tradition antérieure.
II y a quatre rédacteurs dans la composition de la Chro-
nique de Graudcey :
1** Adeline, fille du comte de Langres ;
2® Girard de Ghaulney, archidiacre de Langres ;
S** Le comte de Bourlemont ;
4* Ysabelle de Grancey.
Or, d'après notre manuscrit, Adeline écrivit le récit des
événements antérieurs à Tlncarnation (5).
Girard de Ghaulney fit ses additions au volume en 1220.
Ysabelle de Grancey n'ajouta que les détails concernant
sainte Elisabeth, et cela après 1319 (6). Il reste donc à
(1) Fol. 13 vo.
(2) Côte -d'Or, arrondissement de Dijon.
(3) Est-il nécessaire de faire remarquer qu'on ne trouve de Gauthier,
évèque de Langres, qu'au XII» siècle.
(4) Bib. Nal. f. p. 4945, fol. 47 v» et 48 r^
(5) Id., fol. 20.ro.
((î) Id.. fol. 52.
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DE L'ORIGINE FRANÇAISE DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE 453
conclure que les événements relatifs à saint François, son
origine française ont été insérés par le troisième rédacteur
de la Chronique^ le comte de Bourlemont, et le manuscrit
nous dit lui-même Tépoque de cette addition, c'est Fan-
née 1326.
Ajoutons que la Chronique de Grancey — l'original s'en-
tend — a certainement été connue par d^autres que par
Tauteur du ms. 4945. On a imprimé en 1863, à Nancy, chez
Cayon-Liébault, sous la rubrique Facéties et curiosités
bibliographiques une plaquette dont le titre est le suivant :
GÉNÉALOGIE CVRIEVSE
.1 V honneur de quantité de nobles de Bourgogne, de
Bassigny^ de Champagne^ de Lorraine^
et avltres contrées plvs loingtaines.
Tirée dvn viel manvscript latin
Escrilte par un nommé
GERARD DE HAVTERIUE,
Archidiacre de Langres,
Qui monstre comment
SAINCT FRANÇOIS D'ASSISE
est allié à l'ancienne noblesse de Grandcey
en laquelle
sont amplement rapportées et déduictes diuerses
Illustrations Sacrées^ auec nombre daultre^
alliances auec les Emperevrs^ Hoys,
Princes, Comtes, Haultz Barons ;
voire des Très-Excellentz
DVCS DE LORRAINE,
Des comtes de Bar, de Vavldemont,
de Langres , de Champagne , des ducs
de Bovrgogne, oultre certaines de Lignagnes
% d'Ancienne Cheualerie d^ Lorraine \
de grantz et renommés personnages
PARANGONS DE LEURS RACES (1)
Cette généalogie curieuse mentionne sur le prétendu vo-
(1) Brochure in-S» de IV et 24 p.
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454 DE LORIGINE FRANÇAISE DE SAINT rRANÇOIS DASSISB
yage de saint François en Bourgogne des détails absolument
semblables à ceux que donne le ms. 4945. Toutefois si elle
parle des Grandcey, dont la véritable origine ne remonte
qu'aux premières années du XI"* siècle, elle ne mentionne
aucunement les Bourlemont. Elle indique en outre que saint
François est d'origine française par son père Bemardone,
tandis que le ms. 4945 ne précise d'aucune façon et ne dit
pas si c'est par son père ou par sa mère.
Documents indignes de foi tant que Ton voudra ! Il est
impossible en eifet de se porter garant de la valeur historique
de la Chronique de Grandcey et de la Généalogie curieuse. Ce
n'en est pas moins une vérité assurée :
Dès le XVI^ siècle, dès le XIV* siècle, bien avant la Règle
du Tiers-Ordre de Fraâsen par conséquent, onattribuaità saint
François une origine française. Cette tradition est-elle fon-
dée, ne l'est-elle pas ? Ce n'est pas la question. Ce qui est
vrai, c'est que cette tradition existait dès le XIV® siècle.
Quant aux Bourlemont, ils ne sont pas de noblesse pro-
vençale ; tout porte à les regarder au contraire comme une
famille bourguignone et de fait les archives de la Côte-d'Or
et des Vosges nous révèlent leur existence dès le XIP
siècle (1).
F. Ubald d'Âlençon.
(1) Annales Franciscaines y tome xvi, p. 473.
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L
LE XVir ET LE XVI»- SIECLES LITTÉRAIRES
EN FRANCE
Suite (t).
La. Rochefoucauld
Le XIX* siècle semble, tant il a critiqué, avoir inventé la
critique. II n'en est rien, et, sans cesser d'admirer, dans
Villemain, dans Nisard, dans Sainl-Marc Girardin, dan*
Ozanam, voire même dans Taine, si bien doué par la nature,
quoique acculé à l'athéisme par Tabsence de la foi et Torgueil
de la raison, ce qu'ils ont, chacun en particulier, d'original,
d'élégant, de vigoureux, lious devons rendre justice à la
critique de ce XVII" siècle dont nous entreprenons cette an-
née, l'histoire ou mieux l'esquisse littéraire. S'agit-il des
historiens ? Est-ce que notre siècle aurait la prétention
d'avoir inauguré la critique historique ? M. E. Hello le
pense ; nous prenons la liberté d'être d'un avis contraire.
Il nous semble, en particulier, si nous prenons la critique
à son sommet le plus élevé, que Bossuet, après Comines a
vu les causes des événements avec leurs effets, dans les
passions des hommes. Au-dessus des hommes et de leurs
vices ou de leurs vertus, il avait pénétré la cause première,
Dieu^ qui mène tout et attelle à son char, pour remplir les
secrets de sa Providence, les méchants comme les bons.
Dans un ordre inférieur de la critique, si le même Bossuet
n'a pas chargé son Discours sur l'histoire universelle de
notes et références diverses, d'indications de chapitres, et
même de chiffres sur la pagination des auteurs consultés;
s'il n'a pas poussé, jusqu'au ridicule, l'étalage indigeste d'une
4) Totr le rosoieulv d'octobre 1903.
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456 LE XVII- ET LE XVIII* SIÈCLES LITTÉRAIRES
science plus ou moins réelle, il n'en avait pas moins lu,
étudié les nombreux écrivains latins et grecs dont il citait
les noms avec quelque négligence, au bas de la page, et
dont il nous donnait, avec son génie profond, le suc et la
substance.
Mais passons à une critique moins haute et plus purement
littéraire. Si, au XVIP siècle, la critique n'était pas érigée,
dirions-nous bien, en genre, et si Ton n'en faisait pas un
métier, n'est-ce rien que ces Préfaces de Racine où il met
le beau de la Tragédie dans « la majestueuse tristesse » du
sujet, dans l'unité du plan et sa simplicité, relevant ainsi sa
théorie jusqu'à une certaine ressemblance lointaine de Dieu,
qui, d'un souffle fit sortir le monde du néant ? N'est-ce rien
que ces pages sans emphase, écrites sous forme de lettres,
de Discours à l'Académie, d'Avertissements, d'Examens, de
fables, de comédies, où Fénelon, Molière, La Fontaine.
Boileau protestent en faveur de la nature contre les « atten-
tats des sots ! » N'est-ce rien que ces discours de Corneille
sur l'Art dramatique, où il analyse avec Aristote, si puissam-
ment, le cœur humain, et en fait sortir les règles de la tragé-
die Lussi bien que de la comédie?
Et compterez-vous pour peu de chose la défense de
l'antiquité classique (sous le titre de Querelle des anciens et
des modernes)^ de l'antiquité classique, disons-nous, étu-
diée, non dans son paganisme, mais dans sa vocation litté-
raire et réellement divine ; car c'était Dieu qui avait fait
saillir, pour ainsi dire, de la mer, la Grèce, sous le plus beau
ciel du monde, avec le sentiment du beau, le plus naturel
et le plus invétéré qui ait jamais été donné à aucune autre
nation. Nous l'avons dépassée, dans l'élévation de la pensée
chrétienne, sans Tégaler dans la forme ; et parfois raffinés
à l'excès où fleuris jusqu'à l'emphase, nous n'avons pas
atteint la mesure grecque et parfaite, dans la poétique sim-
plicité d'un Sophocle, ou la force et la précision sans emphase
d'un Démosthène.
Niera-t-on, pour en revenir à la critique littéraire au XVII*
siècle, que le chapitre de La Bruyère, intitulé : Des Ouvrages
de l'esprit^ ne soit une merveille de goût et de justesse phi-
losophique en même temps que littéraire? Mais il est prolixe
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Gor
LA ROCHEFOUCAULD 457
et vise à Fesprit. Nous lui préférons de beaucoup La Ro-
chefoucauld. Dans les trop rares passages où les Maximes
abordent les Lettres^ il définit Tart d'écrire ou le bon goût
avec une force et une brièveté qu'aucun n'a égalé. Nous y
reviendrons.
Il doit beaucoup comme écrivain à un grammairien célèbre.
L'année même où mourait Descartes, s'éteignait dans la pau-
vreté le modeste Vaugelas, un habitué de l'hôtel de Ram-
bouillet, un Académicien maigrement pensionné par Ri-
chelieu (1).
C'est l'auteur des Remarques sur la langue française, Tout-
à-tait ignorant des origines et de l'histoire de notre idiome,
il eut pourtant un goût admirable pour l'ennoblir. Homme du
monde encore plus que grammairien, il rapporte tout, dans
le choix des mots, à l'usage ; et, si Tusage est douteux, aux
grands maîtres parmi les écrivains. En résumé « cet oracle »
du beau parler, dans la société choisie, porta à sa perfection
la langue « des honnêtes gens », la langue polie, comme Des-
cartes avait tiré de l'obscurité latine et pédantesque de la
Renaissance notre langue philosophi([ue. La Rdchefoucauld,
dont les Maximes ne diffèrent pas essentiellement du genre
élevé et moral des entretiens du beau monde d'alors, pouvait
écrire comme on parlait, un peu plus élégamment, toujours
suivant Vaugelas (2).
Mais laissons, un instant, les apparences,, pour descendre
au fond des choses.
Si l'utopiste Descartes fait de l'homme une sorte d'auto-
mate sans cœur et sans imagination, une intelligence infailli-
ble ; si Pascal fait de Dieu un tyran, de l'homme à peu près
un néant soulevé de temps à autre par une grâce capri-
cieuse, La Rochefoucauld, moraliste et misanthrope, fait de
V amour-propre et de Végoïsme Tunique mobile de toutes nos
actions (3).
(1) Savant et pauvre, Vaugelas se cacha plus d'une fois pour éviter ses
créanciers.
(2) Le mot est du P. Bouhours^ auteur lui-même des Doutes et nouvelles
Remarques sur la langue française ; Ménage a, lui aussi, écrit ses Obser-
vations sur la langue française,
(3) îl a écrit : « Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves
dans la mer. »
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45g le; XVII- ET LU XVÎII' SIÈCLES LITTÉRAIRES
Tout s'explique. La Rochefoucauld était né de parents cal-
vinistes. Devenu catholique avec eux il garda quelque chose
de son origine '; et l'on sait que, sous les rigoureuses appa-
rences d'une morale implacable, le protestant cachait et
cache encore un orgueil noir et défiant, né de la Réforme et
de son libre examen, de la liberté sans limite des opinions.
Le doute appelle le doute.
Le caractère de la Rochefoucauld et les événements où il
sera mêlé n'amortiront point les impressions reçues dans
Tenfance. Pour le comprendre, il faut connaître sa vie.
Il est de 1613. Il a seize ans à peine, qu'il fait son entrée
dans le monde, assez tôt pour que la cour le corrompe sûre-
ment. II a M la physionomie heureuse, Tair grave, beaucoup
d'esprit et peu de savoir », suivant Madame de Motteville ; il
est brave de sa personne.
C'est alors le Prince de Marsillac, en attendant que son
père ne soit plus, comme on dit : le Dauphin jusqu'au jour
où le Dauphin hérite, sous le nom de Roi. Il a la vue basse,
ce qui le rend timide ; plus .tard, il achèvera de la perdre, au
combat de là porte Saint-Antoine (1652) ; du moins il sera
aveugle plusieurs jours, et il lui restera juste de quoi se
conduire. Ce malheur ajoutera à sa tristesse et à sa timidité.
Il n'osera point briguer le titre d'Académicien.
Maréchal de camp dans Tarmée d'Italie, du parti de la
reine Marie de Médicis contre Richelieu, il échoue, avec
d'autres, dans- ses prétentions à corrompre Louis XIII, en lui
inspirant de Tamour pour une jeune fille, Mademoiselle de
Hautefort, d'une famille qui avait juré la perte du Cardinal.
La chasteté du Roi le garda et garda Richelieu à la France.
C'est alors, si nous en croyons les Mémoires de La Roche-
foucauld, que la reine disgraciée lui proposa de l'enlever
avec Mademoiselle de Hautefort, et cj les conduire toutes
deux à Bruxelles. Leur chevalier, à son grand regret, ne put
remplir son beau dessein et se vit plus tard relégué simple-
ment à Verleuil (1) ; il y devint l'ami de la duchesse de '
Chevreuse. Les amitiés de la cour ne sont que des alliances
d'intérêt, même sous le titre de la passion.
(1) De 1639 à 1641. •
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LA ROCHEFOUCAULD ' 459
Richelieu meurt. Le courtisan disgracié a quitté Texil
pour reparaître au Louvre ; il est du parti des Importants
qui auront raison d'un étranger sans prestige ; mais Mazarin^
dont la ruse et la souplesse dissimulent la ténacité, viendra
à bout de ses ennemis autant que Tinflexible Richelieu.
Ceux-ci d^ailleurs ne savent que cabaler et se déchirer entre
eux. Condé lui-même s'épuise dans Tintrigue, il soufflette
un jour La Rochefoucauld. Quelle victoire après Rocroy !
Le futur moraliste est alors Tamant de Madame de Longue-
ville, la sœur de Monsieur le Prince. Il deviendra un instant
poète pour la peindre^ et peindre sa désillusion :
cr Pour ce cœur inconstant qu*enfin je connais mieux,
J*ai fait ia guerre aux rois, j'en ai perdu les yeux. »
Ce n^était, en somme, qu'un emprunt fait au poète Du-
ryer qui avait dit dans sa tragédie âiAlcyonée :
(c Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
J'ai fait la guerre aux rois, je l'aurais (aite aux Dieux »
On mêlait tout alors, dans cette guerre ridicule, mais anti-
sociale de la Fronde qui venait d'éclater et donnait au peuple
l'exemple de la révolte contre les Rois. On mêlait les vers,
l'intrigue, les combats, l'amour, le sacré et le profane.
C'était une première ébuUition, un essai tragique, à ia l'ois,
et comique de Tesprit Révolutionnaire ; on tendait les chaînes
dans Paris, comme au temps de la guerre de Cent ans, comme
on y élèvera des barricades plus tard; on chansonnait Mazarin
ou la Fronde :
« Ma foi, nous en avons sur Taile.
Les Frondeurs nous la baillent belle,
Malespeste de TUnion.
Le blé ne vient plus qu'en charrette.
Nous allons mourir de disette. »
De vieux Parlementaires imbéciles étaient rois, un jour,
de par le peuple qui criait : Vive la République! dans les
rues de la capitale. Le général de cette anarchie, c'était un
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460 LE XVlh ET LE XVIll» SIÈCLES LITTÉRAIRES
prince de sang, Condé, qui livrait bataille aux portes de
Paris, à son souverain, et à Turenne alors pour, demain
contre la cour ; Beaufort s'appelait le « roi des Halles (i) a.
De grandes dames commandaient elles-mêmes aux chefs de
la Fronde (2), et la duchesse de Montpensier tirait le canon.
On allait de Thôtel de Rambouillet sur le champ du combat;
et de Retz, un prêtre, conduisait un régiment ditdeCorinthe,
ou haranguait le peuple de l'impériale de son carrosse. Ses
deux burettes, disait le populaire, étaient ses pistolets. Il
violait son sacerdoce, comme il violait, avec d'autres, Tin-
violabilité royale. On paiera cher cette débauche d'une
révolte sans motif et sans nom, dirigée contre une femme et
un enfant.
On la paiera par un excès de pouvoir rendu nécessaire, au
nom de la paix publique, comme les successeurs de Condé
et La Rochefoucauld, les marquis frivoles du dix-huitième
siècle, les amis incrédules de Voltaire, solderont leur impiété
sur Téchafaud.
En attendant pis, la Fronde use dans Tintrigue les plus
belles intelligences, et les cœurs dans l'égoïsme des petites
passions. 11 en résulte qu'après avoir vécu pour soi, on
abaisse enfin les autres humains juste à sa hauteur.
Jugez jusqu'où le milieu de la cour et l'habitude de l'intri-
gue avaient réduit l'âme de La Rochefoucauld, exténué ses
ambitions : il avait pris feu jadis contre Mazarin, pour n'avoir
pu obtenir le privilège réservé à de plus grands princes, de
faire entrer son carrosse dans la cour du Louvre. Le même
ministre avait, malgré ses instances, refusé à sa femme le
tabouret des Dames d'honneur ! Il nous raconte, au long,
dans son Apologie^ tout ce qu'avait d'abominable ce déni de
justice. Nous croyons déjà entendre Saint-Simon nous rela-
ter minutieusement l'étiquette de Versailles, l'histoire des
révérences et des préséances, des dépits féminins, des vani-
tés satisfaites, philosophe, sans le savoir, en nous découvrant
à nu la vanité des cours et des cœurs, et la sienne, en même
temps, quoique aristocratique.
(1) C'était un bonheur de voir flotter la plume de son chapeau, de loucher
sa botte au passage.
(2) D'où : la Guerre des dames {La Fronde),
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LA ROCHEFOUCAULD 46»
C'est de cette indigence de toute générosité vraie, malgré
le brillant de la surface, que sortent des pensées stériles
comme celle-ci :
« Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices
déguisés. »
Que dans les cours les plus perverties, partout et toujours,
Tarabitieux, nommé Important ou Libéral, croie devoir,
pour plaire, se masquer d'un air de vertu, rien de plus vrai.
C'est là un type à part, mais ce n'est pas tout l'homme, et La
Rochefoucauld peignait Vhomnie qu'il voyait autour de lui
Vf en lui-même. S'il généralisait, ce n'est pas seulement parce
que le grand siècle fut celui des idées générales, c'est aussi
parce qu'il sentait le besoin de se consoler, en faisant parta-
ger aux autres le vice de sa nature.
Du reste, la paix faite, et toute cette noblesse rentrée, de
gré ou de force, dans le devoir, La Rochefoucauld gravita,
à sa place, autour du soleil royal ; même il en reçut quel-
ques rayons, bienfaisants. Il fit la guerre de Flandre, mais
sans beaucoup d'éclat. Il avait gouverné le Poitou, quoique
sans y paraître, et fut fait, pour ce mérite singulier, pour
d autres non moins inconnus, chevalier des ordres du Roi
(1661). Toute sa gloire est dans les Lettres.
Il avait, depuis longtemps, négligé Madame de Longue-
ville ; c'est ordinaire à la cour que ces liaisons finissent par
rindifférence. Il la calomnia ensuite dans ses Mémoires ;
c'est une tache ineffaçable. Saint-Siifton, le père du. fameux
écrivain, répondit à l'infamie de La Rochefoucauld, en écri-
vant à la marge du livre calomniateur : <( Il en a menti ! »
Cette morale en action d'un amant ingrat préparait les
Maximes, Les loisirs d'une vie littéraire et opulente y ai-
dèrent encore, et donneront à la pensée de La Rochefoucauld
sa forme achevée et sa dernière précision.
Ici nous avons une objection à réfuter : il n'est pas vrai,
pensons-nous, que Tamour-propre soit le mobile de tout, et
la thèse est fausse. La Rochefoucauld est cependant un grand
écrivain. Qui en a jamais douté? Que deviennent désormais les
rapports étroits de la pensée et de la forme, de la vérité et de la
beauté littéraire ? C'est que La Rochefoucauld, tout per-
sonnel qu'il fût et empoisonné par l'air de la Fronde et par
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'452 LE XVII* ET LE XVIII* SIÈCLES LITTERAIRES
le Jansénisme du temps, avait conservé de la nature une
force particulière, de ses maîtres dans le siècle, Pascal, Des-
cartes, Balzac, le goût d'une précision* infinie, et jusque dans
sa tristesse de révolté un air de grandeur qui passa dans
son style. C'est que sa mélancolie n^était pas sans remords,
et son erreur sans un certain regret de cette vérité devenue
presque inaccessible à son cœur ; c'est qu'il n'avait pas en-
tièrement tort de faire notre nature aussi noire ; c'est qu'elle
est toujours sous l'impression d'une faute première, et, par
son vice d'origine, plus inclinée au mal qu'au bien, dans
l'angoisse de la liberté. Ajoutons que La Rochefoucauld est
parfois dans la vérité absolue, s'il dit, par exemple qile
« L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu >».
Elle existe.donc cette vertu ! Est-il possible, d'ailleurs, de
mettre plus vivement en relief, par la sobriété de l'exprès-
sien, cette pensée à la fois simple et profonde ? La simplicité
n'exclut donc pas la profondeur ? Sans aucun doute ; et même
c'est un défaut de notre nature finie de ne pas voir d'une vue
simple jusqu'au fond des choses, et d'aimer l'obstacle, so-
phisme ou préjugé, qui en sépare nos yeux et laisse la vérité
dans la nuit ou dans un nuage d'incertitude.
N'est-ce pas encore incontestable, au moins dans certains
cas, que « la gravité est un mystère des corps ifwe^ué pour
cocker les défauts de V esprit ? »
Qui songerait, jusqu'à La Rochefoucauld, à nommer « mys-
tère du cor^s » ce que les anciens et nos aïeux avaient appelé
« le masque de la sottise » ? Ainsi un mot nouveau, naturel,
un seul mot, une image, qui nous saisit d'autant plus qu'elle
est plus inattendue, ressuscite une vérité qui semblait morte
de vieillesse..
Le môme moraliste va jusqu'à nous étonner, une fois, par
l'excès de sa charité. Est-on plus indulgent que lui quand il
juge la médisance ?
(( On est d'ordinaire plus médisant par vanité que par
malice. »
Nous serions plus sévère que La Rochefoucauld, s'il nous
était permis, après lui, de traduire notre pensée sur le
même point. '
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LA ROCHgFOUCAULD 463
(( La langue du détracteur est au feu dévorant qui détruit
tout ce qu'il touche », a dit Massitlon traduisant les Saintes
Ecritures ; et le charbon ardent qui brûle Thonneur d'autrui
s'est échauffé, trop souvent^ à la chaleur maligne du cœur,
à cet endroit où Tenvie a déjà creusé un enfer, en atleadant
Tautre.
Mais il n'y a pas à louer seulement dans iiofre moraliste.
Nous ne devons pas le peindre à moitié ; et, pour le mieux
connaître, nous ferons bien d'entrer chez lui et de le voir
à l'œuvre. Comment travailkrit-il ? Seul ou en . société ?
Quelle nouvelle vie menait-îl, après celle des camps et de'
Tintrigue ?
L'hôtel de M"" de Lafayette, l'amie de La Rochefoucauld,
où il se tenait fréquemment, sans égaler en réputation
Fhôtel de Rambouillet, réunissait une société moins nom-
breuse mais plus éclairée et moins précieuse, plus avancée
dans Tétude et l'usage de la bonne langue française. On y
voyait avec Esprit, l'Oratorien, et beaucoup au-dessus de lui,
Boileau, Racine, Molière, Segrais ; ajoutons-y M. de Liancourt,
le chevalier de Méré, un Epicurien, le grammairien Ménage ;
j'allais oublier La Fontaine. C'étaient là des hommes de goùl et
de conversation, des critiques sérieux qui, sans oser toucher
au fond du génie du moraliste, lui aidèrent, sans doute, à at-
teindre la perfection de la forme etdu mot propre. Là brillaient
encore au milieu des savants et des lettrés. M™* de Sévigné,
charitable aux frondeurs, M""* la comtesse de Maure, M'"'* de
Schomberg, M™*^ de Guymené et bien d'autres étoiles du
temps. M""' de Sablé et M'"'' de Lafayette étaient les plus écla-
tantes. La première. Janséniste jusqu'à se retirer plus tard à
Port-Royal, dans une maison ouverte sur le monastère et
sur la rue, était dévote et mondaine : elle était persuadée, dit
M'°* deMotteville (1), « que les hommes pouvaient, sans crime,
avoir des sontimeqts tendres pour les femmes ; que le désir
de leur plaire les portait aux plus grandes et aux plus belles
actions, leur donnait de l'esprit et leur inspirait de la libé-
ralité et toutes sortes de vertus, mais que, d'un autre côté,
les femmes qui étaient l'ornement du monde et étaient faites
(l) Mémoires,
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464 LE XVII' ET LE XVIil* SIÈCLES LITTÉRAIRES
pour être servies et adorées ne devaient souffrir que leurs
respects. » Cette fine précieuse, toujours en remèdes, crai-
gnit mille fois de mourir avant sa mort. Elle avait perdu son
fils ; mais sa douleur n'était pas sans consolation, comme
celle de M"*" de Longueville, mêlée de remords.
La Rochefoucauld, le courtisan désabusé, s'était attaché à
.M"*' de Lafayette, autant par intérêt que par affection, el
par une certaine ressemblance d'esprit avec l'auteur de la
Princesse de Clèves. Voyons-le tel qu'il est : le monde,
les plaisirs, l'ont laissé comme sans espérance, froid et ina-
nimé ; il n'a conservé de goût, au fond de son décourage-
ment, que pour la raison, quelle raison ? Et M"* de La-
fayette est une personne raisonnable, mais à la mode en
même temps ; pas si raisonnable toutefois qu'elle n'ait écrit
plusieurs romans, où La Rochefoucauld retrouvait sans doute,
quelques souvenirs de sa jeunesse.
Malade dans son corps, comme son ami l'était dans son
cœur, la noble veuve buvait des « bouillons de vipères ».
C'est vrai puisque M'"*" de Sévigné le raconte ; elle a vu la
chose : '
a On coupe la tête et la queue à cette vipère : on Técorche,
et toujours elle remue ; une heure, deux heures, on la voit
remuer ; nous comparons cette quantité d'esprits si difficile
à apaiser à de vieilles passions (1) », par exemple, aux vieilles
rancunes des frondeurs mal soumis. On sent, du reste, que
M"*® de Sévigné, penseuse assez légère, est dans un milieu
où l'on pense. Elle en a pris la superficie, elle fait de la
morale, sans être plus triste pour cela. L'aimable nature !
Quelle différence entre Madame de La Fayette,vraie et fran-
che sans doute, et qu'il fallait croire sur parole, mais sombre,
instable et un peu railleuse. C'est un fruit de l'expérience.
Voici une lettre d'elle à Mademoiselle Scudéri, et qui
donne une idée de la politesse du grand siècle :
« Je ne vous puis dire. Mademoiselle, quelle est ma joy
quand vous me faites l'honneur de vous souvenir de moy, et
quand je reçoy des marques de ce souvenir par des choses
qui me donnent par elles-mêmes un si véritable plaisir.
(1) Mme do Sévigné à M"»* de Grignan, oclobre 167y.
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Li ROCHEFOUCAULD 46S
« Vous êtes toujours adorable, inimitable; il ne se peut rien
de plus divertissant et de plus utile <[ue ce que vous m'avez
fait l'honneur de m'envoyer. Vous seule pouvez joindre ces
deux choses, et je vous prie de croire que, si ma santé me le
permettait, j'aurais l'honneur de vous rendre mes devoirs. »
L'ami de Madame de Lafayette n'est pas moins civilisé.
Gentilhomme princier, et du meilleur ton de l'aristocratie,
(c le plus poli des courtisans », au dire de son ennemi, le car-
dinal de Retz, et la lèvre aimable malgré la misanthropie de
son cœur et son Jansénisme, il se montrait, dans son cercle
de lettrés, le plus doux des hommes. C'est une ressource de
1 égoïste de se faire tout à tous pour bien passer son temps.
L'égoïste des Maximes savait, du reste, ne point faire pa-
rade de son esprit. Suivant son sentiment laissé par écrit,
a il y a des airs, des tours et des manières qui font tout ce
qu'il y a d'agréable ou de désagréable, de délicat ou de cho-
quant dans la conversation » (1).
Par combien de formes passa cette pensée, avant d'arriver
à son état définitif ? On a constaté en effet, sous la plume du
moraliste, quinze, vingt, et même trente manières différentes
de traduire une même Maxime, avant le point de l'irréprocha-
ble perfection.
S'agit-il de peindre et de définir la jalousie ? Le philosophe
définit^ le peintre donne une figure à la pensée et la met, pour
ainsi dire, en mouvement. On n'est écrivain qu'à ce prix.
La Rochefoucauld avait dit d'abord :
« La jalousie ne subsiste que dans les doutes ; l'incertitude
en est la matière. On cesse d'être jaloux, dès que l'on est
éclairé de ce qui causait la jalousie ».
L'auteur, mécontent de ce premier essai, substitua cette
forme à la première :
« La jalousie se nourrit dans les doutes...»
Entre la jalousie subsiste et la jalousie se nourrit^ grande
différence. La jalousie est ou existe, c'est un axiome mathé-
matique ; elle se nourrit appartient au poète ; la prose use
sobrement des couleurs de la poésie, mais elle doit en user
à l'occasion.
(1) De la conversation*
E. F. - X. — 31
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4(iâ LE XVII* ET U X^ilU*^ SUfLiia LITTERAIRES
« C'est ane paaaioD qui cheireJ^t to^ij^Mies d» mouvetutr
motif& d'iàk^iéiéiude- et de monùveaux i£twm^mtsi ; et eik» dbtvitid
fureur sdtot qu qb |iad8e dlu dcmte à la certilude. »
Aburégjaz» mtexton^yt Boileaji (jot l«î suppose); et dites- Ion! ;
car voire peaâée &€fêt pas duffisanunent anfttjKsée. Faites ^e
vQixe Maxiofre soit pluâ ciMifdèt», plus forte et plnftcoiirtt.
Après avoÎK blea réfléchi^ le moraliste: se dattanda : X quoi
hoa dire ^ue lapaasioA cloMarche de no^Tesiiix nalt& d'inquié-
tude et de noaveaiiix. tsMtvmenfs ? LeSf deiiâes éa la jaiottsie,
c'est Tajogoiâse variée des joues, et des iruits. Qui aa ife sait?
Laisaez-le pea&er au Lectear.
D'autre fart, €»st-ce ^ne cette deuleior dct la jalousie est
cleraelle, esib-ce qu'elle devieat fotaienieiMtfiijireui^?
Si le àoMe persiste, ïk est vrai, la jalousie s'knrite ; elle se
cabve coiB(ini& le cheval piq^é-^ ea été, d'ujae mèaa» eâ conti-
nuelle morsure ; elle rugit cononie le bon dcNit le moircheroD
chatouÂlle Les naseairs. Abats « elle devient ftureur h.
Mais il. a'en est pas toiqours ainsi. La certitude pauÉ se
faire^ d'une ssanière on de Famftre, même d'iin luis*^ dans
resfATÎI.
Elle peut nous restituer le bonheur ou noua readae- aûrs
de Bu94re iafortuDe. Si c'est itne illusion qui sens a rendas
malbeuretix, la jakM^e finit ;. sa ai9us étûens jaix^uK,. à josie
titre, lesieartiaaeatde nntse nalhieur peut es aaheiner plusieaxs-
aux frontières de la folie» iXautves^ fi»s caUiesi,. éckûrés sur
Tabjet de leur ûsMptti^ttde, racottVKexit k sepos dans la ré-
signation. Pour eux,i il n'y a plus de doute, ilr n'y a pla^ de
jalousie ; il y a, quand oaèsae^ daps laceirfeitade du mal,, un
apaisenjieni de l'âme.
Voici donc la dernière forme de la maxisse : <* La. jaiouaîe
se nouri^it dans les dourteSy ^U^ devient fnneossi»» ^^ ^Ue
fi lût, si4ôt ^'qb. passe^ à la certitede. »
C> es.t plus hstei et pins achevé ; c'est là penseï en phîin-
sQphe ;. c'est peindve en écrîivain. TnuAn'est pns aussi parfait ;
etbiïan que Segrais aât pvis la peine de dédEandre, dans na
discours, le style de La Rochefoucauld contre la pims- légère
critique, il est incontestable que la précision du moraliste a
plus d'un excès et qu'elle aboutit parfois^à k'obsciirifté^
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Goosie
LA ROŒHBPCKn^AVI
Airnâr oe- B-est è^pe ni ebiv mi coorrc
<( La civilité est un désir d'un re<
Cette maxime passa, au milieu d'une
pair sa frivolité, au regard perçant d
Kieadâ^.
Du reste, ne croyons pas que le pt
amis de dbépasaer la fome dans leur c
le fond. Cette misanthropie, dont il
80 âfieonde nature ; il bV faU»l pa
La&yette elle-même, <t effrayée d«9 p<
n'osait trop le contredire^ Pourtant c
i'emmie& que Lui vint pbis d'une vérité
m0t. Pour L'ketire,. il a est: questîoii qi
Il arrivait à La Rochefoucauld d<
maximes, aussi bien parfetlccfi <fi]e <
plu Si (AU WAÀns esEJaué€. Son. étude ;
M. Eâfidrit ou sk M"'* Sablé (en styte p«
Parirthéfifte ,. dont le salbn se porètaôt
ïnnximes, comme d'autres,, à aetuv d
ainsi con^u,. ou à peu près :
«' Voilà une Maxime que je vous c]
antxe». »
M est ¥saîa6mblati»Ie qae ï» répoot
haussée aa tan dte radiftirafioi».. On h
La«]S({aHime ; on I» ve maniait (f) ; on la i
plus^ OUI moins* BtoufTBlte' à» S9n auCeu
rentrai)(r daows le salon brâlairt' où Fol
être sentie naître et sortir de son cœu
de totft:
. M""* deSokèè o» maa^a jmpsn^ maFgn
f€>ÉS, d'essarf er fuekpme Sne reonaifipi^.
un Recueil de Maximes, un Traité «
page sur et contra la Connedie. Maiîsî
(fiie La Rachaefoiuiaiitd. PeurfflHvt 3f fuj
(15) Aiiwt 9ur Fa Maxfm»': « Ta. gravité du
coif^ «Ho* »'îi y 0iBtplBe>eFVfvaE¥Ts. Ea RbcRcfoc
pression de sa pensée.
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468 LB XVII* ET LE XVIIl* SIÈCLES LITTÉRAIRES
« Vous savez que je ne crois que vous sur certains chapi-
tres, et surtout sur les replis du cœur. »
C'était un galant homme, et M"* de Sablé une femme
d'esprit.
Appuyons sur les Maximes du moraliste et sur l'homme
tel qu'il Tentend. Cet homme a fatalement les sept péchés
capitaux ; en voici plusieurs :
« Il y a encore moins de gens sans intérêt que de gens
sans envie. »
Réduisons la chose : l'homme est un composé d'envie et
d'é^oïsme, mais l'égoîsme domine. Pour être dite élégam-
ment, ce n'est pas moins une exagération calomnieuse.
Si ce n'était que cela ! mais non. Quand l'homme s'avise
d'avoir du cœur, sa raison s'en trouve mal ; sans doute que
son intérêt y perd :
« L'esprit est toujours la dupe du cœur. »
Méfiez-vous du cœur ; méfiez-vous-en toujours ; c'est un
imbécile qui conduit l'esprit dans le fossé ; c'est un aveugle.
Enfin nous sommes lâches. Car « la vertu n'irait pas loin,
si la vanité ne lui tenait compagnie ».
En un mot, l'amour-propre est le seul support de notre
pusillanimité...
Quoi ! nous admirons dans l'histoire tant d'actions mémo-
rables, malgré la faiblesse ordinaire de notre nature î Et c'est
sur le roseau de la vanité que s'appuya toujours la vertu!
Que faites-vous de la grâce, et même de la nature.^ Non, nos
premiers parents ne nous ont pas réduits si bas, et la natu-
re, livrée à elle-même, n'est pas si stupide ou si hébétée.
Et cette autre maxime :
« Nous avouons nos défauts pour réparer, par notre sin-
cérité, le tort qu'il nous font dans l'esprit des autres ».
C'est donc par orgueil que nous sommes humbles, et par
intérêt, cela va sans dire ?
Du reste, nous sommes tous orgueilleux :
« L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n'y a de
différence qu'aux moyens, à la manière de le mettre au jour».
C'est dire que les saints sont des orgueilleux ; seulement
leur orgueil se couvre du voile de l'humilité. A leur orgueil
s'ajoute rhypocrisie.
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LA ROCHLYOUCAULD 469
Car il est question de tous les hommes.
Et rhonnéteté des mœurs, qu^en pen€|e ce noir bourreau
de la nature humaine ? Quel est son sentiment sur la vertu
des femmes ?
« Leur sévérité est un ajustement et un fard qu'elles ajou-
tent à leur beauté ».
Elles poursuivent l'intérêt de leur coquetterie; et c'est tout.
Ailleurs :
« L'honnêteté des femmes est souvent (1) l'amour de leur
réputation et de leur repos... »
En d'autres termes, à l'orgueil de leurs agréments et aux
inquiétudes de la passion, il y a des femmes qui, par paresse,
préfèrent leur tranquillité.
Pour tout dire :
« Il y a peu d'honnêtes femmes qui ne soient lasses de
leur métier ».
Comment ! La Rochefoucauld poussait la confiance jusque-
là envers sa femme, son amie, et les autres dames lettrées
de son petit cénacle !
Elles faisaient un métier, comme la courtisane en fait un,
payées en déférence au lieu de l'être en beaux écus ! C'était
la seule distinction à faire.
Et l'amour du beau parler les rendait patientes jusqu'à
souffrir l'immolation littéraire de leur vertu en un langage
aristocratique !
Ce n'est pas tout, et le livre du moraliste, si court qu'il
paraisse, est long jusqu'à la monotonie tant il regorge de
Tégoïsme prêté par l'auteur égoïste à son lecteur. La sincé-
rité n'est qu'un songe habile du cœur ; la modération et la
pitié, des mots qui cachent la corruption d'un égoïsme
raffiné ; l'amitié n'est qu'un « trafic de l'avarice ou de l'égoïs-
me, comme vous voudrez. Nos vertus sont des ombres ; il
n'y a que l'intérêt qui soit réel. »
Aussi les Jansénistes applaudirent. L'un d'eux écrivit au
sujet des Maximes :
« C'est la découverte (2) du faible de la sagesse humaine
(1) Souvent ne date que d'une édition postérieure à celle de 1665.
(2) Lettre à Madame de Schomberg.
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A70 LE XVIl* ET LE XVUJ« fSlËGLES LITTÉRAIRES
et de ce qu'on appelle ioroe d'esprit C'est 4i»e satire très
ingénieuse de ia nature par le pécUé^'ergueil. »
« Ce livre, dil un «lUre d^i même caiBfi, odms fait «o»»
naître, mais c'est pour nous mépriser et pour noukslMuailîer.
C'est pour nous donner du dégoût <ile toutes les <4ioses du
monde, et, en nous en détachant, nous touraier du côté Ai
bien qui ôeal est digne d'être Aimé. »
A-t-on jamais songé que le vertueux La Uoche£oucaAiId
ait calomnié la vertu pour nous tourjOier vers la vert» ? Que
n'imagine point l'esprit de parti ? Et comme la passion peut
aller jusqu'au ridicule, à pr^^pos de la 4hèse la plus trtsle
qu'ait jamais soutenue un hi»mme vicieux !
La Rochefoucauld tenait du Jansénismie ; sor livre en a le
teint. L'auteur ne cache pas ses préférences p<Mtr <!ette
hérésie dans la 2"" préface des Maximes ; et les Janséaisies
l'ont récompensé. En est-il plus vrai ?
Je sais bien queFénelon écrivit, unjour, à Tua desesamis :
<( 11 n^ ^ qu'un très petit nombre de. vrais «unis sur qui je
compte, non par intérêt, mais par pure estioie', non pour
vouloir tirer aucun parti d'eux, jnais pour leur faire jusiîce,
ea ne me défiant point de leur c<eur. J'ai aiipcis à conoallrê
les hommes, en vieillissant, et je crois que le ;tteàlleur est
de se passer d'eux., sans faire i'«entendu. Cette rareté <<fces
lionne tes ^ens est la honte du ^enre huaxaia. m
Réduiteà ces proportions, la thèse, beaucoup aïoûksaJisolae,
est vraie. 11 y a de très bon-aétes ^gens ; il y «n^ peu^ mais il
y en a. EU encore Pénelon n 'écrivait-il pas aoos rimprasBÎMi
du désenchantement et de l'échec de ses ambâliotts idérfes ?
S'il était descendu du m^nde artificiel de la cour jusque dans
la siioplicité du cœur des petites, gems, n'auraithii pas^cqufô
la certitude que les gens honnêtes u'étaleAt pus tnéwue si
rares qu^il.le pense ?
Le moraliste voudrait-il nous guérir ea jaoas Aése^érant ?
.Et piâurtaut judus lisons et relisons Sses Maxùties^ avec un
intérêt qui ne se lasse point ; et notre malignité, 4}ai sy piait
h juédir^ dlautrui n'en «st jias seulement la «cadjiae.
Cette dramatique image d'un naufragé sans espérance,
d'un cœur désabusa, sans retour, parce qu'il n'a pas obteau
du monde la vaine récompense qu'il cocnwilait, <:e uaattfaK-
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U4 «OGflBPODC^ClJD 471
j»mrs qtf î Tésenne stns oesae à aolre «oreille^ 4»ttime le cri
d'ton diiiiiBé ; oeCte faMaUté da mai (1), c'est ce qui étneut, c'est
ce «[Ut reste. O» se retîpe peiné jusqu'aux fairmes de celte
iMirraisemUaiiUe fpréfeefition d'um égoîMe 4e feire riioviBie à
9mk image ; et Toa fse rap^le au88i,fiaor ^em tirer «oft profit,
que si l'homme n'-est p»s toi^ours ia ipftwie de «rai amtMir-.
propre, il en est très souvent la victime. Le mande o'est-'il
pcis &e«ié4es ruînes accnmulées par l'orgueil ?
Q»elie f>ett6ée La Aodiefoucaold >devmit-U aroir <de la mort,
lui qui^ dès cette vie, condamnait l'honiiiie au iBal e^ au
déaeftpoir ?
Après ravoir d'afeerd envisagée af»ec terreur, eft c'est avec
raîison, si rhommeest méchant, il ne sait "donner auccrn motif
sérieuK de -s'en «piprocher avec fermelé. ^n Les plas (ba-
bines et les pkm braves sont ceux q«ii prennent de plus
honftè^s prétextes pour s'empêcher ée la •considérer;
mais 1)out tvemiae qui la sait voir tefle «fa 'elle -eet, trocrve ^oe
c'^est <vne chose épouvaartaMe. Cofitenton!»-4Mrars, pour faire
bonne mine, de ne nous f»as dire à nouensiêmes tout ce «que
myws en penaons, eil espérons plus de nslspe i5e/»/?^ram«i»^'que
de ces faibles raisonnements qui nous font croire <ftte nous
povv^irs approcher de la mort avec ia4îfffére:frce. La ^Joîre
de mourir avec fermeté, Tespérance d'être regretté, le déeir
d'être affraErt^bi «Aes misères de la fie et de we dépendre plus
des cappriceB de la fbrtone "sont 4es remèdes ^'on se doit
pas regretter. Mais ou ne do-ft pas or«»re aussi qu'ils soient
inffttillibles. Ils foirt, pirur «oos assurer, ce qu'une simple
haie fisriH seuvent^ à I^ guert^e, pour assurer œuK Kfoi Vivent
approcher dkm lieu où l'on lire )>.
Tout cela esl: nioin« vrai «fue saisrsBant.
Même « 4a raisesi dans Aaquelle on croit tpôaver tant de
pessouroes est tpop faTMe, en oellto renconlre, pour «ons
persuader oe^quenous vn^ahmis ; c«st «He, au oenrtraiare, i^
nous IriAiift le (plus socrvient, et qui, an Ikm *de nona «nspttwr
le anèpris <ée ta mort, sert à naais déocmviqr ce <|u'^e a
d'uffneuK étudie terrible... ^)
*(^) « Lu aurè« dis HOB p {radions imc dépend pars pltrd d« notrs -que la d«rée
de notre vie. »
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47J LE XVII* ET LE XVIII* SIÈCLES LITTÉRAIRES
Non, la raison ne nous trahit point... Elle découvre, saBs
doute, aux yeux effrayés de l'égoïste et du méchant^ un juge
ou le néant, plutôt un juge. Et pour éloigner de leurs re-
gards le néant ou le Dieu vengeur, La Rochefoucauld, tou-
jours au nom de cette même raison^ ne sait leur offrir que
le tempérament y Vamour-propre ou l'oubli.
Il ajoute :
(( Tout ce que la raison peut faire pour nous est de nous
conseiller de détourner les yeux de la mort, pour les arrêter
sur d'autres objets. »
Faut-il avoir vécu plus de soixante ans,pour mépriser laraison
et enseigner la pusillanimité devant la mort ! La vérité, la voici :
L'homme ne peut bien mourir qu'après avoir bien vécu;
alors son agonie même n'est pas sans douceur, elle touche
le seuil de cette éternité où l'attend un père et non un accu-
sateur. C'est la raison qui nous Iç dit, avec la foi. La Roche-
foucauld a donc calomnié la vie et la mort. Au fond il a nié
Dieu. Car où est Dieu, si « la fortune et l'humeur gouvernent
le monde », si la mort est sans espérance ?
' Aussi M™® de Lafayette disait-elle, justement, en confidence
à M"' de Sablé :
« Quelle corruption il faut dans l'esprit et dans le cœur
pour imaginer tout cela ? »
Elle lui resta fidèle ; et il dut croire, au moins, à Tamitié.
Enfin un reste de foi, chez La Rochefoucauld, triompha de
l'athéisme des Maximes, au fatal moment. Sans doute, son
amie l'aida à bien mourir. Celle qui, diaprés M™® de Sévigné,
dans l'éternelle obstination d'une incurable souffrance,
{(prenait des bouillons pour plsLire à Dieu;», dut penser au
salut de son ami, et souffrir ses paradoxes pour le ramener,
avec douceur, à la vérité. Il mourut en chrétien et ne
connut qu'en mourant l'espérance. M°** de Sévigaé, qui avait
pour le sombre écrivain, aux pensées « gris brun », une ad-
miration sans bornes, trouva moyen d'exprimer à sa manière,
et familièrement, une des plus grandes pensées qui puissent
nous venir au cœur, devant un cercueil : « Nous sommes
enfin à mercredi, et M. La Rochefoucauld est toujours mort. »
On ne saurait parler de la mort avec plus de sentiment,
de grandeur et d'esprit, à la fois.
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LA ROCHEFOUCAULD 473
Du reste, Dieu s'était frayé, par l'épreuve, un chemin dans
cette ftme fermée du moraliste. L'aîné de ses fils était blessé
au Passage du Rhin; le quatrième était tué ; ajoutez à cela
une autre douleur^ paternelle aussi, celle-là inavouable ; le
cœur du père s'ouvrit et saigna ; il pria sans doute.
Il était malade de la goutte, depuis vingt-deux ans : « Il
portait envie, dit-il un jour, dans un de ses accès, à des
condamnés expirant sous la roue, et implorait, comme eux
à grands cris, le coup de grâce. » Ces souffrances intolérables,
c'était, dans le sens divin, le coup de la grâce. La mort vint
après. L'état du malade, écrivit encore la mère de M"* de
Grignan, est une chose digne d'admiration (1). 11 reçut hier
N.-S. ; il est fort bien disposé pour sa conscience, sans aucun
trouble. » Deux jours après (1680), il rendait l'âme entre les
mains de Mgr de Condom (2). Ce qui n'a pas changé^ c'est
son livre.
M"* de Sablé ne poussait pas si loin l'admiration que M"* de
Sévigné. Quand la première édition (3) des Maximes parut, en
1665, après une mensongère impression faite en Hollande (4),
l'année d'avant, le Journal des Savants rendit compte de
l'ouvrage, par la plume de l'amie que je viens de nommer.
A son article, elle mêla une pointe de maligne critique :
« Les uns, dit-elle, croient que c'est outrager les hommes
que d'en faire une si terrible peinture, et que Fauteur n'en
a pu prendre l'original qu'en lui-même ; ils disent qu'il est
dangereux de mettre de telles pensées au jour, et qu'ayant
bien montré qu'on ne fait de bonnes actions que par de mau-
vais principes, on ne se mettra plus en peine de chercher la
vertu, puisqu'il est impossible de l'avoir, si ce n'est en idée. »
Elle ajoutait : « Les autres, au contraire... etc. » C'était
habile ; mais La Rochefoucauld, sans doute, corrigea Té-
preuve et supprima le passage... par amour-propre ; il ne
pouvait faire autrement.
(1) Mm* de Sévigné à M»* de Grignan, 15 mars 1680.
(2) M«* de Sévigné à ^\^^ de Grignan, 17 mars 1680.
(3) Il parut cinq éditions des Maximes, du vivant de l'auteur. 11 faut ajouter
aux Maximes les Maximes supprimées, les Maximes ppsthumes et le»
Réflexions diverses, en tout six cent soixante.
(4) Sous ce titre : Réflexions, Sentences et Maximes diverses.
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'*T4 LE XVn* ET VE K-VIIÏ^ SfÈdES ^LITTÉRAIRES
« D'Gott»e part, ft i?e suis |»« eo«oare parvenue, écrivait, «d
W&i, une attire mmie àa moralî'Ste, M™* de St^omberg, à
cette àabileté d'esprit où Ton ne connaît ^ans le mon^e ni
honneur, ni Wmté, ni probité, le croyaSs qu'A y en penrat
avoir. Cepc^^ajit, après la lecture de cet écrit, Fou demeure
persuadé qu'il rP^ a ni vice, ni vertu à rien, et que Vtm fait
iiécessaiwsment toutes 'les adions die la vie. S*il en est aîasi
et que nous ne poissions nioers empêcher de faire toutceq^w
n<W!is désircwÉs, nous sommes exctisables, et yorts jugez de
là combien «cp* m^iximes sont tlangejextses, »
Le savait Htiet, de son côté, protesta e« latin et dit : <r in îis
sententiis nihil est quod vaide Itto-éem ».
Finissons par i'abbesse de Rohaa :
« 11 me semble, écrîvait-^Me à La Rocbeïbucauld, en 1674,
que vous avez encore mieux pénétré le caractère des hommes
que celui des femmes ; car je ne puis, malgré la déférence
que j^ai pour tos lumières, m'empêdier* de m'opposer un
peu à ce que vcms dîtes, que leur tempérament fait tau te leur
vertu. Il me semble que M"' de Lirfeyette et moi méritons
bien que vous ayez meilleure opinion du sexe, en général. •
IJu'en pensa le moraliste ? Rien. 11 méprisait la femme.
Cest à peine si, avant de quitter La Rochefoucauld,
nous dirons itm mot de ses Mémoires. On les a com-
parés aux Commentaires de iilésar, pour se mo^gfuer, sans
doute. Quelques portraits assez vifs n'empêcbent pas Fau-
teur de se perdre dans le menu des détails et de feire
graviter le monde autour dés intérêts plus om moins mes*
quîus de sou personuage mis à la troisième personne.
II y peignit de Rc?tz en traits méchants ; le pins sa^glaut
le voici : « il s'éloigne du monde qm s'éloigne de loi '^ :
el; de Retz n'oublia pas de peîndre à son tour, dans ses
9fémoires, par reconnaissance, La ïlochefbuxarald, avec son
H air de doute et de timidité ». Nous ne pensons pas qu'if
soit nécessaire ni môme utile de rappeler ici toutes les cou-
leurs de ces deux tableaux.' La malignité manque rarement
d'écrit; mais vcet es^rit-là n'eât pas di^ne de nous occuper
lonfteDQ|>6.
La Rochefoucauld avait Umu mn jeor serré de Rets éàm
l'entre-bâifle ment d'une porte du pateîs deju^îce, et îl criait:
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LA ROCHEFOUCAULD 'i75
*< Accourez, qu'on le poignarde, qu'on le tue, qu'on en
finisse avec lui ». Depuis et avant, on se haïssait. Mais
sous Louis XIV on en était réduit à se peindre.
Si no^fs vtyu4îensTÎre ou sourire, notis ctterions quelques
lignes du portrait de La Rochefoucauld peint par lui-même.
A des défauts légers, a sa mélancolie, à sa timidité, il ajoute
desqualités8upérieures,quiressortent mieux par le contraste.
C'est bien le portrait d'un vaniteux.
Finissons par un éloge. Sur son goût, il n'y a rifen à criti-
quer. Cet égoïste a la fine sen&ibiililé des dëiaids <e.t ia froide
précision du ni'ot propi>e.
« Un grand livre est toujours uagr^md mal »., dii»iit-iL
Ailleurs : « Le bon ^oût vient plus du jug^m^at «que de
Fesprit »,
Oui, pourvu que le jugeaisent, dé^agié des brillantes <5rreurs
de Tesprit, ne chasse pas le <:<eur de scl coii2|)agnie.
<( La véritable éloquence, a^tHd e&core écrit, contâiste à dire
tout ce qu'il faut, et à ne dire que ce qu'il faut ».
Enfin ailleurs : « C'est le caractère des grands esprits «|u«
de faire entendre en peu dé paroles beaucoup de choaes » .
C'est d'un grand seigneur. — Pascal ne pensait pas autre-
ment, lui qui disait,: « Rien de trop, rien de m^anqu^. »
Un des Als de La Rochefoucauld fut plus heureux que soa
père, toujours déf>u dans son amour-propre ; il devint grajird-
maître de la garde-robe du roi. Chacun va à la gloire par le
ohem^in qui lui est propre, comme il veut au co4iini^ il peut.
Encore un mot de La Rochefoucauld ; il est tiré de &a>iia
avis au lecteur (1665) :
« Lie meilleur parti que le lecteur ait à prendre est de
se nuettre d'abord dans l'esprit qu'il n'y a aucune -de ces
MaïQtmes qui le regarde en partieuliar^ &t ^l'il ea est seal
exceg^té, bien qu'elles paraisTseat générales, a
C'est donc l^iea à tout le monde que s'adresse vC!lia(|ae
maxime, et personne jn'est hon^ hormis le lactemr, par la
politesse ironique de l'auteur.
4âBftifiHChri&t nous a Jugés dignes de son sai^, et La £k>-
cliefoucauld de son mépris. Il luimanifUie, pour «être un g^antl
nioDaiiste, «l'avoir été vraiment chrétien.
A. Chatiaux. t. 0.
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DEUX JOURNÉES A DJEDDAH
I
Je n'aurais jamais pensé qu'un jour je pourrais voir cette
fameuse ville de Djeddah, sur laquelle, je Favoue, mes con-
naissances géographiques et historiques ne dépassaient
guère le récit qui nous a tant émus dans les journaux de 1858.
C'est vieux ; mais comme « fait divers », c'était assez mou-
vementé : un consul anglais assassiné pendant son sommeil,
puis jeté par sa propre fenêtre dans la rue ; un consul fran-
çais et sa femme massacrés dans leur escalier, malgré une
énergique défense ; leur fille, toute jeune encore luttant,
contre les assassins, et parvenant à leur échapper, bien que
rudement sabrée au visage ; enfin le chancelier, plus heu-
reux, sans blessures, sauvant la fille dé son consul et se
sauvant lui-même. Voilà un drame, une tuerie sauvage dont
je vais voir le théâtre. Toutes les villes qu'on va visiter ne
renouvellent pas autant de violentes émotions.
En voyage il ne faut pas être pressé. Les contretemps,
les retards, les accidents même (j'entends les petits) ont du
bon : ils vous permettent de voir, et par suit^ de raconter à
vos amis ce que vous avez vu. Heureux ces derniers, si leur
correspondance ne se laisse pas entraîner sur cette pente, si
glissante, paratt-il, à ceux qui viennent de loin, et dontjwae
veux même pas prononcer le nom, tant je l'ai en abomination.
Donc nous avons des retards qui menacent de se prolon-
ger, et qui tiennent à tant de causes que je renonce à vous
les dire, d'autant qu'elles ne vous intéresseraient guère. Le
fait qui en ressort le plus clairement et le plus utilement
pour moi, c'est que je vais avoir le temps de voir Djeddah,
ses habitants et ses environs.
D'abord, notre arrivée. Le temps est pur; le soleil vient de
se lever. A notre gauche nous voyons au bord de la mer une
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DEUX JOURNEES A DJEDDAH 477
petite ligne blanche, la ville ; et par derrière, assez loin, une
chaîne de montagnes.
Tous les musulmans qui voyagent avec nous et qui
viennent ici pour le pèlerinage ont revêtu Tirham dès hier
soir. Ces deux serviettes ne doivent pas tenir bien chaud,
pendant la nuit, lorsque le pont est couvert de rosée; et,
pendant le jour, toutes ces têtes nues et rasées seront bien
cruellement dardées par le soleil des tropiques. Mais Maho-
met a décrété ce costume pour toute la durée du pèlerinage ;
et pas un musulman ne songe à s^en affranchir. Je vois sur
le pont un bon nombre de ces braves gens, et je les verrai
pendant tout le temps de mon séjour à Djeddah. Sans cor-
dons, sans épingles, ils trouvent le moyen d^étre habillés
décemment. Ce n'est pas de la comédie : c'est de la foi
et du respect pour leur religion. Quelle leçon pour nous !
— Les femmes aussi revêtent un costume de circonstance,
également blanc, mais considéra^blement plus étoffé. De
ce côté, le vent et les causes quelconques de perturba-
tion de toilette laissent une tranquillité absolue à l'obser-
vateur.
Nous approchons rapidement ; puis il me.semble que nous
dépassons de beaucoup le but. Pourquoi? — C'estqu'il existe
des passes hors desquelles on se perdrait infailliblement ;
et que le plus habile marin du monde coulerait son bateau,
s'il n'avait à son bord un pilote. Ces utiles auxiliaires se
prennent à Suez ou à Aden, et ne quittent le bâtiment qu'à
sa sortie de cette dangereuse mer.
Enfin la ville appanJt blanche et piquée de minarets. Elle
est assise sur le sable, et entourée de sable à perte de vue.
On y chercherait en vain un clocher. A Constantinople, à
Smyrne, à Alep, à Moussoul même, on trouve des religieux,
des couvents, des églises, des croix. Ici, rien que des mos-
quées. C'est le domaine du croissant ; et l'islamisme y règne
en desposte. Entre ces deux montagnes grises, à soixante-
douze kilomètres vers Test, se trouve une ville, La Mecque,
dont l'approche est interdite sous peine de mort aux infidèles
(à nous, s'il vous plaît). Il n'estmêmepasprudent aux paisibles
Européens qui habitent Djeddah d'aller se promener' dans
cette direction.
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478 DEUX J^UBKK Ai OUiEBDAH
Cet avi& me svSSit ; et j« n'ai nulle carm dtem vécifier
rexactitude.
ÂvsHit ç[Uéè. D(Hi9 «yoflftS; joté^ Tatti^re^ ia«tt ftuite de banques
ènarones aeeottrent: 9 noiom rooeonti». de tDul» Ïm vîÉcsae de
leur imnenseï xoile trisB^ulaîre. Ej» les altftndaiU, yobscwe
tout autour de: mt«; et «m fibénomàne, d:cintjo ne tam
pas. compte a« ptemiec-couf)* (à'ttiLm'intrigtte ainguliài
Je VQÎâ, dans toutes les ddpectiaa&y de«<beiiBinfisSrquîp maxcbest
p4>6itiTeinent sur Teaui^ qui comnuiiiiqitâBit 9wegT une aisa«cf
parfaite din nivit^àki multitudes die hateauH ^ui eBComfareat
le& abords de le vilbeu As&uoréi&ent cela it'ejst pas uamisai^le ;
Baaîs je ny eamfrsndB eoactenmit ne»; Va bea voisia
à mooi aide^ et: m'explique que nous aunnaiea sur ui» k
baïuc de: coraût qui active jusqu'à fleer d'eau, et .dans teeioa)
se reocondre luHsreeBemeat. quelques», fesures aâscst ku*g;«5 et
ai^seipocifcnidea peMrlaififiorpass^eirdles maAriires:. Eaeosv, les
bateaMX. un peia fcurts ém toaenge* senl^ilâ^ obligés de mtfwiSer
à pliiksîeors kikiiBètPesi de kt ^iîtte : ce (fui o'empèefte pe»
toujours les» aeeidentB. Les enviaroDS oaaoîrtiiaes de DjtfddbJi
sont donc jalonnés comme une vraie piste ; et malheur à- cews
qui négligeiuti ki loate oifficâelle.
Gemme tiuus le^madrépeires, oeiiix qai eowMeBtpeuà peu
la mer BSouge «eseesi: de bàlfir tûrsque leins coastittetiee»
anrivettt skM adfveao des pfaiu» basses- eaux. M»» levr adratê
ne saiurail ètore sarids/aite de tvanraux acbemé»; et Ss ea eaJus-
prennent d'autres dkmsi le voîsin»ge. Heareusementcesrocàes
colossales, résultat du travail» ineessant. <ta taiit de ntitlnardb
d'indi¥idiii&^ ne s'élèvent gmève que dvn eentuoLèUre iMeT au
pluadansiuaae aimée; etquesLqiues kilogrammes de dysante
peuvent, dètnaîre. eu \xme seconde- le tvavatl die pltasreurs'
sLètflea.
Ën(i& nous voici descendus da«& ime de ees gramde»
baurqaesf àneiles, qu'on aipfpelJ^ iciidestdaiiiboHLcks^; etnm»
ne tiairdiaii& pee< ài venr qe/U fiKbl (fe ]m prudence- em asde d?
Djeddah^ Xous pasaons à oolé d'âne bar qne- cpai esAinamoAile.
et siar le inâÈ de kiifueUe^9'^est attoemmodè iao*l»^^
beau: nàgie ipiiat tsmat^ le? faMPsûrdesFeoger : car-ileefr de fiRtîoot
Se'tt sanhottrit esfr m«rnté sup m» bane, el* fe pjwvve gaveon
attend que le flot vienne le dégager. Or cela pevtdhtrvr d^
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D£UX JOUBNÈE& A DJEûJDAtt 41»
huit à quinze jours^ seloB le vent. En effet, il n'y u pas de
marées dau^ ces parages ; et si Le niveau, de la m^r ^aiie
dans des oropoptioBS quelquefoia considérables^ cela ii»mà
uniquexnjent à la persistance de tel ou tel venU GcMbclo:-
sion : il faut s^abstenir de laonter sur un banc nxadxepariquie,.
surtout qiiand an est firessé.
Quel bruit ! Quel £aule ! Quelle odeur ! Nous soBame^ à
D^eddah. — Ler port eojaHibéy nous eatrons en ville par une
vraie porte de citadelle, pas bien forte à la vérité-,, mais bien»
encombrée.
Nous voici dans le bazar. Dans toutes les villes d^Orient,
on donne ce nom aux rues oîi il se bit dti commerce, oi* U
y a des boutiques^ du mouvement. Le bazar principal est
long, pas très large pas droit da tout, boardé de toutes petites
boutiques où Ton vend de tout, et complètement rempli de
gens, de chameaux,, d'âmes, de chiens et de colis.
Les gens : des arabes, des turcs^ des nèg;res, des persans,
des indiens, des malais, des marocains,, en un mot des mu-
sulmans de tous les pays du mionde, avec leurs costumes
propres qui les font aisément reconnaître, pour peu ^u'on
fréquente le bazar. On remarque plus particuUèremeiàl :
f Les indiens qui ressemblent à s'y méprendre à a.os gar-
çons pâtissiers. Comme eux ils portent une sojtU de béret
blanc et plat qui est fabriqué, comme d'ailleurs tous les tur*
bans du monde, avec uike longue pièce d'étolfe. Le cachet
spécial du turban indien, c'est de simuler un« galette pour
ainsi dire sans épaisseur ; et cela doit être fort déUcat à
exécuter.. Bien entendu que le tablier des patccinnets est ici
remplacé par une longue chemise sans fentes latérales, et
qui pend jusqu'aux talons : c'est ce qu'on appelle une, gan-
dourah ;
2^ Les nègres de Sawakiae, qui n'ont pas de turban, mais
qui marchent tète nue, avec une forêt inextricable de che-
veux noirs Ubéralemient imprégnés de beurre, et partagés
par deux raies latérales. La portion de chevelure intermé-
diaire à ces raies est disposée en forme de toupet coloâsa).
Rien de terrifiant comme ces naturels, qui sont en outre
couverts de pistolets et de poigiLards ;
3"^ Les arabes du pays : jambes et bras nus; longue gan-
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480 DEUX JOURNÉES A DJEDDAH
dourah en cotonnade brune ; un immense sabre recourbé
sur le devant de la poitrine ; un ou deux pistolets ; une car-
touchière ; à la main, un gros bâton d'environ deux mètres
de long : c'est leur arme favorite ; et il paraît qu'ils tuentleur
homme dans la perfection d'un seul coup de cet assommoir;
pour coiffure un très grand foulard de soie, à raies jaunes
•et rouges alternativement, bordé de longues franges.
J'en aurais bien d'autres à vous décrire ; mais cela pourrait
devenir fastidieux. Il suffira, pour tout résumer, de dire que
l'aspect du bazar, en temps de pèlerinage, est un véritable
kaléidoscope. De quelque côté qu'on se retourne, on voit des
physionomies et des costumes qu'on n'a jamais vus ailleurs.
Mais ce n'est pas tout : outre les hommes il y a les bêtes.
D'abord les mouches. Si j'en compte un milliard, c'est
pour rester au-dessous de la vérité. Il y en a sur les pois-
sons secs, sur les oranges à demi pourries, sur les dattes
qui sont là en monceaux, sur tous les objets d'alimentation ;
sur les sucreries, dont les arabes sont très friands ; dans les
fritures confectionnées en pleine air; il y en a aussi — chose
horrible, — sur les malheureux malades qui se blottisent
dans les coins pour achever leur triste existence : gens
venus de bien loin par dévotion, que la misère a saisis en
chemin, que personne ne regarde et qui meurent devant ce
monde indifférent.
Et dans ce bazar, la chaleur est d'autant plus cruelle que
l'air ne s'y renouvelle pas, à cause des étoffes et des planches
qui sont tendues en travers de la rue, à la hauteur du pre-
mier étage, pour intercepter les rayons du soleil.
Aussi l'on voudrait bien s'esquiver ; mais comment y par-
venir ?
A'^oici trente chameaux attachés de tête en queue qui filent
le long du bazar, et qui entravent la circulation. Ils vont pas-
ser à côté de la douane, dont le voisinage est bondé de por-
tefaix qui chargent et déchargent incessamment vingt autres
chameaux agenouillés. Tous ces animaux poussent des cris
effroyables ; on tremblerait si l'on ne connaissait leur ex-
trême douceur.
J'allais essayer de me glisser lestement par dessous
quelque corde tendue entre deux chameaux. Impossible : la
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DEUX JOURNÉES A DJEDDAH 481
place est occupée, ici par un mendiant assis tranquillement
au milieu de la voie, et que personne ne songerait à déran-
ger; là par une famille de chiens qu'il serait fort imprudent
de troubler dans leur quiétude.
Nous finissons cependant par nous dégager, et nous arri-
vons sur une petite place. Un homme est là, à peu près nu,
et assis à Tombre, sur un tas de poussière. « Voilà, dis-je à
mon guide, un particulier dont il serait difficile de recon-
naître la nationalité. » — « C'est un fou, me répondit-il ; et
les fous sont ici des êtres privilégiés. Ils ont le droit de
faire tout ce que peut imaginer leur pauvre cervelle. Celui-
ci, que vous voyez fort peu couvert, a refusé hier encore
une gandoùrah que lui offrait un Européen qui demeure ici-
même. Il y aura besoin de diplomatie pour la lui faire accep-
ter ; il faudra bien qu'on y parvienne ; vous voyez qu'il y a
urgence. Il en faudra aussi pour faire adopter à ce malheu-
reux maniaque un autre domicile que les abords de cette
maison, autour de laquelle il se borne à graviter^ selon
l'heure et l'ombre. En effet la coutume du pays veut qu'un
fou soit proclamé marabout ou saint après sa mort, et qu'il
soit enterré là où il a rendu le dernier soupir ; et il n'y a pas
de raison pour que ce ne soit pas devant la porte de ce mon-
sieur (le consul de France, s'il vous platt), et qu'on n'obstrue
cette porte par un mausolée, où les arabes ne manqueront
pas d'apporter tous les vendredis des loques de toutes cou-
leurs en guise d'ex-voto. »
Enfin, Dieu aidant, nous voici arrivés à une porte de la
ville, celle de Médine. C'est près de cette porte que sont
groupés les consulats, la maison du gouverneur, les
agences des bateaux anglais, italiens et autrichiens. Nous
franchissons la poterne crénelée, les remparts, garnis de
petits canons très drôles, fort rouilles et fort inoffensifs, sinon
pour ceux qui seraient tentés de les faire fonctionner, et
nous plongeons bravement nos pieds dans le sable chaud,
réduit, aux chemins les plus fréquentés, à Tétat de poussière
impalpable.
Je parle de chemins ; hélas ! il n'y en a pas un seul, que je
sache, dans toute l'Arabie. Il y a des directions dans les-
quelles on se meut plus souvent que dans d'autres : par
E. F. — X. — 32
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km DEUX JOURNÉES A DJEODAH
exemple de Djeddah à Médine ou à La Mecque ; et il en ré-
suhe des sortes d'ornières poussiéreuses mille fois plus
désagréables que le sable lui-même. Lesânes et les chameaux
tracent bien quelques lignes à peu près droites, et ayant des
apparences de sentiers ; mais ces lignes n'aboutissent qu'àr
des carrières ou à des citernes, que nous verrons plus tard.
Pour le moment, nous n'allons pas faire un voyage ; nous
allons visiter la seule construction historique de Djeddah,
le tombeau d'Eve.
Ce vocable est bien fait pour piquer la curiosité d'un
voyageur. Quelle fortune de rencontrer sur sa route un mo-
nument si rempli d'intérêt et, naturellement, unique en son
genre î Hâtons-nous ; bravons le sable, le soleil ; traversons
au plus court.
Pendant le trajet, on nous explique que Djeddah, en arabe,
signifie aïeule. C'est donc de notre mère Eve que la ville a
tiré son nom.
Nous laissons sur notre gauche six moulins à vent qui
datent de Mehemet Ali, et que les turcs, moins prévoyants
pour les besoins de leurs soldats, n'ont su ni utiliser, ni même
entretenir. Bien loin de là : ces pauvres moulins en sont réduits
à leur cylindre de maçonnerie ; ils n'ont plus ni ailes, ni bras,
ni même de toiture ; tout cela a été volé en détail. Quant à
l'intérieur de ces édifices destitués, il ne sert plus qu'à receler
des gens assassinés ou à abriter des suicides ; on me raconte
là-dessus des histoires terribles et toutes récentes. Passons
vite.
Voici encore un bâtiment : c'est une caserne. Rien qu'à la
voir du dehors, on peut juger que sa tenue et surtout son
entretien laissent à désirer. Le génie militaire turc ne vient
probablement pas souvent inspecter les casernements d'A-
rabie.
La caserne dépassée, nous sommes devant un enclos allon-
gé, au milieu duquel on aperçoit, par dessus le mur, un
petit monument en forme de moule à pâtisserie. Voilà une
comparaison évidemment fâcheuse, quoique exacte ; et c'est
assurément notre moule à gâteaux de Savoie qui a emprunté
sa forme aux monuments funèbres des Arabes, aux marabouts.
Mais il fallait me faire comprendre ; tout le monde n'est pas
otligé de connaître cette signification du mot marabout.
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DBUX JOURNÉES A DJEDDAH 4119
Une agréable surprise : près de ce marabout s'élève un
très beau palmier. — Djeddah garde pieusement son unique
spécimen de végéta tion^ pour orner ie tombeau de sa
grand^mère.
Avant d'arriver à la porte, nous nous demandons s'il est
bien utile de faire encore ce grand détour, puisque voilà de-
vant nous une entrée toute trouvée. Le mur extérieur ne re^
monte pas à l'époque de la mère du genre humain ; je le
crois même à peine âgé de cinq à dix ans, à le voir dans son
ensemble. Cela a'empéche pas qu'il ne s'y soit produit un
tel éboulement^ juste en face de nous, qu'on pourrait presque
y passer à cheval. Mais notre respect pour notre aïeule et
pour nous-mêmes nous oblige à faire cinquante pas de plus
pour trouver la porte.
Au premier coup d'oeil, l'aspect est agréable : ce beau
palmier, ce marabout ; sur les côtés quelques arbustes, un
peu rabougris, il est vrai ; quelques tombes bien blanches
surmontées de petites colonnes dont le sommet est coiffé
d'un tarbouch (fez, calotte grecque). Voyons le détail.
D^abord, les dimensions. Le corps de notre mère Eve, à
en juger par la longueur du petit mur intérieur qui borde
son monument, aurait eu environ soixante mètres de lon-
gueur.
C'est bien long !
Et la largeur du même monument est de deux mètres, pas
davantage.
C'est bien étroit ! (1)
Décidément cela me paraît assez disproportionné ; ou du
moins, en ce temps-là, les lois de l'esthétique n'étaient pas
les mêmes que de nos jours.
Le marabout est situé juste au centre de la tombe ; mais je
ne m'inquiète même pas de ce qu'il indique. En]jvoilà assez ;
ma curiosité est satisfaite ; et malgré les instances des der-
viches, pour me faire voir des choses encore plus belles et
plus intéressantes, je quitte brusquement le^monument fu-
nèbre, et je vais attendre au dehors quejmesï compagnons
(1) Dimensions exactes : largeur, six pas (2 met.), — longueur, deux cents
pas (133 met.}. Burton, 1853.
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484 DEUX JOURNÉES A DJEDDAH
d'exploration aient donné aux gardiens toute la mesure de
leur politesse et de leur patience.
Nous voilà un peu désenchantés de Djeddah, puisqu'il
n'a que, la tombe d'Eve en fait d'attraction. Profitons du
moins de notre sortie de la ville pour explorer les environs.
Dans cette immense plaine de sable, j'aperçois deux mai-
sons vides, mais habitables, et deux ou trois ruines. C'est
là ce qu'on appelle des maisons de campagne.
Quand la chaleur est tellement accablante qu'il devient
impossible de dormir en ville, les gens fortunés viennent
passer quelques jours dans ces maisons. Peut-être y dort-on
un peu mieux ; mais on y prend certainement la fièvre, et
quelquefois cela se termine mal. Il faut que la privation de
sommeil soit une bien cruelle souffrance, pour qu'on se dé-
cide presque sciemment à devenir malade, à l'effet de se pro-
curer la satisfaction de dormir un peu. — Chose remar-
quable : dans ce pays si chaud et si humide, où les insectes
sembleraient devoir pulluler, j'entends tout le monde dire
qu'il est facile de tenir les maisons très propres; et, qu'à part
les moustiques, on n'a aucune espèce de parasites à redou-
ter. C'est cependant une bonne note.
Je ne dis rien des rats qui sont monstrueux, et desquels
on n'a raison qu'à l'aide de bâtons solides^ tant les chats les
redoutent. /
Tout en cheminant dans le sable, je veux dire dans la cam-
pagne, j'aperçois une infinité de gros trous, et j'interroge
mon obligeant cicérone pour savoir quels sont les architectes
de ces maisons souterraines. Il me répond que ce sont pré-
cisément des rats, mais d'une espèce particulière, sortes de
petits kanguroos pour la disposition des pattes, et qui font
de tels bonds en courant qu'il ne faut pas moins que des lé-
vriers du désert pour les attraper. Ce genre de sport fait ici
la joie des Anglais.
Enfin j'empiète; mais le sujet m'y oblige. Si l'on entre dans
une maison de la ville, on est nécessairement frappé de l'o-
deur de musc qui règne dans le vestibule et même dans fes-
calier. Vousseriez tenté de déplorer la perversion de goût des
personnes que vous allez voir ; mais on ne tardera pas à vous
apprendre .que cette insupportable odeur vient des ténébreux
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DEUX JOURNÉES A DJEDDAH 485
habitants des lieux bas: des rats musqués, dont le voisinage
si incommode est respecté néanmoins, dans la crainte que
leur trépas n'apporte un nouvel élément de senteurs, cette
fois à faire démolir la maison.
Voilà, sans contredit, un pays bien riche en rats.
Continuons notre promenade. A force de regarder le sable,
je finis par y découvrir une foule de végétaux plus ou moins
bizarres, sans tiges, aplatis, rampants, rugueux, piquants.
Presque tous sont nouveaux pour moi.; vrais végétaux de
sable, vivant sans boire, et durs en conséquence. J'y vois
à profusion la fameuse rose de Jéricho, sur laquelle on a
brodé les plus jolies fables du monde, à propos d'une pré-
tendue reviviscence. Plus heureux que je ne l'avais été en
Palestine, je la vois toute jeune, parfaitement verte, forte-
ment cramponnée au sol, parsemée de très petites fleurs d'un
rouge vif, et offrant à peu près la figure et le développement
d'une assiette absolument plate. Quand cette plante est
mûre, me dit-on, elle se dessèche, se recoquille, et enfin
devient cette boule que Ton sait, à laquelle pend une petite
tige grêle comme la corde d'un bilboquet : c'est la racine. —
Jeune ou vieille, elle me semble indigne de s'appeler rose.
Quel est le botaniste en gaieté qui s'est avisé de lui
donner ce nom ? Voilà une question de responsabilité à
établir.
Le soleil ne nous arrête pas. Il faut voir vile et voir tout,
quand on voyage. Si dans une ville, maritime, sous les tro-
piques ou sous une chaude latitude, vous entendez, entre
midi et deux heures, des fers de chevaux frapper le sol,
vous pouvez hardiment, avant de vous approcher de vos
jalousies soigneusement fermées, gager que ces cavaliers
sont des officiers de marine ; et vous êtes sûr de gagner.
Ces gens-là savent profiter de leur passage partout. La cha-
leur ni la fatigue ne leur sont rien. A peine à terre, ils
louent des chevaux, et les voilà partis. Aussi leur devons-
nous, en général, les récits les plus intéressants. Mais à
Djeddah ces courses folles seraient bien imprudentes en
toute autre saison qu'en hiver ; et encore ! C'est pour cela
sans doute qu'on ne trouve rien à lire sur ce pays maudit et
grillé.
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M6 DEUX iOURNSB» A DiEDPAH
J'avais déjà remarqué de loin plusieurs constructions
presque à fleur de terre*
— Qu'est-ce que cela ? demandai-je à Fexcellent homme
qui m'accompagnait, et qui se fait un plaisir, depuis plus de
vingt ans qu'il réside à Djeddah, d'obliger et d'héberger tout
ce qui est Français^
' — Ce sont des citernes, me répondit-il. C'est là que s'a-
masse l'eau que l'on boit en ville, aussi bien que celle qui
sert pour les usages domestiques.
— Mais il me semble que le sol n'est pas absolument propre,
et que les chameaux et les autres bétes ont laissé de tous
côtés de nombreuses marques de leur passage ?
-^ Oh ! ceci, c'est de la délicatesse. Il ne faut pas y regar-
der de si près.
Il n'est pas difficile de voir que, malgré la jolie petite
rivière en zig-zag qui est représentée sur toutes ou presque
toutes les cartes comme ayant son embouchure à Djeddah.
il n'y a pas, dans tout le pays environnant, assez d'eau cou-
rante pour désaltérer un moineau. Or Djeddah a été fondée
en vue de La Mecque, dont elle est le port le plus naturel.
Evidemment les premiers habitants de cette agréable cité
ont eu soif; et, en l'absence de rivière, ils ont songé à cons-
truire des citernes. L'usage ' est qu'il pleuve dans ce pays
chaque année cinq ou six heures, partagées en deux ou trois
averses. L'époque des pluies est à peu près invariablement
fixée entre le 20 novembre et la fin dô décembre. Avec cinq
ou six heures de pluie on a de l'eau suffisamment pour un
an. Si la récolte est plus abondante^ on peut être moins éco-
nome de cette précieuse denrée, qui ne laisse pas de coûter
un certain prix, attendu qu'il faut aussi payer les chameliers
qui vont la chercher. Une charge de chameau, environ cent
soixante litres partagés en seize outres de dix litres chacune
coûte de 0 fr. 75 à cinq francs, selon l'abondance du stock.
Evidemment, à ce prix, tout le monde ne peut pati se per-
mettre de larges al3lutions, des bains, des douches, et tout
ce qui serait utile dans un pays aussi chaud. Ne sondons pas
trop ces mystères, et bornons-nous à dire qu'à Djeddah
Teau n'est ni abondante, ni bonne à boire, ni propre; et
qu'en toute saison, fut-elle récemment tombée dantt ces
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DEUX JOURNBgS A DJCDOAU 483
réservoirs qu^on a garde de curer trop souvent^ on y voit
nager librement beaucoup de petites bétes, et quelquefois de
grosses aussi ; qu'enfin il est telle citerne dont Teau s'avale
toujours difficilement, si on n'a pas la précaution de se
boucher préalablement le nez. La raison en est bien simple.
Ici les averses sont terribles. L'eau se précipite là où la
dirigent les pentes ménagées dans les sables, et entraine
avec elle tout ce qui recouvre un sol incessamment sillonné
de centaines, de milliers de chameaux, d'ânes, de chèvres et
de bétes de toute espèce. Tant que ces animaux vivent, il y
a bien quelques inconvénients; mais cela peut encore passer.
Mais en voilà deux, quatre, dix qui crèvent; et les innom-
brables carcasses dont la campagne est semée indiquent que
ces pauvres bêtes ne sont pas à l'abri du trépas. L'averse
arrive ; vcilà en quelques minutes toute la plaine balayée.
Tout entre dans la citerne, sauf les corps par trop volumi-
neux, qui sont arrêtés à son embouchure. Aussi je ne vous
affirme pas que cette eau soit délicieuse à boire, surtout
pendant les quinze premiers jours. Mais peu à peu les couches
s'établissent ; le sable, dans le fond ; puis les pierres, les dé-
bris de végétaux, les provenances des animaux ; puis enfin
la grâce de Dieu, qui fait qu'on vit ici comme ailleurs, sans
savoir trop comment. Les gens délicats ont des filtres ; corn-»
bien d'autres s'en passent! Demain encore, invité à diner
chez un honorable habitant de la ville, on nous servira de
l'eau absolument jaune, et parfumée à l'encens, dans le but
de masquer les saveurs ou les odeurs par trop accentuées.
Qu'y faire? — Y mêler du vin, et tâcher de se distraire. —
Voilà l'eau à Djeddah.
Cette rareté du précieux et indispensable liquide fournit à
des gens charitables l'occasion de soulager leurs semblables.
Auprès de plusieurs maisons de riches arabes, on voit un
petit monument qui est en saillie sur l'une des faces de
l'édifice; à cette saillie on remarque deux^ trois ou quatre
ajutages en cuivre, des sortes de biberons. Sucez l'un de ces
biberons, et vous vous désaltérerez sans frais.
L'humanité alliée à la prudence a même songé aux botes
inférieurs de la rue, aux chiens. Dans divers endroits, on
voit, au pied d'un mur, de petits godets connus de ces ani^
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488 DEUX JOURNÉES A DJBDDAH
maux^ et où ils trouvent de Teau à volonté. Est-ce à cette
précaution, ou à la liberté absolue dont jouissent ces bètes,
qu'on doit Tabsence de la rage ? Je pose la question sans la
résoudre.
Vous connaissez maintenant les citernes. Il y en a environ
cent cinquante autour de la ville. Et je déplore qu'aucun
Européen ne puisse devenir propriétaire dans le Hedjaz, à
cause de la sainteté privilégié de son sol : car je vous au-
rais indiqué un placement, comme il n'y en a guère. — Il ne
s'agirait que de faire construire quelques citernes, dont le
débit serait assuré. Or Facquisition du terrain coûte, pour la
forme, cinq cents francs : un simple backchich (pourboire
des Français) au gouverneur. — La construction d'une ci-
terne coûte quinze mille francs. Son entretien peut être éva-
lué à zéro ; d^abord parce que ces réservoirs sont assez bien
établis, ensuite parce qu'on ne les fait pas nettoyer plus
d'une fois en vingt-cinq ans. Voilà donc une citerne qui
coûte quinze mille cinq cents francs à établir, et qui contient
en moyenne deux mille mètres cubes d'eau, à débiter au prix
que je vous ai indiqué ; au plus bas de tous, même, si vous
le voulez. Je ne suis point un fort mathématicien ; je trouve
néanmoins que deux mille mètres cubes représententà ce prix
une somme annuelle de dix mille francs ; ce qui met l'intérêt
de l'argent non à 5**/o, non à 10. mais bien à 64**/o. Il est vrai que
pour le placement de votre marchandise il vous faudrait un
chameau, quelques outres et un esclave. Ne vous en inquié-
tez pas ; vous verrez tout à l'heure que cela ne coûte pas bien
cher.
Jadis on avait essayé de doter Djeddah d'une eau meil-
leure. Au neuvième siècle, Zobéide — cette belle dame
qu'Aroun-al-Raschid avait épousée après avoir soupe chez
elle, par hasard, en compagnie des trois Kalenders, fils de
rois, tous trois borgnes de l'œil gauche — la sultane Zobéide
avait fait construire un aqueduc qui alimentait la ville lar^
gement, à ce point qu'il y avait alors des bains pour les
hommes, des bains pour les femmes, et que les marins
avaient encore assez d'eau pour en faire provision avant de
quitter le port. Mais cette libéralité, vous le comprenez
maintenant facilement, n'a pas convenu aux propriétaires des
li.
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t-.
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i\àO DEUX JOURNEES A DJEDDAU
jusqu'à ce qu^Is tombent de fatigue ou de cougestion céré-
brale. Ma bonne fortune me fait entendre un chant que je
n'aurais jamais attendu d'une bouche arabe : le Dits irœlmais
avec des paroles arabes, sur je ne sais quel sujet. Comme les
chants qui ont précédé, celui-ci est exécuté d'abord sur un
rythme fort lent ; puis les chanteurs s'échauffent, et ils en
arrivent à courir la poste.
Puisque nous ne pouvons pas dormir, allons un peu par-
courir la ville. D'abord, prenons une lanterne : c^est obliga-
toire, à moins qu'on ne veuille avoir des difficultés avec la
police.
Au détour d'une petite place, voici un obstacle énorme.
Je lève la lanterne ; c'est un chameau, installé là pour la
nuit Ces animaux n'ont pas d'écuries. Il leur faudrait des
halles pour s'abriter. Aussi on les laisse libres de se pro-
mener par la ville, dès que la nuit est venue. Chameaux,
ânes, chiens, il faut se garer de tout. Les chiens, sont traîtres.
On ne les voit pas ; ils ne se dérangent pas ; vous leur mar-
chez sur la- patte, et voilà un conflit. Gare à vous si vous
n'avez pas une canne solide. — Un chien éveillé se met à
aboyer avec fureur. Ses voisins se réveillent, et ainsi de
proche en proche jusqu'à perte de vue ou d'ouïe. Ces ani-
maux irrités se précipitent sur vous, surtout si vous avez le
malheur d'être Européen. Vous vous attendez évidemment
à être dévoré. Il est toujours prudent d'avoir l'œil ouvert de
tous côtés, pour éviter les surprises ; je crois cependant
pouvoir vous prédire que vos ennemis se borneront à des
invectives, et qu'ils ne vous attaqueront pas, pourvu que
vous paraissiez ne pas faire attention à eux.
Un danger plus sérieux serait de m rcher sur une créa-
ture humaine, sur un de ces malheureux qui n'ont pour
domicile que la rue, qui y dorment, qui y font leur cuisine,
qui y vivent, qui y naissent quelquefois, et qui trop souvent
aussi y meurent. Il serait cruel de les éveiller. Ce sont or-
dinairement des Javanais qui sont dans ce dénuement. Us
se groupent par familles, composées de cinq à dix personnes,
y compris un ou deux grands parents et Tenfant à la mamelle.
Une classe plus relevée de pèlerins dort devant les cafés
arabes, sur des cadres en sparterie figurant des divans. Ces
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DEUX JOUBNltES A DJBDDAU 491
gens B^ensevelissent dans une couverture, à ce point qu'on
ne leur voit ni pieds ni tète. Pour ceux-ci, la cuisine est au
bazar, et les artistes ne manquent pas. Galettes, fritures de
viande, de poissons ou d'aubergines ; pâtes, gâteaux au miel,
olives, dattes, pastèques, — il y a du choix. Même pendant
la nuit, il y a toujours quelque étalage pour tenter le pèlerin.
Qiiant aux gens à Taise, ils trouvent des maisons, des
chambres à louer : chambres nues^ il est vrai, mais qu'ils
ont le droit de garnir d'une natte ou d'un tapis, et d'un cous-
sin pour reposer leur tète. — Un logis pareil, de deux ou
trois chambres, avec fenêtres sans vitres et une porte se
fermant approximativement, coûte de douze à vingt francs
par jour. Avec l'alimentation de la famille, les frais de
voyage : bateaux, chameau^, -droits de toute sorte à l'entrée
et à la sortie de chacune des villes du Hedjaz ; avec les autres
droits que prélève sur chaque pèlerin, et par chaque acte
religieux accompli, le Moutaouef — guide obligé pour visi-
ter les Lieux-Saints — lequel guide compte de temps en
temps avec le grand Chérif ; enfin avec les dépenses impré-
vues, — elles sont grosses dans ce pays, où Ton devient si
facilement malade, — on peut voir qu'un pèlerinage coûte
cher, pour peu qu'on vienne de Calcutta ou des îles de la
Sonde.
Mais il est temps d'aller nous-mêmes chercher du repos.
Notre cicérone s'est fait aussi notre hôte, et bien gracieuse-
ment.
Rien de plus difficile que de dormir dans une ville où l'on
ne fait pas le moindre bruit.' — Ceci n'est pas un paradoxe.
— Nous avons vu tout-à-l'heure que l'apparition d'un passant
dans la rue suffit pour mettre tous les chiens en révolution.
C'est déjà une cause de trouble pour votre sommeil. Hélas !
Si c'était la seule ! Un coq est pris de la fantaisie de chanter.
Ses voisins lui répondent ; et le bruit qu'ils font réveille un
âne, qui dort tout droit dans une rue, à côté de la maison
de son maitre. Cet âne a des voisins de son espèce, qui ont
aussi leur petite vanité : à moins que le braiement ne tienne^
comme notre bâillement, à un besoin impérieux de respirer
à pleins poumons» Seulement cette respiration très bruyante,
imitée instantanément par tous les ânes du quartier, produit
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r
49S DEUX JOURNÉES A DJEDDAH
dans ce silence mat des villes où la nuit sert exclusivement
à dormir, un vacarme d'autant plus horrible que le silence
préalable était plus profond ; et Ton se prend à regretter le
roulement des voitures auquel on s'habitue si bien.
Dormons donc. Aussi bien, demain il nous faudra faire
encore une petite promenade, pour tâcher d'augmenter
notre récolte d'impressions.
II
Me voilà réveillé. Quel beau temps ! Et dire qu'ici Ton se
plaint de n'avoir jamais ni nuages, ni pluie ! c'est de l'ingra-
titude.
Je m'aperçois à présent que je me suis couché sans fermer
mes fenêtres. Et comment les aurais-je fermées ? ni vitres,
ni même de châssis pour en poser ; l'air entre à volonté.
Seulement, je retrouve la prudence jalouse du musulman
dans le grillage, qu'on peut lever ou baisser à volonté, et
qui reste éternellement clos dans toutes les maisons habitées
par les arabes. La femme peut voir ce qui se passe hors de
chez elle, mais elle ne peut pas être vue.
Derrière le grillage il y a aussi des volets pleins, seul
rempart contre le vent violent et la pluie. Si vous fermez
ces volets, il vous faut allumer votre lampe. Tout cela est bien
primitif.
Je veux, en sortant de ma chambre, la fermer à clef, et je
suis obligé d'appeler à mon aide pour cette simple opération.
Une serrure, en ce pays, est l'œuvre d'un menuisier. Elle
consiste en une grosse coulisse en bois, au fond de laquelle
quatre, cinq ou six tlous tombent la tête en bas, et tiennent, en
cette position, la porte fermée. Si vous voulez ouvrir, il
vous faut introduire jusqu'au fond de la coulisse un bâton
armé d'autant de clous que la serrure, et plantés exactement
dans le même ordre. Avec ces clous vous soulevez les autres
qui sont très mobiles, et voilà votre porte ouverte. Le gros
inconvénient, c'est qu'une clef se trouve avoir environ 0"25
de longueur, et être terminée par un bouquet de clous qui
n'en rendent pas le port facile. Évidemment ces serrures
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DEUX JOURNEES A DJEDDAH 493
n'ont pas été modifiées depuis saint Joseph, et depuis bien
plus longtemps encore probablement. Ne parlez pas de chan-
gements, d'améliorations, de perfectionnements, de chemins
de fer, de télégraphes, de voitures, de brouettes aux arabes.
Ils vous répondront qu'ils n'ont besoin de rien de tout cela;
que si cela vous manque, vous pouvez vous en aller, qu'on
ne vous retient pas. Avec leurs ânes, leurs chameaux et leurs
esclaves, ils arrivent, quoique fojrl lentement, à tout ce qu'ils
veulent entreprendre.
Un étranger sans guide ne peut se promener dans la ville
de Djeddah; il s'y perdrait infailliblement. Comme dans
toute ville d'Orient, Tétat-civil fait* complètement défaut! On
ne sait ni qui vit, ni qui meurt, à moins que les intéressés
ne vous en informent. Or comme la vie privée est entière-
ment murée, on peut empoisonner^ assassiner sa femme, son
esclave ou n'importe qui, sans que personne s'en aperçoive
ou s'en inquiète. Il n'y a pas plus d'un an qu'un monsieur a
jeté une de ses femmes par la fenêtre, dans la cour de sa
maison. La femme est morte sur le coup, et il l'a fait enterrer
là où elle était tombée. Six mois plus tard, cet arabe, qui
avait sans doute eu la langue trop longue, s'étant brouillé
avec un de ses amis, la chose s'est découverte ; et mon homme
a été mis en prison, bien qu*il n'y ait pas eu de jugement ;
et il y mourra probablement. Du reste, tuer une femme ou
un esclave, cela ne vaut guère la peine d'en parler ; et, s'il
n y avait pas eu d'autres motifs, rivalité d'influence, jalousie
de richesse, on n'aurait pas inquiété ce brave homme.
Quoi qu'il en soit, on peut estimer la population de Djeddah,
en l'absence de pèlerins, à trente mille habitants, pour le
moins. La ville est divisée en quatre quartiers : Scham, Yé-
, men, Mazeloum et le bord de la mer. Cette division, aux
noms près, est bonne à connaître ; elle nous apprend qu'il y
a quatre groupes en ville ; et ces groupes constituent des
partis, des ennemis irréconciliables — toutefois à jours dé-
terminés ; ce qui donne lieu à des scènes quelquefois tra-
giques. Il est rare, en effet, que le vendredi, jour de repos
des musulmans, ne soit pas marqué par quelque escarmouche.
— Cela commence ordinairement par les enfants, qui se dis-
putent d'un quartier à l'autre : par exemple Scham contre
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'»94 DEUX JOURNÉES A DJEDDAH
Yémen ; à propos de quoi ? on serait le plus souvent bien
embarrassé de le savoir. II faut que la querelle commence,
c^est là le principal. Quand un enfant a reçu un bon horion,
sa mère se précipite sur l'agresseur, lequel est bientôt sou-
tenu par la sienne et par toutes les femmes du quartier. Bref
les hommes s'en mêlent, et il s'échange de formidables coups
de bâton, voir même des coups de couteau. LorsquMl y en a
un ou deux tués ou quelques bonnes blessures, le combat
cesse, et chacun est satisfait, hors les va^incus, qui se pro-
mettent bien de reprendre leur revanche le vendredi suivant.
Telle est la vie à Djeddad.
Mais s'il s'agissait d'un 'ennemi commun, adieu les rivali-
tés de quartier. En ce moment la Turquie peut voir que les
arabes sont toujours d'accord quand il s'agît de s'insurger
contre elle.
Les maisons de Djeddah ont une physionomie spéciale.
J'ai dit que les fenêtres sont dépourvues de vitres ; mais ce
qui constitue surtout le côté original de ces habitations,
c'est la menuiserie qui les décore à l'extérieur. On dirait de
belles devantures de boutiques élégamment travaillées, qui
font sur les murs une saillie considérable, et qui se repro-
duisent à tous les étages. Ce sont des moucharabiés. Il ré-
sulte de la saillie de ces immenses fenêtres des sortes de
cabinets suspendus, meublés à l'intérieur de vastes divans
qui servent délits auxhabitants.On dort sur ces divans toutes
fenêtres ouvertes, mais les grillages baissés, par conve-
nance. Dans Tété, ces chambres à coucher sont encore trop
chaudes : on s'établit sur sa terrasse, avec'la moustiquaire,
bien entendu.
Une maison confortable apourle moins cinq appartements
grands ou petits, et pouvant suffire chacun à toutes les.
exigences d'un ménage. Le rez-de-chaussée et le premier
étage sont réservés au maître de la maison';Jà«ce niveau, l'es-
calier, qui dessert tous les appartements, se trouve fermé
par une porte. Cette barrière est infranchissable ; c'est le
Aome, c'est le harem qui se trouve au-delà. Chaque musul-
yant le droit d'avoir quatre épouses légitimes, et chaque
î n'étant pas obligée par le coran d'aimer follement
vales, chacune de ces dames a son chez [soi, où elle
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496 DEUX JOURNÉES Â DJEDDÂH
devant ; par-dessous est une autre robe en soie de Chine,
couleur blanc jaunâtre : celle-ci fermée dans toute sa hau-
teur. Une large ceinture dé soie ou de cachemire leur sert
de moyen d'union pour leurs vêtements de dessous, supé-
rieurs et inférieurs. De ces derniers on ne voit que les bas,
parfaitement blancs, et la chaussure vernie. Sur la tète le tur-
ban de rigueur, s'enroulant autour d'une calotte brodée en
soie de diverses nuances. — Au total, beaucoup de dignité
dans la tenue et dans la démarche, et certainement une par-
faite confiance dans leur supériorité relativement aux autres
hommes : esclaves, nègres, anglais, français, etc.
Ces gens-là sont heureux !
Vous parlerai-je aussi de ces petits singes habillés, de
ces enfants de huit à dix ans qu'on rencontre seules aussi,
voilées, et qui s'efforcent de ressembler à des femmes?
Hélas ! Elles sont mariées aussi, pour la plupart : à cet âge,
le mariage n'a pas de conséquences. Mais bientôt elles
changeront d'aptitudes, de position, et aussi de mari. Celui-
ci alors sera sérieux et définitif, sauf le divorce qui prête à
chacun ici sa commode intervention.
Laissons vite ce triste sujet, et entrons un instant au bazar
des poissons, où nous verrons des monstres qui figureraient
avantageusement dans un aquarium, pour leur volume colos-
sal, pour leurs brillantes couleurs, rouge-sang,jaune, vert;
pour leurs formes souvent bizarres; il y en a qui ressemblent
absolument à une boule, sur laquelle on ne remarque qu'une
seule petite saillie, formée par un véritable bec de perro-
quet ; d'autres qui simulent de véritables épées, des scies
enchâssées dans un manche, représenté par le corps du
poisson.
D'ailleurs les habitants de la mer Rouge ne sont pas tous
propres à l'alimentation de l'homme ; et quelquefois, les
rôles sont intervertis. Passant tout à l'heure sur le port, j'ai
vu un requin récemment empaillé, qui séchait au soleil. Or,
il y a quelques jours, un matelot du navire anglais qui est
dans le port a voulu se baigner. Il est descendu le long du
bordage ; mais il n'est pas remonté. Toutes les recherches
ont été superflues. Deux jours après, on a signalé un requin
dans une petite passe ; on Ta tué, éventré ; et dans son esta*
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■4-J
DEUX JOURNÉES A DJBDDAH 497
mac on a trouvé les os d'une jambe humaine. Voilà une
horrible sépulture !
J'avais déjà vu sur mon passage plusieurs maisons en fort
mauvais état, dont quelques-unes même paraissaient inhabi-
tées. Les hasards de notre promenade m^amenërent à voir
coup sur coup plusieurs ruines semblables. On dirait qu'un
tremblement de terre a récemment éprouvé Djeddah. — Il
me semble, dis-je à mon compagnon de promenade, que
Tédilité se préoccupe peu des intérêts des l^abitants. Voici
des immeubles qui deviennent un danger pour la population.
— « C'est précisément, me répondit-il, dans un but de sage
prévoyance que la loi a défendu qu'il fût touché à ces mai-
sons. En effet, il arrive trop fréquemment qu'un père de
famille a pour fils un paresseux ou un débauché ; qu'il craigne,
avec quelque apparence de raison, que ce jeune l^omme ne
mange tout son bien, et qu'il n'en soit un jour réduit à
vendre sa maison, pour subvenir quelque temps encore à
ses folles dépenses ; après quoi le malheureux se trouverait
sans argent et sans gîte. Or la loi autorise tout musulman à
transmettre à ses héritiers ses immeubles sous le régime du
Wakouf, c'est-à-dire de la protection. Une maison, ainsi
léguée ou transmise, ne peut être ni vendue, ni démolie par
son propriétaire, qui n'a que le droit de l'entretenir ; s'il
n'en a pas le moyen, ce qui n'est pas rare, voilà une ruine
de plus dans la ville ; et le grand turc lui-même n'a pas le
idroit de la faire enlever. Quant aux gens que cela gêne, ils
n'ont qu'à se détourner. D'ailleurs il y a telle partie de ces
décombres où s'abritent encore quelques pauvres diables ;
et personne ne les en empêche, pas plus que personne ne
les'plaindra ni ne les secourra si quelque poutre ou quelque
pierre vient à les 'atteindre. »
De temps à autre, le sol de la rue se soulève d'une manière
assez uniforme contre les maisons. Je l'ai vu d'abord sans y
porter une grande attention ; mais cela finit par m'intriguer,
et j'en demande l'explication à mon guide. — « Ceci, me
dit-il, c'est la peste en puissance ; jugez-en. Je vous ai dît
que le sol est très peu profond, et que, dans les quartiers
bas surtout, on trouve l'eau de la mer en creusant à 0"50.
Eh bien ! quand une fosse d'aisance. est remplie, et qu'il
E. F.-, x. — 33*
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498 DEUX JOURNÉES A DJEDDAH
s'agit dé la vider, le propriétaire de la maison fait faire un
grand trou en dehors de son immeuble, au pied du mur.
Ce trou ne pouvant être bien profond, on se rattrape sur sa
largeur. Alors, avec des vases appropriés, on fait transporter
par des esclaves le contenu de la fosse dans le trou exté-
rieur. L'opération dure un, deux ou trois jours, selon le bon
plaisir du propriétaire, et sans que personne y trouve à
reprendre. Le transport achevé, on rejette la terre par des-
sus les vidanges ; et voilà la cause de ces tumuli que vous
avez remarqués. Comme on n'a rien fait pour désinfecter
ces matières, vous voyez à quelles émanations et à quels
dangers la ville est exposée surtout en temps d'épidémies ».
Passons de ce côté. Nous voici dans le bazar des tour-
neurs. Ils fabriquent de jolis petits meubles, mais par des
procédés très primitifs. Leur tour est mù par un immense
archet dont il faut bien se garer en passant, parce qu'ils tra-
vaillent assis par terre, dans la rue, juste au niveau de vos
pieds. L'objetà tourner est placé horizontalement, maintenu
par deux pointes ; et le ciseau est solidement fixé et habile-
ment infléchi, selon le besoin, par leurs vigoureux orteils.
Avec cela, ils font réellement d'assez jolis ouvrages.
Ici nous sommes au bazar des légumes et du beurre. Ne
nous y arrêtons pas. Regardez seulement en passant cet
arabe, qui presse une outre avec précaution au-dessus d'un
verre à boire. Il sert du beurre à un client : car ici, par cette
chaleur, le beurre est fluide comme l'huile. Le plus fâcheux,
c'est qu'à défaut de vases plus convenables, on le renferme
dans des outres goudronnées et qu'il en conserve beaucoup
trop la senteur.
Nous voilà sur le marché aux ânes ; on peut aussi en louer
un pour un voyage. Tel âne qui ne paye pas de mine vaus
portera à La Mecque (72 kilomètres) en l'espace d'une nuit.
Un bel âne vaut huit cents francs ; un chameau, de cent cin-
quante à cinq cents francs ; pour ce dernier prix on aura un
dromadaire, c'est-à-dire un chameau de bonne race, et dres-
sé pour la course. Les autres plus massifs et plus lourds ne
servent qu'à porter des fardeaux.
Ici, — mais cette maison nous est interdite. Je sais ce
qu'on y vend, mais cela ne se dit pas. Vous n'y pénétrerez
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DEUX JOURNÉES A DJBDDAH 499
que si vous êtes présenté par un client habituel et sûr, et
que si l'on est absolument certain que vous ne révélerez pas
le mystère de ces tristes murailles. Alors, dans une chambre
basse et dans une obscurité presque complète, vous distin-
guerez, au bout de quelques instants, des êtres vivants éten-
dus sur le sol, serrés les uns contre les autres, la tête ap-
puyée sur un billot légèrement excavé pour leur servir d'o-
reiller. Ces êtres, ce sont des humains à vendre. On les a
pris dans leur pays, de l'autre côté de la mer, — dans le Sou-
dan, dans le Cboa, dans l'Abyssinie, dans le pays des Gallas^
dans celui du Takrouris, — et on les a amenés ici dans de
grands samboucks au fond desquels ils étaient littéralement
entassés comme des animaux immondes. Passait-on près
d'un bateau de guerre, le maître leur criait de ne pas faire
le plus petit bruit, parce que, si les Européens les voyaient,
ils les prendraient et les mangeraient tout vivants. Ces
simples ont cru leurs bourreaux, et les voilà sur l'étal, à la
disposition de tout un chacun. Choisissez : un esclave, quel
qu'en soit Tàge ou le sexe, vaut de quatre cent cinquante à
cinq cent cinquante francs. C'est moins cher qu'un âne ; et
pourtant cela travaille rudement. Voyez dans la rue ces
pauvres nègres plus qu'à demi nus, qui balayent la ville, qui
vont chercher l'eau aux citernes, les pierres aux carrières ;
voyez ceux qui font tourner en plein soleil les manivelles des
cordiers, les roues des repasseurs, qui servent d'aides aux
maçons, aux forgerons ; ceux encore qui exécutent les tra-
vaux les plus pénibles ou les plus dangereux : ce sont des
esclaves qui travaillent pour le compte de leurs maîtres. Si
le soir ils ne rapportent pas une somme déterminée, ils se-
ront cruellement battus et Dieu sait s'ils mangeront. En gé-
néral, ces malheureux sont horriblement maigres.
Quant aux femmes et aux petites filles, on leur donne
d'autres fonctions que les murs et les grillages ne nous
laissent pas connaître.
J'ai dît un mot des gens qui meurent dans quelque coin du
bazar ou sur tout autre point de la :voie publique. Il n'est
pis sans intérêt de savoir ce qu'il advient de leur dépouille
mortelle.
Si leurs semblables se gardent de les troubler dans leurs
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SOO DEUX JOURNEES A. DJEDDAU
souffrances et dans leur agonie, en revanche l'autorité s'oc-
cupe d'eux aussitôt qu'ils sont présumés avoir cessé de vivre.
Ici, pas de temps perdu. Un homme est mort, ou à peu près.
— Immédiatement la police en est informée par la rumeur
publique ; et peu d'instants après arrive le bettenniall^ — re-
ceveur des successions, — qui fait saisir par ses gens tout
ce qui appartient au défunt, et fait porter celui-ci à la tcher-
choura^ — sorte de morgue située dans le quartier de Scham.
Là on dépose le mort sur une table de pierre, on le dépouille
de ses vêtements, on le lave, puis on le porte sans délai au
cimetière. Tous cela est l'affaire de deux heures à peine.
Quant à ses effets et à son argent, ils sont déposés chez le
cadi, où les ayants-droit peuvent les aller réclamer ; et s'il ne
se présente personne comme il arrive souvent pour les pè-
lerins, vous pouvez être persuadé que cet héritage ne vien-
dra pas grossir le trésor public.
Et maintenant, une incroyable inconséquence ! Ces gens
si durs, qui n'auraient pas donné un verre d'eau à ce malheu-
reux mourant, s'empressent de rendre au mort les honneurs
funèbres. Voici le convoi qui sort de la tcherchoura. Tous
les arabes qui sont à ce moment dans la rue se font un de-
voir de porter le triste brancard sur leurs épaules, au moins
pendant quelques instants, la foule grossit ; et jusqu'au ci-
metière elle se renouvellera vingt fois, chacun tenant à être
vu accomplissant cette prescription de la Joi musulmane.
C'est là du pharisaïsme tout pur.
S'il s'agit d'un arabe mort dans son domicile, les choses se
font avec plus d'éclat. Il y a des cris de femmes, des démons-
trations bruyantes ; mais le bettenmall arrive toujours aussi
vite, pour s'interposer entre la famille et le gouvernement
représenté par le cadi et la sépulture se fait avec la même
promptitude.
Enfin s'il s'agit d'un Européen, qu'il soit chrétien ou juif,
les autorités locales n'ont pas à s'en occuper. Ce soin ap-
partient naturellement au consul de la nation du défunt. Mais
les habitants de la ville ne manquent jamais cette occasion
de témoigner de la haine qu'ils nous portent. Ils sortent de-
vant leurs maisons, et ils se disent l'un à l'autre, à haute voi.K:
Qui est celui-ci ? — C'est un chien. — Où porte-on son corps
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DEUX JOURNÉES A DJEDDAH 501-
— Au cabinet. — Et son âme où va-t elle ? — En enfer, etc,
et ainsi de suite pendant toute la traversée de la ville.
Quand un arabe de classe aisée atteint Tâge de quatorze
ans, son père le marie, ou il" lui fait présent d'une esclave.
S'il s'agit d'une femme légitime, comme il est impossible
qu'elle soit de beaucoup plus jeune que son mari, il arrive
naturellement que celui-ci parvenu à Tâge de trente ans
trouve sa femme trop vieille pour lui. Alors il prend une
seconde femme légitime, à moins qu'il ne préfère acheter
simplement une esclave. Ceci ne choque personne ; la cou-
tume et la loi religieuse l'autorisent. Souvent il arrive pis
encore. Sans sortir de la légalité, un arabe dit à sa femme
trois fois de suit \je vous répudie ; et, sans autre cérémonie,
voilà le mariage rompu. Il ne s'agit plus que de verser, en
présence du cadi, une somme d'argent variable, pour être
remise à la femme répudiée, qui devient libre de se rema-
rier. On m'a mis en relation avec un fonctionnaire d'un rang
élevé, qui fait ce métier depuis assez longtemps, et qui n'a
pas l'air de vouloir y renoncer. Une fois entre aulres, il a
répudié une femme au bout de quinze jours de mariage, et
il en a été quitte pour cinq cents francs. Une autre fois, la
chose était plus grave. 11 avait prévenu sa nouvelle femme,
ravissante personne, paraît-il, que, si elle ne le rendait pas
père d'un garçon, il la renverrait à sa famille. Cette malheu-
reuse était, pendant toute la durée de sa grossesse, dans une
angoisse inexprimable. Enfin son terme arrive, et elle met
un homme au monde. Elle croyait son état-civil pour toujours
consolidé, lorsque le mari qui, décidément aime le change-
ment, et qui, par parenthèse, a fait toutes ses études à Paris,
où il est resté neuf ans, lui déclara qu'il la répudiait. Et il a
chassé de chez lui la mère et l'enfant. Conformément à la
loi, dont il est le scrupuleux observateur, il a dû envoyer à
ces pauvres créatures de quoi ne pas mourir de faim, jus-
qu'au jour où il apprit que celle qu'il avait répudiée allait se
remarier. Qu'a-t-il inventé alors, dans sa férocité jalouse ?
D'enlever à cette femme son enfant. L'infortunée est venue
le trouver, s'est traînée à ses pieds^ le suppliant de ne pas
lui arracher l'être qu'elle aimait le plus au monde, le seul
dont elle eût quelques droits à attendre de l'amour et de la
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&02 DtEUX JOURNÉES A DJEOD^JB
reconaaissaace. Tout fut inutile ; et renfant alla rejoindre le
pensionnat que sou père se propose probablenient de fonder
avec la progéniture nombreuse, et légale' selon Mahomet
qu^il a déjà récoltée dans ses innombrables transactions ma-
trimoniales.
Je crois que le bateau va partir. Il en est temps : car j*ai
assez vu Djeddah. — Il y aurait certainement encore une
bonne moissoa à faire ; on me parle des cérémonies des
mariages, des circoncisions, des fêtes religieuses et autres ;
des coutumes du pays, de sa moralité en général, ou pour
mieux dire de son incroyable immoralité ; de la justice, de
l'exercice de la médecine, des superstitions, des sorcières
de profession, enfin de mille choses qui ne manqueraient
peut*étre pas d'intérêt. Mais il me prend comme un dégoût
de ce pays. J'aime mieux retourner sur mon bateau, et y
attendre en bon air le moment du départ. Ce que j'ai vu est
vu ; ce qui est écrit est évrit ; cela suffit à ma curiosité.
Quelque chose d'instinctif me dit d'ailleurs de ne pas cher-
cher à voir au-dessous de la superficie, et qu'une étude plus
approfondie des mœurs de l'Arabie n'ajouterait à mon bagage
que des documents absolument inénarrables.
E. SURBT.
(Fin.)
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NOTES THEOLOGIQUES
SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSUS-CHRIST
/ •
Suite (1)
CHAPITRE ONZIEME
De l'Extension de l'Incarnation par l'Eucharistie.
I. — L'Eucharistie est une certaine extension de l'union
hypostatique.
II. — V Eucharistie est le troisième degré de la communica-
tion de la vie divine,
III. — L'Eucharistie est le complément de toute l'économie
de la rédemption.
§1
Comment l'Eucharistie est une certaine extension
DE l'union HYPOSTATIQUE
Saint Jean Chrysostome : u Dieu a voulu naître de notre
race ; et, si vous m'objectez que cela ne fait rien pour la
généralité des hommes, je vous répondrai que cela nous
intéresse tous. En effet, c'est vers tous évidemment qu'il
vient, en prenant notre nature : en venant à tous, il vient à
chacun des fidèles. » [In Matth. HomiL 82,)
« Par rincarnation, le Verbe a repris son œuvre, il s'est
uni intimement à la nature humaine du Christ, et par elle à
l'humanité tout entière, et par l'humanité à l'univers, c'est
(1) Voir le fascicule d'octobre 1903.
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504 NOTES THEOLOGIQUES
surtout par TEucharistie que ces mystères s'accomplissent
dans toute leur perfection. Par FEiicharistie, nous sommes
greffés à Tlncarnation ; le germe de Tlncarnation se dépose
en nous, pour arriver plus tard à son entier développement.
« De même, dit saint Jean-Chrysostome, que le corps de
« Jésus-Christ est uni au Verbe, de même nous sommes par
« TEucharistie unis à Thumanité sainte du Christ. Le Christ
« s'unit intimement à nous, et il nous fait réellement son
« corps. Et ainsi s'opère en chacun de nous Ife mystère de
« rincarnation. » (Jn Epist. I ad Cor. Homil. 24. — Landriot,
La Sainte Communion^ 13° confér.)
Tertullien : « Notre chair est spirituellement conviscérée
à la chair de Jésus-Christ, afin que la substance du Christ se
trouve dans notre chair, de même que le Christ a uni notre
chair à sa divinité. » (Lib, de car, Christi^ 20,)
a L'union eucharistique rivalise avec l'union hypostatique,
parce que notre chair est unie immédiatement à la chair du
Seigneur, comme le corps -du Christ est uni immédiatement
à la personne du Verbe. Il ne convenait pas que le Verbe
s'unit personnellement tous les hommes. 11 ne s'est donc
uni personnellement qu'à sa propre humanité ; mais l'unioD
qu'il nous donne avec son humanité par l'Eucharistie est si
parfaite, qu'elle imite rindissolubité de l'humanité du Christ
avec sa personne et du Fils de Dieu avec son Père dans la
sainte Trinité ». Saint Parchase Radben dit que « l'amour
« divin a trouvé un second amour très semblable au premier:
« il s'est uni à chaque homme en particulier par TEucha-
« ristie, afin que son union hypostatique s'étendit également
« à tous et à chacun. » (Tertullianus Prœdicans. Vox Eucha-
ristia. Conc. F.)
Saint Cyrille : « La chair du Christ est vivifiante, parce
^..»^ii^ 3St unie à celui qui est vie par nature, c'est à-dire au
)ivin. Aussi, quand nous la goûtons, nous avons la
ous, et nous sommes unis à cette chair comme elle-
est au Verbe qui l'habite. » (/. Jo. lib, IV.)
bert-le-Grand : (( De même que la nourriture que
icevons dans nos membres nous est assimilée, de
ous sommes assimilés au Christ dans l'Eucharistie ;
[ sommes incorporés, et parmi les théologiens il n'est
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSUS-CtlRIST 505
personne qui doute que cette incorporation ne se fasse par
le mystère de TEucharistie. Le chrétien qui communie
remonte à Dieu, il s'incorpore à lui, et il devient participant
de sa divinité et de son humanité, de la même manière que
le Verbe par Tincarnation est devenu participant de notre
humanité. » [De Euch. dist. IV, C. 3, t. XXI, p. 78.)
« Il ne suffirait pas à Timmense bonté de Dieu d^avoir pris
de nous une chair passible, il nous a donné ce qui était à lui
c'est-à-dire son très saint corps, impassible et invisible,
qu'il avait reçu de nous. Il n'avait pas pris une personne
humaine, mais il avait uni notre nature à sa personne ; et, par
l'Eucharistie, dans la condescendance infinie de son amour,
il s'unit d'une certaine manière à nos personnes, et il étend
jusqu'à nous le mystère de son Incarnation. » (Orat. habit, in
conc. Trid, ab. arch. Salap. — LaèZ^e, Concil. T. XIV, p. 1069.)
SuAREZ : « Saint Jean-Chrysostome indique fréquemment
que l'Eucharistie est un certain complément de l'Incarnation,
parce qu'elle communique d'une manrère ineffable aux autres
hommes le bienfait de l'Incarnation , qui ne s'était accompli
que dans l'humanité du Verbe. »
« Gomme le dit saint Jean-Chrysostome, ce Sacrement a
pour fin de communiquer aux autres hommes le bienfait
prodigieux de l'Incarnation, et de nous faire participer de la
manière la plus parfaite qui puisse être, en unissant réelle-
ment aux hommes l'humanité même du Verbe. » (In Q, 73,
art. V. — Disput. 4i, sect. V.)
« De même qu'il était convenable que toute la divinité fût
communiquée à Thumanité du Christ, de même il convenait
que cette humanité et tout le bienfait de l'Incarnation fussent
communiqués d'une manière admirable aux autres hommes.
Comme la nature humaine du Christ existe d'une manière
ineffable dans le Verbe et le Verbe en elle, ainsi le chrétien
qui communie demeure d'une manière toute particulière dans
le Christ et le Christ en lui ». (Disput. 46. A.l. — Sect. 7. n. 6.)
Lessius : « Admirable conseil de Dieu ! Pour nous ramener
à lui et pour nous rendre participants de son esprit et
de sa vie, il s'est d'abord uni hypostatiquement à la chair de
l'homme dans une humanité individuelle, et ensuite il nous
donne en aliment cette même chair sous les apparences du
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NOTES THÊOLOGIQUES ^
....« t, ^ar cet aliment qui se joint et se mêle à nous, il fait
.. ^< 1 v'u Qous Tesprit et la divinité, qui sont unis à cet
,: avuit. Kt c*estde cette manière qu'il nous sancti6e tous et
,4. '1 nous ramène à sa vie et à son unité. On ne peut rien
. s>avovoir de plus suave et de plus efficace, de plus sage et de
j.tu.x iiJmirable » (De Perf. diu. — Lib XII — Cap. 15y n, i08.;
ClouNEiLLE DE LA PiERRE : cc Le Christ, comme chef de
I humanité, communique dans TEucharistie à chacun de ses
membres son esprit et sa vie. Il nous réunit tous dans un
jui^me corps et comme dans une même personne parfaite.
.Nous lui sommes greffés et incorporés, comme Taliment
s'assimile à nous et fait une même personne avec nous. »
(M. Prov. cap. XXIII, v. 2.)
Thomassin : « Dieu s'est uni substantiellement et physique-
ïuent à rhumanité, et cette union, qu'il a opérée d'abord dans
l'Incarnation avec Jésus-Christ notre chef, il Ta étendue par
l'Eucharistie jusqu'à nous qui sommes ses membres. Ce n'est
(lune pas seulement par le nœud de la charité, mais par un
lien physique et substantiel que nous sommes unis au corps
du Christ et mêlés à-1'Incarnatîon ». {De Incarn. — Lib. X,
Cap. 21. n. 8,)
(( L'Eucharistie est une extension de Tlncarnation. L'Incar-
nation unit au Verbe une humanité individuelle ; l'Eucharistie
lui adopte l'humanité tout entière. La première forme notre
chef ; la seconde tout son corps. L'une constitue l'Homme
Dieu ; l'autre, par le moyen de sa chair, réconcilie à Dieu et à
lui-môme tout le genre humain. Enfin, ce n'est pas seulement
l'union du Verbe avec sa chair qui est une union physique,
mais elle est aussi physique et substantieHe cette union, que
nous avons tous avec cette chair et par el c avec le Verbe ».
(Lib. X. Cap. 21. n. 5J
c< Voilà donc ce que les saints Pères ne cessent de célébrer,
<'est que le Verbe n'a pas pris seulement pour lui-même une
humanité individuelle, mais qu'il a pris d'une certaine maniè-
re l'universalité de notre race. « Le Verbe s'est fait chair et il a
habité en nous ». Le Verbe s'est fait chair » ; cela est propre
à son humanité personnelle, et « il a habité en nous », et cela
s'étend à tous les hommes ». (N. (].)
Bourdalol'e: u Voici ce qui est capable de ravir d'admi-
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SUR L UNION DE L'HOMHK A JESUS-CHRIST ba^^
ration les anges et les hommes : c'est que le sacrement de
TEuch^ristie est pour nous et pour tous les fidèles qui le
reçoivent une extension continuelle et perpétuelle du n^stère
de l'Incarnation. Ainsi parlent les Pères. Vous savez à quel
point d'honneur fut élevée l'humanité de Jésus-Christ dans
le bienheureux moment qui Tunit au Verbe divin. Or je dis
que Jésus-Çhrist, se donnant à nous par le sacrement de
l'autel, a fait entrer tous les membres de son Eglise en com-
munication de la même gloire, puisqu'il vient en nous, qu'il
s'unit à nous, qu'il ne fait pour ainsi dire qu'un avec nous ».
(Serm. sur le T. S, Sacrenient,)
Lejeune. « Saint Ghrysostome et les autres Pères ensei-
gnent que le Fils de Dieu instituant ce Sacrement, n^a pas
fait seulement une imitation mais une extension, un^supplé*
ment et une consommation de son Incarnation... Saint Denis
TAréopagite, disciple de saint Paul, dit que l'Eucharistie est
appelée la synaxe ou la communion, parce qu'elle est le
Sacrement de la réunion des fidèles, où ils sont tous unis,
liés et conjoints... Par ce Sacrement, nos corps sont ramenés
et unis à la divinité. » (Sernl. 8L T. III, p. 362.) « Toutes les
créatures peuvent se ramener à quatre ordres différents :
l'ordre de la nature^ l'ordre de la grâce, l'ordre de la gloire
et l'ordre de l'union hypostatique. Or c'est à l'honneur de
cet ordre suprême de l'union hypostatique, c'est à la partici-
pation d'une alliance si sainte, si excellente, et si divine,
que nous sommes appelés et associés par l'Eucharistie ; car
la parole de Dieu et la théologie nous enseignent que Jésus
a institué ce Sacrement pour étendre, pour dilater et con-
sommer en nous le mystère de l'Incarnation, c'est-à-dire
afin que la divinité étant unie au corps précieux par l'union
hypostatique, et ce corps étant uni aux nôtres, non hyposta-
tiquement mais admirablement et très étroitement par l'Eu-
charistie, notre corps soit uni à la divinité, même dès cette
vie, par l'entremise de sa chair. » (P. 377,)
AvRiLLON : ic Uni à la nature humaine pour honorer tous
les hommes, vous instituez. Seigneur, la sainte Eucharistie,
pour faire une extension miraculeuse de votre union hypos-
tatique ; vous vous incarnez d'une manière ineffable en
chacun... Et quel est le centre de cette union ? c'est le cœur
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508 NOTES THÊ0L061QUËS
de rhomme, c'est sa chair, w (La Sainte Communion. Médit.
XXIII.)
GEiyjET : a La communion eucharistique est le moyen par
lequel rincarnatibn permanente s'individualise en chaque
chrétien, comme la grâce est le moyen par lequel la puis-
sance divine permanente opère d'une manière particulière
en chaque homme. » (Le dogm. générai, chap, IIL)
Ventura : « Saint Jean ne s'est pas contenté de dire : « Le
Verbe s'est fait chair », mais il ajoute : « et il a habité en
nous », ce qui signifie évidemment le Verbe s'est fait chair
par l'Incarnation et il a habité en nous par l'Eucharistie.
L'Eucharistie est donc l'Incarnation toujours subsistante
parmi nous, toujours renouvelée pour nous, toujours appli-
quée, individualisée, personnifiée à chacun de nous ». « Par
l'Eucharistie^ le Verbe incarné ne se donne pas à nous seu-
lement par une émanation de sa grâce, mais par une com-
munication de sa personne. » « Par l'Incarnation le Verbe ne
s'est uni qu'à notre espèce ; par l'Eucharistie il s'unit à cha-
que individu. Par l'Incarnation, il a contracté une vraie
parenté avec notre nature ; par l'Eucharistie, il entre dans les
limites de notre personne. L'Incarnation a été une sorte de
communion générale de la nature divine avec l'humanité ; la
communion eucharistique est une espèce d'incarnation per-
sonnelle, par laquelle THomme-Dieu s'unit de la manière
la plus intime avec chaque homme en particulier. » (Con-
férences^ t. IIL confér. XX.)
Landriot : « Par l'énergie du Sacrement de nos autels, et
par son action permanente sur nos âmes, il se forme entre
nous et le Christ une union si intime que, pour l'exprimer,
saint Jean Ghrysostome ne trouve pas d'autre terme de
comparaison que les rapports personnels entre le Fils de
Dieu et sa chair. Sans doute cette union n'est point hyposta-
tique comme dans l'Incarnation, mais d'ailleurs elle va aussi
loin que possible... L'Incarnation n'est plus un fait unique,
si je puis m'exprimer ainsi ; c'est un large manteau divin
que l'amour projette sur l'humanité tout entière. »
« Le Verbe de Dieu ne s'est pas uni seulement à l'huma-
nité du Christ, c'est la nature humaine tout entière qu'il a
relevée. Cette nature humaine qui circule dans les veines de
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSUS-CHRIST 509^
chacun de nous, il se Test unie, il se Test incarnée, non
point dans un sens aussi rigoureux que dans le Christ ; et
cependant il Ta rendue tellement partie de lui-même^ que
Tapôtre ne craint pas de nous appeler les membres du corps
de Jésus-Christ, formés de sa chair et de ses os. » {VEu-
charistie^ 5* Confér,)
« Le Verbe divin a une faculté incarnatîve infinie, c'est-à-
dire qu'il aurait pu et qu'il pourrait encore s'unir tous les
êtres comme la sainte humanité du Christ. » [La Sainte
Communion. Confér. XIIL) « L'Eucharistie opère en nous la
(continuation du grand mystère de l'Incarnation ; elle le per-
pétue, et par elle la vertu incarnative du Verbe, qui est
infinie, s'étend sur toutes les âmes justes. » [La Sainte Com-
munion. Confér. VIII.)
Mgr Gay : « En venant en toi par le "baptême, je t'ai pris
comme j'm pris ma propre humanité : non que je sois devenu
la personne, comme je suis celle de mon humanité, mais je
lue suis mis avec toi dans une relation analogue. » « Sachant
que ce bien infini, donné d'abord par moi à ma nature hu-
maine, d'être l'humanité d'un Dieu, pour être communiqué
à toute la race d'Adam, mon divin cœur désire extrêmement
cette communication universelle. » « De même que mon
humanité subsiste dans le Verbe, et n'a de subsistance qu'en
lui ; de même, selon la grâce, les chrétiens subsistent en
moi et n'ont de subsistance qu'en moi. » a Je vous possède
toutes deux ensemble, ma grande et personnelle humanité,
et toi, ma petite humanité d'adoption et de grâce. » {Eléç^at.
sur les Mystères. — Elevât. 117.)
lovENE : « Que l'union de l'homme à Jésus-Christ soit une
union hypôstatique accidentelle, c'est une opinion difficile à
admettre. Cependant, s'il faut pour la vraie filiation adoptive
de Dieu, non seulement une participation à la nature du Fils
naturel de Dieu, mais une participation directe et formelle
à la personne même du Fils de Dieu, comme dans l'Incarna-
tion ; alors en eff'et, la cause formelle de notre adoption
serait cette union immédiate à la personne dé Jésus-Christ»,
qui est produite par TEucharistie. {De vita deiformi. Thés..
XXV, p. 661.)
De toutes ces citations il ressort, avec évidence, que l'Eu—
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510 NOTES THÉ0L06IQUBS
charistie est véritablement le complément de rincarnatîon et
une certaine extension de Tunion du Verbe divin avec son
humanité personnelle ; et cela, parce qu'elle unit intimement
notre chair à la chair de Jésus-Christ, et par ce moyen à sa
personne. Et cet effet, ce n'est pas seulement par la commu-
nion sacramentelle qu'elle le produit, mais elle l'opère en
tout homme par le Baptême^ par la foi, comme cela est indi-
qué dans presque tous les textes que nous venons de citer.
Or cette union à Jésus-Christ est pour nous le principe du
salut et de la vie. L'Eucharistie est donc bien véritablement
de nécessité de moyen. Pour les théologiens qui ne croient
pas cette nécessité de l'Eucharistie, l'extension de Tlncaraa-
tion consiste seulement en ceci, que Jésus-Christ a étendu,
par ce Sacrement, sa présence réelle à tous les temps, à tous
les lieux et à chaque homme en particulier par la communion
sacramentelle ; mais ce n'est pas le sens de la tradition.
Ce qui nous reste à dire sera un nouveau développement
et une confirmation de cette doctrine des saints Pères.
su
L'Eucharistie est le thoisikme degré de la participation
A la vie divine
Saint Bernard : « Le Christ Seigneur est la montagne de
Dieu, la montagne sublime à laquelle vient s'adjoindre la
multitude des collines. Il iattire tout à lui, et tout s'unit à lui
par une union substantielle, personnelle, spirituelle et sacra-
mentelle. Il possède en lui-même le Père, qui n'est avec hii
qu'une seule et même substan<;e, il porte son humanité
sainte, avec laquelle il forme une personne unique, il porte
aussi unie et adhérente à lui l'âme des fidèles qui ne sont
avec lui qu'un seul et même esprit ; il porte son Bglise,
son épouse unique et bien aimée, la Mère de tous les élus,
avec laquelle il ne fait plus qu'une même chair. » {De diversiSn
Serm, :i3.)
B. Albert le Grand : « Jésus-Christ a dit: « Père,la clarté
« qtie vous m'avez donnée, je la leur ai donnée, afin qu^ils
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sua L UNION DE L'HOMME A JÉSUS-CHRfST 511
« soient un comme nous sommes un. Moi en eux, et vous en
« moi, afin qu'ils soient consommés en un ». Voilà cette
chaîne d'or, qui nous relie tous ensemble à l'unité d'où nous
sommes sortis. Le Père en effet est l'unité même, et le Fils
naît de lui comme de son principe, et du Père et du Fils pro-
cède l'Esprit-Saint. Or le Saint-Esprit est le lien de notre
union avec Dieu, car « Celui qui adhère à Dieu est un même
esprit avec « lui », et la forme à laquelle nous sommes
reliés, c'est le Fils, qui est la forme du Père éternel, et c'est
aussi le Sacrement de son corps et de son sang, qui nous in-
corpore au Christ. Et ainsi dans le Fils nous retrouvons
l'héritage de notre Père céleste et tous les biens du Fils éternel
de Dieu dans les délices et la béatitude du Saint esprit... Ce
lien qui nous rattache au Père dans le Fils et dans le Saint-
Esprit, c'est la charité du Christ qui le forme, et aussi le
Sacrement de l'Eucharistie, lequel relie toutes les nations au
Seigneur dans un même corps. » [Lib. de Sacr, Euch. dist.
IL Tract. 3. — C. 8.)
Corneille de la Pierre : « Jésus-Christ explique comment
il est le pain vivant et vivifiant. Dieu le Père en effet est la
vie même dans sa source, et cette vie, il la communique à
son divin Fils ; d'où il suit que le Fils est lui-même la source
de la vie. Or de même que le Père, demeurant toujours dans
le Fils, lui donne toujours la vie ; et de même que le Fils,
demeurant dans la chair qu'il a prise, donne continuellement
à sa chair et à son humanité un écoulement de cette vie;
ainsi, à nous qui recevons sa chair dans l'Eucharistie, Jésus-
Christ, demeurant continuellement en nous, nous communi-
que une vie semblable à la sienne ». (In Jo. VI, 57.)
Ainsi, la cause de la vie pour nous, c'est que Jésus-Christ
demeure toujours en nous, et cela par l'Eucharistie.
Lejeune : « 11 y a une chaîne rare, admirable, précieuse et
accédant toute estime et toute valeur, par laquelle le Père
éternel lie et conjoint, dès cette vie, le corps mortel et terres-
tre des hommes à l'essence suprême de sa divinité : chaîne
composée de trois chaînons attachés l'un à l'autre. Le pre-
mier, c'est la résidence essentielle et substantielle de la
divinité du Père dans la personne du Fils par la génération
éternelle. Le second, c'est la résidence substantielle et per-
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112 NOTES THE0L0GIQUE6
sonnelle de Thypostase du Fils dans le corps de Jésus-Christ,
dans rincarnation. Le troisième, c'est la résidence substan-
tielle et corporelle du corps déifié de Jésus-Christ dans le
nôtrepar TEucharistie. Ainsi par ces degrés et échelons, nous
sommes unis substantiellement à Tessence de Dieu, même
dès cette vie, de cette sacrée et inviolable chaîne dans
laquelle se trouve le nœud et le principal de la religion
chrétienne ». (Serm. 82.)
P. DE Saint-Jure : <( Comme je vis par mon Père, ainsi celui
qui me mange vivra par moi. » Notre-Seigneur compare
Tunion que celui qui le reçoit au Saint-Sacrement remporte
avec lui, avec celle qu'il a avec son Père. Comme le Père est
dans le Fils et le Fils dans le Père, de même, par quelque
rapport, quand nous recevons le divin Sacrement, Notre-
Seigneur est en nous et nous en lui, et par l'union que nous
avons avec son humanité, nous montons à celle de la divinité.
Dieu le Père est uni à son Fils par la génération éternelle
en unité d'essence ; le Fils s'unit à Thomme dans l'Incar-
nation en unité de personne, et puis à tous les hommes en
unité de sacrement ; et au moyen de l'union qu'il leur donne
avec son humanité, il les unit à sa divinité et par lui-même
à son Père. Voilà le motif, Tissue et le retour du voyage du
Verbe divin sortant du sein de son Père et entrant dans celui
de sa Mère pour venir en nous. »
« Souvenez-vous de cette chaîne admirable que saint
Cyrille emploie pour expliquer ce mystère : dont le premier
chaînon, dit-il, est la résidence substantielle de la divinité du
Père dans la personne du Fils, par la voie de son éternelle
génération. Le second est la résidence substantielle de la
divinité du Fils dans son humanité, par le moyen de rincar-
nation ; et le troisième est la résidence substantielle du corps
de Jésus-Christ en nous, par la communion. De sorte que
par ces trois chaînons, nous sommes réunis au Père par l'in-
termédiaire du Fils. Voilà, au sentiment de saint Hilaire,
cette admirable union que Jésus-Christ se réjouissait de
communiquer à ses disciples par le Sacrement de son corps.
{Les trésors de VEuch, — Extraits dé saint Jure^ i***" entretien,)
Le P. Texier reproduit ce texte de saint Jure, dans le troi-
sième sermon de sa belle octave du Saint-Sacrement.
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JESUS-CHRIST 513
L'Eucharistie est donc le troisième degré de la partici-
pation à la vie divine. Or cette communication de la vie
divine se fait par voie de génération, et^ en nous unissant
à Jésus-Christ, qui est Fils de Dieu par nature, FEucharistie
nous fait participer à la filiation divine du Verbe fait chair.
Louis DE ^Grenade : « Seigneur, Père adorable, à quel
honneur, à quelle gloire élevez-vous les enfants des hommes I
La plus haute dignité qui puisse exister est d'être Fils de
Dieu par nature ; la deuxième est d*être Fils de Dieu par
grâce. 11 était impossible qu'il y eût plus d'un seul Fils de
Dieu par nature ; et alors vous nous avez mis au second
rang, et vous nous avez faits vos enfants par la grâce. »
(Mémor. de la Vie Chrét. — Livr, VIL)
Mgr de Ségur : « Le Chrétien, c'est un second Fils de
Dieu, un Fils de grâce et d'amour, créé, puis relevé par le
Fils unique et éternel de Dieu ; c'est, par une union non
hypostatique mais très intime, le second Christ, la seconde
humanité, l'humanité mystique du Verbe incarné ; c'est un
second Jésus, un second Dieu, non par nature mais par
grâce, par adoption, par conformité. » (La Gr. et l'Am. de
de Jésus. 2^ Part. — Chap. VIIL)
P. Tesnière : « Le Père n'envoie pas son Fils ici-bas pour
se faire un seul Fils parmi les hommes, mais pour recon-
quérir tous ses Fils, qu'il avait créés vivants et que le péché
avait séparés et privés de la vie. Il veut qu'ils la reprennent
par une déification nouvelle, sur le modèle et par le minis-
tère de leur Frère aîné, de son Fils bien-aimé. Et cette copie,
cette reproduction de l'Incarnation dans les membres do
Jésus, par la communion, c'est la déification de l'homme au
second degré. {Le T. S. Sacrement^ juin 1891^ p. 798.)
§111
L'Eucharistie est le comf»lément de toute l'économie
de l'incarnation
L'Eucharistie est véritablement le complément de toute
l'économie de l'Incarnation, par<*e que c'est elle qui ramène
et unit au Verbe incarné la création tout entière.
E. F. — X. - 34
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!;i4 NOTES THÉOLOGIQUES
'Saint Jean Damasgèke : « C'est Dieu le Père qui par son
Fils bien«aimé a réuni dans les liens les plus étroits TuniiTers
tout entier. Comme Thomme est un petit monde, qu'il ren-
ferme en lui le lien de toutes les créatures visibles et invi-
sibles, et qu'il est composé de ces deux éléments divers ; la
volonté miséricordieuse du Dieu créateur et administrateur
I de ce monde a établi que, dans son Fils unique et consubs-
|h tantiel, il se ferait une union de la nature divine et de U
P nature humaine, et que, par Thum'anité du Christ, la même
union s'étendrait à toutes les choses créées, aGn que Dieu
j. fi&t en toutes choses. » {In trausfig. JV* 18.)
I Card. Cajbtan : — « L'Incarnation est le degré le plus
élevé de l'union du Seigneur avec la créature. Or, par ce
moyen, Dieu s'est communiqué à la création tout entière, et
non pas seulement à une créature en particulier, car l'Incar-
nation est l'élévation de l'univers tout entier à la person-
nalité du Verbe... L'homme, par sa double nature, est la
réunion des deux mondes, et la conséquence de rincarnation
en une sorte d'élévation de tous les êtres à la personne du
Verbe... Et ainsi Dieu en s'incarnant s'est communiqué au
plus haut degré d'union- à l'univers tout entier. » (/// 3 Pari.
. (>. i. art. i.)
P. Farer: « L'Eucharistie fait partie d'un immense système
et sert de conclusion à une foule de prémisses divines. Elle
est la clef de voûte de] la création, et forme le sommet de
la pyramide admirable,? qui monte et va se perdre dans la
personne du Verbe éternel, et qui rattache ainsi toutes
choses à Dieu. » {Le Saint-Sacrement. Lwre III.)
L'Annke Liturgique : « La Sagesse éternelle, en se faisant
* chair, avait en vue tousjles enfants des hommes. Si l'unité
qui préside aux œuvres divines lui faisait une loi de ne s'unir
qu'à une seule et une même hypostase, cette même loi d'unité,
secondant son amour,5avait fait de cet Homme-Dioula tête
(l'un corps immense, où chaque élu devait s'adjoindre au
Christ en union substantielle. » « Telle est l'économie du
grand mystère de Tlncarnation, au point que cet ineffable
mystère nous est représenté par les saints docteurs comme
en suspens et incomplet jusqu'à ce que, par rEucharistiè, la
tête enfin s'adjoignît ses membres, et ne demeurât plus
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SUR L'UNION DE L'HOMMR A JBSCS-CHRIbT 515
comme tronquée, séparée du oorps qu'elle devait animer et
régir. » « Mais dans ce merveilleux rapprochement des
créatures, accompli à la gloire du Père souverain par l'esprit
du Père et du Fils, c'^est à celui-ci comme Verbe incarné,
qu'aboutit cet immense travail d'union, dans les noces
divines avec l'humanité sous le terme glorieux. ^ {Temps
après (a pentecôte^ tome i.)
Marius Victoria : « Jésus^ le Verbe, source de la vie
éternelle, est venu dans la chair, et il a triomphé de la
mort du péché par sa mort, et il a ressuscité à la vie éter-
nelle tout ce qui était mort. Toutes choses seront converties
en lui, et deviendront un, c'est-à-dire spirituelles. » ( Toutes
choses sont un même tout, dont les difTérentes parties sont
enchaînées les unes aux autres ; et cette chaîne, c'est Dieu,
Jésus, les hommes, les anges et tous les êtres corporels. »
{Adr. Arium. lib. /. 25, Migne. ^ VIII, p, lO^H).
Landriot : « C'est sans doute sur ces sommets que s'éle-
vait Origène, quand il poussait ce cri de l'aigle parvenu
sur les hauteurs et tout inondé de lumière : « Le corps du
Christ, c'est le genre humain tout entier, et peut-être même
l'universalité de toute créature. » (In ps. 36. HoiuiL IL p. f .
T. IL p. 1330 — édit. Migne. — La Sainte Communion.
i:r Confén).
CHAPITRE DOUZIEME
Différentes opinions des auteurs sur notre union
A l'humanité de Jésus-Christ
Il n'y a pas de questions sur laquelle les théologiens et
les auteurs spirituels soient plus divisés, que sur la nature
de notre union à l'humanité de Jésus-Christ, par la commu-
nion et par la grâce.
Quelques-uns pensent que par la grâce du Baptême, nous
avons en nous Thumanité de Jésus-Christ, ou du moins
quelque chose de son humanité. Plusieurs disent qu'après la
communion sacramentelle et par sa- vertu, la sainte huma-
nité du Christ continue à demeurer en nous, tant que nous
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SI 6 NOTES THÉOLOGIQUES
restons dans l'état de grâce. D'autres ont pensé qu'après la
Communion^ l'àme de Jésus-Christ restait en nous, bien que
son corps n'y demeurât pas.
P. Tesmère : ce II est de foi, et il faut le t^roîre, que la
venue de Jésus dans Tâme est pour durer ; elle a un but
permanent, et la fin, Teffet, l'opération de la communion est
de faire vivre, de faire demeurer Jésus dans l'âme et l'âme
en Jésus-Christ : « qui manducat /wc, in me manet et ego in
eo. » Mais de quelle manière Jésus-Christ demeure-t-îl dans
l'âme après la consommation des espèces et en vertu de la
communion ? Est-ce par sa divinité seulement ? Est-ce par
son âme seule ? Est-ce par son âme et par son corps, par son
humanité tout entière^ spirituellement présente par le moyeR
du Verbe auquel elle est unie, et qui demeure en l'âme con-
tinuant de l'animer, , de la soutenir, de la conduire, demeu-
rant en elle enfin et y vivant personnellement ? Voilà sur
quoi plane un profond mystère. Le premier mode est facile-
ment admis par tous les théologiens. Le secoijd a ses parti-
sans. Le troisième pourrait peut-être aussi se soutenir * et à
vrai dire il paraîtrait bien traduire, dans toute leur réalité et
toute leur ampleur, les solennelles assurances par lesquelles
le Sauveur affirme sa permanence et sa vie dans l'âme à
laquelle il s'est uni par la manducation de sa chair et de son
sang. » {La Soin, de la prédic. euch. — T. II. confér, 18.)
§ i
Quelques auteurs disent qu'après la communion sacramen-
telle la sainte Humanité de Jésus-Christ continue à demeurer
en nous.
Lalemant : « L'union Eucharistique a lieu non seulement
avec la divinité, mais avec le corps de Notre-Seigneur Jésus-
Christ, d'une manière très intime et très constante : très in-
time, parce que le corps de Jésus-Christ est uni avec notre
corps et avec notre âme par forme de nourriture, qui est la
plus intime des communications ; et aussi d'une manière
très constante, puisque la meilleure partie des théologiens
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Qoo^'z
SUR LUNIOS DE L'HOMME A JÉSUS-CHRIST 517
'>
assure que Tâme fidèle, qui communie divinement, est unie
avec la chair sacrée de Jésus-Chrtst constamment, sans
aucune interruption, d'une manière véritable et réelle après
Faltération des saintes espèces, et pendant tout le temps que
l'on ne communie pas, pourvu qu'on reste en état de grâce.
Et ainsi, disent les saints docteurs, ils ne sont plus deux,
mais une même chair ». « La communion est un divin mariage
du corps de Jésus-Christ avec le nôtre ». (Entret. sur la vie
cachée de J.-C. dans VEuch,)
Le Père Lalemant appelle ici « la meilleure partie des
théologiens », ceux qui disent que TEucharistie est de néces-
sité de moyen ; mais il faut rémarquer que, d'après ces théo-
logiens, ce nNèst pas seulement par la communion sacramen-
telle que l'Eucharistie produit cette unité véritable et réelle
de notre corps avec le corps du Christ, bien qu'alors elle la
produise dans toute sa perfection ; mais elle opère cette
union dans la grâce du baptême.
Le Père Lalemant ne dit pas que le corps de Jésus-Christ
demeure continuellement présent en nous ; il dit seulement
que le corps de Jésus-Christ nous reste uni par une union
réelle ; mais cette union réelle semble impliquer la présence
permanente du corps du Christ «n nous, car comment pou-
vons-nous avoir une union réelle avec le corps du Christ, s'il
n'est pas véritablement en nous ? Cependant saint Jure, qui
admet cette union réelle, ne croit pas qu'elle soit physique,
mais morale seulement.
Saint-Jure : « Le corps de Jésus-Christ, par l'union intime
et personnelle qu'il a avec la divinité, contient en soi la
source de la vie. Dans la communion sacramentelle, il n'y a
pas seulement attouchement à ce corps du Christ, mais
union. Or cette union, que les Pères appellent réelle et subs-
tantielle, n'existe pas seulement; d'après quelques célèbres
théologiens, pendant que les espèces demeurent en nous,
mais elle persévère encore, bien que d'une manière morale,
après que les espèces sont consommées ; et cette union aura
la force de ressusciter nos corps et de leur communiquer
son immortalité bienheureuse. » [Les Trésors de VEuch.
,r entret.)
Quelques auteurs affirment d'une manière plus positive la
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518 NOTES THÉÔLOGIQUES
permanence de rhunianité de Jésus-Christ, après la coin>
munion.
P. Tesnière : « Nous savons que quelques théologiens,
hommes de doctrine et de piété, croient pouvoir expliquer
plus amplement et plas dignement ces paroles du Sauveur :
« Celui qui mange ma chair demeure en moi et moi en lui »,
en disant que, sans doute, les espèces communiées^ la pré-
sence sacramentelle de l'humanité de Jésus-Christ cesse
aussi, mais sans que pour cela Jésus-Christ avec son huma-
nité vous abandonne, A la présence sacramentelle succéde-
rait une présence spirituelle de Thumamté de Jésus-Christ,
indépendante des espèces, et qui serait la suite de la venue
sacramentelle du Christ dans Thomme. Jésus-Christ, Dieu
et homme, demeurant en nous et nous en lui ; c'est lui tout
entier qui continuerait de nous nourrir, de nous sustenter,
de répandre la grâce sanctifiante et les grâces actuelles dans
notre àme. Ce serait le principe immédiatement uni à reffel,
rhumanité sainte à la grâce, et cela en vertu de la commu-
nion. Nous confessons que cette opinion nous sourirait beau-
coup, qu'elle réaliserait bien pleinement, bien amoureuse-
ment Tunion perpétuelle et vitale du chrétien avec Jésus-
Christ. Que n'est-elle plus reçue et plus appuyée ». (Som, de
la prédic. çuch. T. //. confér. X,)
« Le Christ ne demeure pas en nous sous sa forme sacra-
mentelle d'une communion à Tautre ; mais il y demeure de
la manière qu'il lui plaît de prendre, que nous ignorons et
que nous n'avons nul besoin de savoir, pourvu que nous
sachions et croyions qu'elle est réelle et personnelle. »>
(Confér. XXVII.)
M**" DE SÉGUR : « La présence sacramentelle de Jésus en
nous après la communion cesse avec la dissolution des
saintes espèces ; mais Jésus, le Roi céleste, qui n'est au
Sacrement que pour nous, qui ne devient eucharistique que
pour être noftre Pain de vie, qui en lui-même est tout à fait
indépendant des espèces et du Sacrement, Jésus demeure en
nous, selon sa parole si formelle : « Celui qui mange ma
« chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui ».
Quand nous avons communié, cette forme sacramentelle de
Jésus disparaît bient&t ; Jésus cesse d'être présent eB aoiis
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SUR L'UNION DK L'BQBDiE A JÉSUS-CHRIST 51»
d'une présence terrestre et extérieure ^ mais il demeure en
nous et nous demeurons en lui d'une manière toute céleste
et très réelle, et c'est ce qu'on appelle la présence spirituelle
de Jésus en ses fidèles. Elle dure tant que par la foi et par
l'union de TEsprit-Saint nous demeurons dans le Christ ».
(La Piété et la vie intér. Traité IV. Chap. 8. | 24.;
M«^' Gay : « Les espèces eucharistiques servent d'enve-
loppe à votre vie, mais pour en devenir Tinstrument et le
véhicule. Elles ne subsitent après la sainte consécration^
que pour nous livrer ce qu'elles contiennent, et nous laisser
ce tout après qu'elles-mêmes ne sont plus ». {Elevât. CXV.)
Le père Nouet, disciple du père Lalemant, ne partage pas
ce sentiment de son maître sur cette union permanente et
réelle à Thumànité de Jésus-Cbrist par la vertu de la com-
munion sacramentelle. « Quelqu'un^ dit*il, pourrait deman-
der ce que Ton doit penser de Topinion de ces théologiens,
qui élablissefit une certaine union réelle et substantielle
entre le corps de Jésus-Christ et tous ceux qui communient,
union qui demeure après que les espèces sont consommées,
et qui ne se perd qu'avec la grâce sanctifiante. J'avoue que
leur doctrine n'a jamais pu entrer dans, mon esprit, quoi-
qu'ils semblent se prévaloir de l'autorité des Pères. »
{V Homme d'Oraison. T. III. Livr. VI. Eniret. 15.)
On ne trouve en effet nulle part dans la tradition, qu'il
y ait, par la vertu de la communion sacramentelle^ uue per-
manence spéciale de Thumanité de Jésus-Christ en nous,
distincte de l'habitation du Christ dans toas les fidèles et
dans ceux qui n'ont jamais communié.
s II
Quelques-uns ont pensé qu^ après la communion la sainte
djjie de Jésus-Christ demeure réellement en nous.
Quelques auteurs, persuadés que ces paroles de Jésus-
Christ : a Celui qui mange ma chair et boit mon sang de-
meure en moi et moi en lui », indiquent une permanence de
Jé«i»-Cliirist en nous, et n'osant pas dire que Jésus^-Christ
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520 NOTES THÉOLOGIQUES
reste présent en nous par son corps, ont pensé que c'était
sa sainte âme qui continuait à demeurer en ceux qui ont
communié.
Dalgaihns : « Ces paroles de Jésus-Christ : « Celui qui
« mange ma chair et boit mon sang demeure, en moi et moi
« en lui »y ont trait à une résidence spéciale et permanente,
en vertu de la communion. Or il est certain que le corps de
Jésus-Christ cesse d'être en nous peu de temps après la
communion. Aussi des théologiens ont cherché une présence
réelle et spéciale, qui persistait après que son corps a disparu.
Ils ont soutenu que, lorsque les espèces sont consommées,
la sainte âme de Jésus-Christ demeure et continue avec nous
r union réelle qu'elle a contractée. Cette hypothèse répond
parfaitement à la promesse de Notre-Seigneur d'établir en
nous sa demeure, car elle est une union permanente avec
sa sainte humanité, causée directement par TEucharistie et
lout-à-fait distincte de la grâce sanctifiante. » {La Sainte
Communion. Chap. V.)
P. Faber — ScHRAM : « Dans la communion, il faut consi-
dérei: Tunion de l'âme de Jésus-Christ avec la nôtre, sur
laquelle elle s'étend en quelque sorte comme le prophète sur
le corps de l'enfant mort, avec une puissance vivifiante et
merveilleuse. Schram parle en ces termes de l'union de l'âme
de Jésus-Christ avec la nôtre : « Outre son union avec nous
par sa divinité et par sa personne, Jésus s'unit encore à nous
dans la sainte communion par sa sainte âme. Lorsque les
espèces sont dissoutes, et qu'ainsi le corps et le sang ont
disparu, il subsiste une sorte de réplication de l'âme de
Jésus-Christ, en vertu de laquelle il s'unit d'une manière
spéciale et permanente aux âmes parfaites, et dans leur
mesure respective au reste des justes. Son âme unie au Verbe
devient en quelque sorte l'instrument immédiat d'une union
plus intime que celle qui est produite par l'entremise de la
divinité seule. Cette doctrine est enseignée par le cardinal
Cienfuegos dans sa Vita abscondita, et par le cardinal Belluga
dans le jugement préliminaire qu'il a porté sur cet ouvrage. »
(ThéoL myst. L /, /?. 29r>. — Le Saint-Sacrement. Lii^r. IV,
Sect. 4.)
Le Père Barbier reproduit et accepte cette opinion, dans
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JESUS-CHRIST 52t
«on beau livre La Dévotion à l'âme mieux connue de Jésus-
Christ Chap. 42.
Cependant le cardinal Frangelin pense à juste titre que
cette doctrine de la permanence de Tâme de Jésus-Christ en
nous ne sera acceptée facilement par personne. Elle n'a aucun
fondement en eflFet ni dans la sainte Ecriture ni dans la tra-
dition, et elle reste tout au plus au nombre de ces opinions
pieuses, qui peuvent avoir quelque probabilité, mais qui ne
relèvent pas de la théologie proprement dite.
§ 111
Quelques-uns pensent qu'il y a en nous^ en raison de notre
état de chrétien, une certaine présence de l'humanité de
Jésus-Christ.
Il ne sera pas sans intérêt de signaler ici Topinion de
quelques auteurs/ qui disent que la grâce est identique en
Jésus-Christ et en nous.
EusÈBB DE Nieremberg: « On peut penser pieusement, avec
plusieurs auteurs, qu'en Jésus-Christ la grâce habituelle est
infinie. Quelques-uns affirment qu'il a eu toute la grâce
possible ; et véritablement, à cause de la dignité de sa per-
sonne et à cause de ses mérites infinis, si toute la grâce
habituelle possible lui avait été donnée, il n'y aurait rien là
qui fût au-dessus de sa dignité. D'où ces théologiens
déduisent^ avec plus de piété sans doute que de certitude,
que la grâce qui est accordée aux hommes depuis l'Incar-
nation est une partie de celle qui est en Jésus-Christ ; car
dit le savant théologien Louis Mérat, t. III de incarnat, dis--
put. 23, sect. 4 : Dieu peut faire que les mêmes degrés de
grâces soient en divers lieux et en des sujets difi^érents. De
cette manière s'expliquerait à la lettre ce que dit saint Jean,
que nous recevons tous de la plénitude de la grâce de Jésus-
Christ. Chose très glorieuse à notre divin rédempteur et à
tous les chrétiens. » {Le Prix de la grâce^ 3* Partj Chap. 12.)
P. Tesnière. « Toutes nos grâces nous viennent de la sainte
humanité de Jésus sacramentel; elles en tirent leur origine ;
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S22 NOTES THÉOLOGIQUES
elles vivent en elle comme d^s accidents en leur substance ;
elles sont des ruisseaux que celte source continue d'alimenter.
Bien plus, nous pouvons dire avec plusieurs graves auteurs,
que nos grâces sont toutes à la fois et numériquement en
Jésus-Christ, que toute grâce qui nous est donnée est comme
une production, un fruit, une application et, pour employer
le terme de Técole, une réplication d'une grâce identique qui
est actuellement dans Tâme du Sauveur. » [Serm. de laprédic.
euch. T, IryConfér.)
On peut rapprocher de cette doctrine ces paroles de saint
Thomas, que nous avons déjà citées : « Dans le Christ, le
bien spirituel de l'Église ne se trouve pas en partie, mais
totalement et intégralement ; et ainsi le Christ est le bien
total de rÉglise, et lui et ses membres ne sont pas quelque
chose de plus grand que lui seul. » De même que la lumière
du soleil ne reçoit aucun accroissement réel quand elle
éclaire les autres astres ou qu'elle se reproduit dans des
miroirs.
Si cette doctrine de Tindentité de notre grâce avec celle de
Jésus-Christ pouvait se prouver solidement, elle serait en
effet très glorieuse pour nous^ et elle montrerait combien est
véritable notre unité avec notre divin chef, dans le mystère
du Christ.
Notre-Seigneur Jésus-Christ habite-t-il en nous tout entier,
comme homme et comme Dieu, par la grâce ? Voici ce que
Monsieur Olier dit sur ce sujet : « Dieu nous a doané son
divin Fils pour habiter en nous, non seulement dans le
temps que nous communions, mais encore dans tous les
moments de notre vie. Oui, Notre-Seigneur habite en nous
autrement que^par la sainte communion ; et ce n'est pas moi
qui vous le dis, c'est saint Paul. Jésus-Christ habite dans nos
âmes et il y opère la vie divine, qui est toute comprise sous
le nom de foi. Que je souhaiterais que les chrétiens connus-
sent leur bonheur, puisqu'ils ont en eux le trésor précieux de
Jésus-Christ dans lequel et avec lequel ils peuvent opérer tant
de choses à la gloire de Dieu ». [Catéch. Chrit. :2°** ParL
Ch, F.) Monsieur Olier semble penser que par la foi et parla
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suit {.'UNION DE L'H01fM£ A JÉSUS-CRRIST '^^
charité, Jésus-Christ tout entier habite en nous ; ou du moins
il affirme avec force cette vérité traditionnelle, que cette habi-
tation du Christ dans nos cœurs, dont parle saint Paul, n'est
pas une habitation pure et simple de sa personne en nous,
mais une habitation de sa personne causée par son unité de
chair avec nous.
SA.INTE Thérèse s'exprime aussi d'une manière qui semble
indiquer la présence du Christ tout entier en nous par la
grâce. « O mon tendre Maître, dit-pUe, je ne puis sans sentir
couler mes larmes et la joie inonder mon cœur, dire l'excès
de notre bonheur. Vous portez votre amour, Seigneur, jusqu'à
vouloir être avec nous, comme vous êtes au Saint Sacrement
de l'autel. Je puis le croire, et je suis en droit de faire une si
consolante comparaison, puisque c'est une vérité de notre foi.
Oui, nous pouvons, si nos fautes n'y mettent pas obstacle,
goûter auprès de vous la plus pure félicité ; et vous-même,
ô divin Maître, vous trouvez dans nos âmes un délicieux
séjour. Vous nous l'affirmez, en disant « Mes délices sont
d'être avec les enfants des hommes ». (5a ^/e, écrite par elle-
même, Chap. XVI,)
Ms*" DE Ségur : « Sainte Thérèse ne veut évidemment pas
dire ici que Notre-Seigneur soit en nous par sa grâce, de la
même manière qu'il est au saint Sacrement, où il est corpo-
rellement présent là où sont les espèces eucharistiques. Ce
qu'elle veut dire, c'est ce que, nous disent tous les saints et
tous les Pères, à savoir que le mystère de la grâce est aussi
véritable que le mystère de l'Eucharistie, et que l'union
intérieure que Jésus-Christ forme avec ses fidèles dans la
grâce de l'Esprit-Saint, est une Vérité de foi révélée, aussi
bien que la présence réelle de sa chair et de son sang. »
{La grâce et r amour de Jésus, r^ Part, Ch^p. VI,)
Cet ouvrage de M^*" de Ségur, La grâce et l'amour de Jésus^
est une refonte et une correction de son livre Jésus vivant
en nous, faite avec l'approbation de Pie IX et la collabora-
tion de M»"" Gay, de Ms^ Sauvé et du Père Schruder,
Quelques auteurs pensent que, par la nature même de la
grâce qui nous unit à Jésus-Christ, nous avons en nous
quelque chose de son humanité;
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s
524 NOTES TRÉOLOGIQUES
D'Argentan : « Pour faite nattre ses enfants, Dieu met sa
divine semence en eux, qui est la grâce sanctifiante. II est
vrai que cette grâce n'est pas sa propre substance divine,
mais c'est pourtant quelque chose de lui ; autrefois saint
Pierre ne disait pas que par elle nous sommes faits partici-
pants de la nature divine. II semble qu'elle est quelque
chose de plus qu'une simple créature ; car d'où vient-elle,
cette grâce sanctifiante ? Est-elle tirée du néant, comme le
reste des êtres créés ? Non, elle tire son origine de la
divinité et de l'humanité de Jésus-Christ unies ensemble,
et contribuant l'une et l'autre à la production de ce grand
chef-d'œuvre de toutes les deux. Car ni la divinité seule,
ni l'humanité seule ne saurait le faire ; mais c'est un fruit
de deux natures unies ensemble^ la divine et l'humaine, qui
^ composent le Dieu-Homme et l'Homme-Dieu ; et cet Homme-
Dieu tout brisé de tourments, tout percé de coups et pressé
enfin jusqu'à la dernière violence sous le pressoir de la
croix. Voilà la précieuse essence qu'il exprime de tout lui-
même, la grâce sanctifiante, qui est comme la quintessence
de la divinité anéantie dans l'humanité et de l'humanité
(abîmée dans la divinité. Voilà ce que saint Jean appelle la
semence de Dieu, qui fait naître tous les enfants de Dieu. >
{Confér. sur les grandeurs de Jésus-Christ. Conf. XXV. —
l Art. L)
f D'après le père d'Argentan, la grâce est une précieuse
essence, que Jésus extrait de tout lui-même, de son huma-
nité et de sa divinité ; et c'est là cette divine semence, par
laquelle l'homme devient fr^re de Jésus-Christ et enfant de
y Dieu. Or cette divine semence, la divinité seule ne saurait
p la faire ; elle contient donc en elle-même quelque chose de
l'humanité de Jésus-Christ.
Le Cardinal Pie dit assez clairement qu'il y a en nous, par
la grâce, une effusion réelle du sang de Jésus-Christ.
« Jésus-Christ nous a fait revivre avec lui, en nous remet-
tant tous nos péchés. Il y a plus : ce sang du Christ qui a
fait revivre le décret de notre adoption, est devenu l'agent
et l'instrument de sa mise à exécution... En effets par la vertu
de oe sang précieux, répandu une seule fois sur le calvaire,
la dette générale de l'humanité a été soldée au ciel ; mais
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JESUS-CHRIST 525
de plus, par la vertu active et continue de ce même sang, les
âmes individuelles ont été et seront jusqu'à la fin des àges^
conçues et enfantées à la vie divine... Le Sacrement, par
qui la vie divine est ou infusée ou accrue dans Tâme, n'est
autre chose que l'infiltration du sang de Jésus-Christ dans
cette âme. Dans la loi nouvelle, plus encore que dans l'an-
cienne alliance, l'intervention du sang est nécessaire, et les
mystères surnaturels ne s'opèrent point sans le sang... Les
eaux de Baptême, qui s'échappent, du flanc du Sauveur, ou
bien du pied de la coupe eucharistique, emportent avec elles
les fécondes énergies d'un sang prolifique et inoculent l'être
divin de la grâce et la semence divine de la gloire à toutes
les âmes que baigne la. fontaine du baptistère i^acré ».
<x Dans les adoptions humaines, dans ces filiations factices
et conventionnelles, il manque toujours le lien d'origine, le
cri du sang. 11 n'en va pas ainsi dans notre filiation surnatu-
relle. Le Baptême et les autres Sacrements, et mieux encore
la liqueur eucharistiqup insinue au plus intime de notre être
le sang de celui en qui nous sommes adoptés. Par là, nous
entrons authentiquement dans sa race. Notre filiation est
rigoureusement vraie et réelle, et nous devenons héritiers
de plein droit et à titre de stricte justice. De là, cette locu-
tion si usitée, selon laquelle nous ne formons avec Jésus-
Christ qu'un seul et même corps. Rien n'est familier à la
tradition des premiers siècles, comme cette doctrine de
l'incorporation des hommes à Jésus-Christ ». [S^Instr. synod,
T, V,p.l38-Uî.)
, D'après le cardinal Pie, il y a, par le Baptême et surtout
par TEucharistie, une effusion du sang de Jésus-Christ dans
les âmes ; et c'est par là que nous sommes vraiment incor-
porés au Christ, et que notre filiation divine est rigoureuse-
ment vraie et réelle.
M«' Gay : « C'est de ce cœur humain, comme de mon
cœur divin, c'est-à-dire de moi tout entier, que tu reçois la
grâce ; et comme, en dehors même des grâces actuelles que
je répands sur toi à chaque instant, la grâce est une habitude
en ton âme et. y fonde un état, il s'ensuit que tu es, que tu
vis dans un état habituel d'union avec moi tout entier ».
« La communion eucharistique ne me met pas en toi de
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516 NOTES THÉOLOGIQUES
noaveau, puisque j'y suis déjà ; elle n'est qu'une affluence de
moi en un lieu où j'avais déjà commencé d^abonder...
Souvîens-toî que cette union sacramentelle, et dès lors pas-
sagère, est le symbole et Taliment d'une union qui ne doit
point finir. Et cette union dont je te parle, n'est pas seulement
celle que tu gardes avec le Verbe en qui ma sainte humanité
subsiste ; c'^est une union réelle même avec cette humanité.
Tu ne sauras jamais en ce monde à quel point elle et toi
sont unis. On n'y peut rien comparer de ce qui est terrestre
et humain : ni l'union de la mère et de l'enfant, ni l'union de
l'époux et de l'épouse, ni même l'union de Pâme avec le
corps, si intime et si profonde, mais que la mort a pourtant
le secret de briser ».
« Je ne t'ai pas pris isolément de mon humanité ; je t'ai
créé pour t'insérer en elle, et dans l'ordre de ta prédestina-
tion, c'est etf elle que je t'ai toujours vu ; et maintenant tu es
vraiment en elle. »
« C'est en moi, le Verbe, que tu trouves mon humanité, et
tu me trouves en toi. De sorte que si ton cœur a le mouve-
ment et sent le besoin de la contempler spécialement, de
l'invoquer, de Tadorer, de traiter avec elle, sans même
Taller chercher au ciel ou dans le secret du tabernacle, tu
n'as qu'à regarder dans ton cœur, qu'à entrer dans ton cœur.
J'y suis, j'y vis, moi, le Verbe, qui possède inséparablement
mon humanité déifiée, et en me trouvant, tu la trouves. »
[Elcifat. ill\)
La grâce du Baptême nous unit à Jésus-Christ tout entier,
et notre état d'union avec son humanité est plus intime que
celui du corps avec l'âme. C'est une union réelle avec cette
sainte humanité, et nous sommes vraiment dans cette huma-
nité : si bien, que quand nous voulons nous unir à elle, nous
n'avons qu'à la chercher dans notre cœur, oii elle habite avec
le Verbe divin, qui la possède inséparablement. Telle est la
doctrine de Monseigneur Gay. Rien n'avait été dit d'aussi
hardi et d'aussi fort ; et cependant, on n'est pas trop étonné,
([uand on se souvient de tout ce que les saints Pères ont dît
sur notre unité avec Jésus-Christ et sur notre union avec lui.
Mais pourtant, est-ce bien là en effet la pensée des saints
Pères ? Ont-ils cru véritablement que, par la grâce du Christ,
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SUR L'UNtON DR L'HOMME A JESUS-CHRIST 527
nous ayons en nous le Christ tout entier, que sa chair propre
et hypostatique soit en nous, ou du moins qu'il y eut en nous
quelque chose de sa chair ? H nous senible impossible de
donner à cette question une solution définitive et certaine.
L'Église seule pourrait le faire ; tant qu'elle ne se sera pas
prononcée, il faudra s'en tenir à l'enseignement général et
presque universel, qui n'admet aucune présence réelle de la
chair du Christ en nous par la grâce et en dehors de la com-
munion sacramentelle.
Résumons brièvement ce que nous avons dit dans la pre-
mière partie de ces notes théoriques.
1. — Jésus-Christ est notre médiateur et sauveur, parce
qu'il est en Adam une même chair avec nous, et qu'en nous
unissant à son humanité il nous ramène à la participation de
la divinité.
2. — Par la foi et par la charité, il y a entre les membres
spirituels de Jésus-Christ et leur divin Chef une mystérieuse
unité de chair ; et c'est par le moyen de cette unité de chair
que nous participons à la personne de Celui qui est Fils de
Dieu par nature, que son divin Esprit nous est communiqué,
et que nous sommes réconciliés à son' Père céleste, qui
devient aussL notre Père et notre Dieu. Et c'est de cette
manière, que se fait par Jésus-Christ et en lui l'adoption des
enfants de Dieu.
3. — Cette mystérieuse unité de chair, cette incorporation
à Jésus-Christ est produite par son corps vivifiantlequel, étant
mangé spirituellement, opéra cette conversion de l'homme
au Christ. C'est en raison de sa qualité d'aliment, et par une
manducation spirituelle, que le corps du Christ opère notre
incorporation.
4. — C'est l'Eucharistie, c'est le corps eucharistique du
Christ, qui par sa vertu vivifiante produit l'incorporation. En
nous unissant au corps du (Christ, que le sacrifice de l'autel
a constitué dans un état d'immolation, le Sacrement de
l'Eucharistie fait de nous tous avec lui non seulement un
môme corps, mais un même nain, c'est-à-dire un même, corps
immolé, un même sacrifice.
5. — De même que l'Eucharistie, mangée spirituellement,
est pour nous le principe de la vie, parce <ju'eile nous unit
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^28 NOTES THÉOLOGIQUKS
corporelleinent et spirituellement au Verbe fait chair : de
même aussi elle est Taliment perpétuel de cette Tie, parce
qu'elle la maintient par son action continue sur les âmes, et
qu'elle l'accroît sans cesse par l'effusion des grâces actuelles:
augmentant ainsi d'une manière continuelle notre double
«communion à la chair et à l'esprit de Jésus-Christ ; jusqu a
ce que nous puissions dire avec vérité ce que disait l'apôtre :
« Je vis, mais non plus moi ; c'est le Christ qui vit enî moi. »
Enfin, cette communion initiale à Jésus-Christ par la foi
et par la charité tend par sa nature même à la communion
sacramentelle, qui est sa perfection et sa fin dans l'ordre de
la grâce, et à la consommation définitive qu'elle recevra dans
le royaume du Christ, au festin éternel des noces de l'Agneau.
F. François de Vouillé.
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MELANGES
UNE NOCE CATHOLIQUE A MALATIA
On sait que les différentes nations ont des habitudes diverses pour
la célébration du mariage ; ces habitudes qui sont politico-religieuses
varient même d'une ville à Tautre. Or à Malatia (ancienne Mélitène
ville de 50 à 60,000 habitants, au centre de l' Asie-Mineure, à 5 ou 6 ki-
lomètres de l'Ëuphrate, nous avons, pour la célébration des mariages,
des coutumes locales qui tranchent sur l'ordinaire et que je me propose
de faire connaître ici. Je me restreindrai à parler du cérémonial suivi
chez les Arméniens-catholiques.
Les parents du jeune homme qu'on veut marier viennent tout d'abord
voir le prôtre pour lui demander conseil, car nos habitudes sont essen-
tiellement théocratiques . Lorsque le choix est tombé sur une personne,
on fixe à un samedi la visite officielle pour demander la main de la
jeune fille. Déjà les commères du voisinage en ont eu connaissance,
et, grand Dieul que d'appréciations bienveillantes ou njialveillantes 1 II
est bien entendu que les futurs fiancés se tiendront extérieurement dans
une certaine indifférence platonique. Ceci dit, pour mieux renseigner
le lecteur, je raconterai l'histoire vraie et récente d'un de nos mariages
arméniens.
Je venais, il y aimoins de deux ans, d'être nommé curé à Malatia,
quand, un beau jour, m'arrive un vénérable vieillard à barbe patriar-
cale. Sans frapper à la porte de ma chambre il entre respectueusement
et me baise la main selon l'usage oriental. Je lui présente immédiate-
ment une cigarette et lui fais apporter du café. Après les civilités
d'usage, il commence à me raconter tout au long la manière dont les
choses se passaient autrefois ; il me parle de la foi si respectueuse
des anciens qui faisait que personne, petit ou grand, ne se serait
jamais permis de fumer devant les prêtres, il me parle encore de la
rigueur extrême avec laquelle on jeûnait anciennement, il me fait même
E. F. — X. — 35
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:>'dO MKLANGES
connaître la date de sa conversion au catholicisme qui remontait à
43 ans, etc., etc.
Ce bon vieillard gémissait sur la disparition d'un passé meilleur et
plus chrétien, et en cela il paraissait vraiment sincère, on le sentait au
ton plein de charme et de simplicité avecle(juel il s'exprimait. Je tâchai
de Tencourager en lui disant : « ^h bien ! tenez bon, vous autres an-
ciens : en donnant toujours le bon exemple aux jeunes gens, vous pou-
vez être de puissants auxiliaires pour les prêtres chargés de raviver la
foi dans les âmes. » C'est seulement après cette petite conversation que
le bon vieillard me dît à brûle-pourpoint : « Mais, savez-vous pourquoi
je suis venu vous voir et vous déranger? — Nullement, lui répondis-
je. — Eh bien ! voici ; c'est que votre serviteur, mon petit-fils, désire
»ii marier avec la fille de H. K. (je tais le nom à dessein) homme crai-
gnant Dieu ; avec la permission de Dieu et la vôtre je demandend la
main de cette jeune fille. » Connaissant la jeune personne et sa famille.
je lui dis que cette alliance ne pouvait qu'être bénie de Dieu. D^où noii<
convenons que nous irions le samedi suivant faire la demande. Au jour
iixé, nous nous dirigeons vers la maison de la jeune fille ; nous étions
une dizaine d'hommes ; la réception est des plus cordiales. La simpli-
cité^ la propreté et une certaine élégance même régnaient dans Tintê-
neur de la maison. Après beaucoup de paroles échangées en dehors de
la question^ on aborde enfin le sujet qui était Tunique objet do laTÎsite.
Aux propositions qui lui sont faites^ le père de la jeune fille rrpond dV
]«ord par un Non catégorique. C'était de rigueur, Tusa^le vetit ainsi,
(^n met en avant plusieurs prf'textes tels que ceux-ci : — notre fille est
trop jeune, — sa mère est seule, — c'est le soutien de la famille, — son
oiicie «st en Amérique, il faudra que nous Tavertissions... Il est vrai
que les objections n'étaient pas sérieuses? ; encore fallait-il trouver des
arguments plausibles et acceptables pour les réfuter ; les hommes qui
m'accompagnaient vinrent à mon secours pour donner à toutes les dif-
iîcnltés alléguées une réponse satisfaisante. Enfin, après beaucoup
d'instances de notre part, le père de la jeune fille dît à haute voix un
Pater Noster en signe d'acceptation. Je me lève alors et je bénis 1^5
quelques pièces d'or qu'on avait apportées comme cadeau à la future
fiancée. Immédiatement les assistants se donnent les uns aux autres des
litres de parenté. Suit une petite scène assez curieuse. Lorsque le Ymst
II. K.,, le père de la jeune fille, eut examiné de plus près les pît»ces
d'or, il dit vivement : « Mais... vos pièces sont un peu gâtées, je rrois;
sachez que je n'ai pas trouvé ma fille sur lu montagne y». On me les
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UNE NOCE OATBOfilQVE A MALATIA T»91
luofftra, je ciomstiltaî en e^eft qu'elles létaient un ipeu dëtiériorées. Une
vf^nénible in«tPon« qui se trouvait Qà fit remarquer que la bénéidix^tion
du prêtre effaçait et remplaçait largement ce qu'il y a de défectueux
dans 4e6 piè^ee ; mais la cupidité remporta sur la pieuse répartie de la
nafve femme. Force me fut d'élre caution pour assurer que 'le lende-
fnainon fev«ît'c4ian|^er >les pfèces.
iL^beure<da* dîner était arrivée ; un somptueux repas à l'orientale nous
lut «servi, suivant Tusage. Autour d'un immense plateau de *bronze les
convives 's'^assirent sur leurs talons; Je bénis la table. On -nous servit
d'abord flams un plat commun le pikf traditionnel ; le lecteur compren-
dra aisément que nous fîmes if)«nncur au mets 'favori des -Orientaux,
«ppès'nos deux heures de pourparlers laborieux. Pas ée fourchettes,
ni de cuillères, ni de couteaux ; •seulement il est d'usage i^trict de se
laver les mains .avant de se mettre à 'table ; de plus, il e^t esseittiel de
manger danois le même endroit du plat et il serait fortimpofli d'afller
chercher îles bons morceaux devant les autres. 'Le second plat fut un
mouton entier et rôti dont Tintérieur vidé avait été soigneusement
rempli avec du riz. On avait mis dans la bouche de 'l'agneau rôti une
touffe <le persil qu'on avait tourné de mon côté, ce qui est un signe
d'honneur. 'Pendant toute la durée du repas c'est au prêtre que re-
viennent l'honneur et la charge d'entretenir et de diriger la conversa-
tion anrectles convives, absolument comme s'il était le maître de la
maison. ^Depuis le commencement de notre dîner j'avais fart de mon
mieux 'pour m'^acquîtter de ma charge, c'est ailors que le grand-père du
Jiancé prenant la parole me dit : « Pendant que nous, vos serviteurs,
nous nous réjouissons dans le Seigneur, et que nos cœurs sont rat raî-
chispar la rosée bienfaisante de vos paroles inspirées de Dieu, 'les
pauvres âmes du Purgatoire gémissent dans les flammes et ont besoin
du secoure de 'nos prières. »
Sur cette invitation officielle à prier, je fais apporter immédiate-
ment, suivant l'usage local, du feu et de 'l'encens et récite à 'haute voix
des «prières pour les morts. Un chant mélancolique est exécuté par
quelques enfants ; le souvenir d-événemertts doiiloureux qu'ils rap-
pel lont < fait couler 'nos larmes. Erifin j'ordonne de chanter 'quelques
hymnes id église; après quoi nous commençons àmanger notre agneau
rAti. La joie un 'moment assombrie revient sur tous 'les visages. Le re-
pas i^ontimne ; le dernier plat qu'on nous sert c'est la soupe suivie du
dessert consistant en des fruits de la saison. Après avoir absoi*bé
4{udq«eB' gouttes de café dans ^des tasses microscopiques^ et prolongé
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(32 MÉLANGES
la conversation quelques instants, nous prenons congé de nos hôtes et
chacun rentre chez soi. Comme je le disais plus haut, c'était le samedi
que ces cérémonies avaient lieu.
i' Deux semaines s'étaient écoulées depuis cette réunion préparatoire
des fiançailles ; un dimanche au matin, après la messe chantée, nous
retournons dans la maison de la jeune fille pour la conduire cette fois
d ahord au domicile de son fiancé, puis de là à l'église. Plusieurs
hommes m'accompagnent, toujours pour me faire honneur ; nous arri-
vons à la maison où nous trouvons une nombreuse assemblée qui est
en fête. Quelles voix discordantes I Je plaindrais fort les oreilles déli-
cates qui s'égareraient en pareil brouhaha. C'est le cas -de dire avec
le proverbe amplifié. « Des goûts comme des couleurs on ne discute
pas. » Tous les assistants paraissaient prendre le plus grand plaisir à
entendre ce tintamarre que l'on fit cesser cependant par respect pour
nous. Le silence régnant dans l'assemblée, j'adresse à tous un petit
discours de circonstance pour faire ressortir l'importance et la sublime
dignité du mariage chrétien ; puis on vient me dire que tout est prêt.
L'héroïne de la fête avait pris place, avec ses plus proches parents,
dans un araba, sorte de véhicule traîné par deux chevaux, mais sans
ressorts; il est à remarquer que pendant tout le parcours la voiture
doit être tenue hermétiquement fermée.
Nous nous levons donc et nous nous mettons en marche pour nous
rendre, avec tous les assistants, à la maison du futur époux. Voici
comment notre cortège était organisé : en tête une troupexl^enfants
ouvre la marche^ criant et hurlant, ayant des bâtons à la main ; c'est la
garde d'honneur ; après eux, vient Taraba ; derrière Taraba nous mar-
chons gravement. Et pendant tout le parcours, quels bruits et queL<
chants !
Arrivés près de la maison du fiancé nous le voyons venir à notre
rencontre avec son escorte. C'est un beau et grand jeune homme su-
perbement paré pour la circonstance, il porte une robe en soie, assez
courte de manière à laisser voir sa culotte arménienne dont les jarre-
tières sont suspendues comme en festons. Une immense ceinture à
couleur voyante enveloppe ses reins à plusieurs tours ; un petit veston
grisâtre couvre ses épaules ; il est coifiié d'un joli fez sur lequel ser-
pente h la façon d'une tige de lierre un long turban fin. Tout d'abord,
il vient baiser la main de chacun en commençant par le prêtre et ies
vieillards. Nous nous arrêtons quelques instants à la maison du fiancé :
c'est pendant ce temps-là que les pages d'honneur des deux parties
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UNE NOC£ CATHOLIQUE A MALATIA 533
simulent un combat ; j'appelle pages d'honneur les enfants qnï nous
accompagnaient. La fiancée est descendue de l'araba et on la transporte
dans Tappartement réservé aux femmes. On lui (ait exécuter une danse
burlesque et les assistants d'applaudir en cadence à qui mieux mieux.
Le lecteur serait peut-être curieux aussi de connaître les beaux atours
de la fiancée. Il m'est malheureusement impossible de contenter sa
légitime curiosité, la jeune fille paraît ensevelie sous un double châle
qui lui descend jusqu'aux pieds, et d'elle on ne semble voir qu'une
masse mouvante ni plus ni moins.
Après les céifémonies d'usage nous nous remettons en route pour
nous rendre à l'église où doit avoir lieu la bénédiction du mariage.
L'ordre du cortège est toujours le même , marchent en tête les petits
enfants et les jeunes gens, des bâtons en mains, criant et hurlant ;
suit Taraba de la fiancée, escorté par quelques cavaliers ; puis, viennent
une centaine d'hommes à pied et enfin le curé portant la chape et
tenant une croix à la main. Je suis accompagné par les vieillards et
quelques enfants de chœur. Une foule de curieux et de curieuses sont
montés sur les terrasses pourvoir le brillant cortège. Quelques zaptiés
(sergents de ville) font la police. Nous arrivons sans incidents devant
la grande porte de l'église ; la cloche sonne à volées joyeuses; une
grande présence d'esprit est vraiment nécessaire au pauvre curé pour
que les choses se fassent assez convenablement. Je crie d'une voix
assez forte à la population que tout le monde veuille bien entrer à
l'église ; tous obéissent. Il s'agit maintenant de faire sortir de l'araba
la pauvre fiancée. Les dames d'honneur sortent les premières et se
dirigent gravement vers l'église toujours cachées dans leur long voile ;
b marraine reste seule près d'elle. A la descente de l'araba un jeune
homme s'empare de la mariée et l'emporte vers l'église. C'était son
frère qui l'aidait à marcher jusqu'à la porte de l'église ; il la transpor-
tait comme on transporterait une paralysée. Certes, elle avait besoin de
ce secours fraternel, enveloppée et embarrassée qu'elle était depuis le
matin dans ses deux immenses châles. Après elle j'entre moi-même et
je commence immédiatement les cérémonies de la bénédiction nuptiale.
Je prononce d'abord le discours approprié à la circonstance, qui se
transforme en un petit sermon que tous les assistants écoutent avec
la plus religieuse attention. Pendant ce temps-là les deux époux se
tiennent devant l'autel, paraissant comme deux condamnés qui attendent
leur sentence de mort ; les témoins ont l'air pluç libres.
Le lecteur saura que dans le rite arménien le cérémonial exige que
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b34 MfiIiA(K6Bâ
le prêtre prenne la main, droite de U épouse pour, la placer dana^ oeUe
de l'époux, en disant ces parole» liturgiques : a.Mol;, un.CeL^ avâr
la permission de Tévèque. diocésain, je vousvunis.en mskXiië^j.aau noift
du Père. eto^. . » Je cherche donc la main de la jeune, filla ;, impasaible
de la trouver. '. , la marraine vient àLmon. secours ;.apràSfd'aflS62ki»g|iftâ»
recherches, elle finit par la. trouver et me la présente. Je. me am»
apençu trop tard que j'avais fait un pas de clerc ; j'aurais dû demander
ce petit service à la marraine. La bénédiction du mariage rétait terminée ;
tous les assistants se retirent, en portant, pour un bon. laps de temps*
ample matière à conversation.
Je viens d'esquisser Le tableau.de nos noces chrétiennes telles qu'elles
se pratiquent un peu partout parmi les Arméniens de UinL&rieur» et en
particu^er chez nos catholiques de Malatia.' Le lecteur sera étonné avec
raison ke voir que le rôle des. deux époux, est par trop efiacé dans les
préparatifs essentiels de leur mariage. Nous reconnaissons nouanxiêmes
qjLi'il y a. là une lacunei, entretenue par notre milieu musulman, et qur
nous cherchons à faire disparaître peu à. peu. Mais nous. aurons bea»-
coup de mal à faille comprendre aux parents qu'ils outrepassent leurs
droits et les limites de la prudence en faisant presque seuls un contrat
<mi liera pour la vie leurs enfants. Tout en maintenant les marques de
respect et de déférence données aux. parents» nous nous^e£^orçpns diê-
largir la part légitime et nécessaire qui revient aux. époux, dans leurs
choix libres et réciproques en vue de leur mariage.
ÀRsi^NB Khorassanian.
UNE NOUVELLE VIE DE SAINTE COLETTE (1^
NOTICE SUR UN MANUSCBIT DU XV* SlÈCLR.
Nous avons déjà bien, l'un dans l'autre, une petite, dizaine de biogra-
phies de sainte Colette. Qui ne connaît par conséquent la trame très
mêlée de la vie de cette sainte réformatrice de TOrdre franciscain ? Qui
ne sait l'influence heureuse qu'elle exerça sur le monde politique de
son époqjue ? Qui n'a été émerveillé au récit de ses miracles multipliés
sous ses pas^ comme des fleurs dans un parterre?.
M. Germain est un artiste dont Tlnstitut; s'est plu tout récemment à.
(1) Sainte Colette de Corhie (1381-1447), par Alphonse Germain —Paris,
Pommlgue, [f9«8j. iw-i« db^X-S»» P«g«s, 2 fr: 40, iVianco.
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UNE NOUVELLE VIfi DE SAINTE COLETTE d35
reconnaUre le talent et les comiaiaflances esthétiques. Il est également
un hagiographe habile qu'oa ne soupçoiuiait pas du tout. Sa vie de>
sainte Gofette forme le quatorzième tome de la première série de (a
nouvelle bibliothèque franciscaine; elle lait excellente figure dans cette
' belle collection.
La bibliographie dressée par l'auteur en tète du volume est bien
étaJMie ; mais la description du a ms. des PP. Capucins de Thonon »
(n®7) n'est pas entièrement exacte.
Le ms. date de la un du XV" siècle. 11 est coté ms. n^ 1 du couvent
des Capucias de la Roche*sur-Foron (Savoie). 11 mesure 154°* sur 222'"^
est relié avec plats- en bols et compte 69 et 194 folios de papier. La
première pagination contient une vie de sainte Glaire : « De la vie de
madame sainte Clere. Sainte Clere fut née ea la cité d'Assise en Lom-
hardie et fut ranplie de grâce et de vertus de son anfance, et de celle
cité hit Le benoit François. Sainte Clere commansa avec luy terriens s
ment et après sa mort elle monta au ciel avec son père saint François
éternellement.... — f. 68 v® : Moult d'aultres miracles fist nostre sei-
gneur Ihesucrist por ^a bonne amie et espeuse sainte Clere en diver-
pais. De soit il loué perdurablement. Amen. »
La seconde partie est consacrée à la vie de sainte Colette et foroae
24 cahiers numérotés par lé scribe. Les 24 premiers feuillets sont
rayés entre chaque ligne. En voici une description détaillée :
Fol. 1, recto : « Cy senseutung petit extrait de la parfaite et sainte vie de
très vénérable et dévote religieuse et de mémoire glorieuse nommée suer
Colecte de Tordre de ma dame sainte Clare, sa sus en terre première repa-
rateresse et comme je croy sans point doubter avecques elle là issqz
(sic) en gloire corregnateresse. Laquelle vie comme il appert est. en. ce
présent escript rudement et incomposement (?) exprimée et manifestée
en experian^e 'que en brief daucune notable personne bien muny de
belle faconde, de science et de conscience, ladite vie plus decentement
et adorneement sarai composée et ordonnée coaune elle en est bien
digne. Et est assavoir que toute sa sainte vie n'est paysyci entièrement
composé[e] ne recitée pour la grandeur d'icelle et La petitesse de mon
entendement et de ma mémoire qui est comme nule pour l'occasion de
la quelle petitesse aifiiA que les grâces excellentes que notre Seigpeur
par sa souveraine bonté a volu mettre en elle ne fussent pais mises en
obU psur Tordonnence et licence du Reuerand Père ministre ^*ay pré-
sumé descripre et réciter cette petite recollection en la quelle je Tapelle
la, petite «ncelle c'està dire la petite serviteresse de notre Seigneur ppur
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S.16 MELANGES
certaine cause qui est en ma cognoyssance. Car je say que devant Dieu
plusieurs foy elle a esté ensi dite et nommée la quelle extract[i}on dn
recoUegnon contient vingt chapitres dont le premier [fol. V®] chapitre
est comme doys son enfance elle eut cognoyssance de dieu et des gracea
qu'i[l] donnât à son père et à sa mère .
« Le second chapitre parle de sa profonde humilité.
« Le tier parle d'obédience comme elle fut apelee à le saint évangile.
« Le quart comme elle gardât et fit les commendemens de Dieu et
toute[s] les festes.
« Le quint comme dieu ly monstrat ung expaentable vision et du con-
sentement que par contrainte de Dieu elle donnât pour reformer Tordre
de ma dame sainte Clare.
« Le sizième parle comme elle alat a notre Seigneur le Pape et
comme il la fit religieuse et professe et abbase.
V Le septième comme elle commensa la reformacion de madame
sainte Clare et des, persécutions que on ly fist.
« Le viij* parle comme elle amat sainte povreté.
« Le ix* parle de sa chasteté et virginité.
« Le X* parle de sacrifice de sainte oroyson et comme y celles oroy-
son [s] furant a Dieu acceptables, à plusieurs profitables.
« Le xj® de la grant amour et devocion qu'elle auoit à la passion de
notre Seigneur et miracles qui par ses mérites ont estez fais par le
signe de la crois.
« Le xii* de la devocion et reuerance qu'elle auoit à Saint Sacrement
de Tautel et de la réception du très precieu corps de Ihesucrist.
[Fol. 2 r*]. « Le xiij® comme elle fust austère et spres a elle mesme
et humaine aux autres.
« Lexiiij parle de grieves paines et tourmens qu'elle porta •
« Le XV* parle du don de prophétie et de la grande congnoissance
que dieu ly donnât.
« Le xvj® parle comme les' ennemis la persécutèrent.
« Le xvij* parle comment le| s] grâces especiales des amis de dieu
furent en elle renouvelle] e] s.
« Le xviij* parle de la patience qu'elle eust en persécution.
a Le xix® parle de la consummation des derreniers jours et de son
trespassement . ^
(c Le XX® des miracles qu'elle a fait en son viuant. • — Fol. 2 r».
Ghap. 1. « L'une des grandes grâces... » — Fol. 6 r**. Chap. II.
c Gome dit monseigneur saint Augustin. . . » — Fol. 11 v*. Ghap. III.
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UNE NOUVELLE VIE DE SAINTE COLETTE 537
« Obédience, dit un des anciens Pères. . . ». — Fol. 15 v®. Ghap. IV.
« Deuant toutes sciences elle vouloit... » — Fol. 18 r*». Chap. V.
« Une meruoylleuse et expaentable vision ly fust de Dieu de mons-
trée. . . » Fol. 23 r**. Ghap. VI. « Quant Dieu Feus en si pourveu de
celle vénérable père. » — Fol. 30 r». Gh. VII. « Quand elle fust re-
tornée de la présence de nostre saint Père le pape ...» — Fol. 34 r*.
Ghap. VIII. « Entre toutes les autres vertuz que lebenoit fil de Dieu...»
— Fol. 42 v'. Ghap. IX : « Ghasieté est une vertuz aimable. . . » —
Fol. 52 V®. Ghap. X : Du sacrifice de sainte oraison, dît monsei-
gneur saint Augustin. . . » — Fol. 77 v"". Gh. XI : « Gamme dit mon-
seigneur saint Barnart. . . » — Fol. 86 v». Gh. XII : u Au saint sacre-
ment de Fautel. . . » — Fol 93 v*. Ghap. XIII : « L'apprêté de vie et la
char mortifiée . . . » Fol. 100 r<*. Ghap. XIV : « Il n'est chose oui
monde qui soit plus aggreauble. . . » — Fol 107 r**. Ghap. XV : « Les
secrez divin[s] et les hoult[s] misteres notre signur les a mussiez aux
saiges mondans... » — Fol. 15 v*. Ghap. XVI : « De tant que l'ennemi
d'enfer apersoit les personnes plus prochaine[s] de £)ieu... » — Fol.
135 V**. Ghap. XVIIl : « Nostre Seigneur de qui la miséricorde est sans
nombre... » — Fol. 154 v". Ghap. XVIII : « La vertuz de patience est
la garde et la racine de toutes vertus... » — Fol. 159 v*. Ghap. XIX :
« En le ayge de LXVI ans Tancelle de nostre Signeur nonobstant
qu'elle fust moult fayble et débile... » — Fol. 169 v*. Ghap. XX : « S'en
seugunt les miracles que nostre Signeur a fait pour elle en son vivant...
Gy ensugant sont recite aucunz des miracles... »
Ge manuscrit dont le texte est connu, n'est autre que la biographie
de Pierre de Vaux ; il a le même incipit, et comprend pareillement
vingt chapitres (1).
M. Germain s'est très bien servi de son document. Dirons-nous
encore que nous aurions aimé à le voir citer pour les constitutions et
le Testament de la sainte, les Seraphicœ Legislationis textus originales^
ouvrage presque officiel imprimé à Quarachi en 1897 ou tout au
moins l'édition de Desclée (1892) ? Mais ce sont là des critiques de
détail et le travail à la fois pieux et savant de M. Germain n'en fera
pas moins plaisir à tous les pays que cet ouvrage peut intéresser :
Bourgogne, Franche-Gomté, France et Belgique et par dessus tout il
sera bien accueilli de tous les Franciscains. F. Ubald, d'Alençon.
(1) Sur Pierre de Vaux, cf : Sbaralea, SuppL Script, ord. mi/i.Romœ 1806.
p. 606 et 612. et Corblet, Hagiogr. du dioc, à: Amiens, Paris, 1869. tom. I.
p. 861-363,
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BIBLIOGRAPHIE
Saint François d'Assise et son œuvre, ou le triomphe du
Christ, de saint François d'Assise en 1920. Etude philo-
sophique, Ihéologique, historique et prophétique par Tabbé
P. Doreau, ancien aumônier des Clarisses du Sacré-Cœur,
ancien chef d'institution à Paray-le-Monial et au Creusol.
Paris, Périsse, in-8**, de VII-644 p.
Voilà un titre qui promet et qui sort de la banalité. Le lîyre est cen-
sément une vue générale sur le passé, le présent et l'avenir du pre-
mier Ordre franciscain. Sans compter que Ton y parle aussi d'antres
choses : de la Sainte-Trinité qui est une véritable école des beaux-arts
(p. 28), de Tâme des animaux (p. 00), des trois âmes qui se trouTent
rfans rhomme (pp. 63, 436 et 401), de l'âme sensitrve unrrerselle
(pp. 75 et 80); de la multitude de sens littéraux cachés sous un mène
texte de la sainte Ecriture (p. 163), du droit au travail (p. 341^, q»e
saîs-je encore? Il y a même — délicate attention de M. Doreao —
une table « pour tous les sujets que Ton ne s'attend pas à voir trakés
dans ce livre », et cette table a deux pages, et elle est încomplèfe !
Oyez cette définition du Ralliement : fe Ralliement, « ce n^cst pas
une capitulation : c'est la reddition à merci ; c'est Fabdication et Hapo-
léon se confiant à la générosité d'Albion ; c'est Tapostasie dm elirétieB
auquel les bourreaux ont coupé les deux bras et les deux jambev, qui
veut encore sauver sa tète, qui, comme ce chevalier de Rhodes, a la
certitude de ne la garder que parce que le reste de son corps sera scié
en deux parties égales. »
Quelle est Tidée principale de ce volume? Il importe de la XMter, cm
ne la trouvera nulle part ailleurs. La voici : Lucifer de par îa volonté
de Dieu fut établi prince de la terre. Par sa chute, il s'est attiré la
vengeance divine et il a perdu son pouvoir sur notre monde. Saint
Fi'ançois est destiné à lui succéder. Qu'est-ce qui le prouve? Tflois
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BlBLIO&RA'PmB r, îi-
naisons : !• les révélations faîtes à sainte Marguerite dé GortJone et
au Bienireiireux Pacifique ; 2* là révélation foite à saint Booaven^ire ;
,'î* toute Phisloire <hi 9flÂnt; lie jour où saint François prendra* passes-
^Hon'de sa principauté, ce »era le commencement du triomphe de PEgiise
sur ^ terre:
Quand aura- lieu ce triomphe? Très exactement en 1920. Peut-être
en 1907^1 en t^'l, mais cent' fois- pltas protiablcment en- 1920. Cette
prophétie est basée sur l'Apocalypse et sur un texte des Conformités
de Barthélémy dé Fisc qui contient l\ii-môme une prophétie de' saint
François (1). Dlinsces deux écrits, il est en effet parlé — plus ou- moins
ouvertement — d'un- Pape élevé au siège de Saint^Pierre malgré son
élection anlicanonique. Or il est dfe toute évidence que ce Pape est
Jules W (pp. 502, 509, 514), l'auteur du gallicanisme, vrai Machiavel,
hérésiarque' et père de ranticlëricalisme . Jules PI mourut en l'503 ; or
en combinant cette date avec d'autres chiffres, on arrive infailliblement
à Tannée li920i
Voici un autre calcul' qui aboutir au même résultat (p. 167) : la se-
conde bêle dîe l'Apocalypse qui interdit aux hommes d'acheter et de
vendre, d'être fonctionnaires et d'enseigner, s'ilis ne portent pas son
caractère ouïe chiffre de son nom^ est évidemment la franc-maçonnerie ;
le nombre d'années de cette bête est 666, c'est là le temps qu'elle doit
durer. Or la Franc-Maçonnerie a été fondée en 1254. Additionnez :
1254 -f 6d6(= 192Û. Râen de plus limpide.
Je mi*Qii Youdkrais de ne pas remercier hautement M. Doreau des
grandes lumières que son ouvrage apporte à notre siècle. SI Jjb ne
craignais d'abuser de la patience du lecteur, j'aurais plaisir à mention-
ner d'autres idées de l'auteur, idées très neuves, excessivement origi-
nales. Savait-on que saint François avait été anticlérical? Lisez là page
138 Skvait-on que la stigmatisation n'était pas un miracle divin, que
h\ séraphique Patriarche n'avait de clous ni aux mains ni aux pieds ? Et
la preuve en est claire : on n'a pas retrouvé les clous, lors de l'invention
du corps du saint ?'
11 y aurait encore beaucoup d'autres enseignements à recueillir dans
ce volume, sur les moines journalistes (p. 134j, sur la venue de l'Anté-
christ (p. 530), sur l'avenir de l'Ordre (pp. 170, 173), sur le P. Joseph
que l'auteur déshabille de jolie façon, etc.
(t) T40)(€0 le test« de cette prc^hétiedans Ia.i9j6/. P^nisi. tonx. VI, p« 430.
édit. des Œuvres de Saint- François par lloroy. C'est là quA M.. Doreau nous*
renvoîe.
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540 BIBLIOGRAPHIE
Ecoutez encore cette pensée qui ne manque pat de profondeur :
« L'Apocalypse est l'histoire de François d'Assise et de son œuvre
dictée par le Saint-Esprit. C'est donc le principal document où il faut
aller l'apprendre. Etudier l'histoire et l'œuvre de François d'Assise en
dehors de l'Apocalypse, c'est étudier Jésus-Christ sans connaître
l'Evangile. » (Préface, p. III.) « L'Apocalypse est l'Evangile de saint
François d'Assise » et « ce livre est l'Evangile éternel. » Quelques
années après la mort de notre saint parut un livre intitulé : l'Evangile
éternel que l'on attribue au B. Jean de Parme, septième général des
Franciscains^ ou tout au moins à un Frère Mineur. Pour l'ensemble»
continue M. Doreau, « ce livre expose les idées que j'exprime ici. Il
n'est erroné qu'en ce qu'il s'écarte de l'Apocalypse. » (id. p. VU, note).
M. Doreau semble écrire avec la meilleure foi du monde et d'un ton
très convaincu. Il a oublié de demander l'imprimatur à son évéque,
du moins rien n'est mentionné à ce sujet. Mais ce détail est fort peu
important, d'autant que le livre est théologique et prophétique el
renferme une interprétation de l'Apocalypse. Aussi je me permets de
conseiller à mon lecteur d'acheter tout de même ce très important
ouvrage : ce sera un excellent moyen de jeter son argent par la fenêtre
Fr. Ubald d'Alençon,
Pacta loquunturou dix années d'activité épiscopale parle
D'^ François Botek et A. Kleiber, in-S^ relié de VIIM75 p.
Paris, Brochaus.
Monographie très curieuse d'un prince archevêque autrichien où
nous est expliqué le mécanisme actuel de l'administration spirituelle
d'un diocèse, et de l'administration temporelle de la principauté. Le
rapprochement de la vie épiscopale en France et dans les pays de
langue allemande est des plus suggestifs ; et, si ce livre est écrit dans
le but de justifier M'^ Kolm archevêque d'Olmutz, il n'en est pas
moins une œuvre de statistique tout à' fait intéressante.
F. Ubald d'Alençon.
Abbayes, Prieurés et Couvents d'hommes en Frajvge d'après
les papiers de la commission des Réguliers en 1768, Paris,
Picard, 1902, in-8* de XVI-158 pages. Prix : 3 fr. 50.
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BIBLIOGRAPHIE Ml
On connaît déjà, sur la commission des réguliers les travaux de
Picot (Mém, pour servir à Vhist, ecclés. du XVIII* siècle), ceux du
P. Prat publiés en 1845 (Essai fiist. sur la fusion des ordres i^elig. au
XVIIP siècle), ceux de M. Génin dans la Revue des Questions histo-
riques (tomes XVI 11, XIX et XXI), ceux de Peigné-Delacourt {Tableau
des abbayes,,. Arras, 1875). M. Léonliccestre, archiviste aux Archives
nationales, publie la statistique des réguliers en 1768, à laquelle il
ajoute même un tableau des religieux dont la commission ne s'occupa
nullement, Jésuites, Sulpiciens, etc. C'est un livre très utile, et les
identifications de noms de lieux sont établies soigneusement. Il y a
cependant un couvent de Gordeliers à Montferrand (dioc. de Clermont),
dont remplacement n'est pas autrement désigné; pareillement un
de Capucins à Caudebec.
Fr. Ubald, d*Alençon.
L'Obitvaire des Gordeliers d'At^gers, par le R. P. Dom Guîl-
loreau. — Laval, Leiièvre, 1903, in-8® de 71 pages ("1).
Dom Guilloreau a publié à la fin de 1902 et au commencement de 190.'^,
dans le Bull, hist, de- la Mayenne, TObituaire des Cordeliers d'Angers.
Nous en annonçons le tirage à part. Une excellente étude précède le
texte latin des obits qui vont de 1216 à 1710. Le R. P. a utilisé une
copie de Roger de Gaignières, mort en 1715 (Bib. nat. de Paris, f. fr.
22,450), copie qui répond en grande partie au texte de Dubuisson-Au-
benoy et lui est postérieure.
De l'examen attentif du ms. des Archives départementales de Maine-
et-Loire, il ressort que ce codex a été commencé entre les années 1574
et 1592 : toutes les mentions de date antérieure semblent bien de la
même main, de la même écriture et de la même encre. Sans doute les
caractères paraissent d'une époque plus ancienne, mais il y a lieu de
penser que le copiste a voulu imiter son modèle jusque dans la forme
des lettres.
Dom Guilloreau incline à croire que le ms. d'Angers ne fut d'abord
qu'une transcription. C'est une opinion assurée puisque nous avons
une courte description de l'obituaire original , description datant de
1498, et ne convenant pas du tout à ce ms. d'Angers.
F. Ubald, d'Alençon.
(1) Cf. Etudes Franciscaines, tome vu, p. 668.
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I|4i BIBbiOGRAPHIfi
J)aouM£LNTS 'RELA.TiFs AUX {Etat^-^énéraux., •et afiBeiBibtées
réunis ;aoufi l%LUippe-le-Bel, pEdsJiés .par âeerges iPicai. —
Paris, 1901, îii-4% coll. des Doc, ivéd. relaf. à i'iûgt. dr
France.
Gomme le titre l'indique/ cet ouvrage est une collection de documents.
Il s'agit des as8emhU»»ibeiÉ3iSv^ t3B^er t3>tL CT— ^ — r Mwa À. ftanml-
ter mm seulement.au point de vue de Thistoire générale, mais encore
au point de vue franciscain. Il y esl fait mention des Frères Mineurs
d'Abbeville, Amiens, Angers, Angoul^me, Arras, Auxerre, Beauvais,
Bézieri», .Bourges, Carcassonne^ Châlons, Ghâteaupoux, Cognac, Com-
piôgne, Guingamp, Hesdin, Issoudun, Laon, Le Mans, Meaux, Mont-
pellier, Milhau, Nevers, Noyonj-^Paris, Péronne, Provins, Quîmperlè,
Reims, la Rochelle, Rodez, Roj^e, Sainf-Affrique, Saint- Antonin, Saint-
Jean-d'Angély, Saint-Maixen!, Saint-Quentin, Senlis, Sens, Soissons,
Tours, Troyes, Vannes et Villefranche de Rouergue.
A Montpellier et ù Nevers les commissaires rot^Aux itmv^it leur
réunion aux Gordeliers, L'aote oonoernant le couvent de Paris (p. ^^80,
^^81) donne la liste de« noms des religieux^ «ans désigner tle;gaffdieo.
Fr. Ubald, d'Alençon.
Lettres bv R. P. Lacohdaiue à M"'* la x^cnnte^ee Ëu(k>9:ie
de la Tour-du-Pin, publiées par Madame de ***, 2^ édition^
Paris, Téqui, 1903.
« On ne saurait trop, dit Tauteur, à propos d'Ozanam, props^gerle
culte et le souvenir des belles âmes » (72™" lettre) et c'est pourquoi
rette réédition des lettres du R. P. Lacordaire est une bonne œuvre.
On retrouvera dans celte correspondance la grande et belle figure que
l'on sait, grave et douce, mélancolique un peu, très généreuse pourtant
avec ses allures libérales.
C'est une lecture sérieuse, qui repose. Et l'on s'instruit à lire ces
8^ lettres, œuvre d'un moine, calme et tranquille, au milieu des agita-
tions de la vie et du monde.
Fr. G. DE T.
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!^tfii^.
BIHUOGRAPHIE &4d
Saint Victrice, évêque de Rouen (IV®-V's.), par M. Fabbé
E. Vacandard, Paris, Lecoffre, 1903, in-12, de 186 p. Coll.
Les SaifUSy 2 fir.
M. l'abbé Yacandar,d premier aumônier au Lycée de Rouen, est bien
connu par sa remarquable vie de saint Oucn. C'est une œuvre de plus
modeste apparence qu'il nous présente aujourd'hui dans sa biographie
de saint Victrice ; mais il y a toujours autant d'érudition et de saine
critique.
A vrai dire, on sait peu de choses sur saint Victrice, on ne connaît
pas la date exacte de sa naissance, le pays qui Ta vu naître. Toutes
les données de sa vie se réduisent à ce que nous apprend son yiyie
ouvrage le De laude Sanciorum, avec en plus deux leltws de saint
Paulin de Noie. Victrice, d'abord soldat, puis converti, monta sur le
siège épiscopal de Rouen, fit une translation ^lennelle de reliques
dans sa cathédrale inachevée, alla prédit TEvangile chez les Morins
et les Nerviens, puis en Grande-Brefegne. A Rome il eut à se disculper
du reproche d*hérésie, et son fwyagc lui valut Thonneur d'être le des-
tinataire d'une décrétale d« Pape Innocent L I létait mort, d'après M. V.,
en 409.
Le chapitre VI est une très intéressante analyse du De laude Sancto^
runi, à la foM discours et traité dogmatique en l'honneur des saints.
Cet ourrage montre en saint Victrice « un styliste ». La phrase est
courte, concise, volontairement laconique, toujours conforme aux
règles du cursus. Le style est parfois obscur, mais il y a toujours plus
de pensées que de mots.
Fr. Ubald, d'Alençon.
C0NFUTA.T10 LuTHKRÀMSMi Danici, aiino 1530 conscripta a
Nicolao Stagefyr seu Herbarneo, O. F. M. nunc {Mrimum
mdita aLiidovico Schmitt. S. J. Quaracchi. Prix, 3fr.
Vn Révérend Père de la Compagnie de Jésus vient d'éditer un traité
thcologique écrit par un enfant de Saint-François, il y a près de quatre
siècles. Cet ouvrage contient trois parties : il discute d'abord et pèse
au poids de la balance la valeur de la mission des protestants, prouve
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544 BIBLIOGRAPHIE
ensuite d'une manière générale Thérésie des Luthériens, réfute enfin
par le détail chacune des erreurs delà religion réformée. Le P. Nicolas
Horbôrn n'est pas tout à fait un inconnu ; il fut vicaire général de
rObservance. On a de lui un livre intitulé : Paradoxa seu theologicae
assertiones : diçinis eloquiis adversus neotericos, hereticos rohoratae [éd.
Joa. Azafra]. Paris. Hier. Gormontius. 1534, 52 ff. ch. Pet. in-8. Le
livre que nous annonçons est à la fois intéressant pour le théologien
et pour l'historien des erreurs protestanteB en Danemarck. Ajoutons
que l'on doit encore au même P. Horb'orn des Enarrationes evangeHo-
rum per sacrum quadragesimae tempus occurrentium apud Coloniam
Agrip. declamatae, Parisîis, 1543 in-8°, — et un Epitome de inventés
nuper Indiae populis idolatris ad fidem Christi, atque adeo ad Ecele-
siam Catholicam conuertendiSy imprimé à la fin du livre de Peman
Cortez, De Insulis nuper inventis Ferdinandi Cortesii ad Carolum V,
Rom. Imperatorem Narraûones, édité en 1532 à Cologne aux frais d'Ar-
nold Birckman.
L. B. DE ROSNAY.
Le Père Gratry, l'homme et l'œuvre, d'après des docu-
ments inédits, par le R. P. A. Chauvin, de TOratoire.
vol. in-12 de 480 pages, Paris, Bloud et Barrai.
Les grandes figures s'en voat au tombeau, comme les plus vulgaires,
mais elles ont le privilège de n'y rester jamais ensevelies dans Toubli.
Un jour ou l'autre, un admirateur ou un ami se donne la joie et s'im-
pose le devoir de tirer le voile qui couvre le héros et le montre à la
foule, étonnée de son ignorance ou de son injustice.
Le nom du P. Gratry est connu de tous ceux qui aiment les pensées
neuves et profondes, exprimées en un style étincelant de poésie har-
monieuse et sonore. On relit, sans se lasser, telles et telles pages de
la Connaissance de Dieu et de la Connaissance de l'âme ; ses livres sont
les meilleurs qu*on puisse mettre aux mains de la jeunesse pour la
pousser dans les voies du bien. L'œuvre écrite du P. Gratry était donc
connue. Mais on ignorait un peu sa vie privée, son œuvre vécue, ses
pensées, ses désirs, les secrets de son existence, confiés aux lettres
destinées aux amis, ou confiés par eux dans leurs mémoires et leurs
souvenirs intimes. De cet homme, qui au dire de Léon XIII a fut un
grand esprit et un noble cœur », on ne connaissait guère que ses diffi-
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BIBLIOGUAPHIË 645
cultes avec l'Oratoire, et surtout sa malencontreuse et regreltiblei n-
tervention dans la lutte doctrinale qui précéda le Concile du Vatican.
Aussi le livre du P. Chauvin sera-t-il pour beaucoup une révélation.
A travers ces pages, Tliomme parait grand, malgré ses défauts et ses
erreurs. Car le P. Grati^y ne fut pas parfait et son biographe, historien
plutôt que panégyriste, ne craint pas de laisser voir les ombres à côté
de la lumière. L'admiration néanmoins y a plus de place que la critiqut.
Kt c'est justice. Depuis sa conversion, le P. Gratry ainia TÉglise et
les âmes avec un zèle peu commun. Serviteur de la vérité seule, comme
il se plaisait à le redire au lendemain même de ses erreurs, il eût la
noble ambition de réconcilier la science et la foi; et c'est dans ce but
qu'il entre à l'école polytechnique. A la vérité, il sait, quand il le faut,
sacrifier ses amis ou sa position. On lit avec avidité le récit de sa po-
lémique avec Vacherot, directeur de l'école normale ; on applaudit aux
sublimes desseins qui l'animaient dans la fondation de l'Oratoire, idéal
rêvé et caressé avec amour, mais que ses divergences de vues avec le
P. Petitot ne devaient pas laisser réaliser.
Très longuement (pages 191-334) le P. Chauvin étudie Tœuvre phi-
losophique du P. Gratry. L'auteur de la connaissance de Dieu et de hi
connaissance de l'âme, de la Logique et des sophistes, mérite-t-il
l'honneur d'être compté au nombre des philosophes illustres du siècle
passé? Est-il même philosophe? A cette . question^ au moins étrange,
le P. Chauvin répond affirmativement : oui le P. Gratry est philosophe.
Il a, il est vrai, sa méthode à lui, son procédé à lui : méthode et pro-
cédé, scrupuleusement analysés par le biographe. Sans doute, mais
encore faut-il remarquer une lacune profonde dans les œuvres philo-
sophiques du maître : on n'y trouve pas de système métaphysique. Et
cette lacune, à tout point de vue, est regrettable ; elle laisse sa philo-
sophie incomplète, elle empêche la précision du terme et de la pensée.
Née d'un zèle ardent d^apologiste et d'apôtre^ la philosophie du
P. Gratry garde toujours le cachet de ses origines. Elle est toute con-
finée dans la psychologie, et tire de l'analyse de Tâme, et de la synthèse
de ses opérations, les grandes vérités que l'auteur veut mettre en lu-
mière. Le P. Gratry est peut-être un penseur plutôt qu'un philosophe.
Je le placerais cependant bien volontiers au nombre des philosophes
mystiques. Sa méthode, la part qu'il fait à Tamour dans la recherche
de la vérité, la chaleur et la poésie de ses ouvrages, ses intuitions lui
donnent le droit de prendre place parmi eux. Je ne le ferais point
néanmoins sans regretter que cette méthode se soit arrêtée à mi-che-
E. F. — X. - 36
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ft%6 BIBLIOGRAPHIE
min, et n*ait point abouti à une doctrine métaphysique, claire et bien
déterminée.
Sensible à toutes les misères comme à toutes les grandes idées, le
P. Gratry rêva lui aussi d'une réforme sociale. « De là, une nouvelle
série d'ouvrages, riches de belles et solides vérités, vibrants de saintes
indignations, illustrés de tableaux pathétiques, de visions radieuses,
de rêves splendides : La Paix (1861), le Commentaire sur VEvangUe
selon saint Mathieu (1863-1865), la morale et la loi de l'histoire (1868).
Il y eût même trop de rêves et de visions. De cet essai cependant sont
sorties quelques idées fécondes, aujourd'hui en voie d'aboutissement.
Et vraiment le P. Gratry a été initiateur. Les Instituts catholiques
réalisent sous une autre forme a son atelier d'apologétique » ; le mou-
vement démocrate chrétien, réduit à de justes aspirations, peut puiser
chez lui de sages principes ; le congrès de la Haye a repris, inutile-
ment d'ailleurs, l'idée de la Ligue de la Paix, si prônée par le célèbre
Oratorien.
• Une étude d'ensemble sur le prêtre et l'apôtre, sur Técrivain et sur
rhomme emplissent trois beaux et lumineux chapitres. Enfin la polé-
mique contre l'infaillibilité pontificale jette une ombre attristante sur
les derniers instants d'une vie si noblement remplie et laisse, dans l'âme
du lecteur, une impression de souffrance que viennent imparfaitement
diminuer les rétractations si sincères.
Le livre où sont racontées toutes ces choses a été composé en 1901.
Depuis lors l'académie lui a décerné une de ses couronnes, ce qui est
tout à sa gloire. Je demande pardon à l'auteur d'avoir tardé si long-
temps à présenter son ouvrage aux lecteurs des Études Franciscaines.
Mais le cher volume était parti avec tant d'autres pour l'exil où je de-
vais aller le retrouver avant d'en faire la critique ou plutôt l'éloge.
Fr. Raymond.
Les sept livres de la Virgi.mté ou manuel des Vierges qui
vivent dans le monde, par le P. Gabriel Maria, des Frères
Mineurs, Bordeaux, 1902, in-lG de XI-712 p.
Voici le titre de ces sept livres : le livre des enseignements, le livre
e prières, le livre de méditations, le livre des conseils, le livre des
lod^'les, le livre des œuvres et le livre d'orihccs : autant de longs clia-
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BIBLIOGRAPHIE 547
pitres où la plus solide piété s'allie à la doctrine laplas autorisée.
Espérons que Fauteur dans une seconde édition soignera davantaf;e
l'agencement typographique de son bon livre de dévotion.
F. U.
Catéchisme de la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, d'après
la B. Marguerite-Marie, par un Prêtre Oblat de Marie Im-
maculée, chapelain de Montmartre. Paris, 31, rue de la
Barre, 1902, in-16 de IV-299 p.
Ce petit volume est le résumé de son ouvrage en cinq volume»^' le
Règne du Cœur de Jésus dont Tauteur met la doctrine à la portée de tous
les esprits et de toutes les bourses. Après quelques considérations gé-
nérales sur le Sacré-Cœur, le R. P. étudie ce qu'est le Sacré-Cœur en
lui-même, comment le Sacré-Cœur veut régner sur le monde par Ta-
mour, quels hommages doivent être rendus au Sacré-Cœur, quelles
vertus il réclame. Enfin dans une sixième partie on dit quel est le
moyen d'établir la dévotion au Sacré-Cœur, et dans la septième division
de ce petit traité sont exposées et développées les promesses faites à
la B. Visitandine de Paray-le-Monial. Livre plein de doctrine, de saine
piété et de poésie. F. U.
La Vie Chrétienne a l'Ecole de Saint-Joseph, par Tabbé
L. Rouzic, chanoine honoraire d'Angouléme, aumônier
de l'Ecole Saiate-Geneviève (rue des Postes), 1 vol. petit.
in-12. — Desclée, Paris.
Les ouvrages ou opuscules de piété en l'honneur de saint Joseph
ne manquent pas, nous voulons dire que le nombre en «-st assez consi-
dérable ; c'est plutôt la valeur qui fait défaut.
Voici un petit livre qui nous semble en avoir beaucoup plus que la
plupart de ses atnés. La piété et la doctrine en sont snlides. La vie
chrétienne — une vie sérieuse, profonde et pratique — y est exposéf
parallèlement à la vie de saint Joseph, et elle Test en une langue dont
la grâce à la fois élégante et austère ajoute encore à 'onction qui se
dégage des pensées de l'auteur.
Nous avons eu l'avantage, un jour, d'entendre la pat le de M. l'ahhé
E. t — X. - 37
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548 BIBLIOGRAPHIE
Rouzic : elle avait le goût exquis d'une piété coulant de source. La
lecture de son petit livre nous a donné le même goût. Aussi souhaitons-
nous vivement que ce nouveau Mois de saint Joseph prenne la place
qu'il mérite dans ce coin des bibliothèques pieuses réservé à saint
Joseph. Fr. Aimb.
Instruction sur la doctrine catholique pour chaque di-
manche, à la suite de TEpltre et de l'Evangile, par Fabbé
J.-B. Fourault. Ouvrage approuvé par S. G. M«' Renou,
archevêque de Tours. Nombreuses gravures dans le texte.
— Paris, Lethielleux, 1 vol. in-12, 1 fr. 25
« La foi s'en va ! 11 n'y a plus de mœurs chrétiennes d . Ces plaintes
arrivent chaque jour à nos oreilles, et souvent, hélas 1 Ces nouveaux
Jérémie croient avoir fait tout leur devoir quand ils ont versé unelarmë
sur quelques débris du Temple.
Massillon, si nous avons bonne mémoire, aurait répondu à ces pleu-
reurs : le peuple est ce que le fait ou ce que le laisse devenir le
clergé. Si la foi s'en va, c'est parce qu'on ne la fait pas connaître assez
Fides ex auditu, la foi se communique par la prédication. Il en est de
même de la jnorale.
C'est en s'inspîrant de cette idée que M. Tabbé Fourault a composé
son petit ouvrage.
Vouloir condenser en 100 et quelques pages — (la moitié du livre
est occupée par les épttres etf les évangiles des dimanches, traduits) —
toute la doctrine chrétienne : foi, morale, sacrements, symbolisme etc.,
c'était évidemment renoncer à donner un enseignement un peu détaillé.
Cependant ces courtes instructions sont en général substantielles et
nourries de forte doctrine. Toutes sont bien pratiques. Les membrwt
du clergé paroissial trouveraient dans cet ouvrage un excellent en-
chaînement pour une suite de prédications, et des canevas pour lear^
instructions aux fidèles. — C'est le jugement de M. le chanoine d«;
Bellune, chargé par Mi*^ Tarchevèque de Tours d'examiner Fouvrage.
C'est aussi notre humble avis.
Fr. Âmà.
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BIBLIOGBAPHIE 549
Le Serment de liberté et d'égalité et radministratèur du
diocèse d'Angers, par M. Tabbé Uzureau (Extr. de la Revue
des Sciences ecclésiastiques, août, p. 113-136 et septembre
219-233). Lille, 1903 in-8° de 40 p.
L'adhésion à la constitution civile du clergé fut un acte mauvais. Le
serment de liberté et d'égalité prescrit par les lois des 10, 14 et 18 août
1792 l'était-il également ? Grandes furent les discussions entre les mem-
bres du clergé à cette occasion. M. Uzureau publie l'un des mémoires,
écrits à ce sujet par un des hommes les mieux placés pour juger de la
situation, les Observations simples et impartiales de M. Meilloc qui fut
de 1791 à 1802 l'administrateur du diocèse d'Angers. (Cf. L. Éertrand,
Bibliothèque sulpicienne. Paris, 1900, tom. II, p. 48-50.) Les conclu,
sions de ce théologien sont favorables à la licéité de ce serment. D'après
M. Uzureau « dans une question si délicate» il est mieux de garder le
silence. Le Saint-Siège lui-même ne se prononça jamais ».
Il y a lieu, croyons-nous, à distinction. Pris en soi, le serment était
absolument légitime, car il n'était au fond que la promesse d'observer
les loi$ constitutionnelles de liberté et d'égalité nullement contraire au
droit divin ou ecclésiastique. Pris dans son ensemble^ ce serment était
un acte répréhensible, ou pour le moins de nature douteuse puisqu'il
était ordonné pour aggraver le serment à la constitution civile. De là
tes hésitations du clergé. De là aussi les décisions du Saint-Siège.
Dans un bref àl'évêque de Genève, en date du 5 octobre 1793, Pie VI
répond à cette question : « De quelle manière doit procéder un évéque
et à quelles peines doit-il soumettre ceux des pasteurs ou des clercs
tant séculiers que réguliers, exempts ou non exempts, qui ont prêté le
serment civique conçu en ces termes : Je Jure d'être fidèle à la nation j
de maintenir la liberté et l'égalité, ou de mourir pour leur défense ; pro-
férant cette formule dans les assemblées appelées clubs.... » — a Ré-
ponse . Il n'y a point lieu pour le présent à des peines canoniques, vu
que nous n'avons point encore porté notre jugement sur la formule
du second serment ordonné par l'Assemblée nationale ; en attendant il
faut avertir les curés ou clercs, tant séculiers que réguliers, exempts
on non exempts qui ont prêté le serment, antérieurement à la procla-
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550 BIBLIOGRAPHIE
matîon du 8 février de la présente année, de consulter les intérêts df
leur conscience, n'étant pas permis de jurer dans le doute » (1).
La proclamation du 8 février 1703 imposait aux. prêtres employés
au service du culte en Savoie l'obligation de prêter le serment de U
constitution civile du clergé. Il s'agit donc, avant cette date, du seul
serment de liberté et d'égalité. La même doctrine relative à cette ques-
tion est exposée le l** avril 1794 dans une réponse du pape à plusieurs
questions poséesià Sa Sainteté, ainsi que le 26 juillet 1794 et le 8 mars
1795.
Et c'est dans ce sens de la licéité du serment de liberté-égalité que
fut rédigée la note suivante insérée au bas d'une exhortation au clergé
de Tournai, et indiquant la réponse à faire à cette question : ^ Kvez-
vous rétracté le serment de liberté et d'égalité ? » — a J'ai prêté le
serment de Liberté et d'Egalité dans un sens civil et politique. En le
restreignant purement à ce sens, de manière qu'en reconnoissant les
droits de la Puissance temporelle par ce qui est de sa compétence par-
ticulière, Ton demeure en entier relativement aux principes et à la mo-
rale de la Religion Catholique, Apostolique et Romaine que je professe,
je déclare n'avoir point rétracté le serment dont il est question . »
Il n'est peut-être pas sans intérêt de noter ici quelques idées d'en-
semble sur la conduite des prêtres et des religieux à la Révolution :
1* L'option de la vie privée ou de la vie commune, formulée en 1700
et 1701, ne peut fournir qu'une présomption et jamais une preuve d'in-
fidélité ou de fidélité à la vocation religieuse ;
2* Le serment purement civique ne fut pas illicite ;
3* Le serment civique avec adhésion expresse au clergé constitution-
nel, a été un acte schismatique et une véritable apostasie, sauf natu-
rellement le cas de bonne foi suivie de rétractation ;
4*' Le serment de liberté-égalité a été blâmé par les évêques, mais
non par le pape qui fut pourtant consulté sur ce point, et même le se-
crétaire d'Etat réprimanda les vicaires généraux qui l'avaient con-
damné (1702);
5" La livraison des lettres de prêtrise, l'abdication des fonctions
sacerdotales ont été des crimes. Toutefois il est à noter que beaucoup
de prêtres qui n'avaient pas commis ces fautes ont été cependant portés,
sans le savoir, sur les registres d'abdication, avec fausses signatures
(1' fiii'fs et i/tslructio/ia de Pie 17. Homo, 1797, tom . Il, p. 451.
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BIBLIOGRAPHIE 551
6*^ La promesse d*obéissance aux lois de la République, de 1794 à
1797, n'avait rien de contraire aux lois de l'Eglise ;
7» Le serment de haine à la royauté, prêté en 1797, par beaucoup
d'hommes honorables, a été interdit par Pie VI, de Vive voix ;
8^ Les diverses promesses de fidélité à la constitution, exigées par
les gouvernements consulaire et impérial, n'avaient rien que de con-
forme à la morale catholique ;
9^ Les religieux qui, à partir de 1791-1792^ disparaissent sans qu'on
suive leur trace ni dans les prisons, ni sur la liste des fonctionnaires,
ni sur celle du clergé constitutionnel, offrent en cela une preuve de
leur fidélité. C'est qu'ils ont émigré ou se sont cachés, à moins qu'ils
soient morts (1).
Pour avoir oublié ces quelques remarques générales, plusieurs histo-
riens se sont trompés dans l'appréciation soit de la conduite des prêtres
et des religieux, soit dans divers serments exigés à cette époque.
Fr. Ubald d'Alençon.
Dictionnaire d'Ahciiéologie chrétienne et de liturgie publié
par Dom Cabrol. Avec le concours d'un grand nombre de
collaborateurs. Fasc. 1. A.-û. Accusations contre les chré-
tiens. Paris, Letouzey et Ané, 1903, 5 fr. net.
Nous ne saurions trop recommander la récente publication inaugurée
par les RR. PP. Cabrol et Leclercq. C'est un renouvellement et une
augmentation de l'ouvrage très connu de Martigny. Le R, P. Cabrol a
pu s'assurer le concours effectif d'éminents collaborateurs tels que
M««" Battifol, Dom Berlière et Dom Morin, M. G. Kurth, le R. P. Er-
moni, Léon Clugnet, M. Vacandard, etc. et de telles signatures sont
faites pour porter bonheur à un livre.
Assez souvent chaque article renferme plusieurs subdivisions. Le
premier, consacré à A. 12., se partage ainsi: U Sens de ce symbole.
IL Epigraphie. III. Objets mobiliers. IV. Particularités. V. Numisma-
tique. VI. Sigillographie. VII. Monuments figurés. VIII. Glyptique.
IX. Paléographie. X. Liturgie. Pour ce qui regarde la partie des mon-
naies, il y aurait eu lieu de consulter un mémoire publié en 1892 dans
les mélanges G. B. de Rossi. Au revers de la pièce d'argent du Pape
Adrien, ce sont les lettres R M qui sont gravées, et non pas A £2.
(1) Cf. liu/i. hist. d'Auvergne. 1899.
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I
5&2 BIBLIOGRAPHIE
Sur le tiers de sou de Sigebert, il faut voir un instrument liturgique,
un vase, peut-être un calice, plutôt qu'une combinaison cpielconque
des lettres grecques.
Signalons parmi les articles les mieux faits ceux consacrés aux mots
Abbaye, âbbcédaire, âbebcius, Abgar, Abjuration, Abraham, les
Abrasax, Abbkeviations, Absoute, Accent, Acclamations.
^;' Pour le mot Abside, en ce qui concerne les basiliques africaines, il
P y aurait eu lieu de compulser le bulletin archéologique du comité des
travaux historiques, et sur l'abbréviation I H S un article de M. Omont
publié naguère dans le bulletin de la Société des Antiquaires de France.
Ajoutons, et ce n'est pas pour nous en plaindre, que le lecteur
trouve dans ce fascicule de véritables études, des dissertations en
règle qui ne sont pas admises ordinairement dans un dictionnaire, et
ce sont là de précieuses pages où sont renfermés d'utiles et féconds
enseignements. Nous désirons donc voir se continuer le plus tôt pos*
i^ble ce nouveau dictionnaire qui promet, par son premier fascicule,
d'être un véritable ouvrage d'utilité publique et générale.
F. Ubald d'Alençon.
» *
Almanach franciscain pour Tan de grâce 1904. Une belle
plaquette in-V écu ; 80 pages sur 2 colonnes, ornée de
nombreuses illustrations. L'Unité 0,50, franco 0,70; remises
ordinaires par nombre. Paris, Charles Poussîelgue, 15,
rue Cassette. Coai^/w, maison Saint-Roch, Belgique; et chez
les principaux libraires.
L' Almanach Franciscain de 1904 est heureux de vous faire part de
son apparition.
Avidement accueilli, par le passé, dans los foyers où vit laraour de
S. François et de son Ordre, il n'a pas hésilé cette année à augmenter
son tirage afin de pouvoir satisfaire à un plus grand nombre de de-
\ mandes. Faut-il l'en blâmer ? Oh non ! Il sera le bienvenu de tous,
i surtout des Tertiaires. Ceux-ci, nous n'en doutons pas, s'en occupe-
1" ront activement et le feront davantage connaître autour d'eux. Il est si
bon et si beau ! tout en lui plaît, car le charme des récits se trouve
rehaussé par de nombreuses illustrations spécialement exécutées pour
cette publication.
Jetons un rapide coup d'œil sur la table des matières. Passons le
k..
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BIBLIOGRAPHIE 553
calendrier franciscain avec ses fêtes et ses indulgences ; au début voici
une charmante poésie A Marie fmmaculée, à l'occasion du cinquante-
naire de la définition du dogme, puis les Epreuves de l'Heure présente
qui nous donnent un aperçu général de la situation actuelle des reli-
gieux, tandis que les Pages Glorieuses entrent dans le détail des per-
sécjutions. Dans le Noël de Frère Illuminé^ le P. Rémi fait renaître Fes-
pérance de la victoire définitive : dans la Reconnaissance du Peuple on
Ht un touchant épisode de la vie du P. Marie-Antoine ; Au Pays de Pie X,
on apprend quelle fut Tenfance de ce tertiaire illustre, aujourd'hui assi»
sur la chaire de S. Pierre. Lisez encore Les Sources de l'Héroïsme^
vous comprendrez la raison de la force de tant d'âmes qui se dé-
vouent ; lisez surtout les belles pages consacrées à la Conversion de
Douze Jeunes Filles Musulmanes ^ vous saisirez sur le vif l'action fran-
iîiscaine des missionnaires ; puis, pour vous égayer, savourez Le Gloria
et le Credo à la table du Pasteur, le bon Père n'y manque pas de ma-
lice. Mavil nous transporte près du Trou de l'Abime dans le pays
hospitalier de Belgique^ conte de Noôl qui, en définitive, redit le
triomphe de la foi et de la prière. Ce sont encore Les Souvenirs et les
regrets d'un £'.ri7^,touchante expression de la reconnaissance d'un séra-
phique ; une Histoire ancienne^ bien moderne par l'application. Je feuil-
lette toujours et je vois dérouler sous mes yeux des histoires ou des
traits charmants, ce sont : l'Adoro /c. Premières Armes, Novice obéis-
sant, La plus belle Chose du Monde ^ Ite et Vos y Le B. Gérard de Lunel,
Le Tiers-Ordre au Ciel, Sœurs blanchesy etc., etc.
Tertiaires, pour qui nous avons travaillé, répandez ce petit trésor
afin qu'il fasse, du bien et console dans ces heures det tristesse.
Les Etrennes Séraphiques de 1904 sont consacrées à l'Immaculée
Conception ; elles reproduisent douze remarquables tableaux de maîtres
sur la Sainte Vierge et donnent un commentaire délicieux de V Ave Maria,
— On y trouve l'indication des fêtes et des indulgences si nombreuses
du Tiers-Ordre. — 12 feuillets de 4 pages illustrées, avec texte. L'Unité
0,10, franco 0,1.*)! Remises ordinaires par nombre.
P. Eugène d'Oisy.
* *
Collection « Science et Religion ». Paris, Bloud et Barrai.
La collection « Science et Religtan « vient de s'enrichir de dix-sept
volumes nouveaux que l'on peut repartir ainsi : Histoire, Apologétique,
Economie sociale, Morale et Droit.
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564 BIBLIOGRAPHIE
L'Histoire apporte le plus fort contingent avec ses neuf volumes.
C'est d'abord : « La Primauté de VEvéque de Rome dans les trois pre»
miers siècles )> où M. Ërmoni passe en revue monuments, textes et faits
des premiers temps de TEglise et établit péremptoirement la primauté
de l'évêque de Rome. « L' Immaculée- Conception » (2 vol.) du R. P.
Xavier-Marie Le Bachelet se rattache à l'opuscule du même auteur
paru en 1900 sous ce titre : « Le Péché originel dans Adam et ses des-
cendants ». C'est l'ancienneté du dogme défendu par Thisloire de son
évolution à travers les siècles. M. Joseph Dgnais-Darnays dans « Les
Protestants français sous Henri IV » démasque l'hypocrisie du Protes-
tisme à la ^n du XVI« siècle. Rien de plus palpitant que « Zc Symbole
des Apôtres » de V. Ërmoni. C'est l'histoire de notre vieux Credo
nous venant intact des Apôtres sauf quelques variantes de texte.
M. L. Gondal dans : » Le Catholicisme en Russie » nous donne un
aperçu parfait de la sagesse de Rome luttant avec la Russie dont
l'odieuse conduite envers la Pologne est mise à vif. « La C/iristiani-
sation des foules » d'Albert Dufourcq est la première réponse donnée
à ces deux questions : Pourquoi le culte des Saints a-t-il pris un essor
si considérable dans les dix premiers siècles du Christianisme ? Com-
ment les foules ont-elles cessé de croire aux idoles et sont-elles deve-
nues chrétiennes ? — Très curieux l'opuscule de dom Paul Renaudin :
« Luthériens et Grecs~ Orthodoxes ». — « La persécution religieuse en
Allemagne i 872-79 », 2 vol. duR. P. Bernard, est toute d'actualité, on
croirait lire Fhistoire du Culturkampf français.
L'Apologétique comprend six volumes : 1® Réfutation de réternelle
légende des monita sécréta « la plus colossale mystification des temps
modernes » : dans les « Instructions secrètes des Jésuites » du R. P. Ber-
nard. — 2° Dans : « Les conditions modernes de Vaccord entr^ la Foi et
la Raison, » le R. P. Largent publie des conférences de M Tabbé de
Broglie nous montrant que la croyance dépend de la volonté, aidée par
la grâce. Il répond au reproche d'anthropomorphisme que fait Tévo^-
tionisme à la notion spiritualiste et chrétienne de Dieu. — 3** M. André
Baudrillard dans « La Charité aux premiers siècles de l'Eglise » expose
ce qu'était la charité avant Jésus-Christ et nous montre le changement
profond apporté par la religion nouvelle. Le dernier chapitre traite de
l'influence du Christianisme sur le droit romain. — 4® M. Michel Salo-
mon réfute le positivisme dans : « Auguste Comte » et se demande après
M. F. Brunetière si l'utilisation de cette doctrine pour la constitution
de l'apologétique future est possible. — 5" L'opuscule : « Les Salésiens,
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1
BIBLIOGRAPHIE 655
L'œuvre de Dom Bosco », établit la vérité historique concernant la per-
sonne et l'œuvre du saint Vincent de Paul italien. — 6® « Le Renouvela
lement intellectuel du clergé au XIX* siècle. Les Hommes, Les InstitU"
tions 9 du R. P. Alfred Baudrillard, professeur à l'Institut catholique
de Paris, rappelle l'effort intellectuel que le clergé de France a fourni
au cours du siècle passée énumëre les résultats acquis, et fi^it entrevoir
les espérances qu'un tel mouvement permet de concevoir pour l'avenir.
L'Economie sociale comprend cinq volumes. C'est d'abord t La Dé-
population en France^ ses causes et ses remèdes » de M. Henri Clément^
sujet très compliqué, très grave et d'une grande importance pour notre
pays. — M. Frantz Funck-Brentano vient avec trois volumes \\.* ta La
famille dans l'Etat » vérité prouvée par la civilisation grecque, la civi-
lisation romaine et la civilisation française. 2® « Grandeur et décadence
des aristocraties, » Bref exposé de la lutte entre la classe dirigeante et
le monde du travail. 3° a Grandeur et décadence de classes moyennes. »
La bourgeoisie dans l'histoire : « sa formation, son évolution et sa
ruine. » — M. L. Garriguel clôt la série par une étude sur « Le Salaire ».
Trois volumes peuvent se rattacher à la morale : « Une loi injuste
oblige-t-elle en conscience t » par A. Bélanger : sujet très palpitant à
l'époque où la loi est l'objet d'un culte exagéré. L'auteur étudie la ques-
tion à la lumière de la théologie pour les catholiques et à la lueur du
bon sens pour les autres. « Du mensonge proprement dit et du droit à
la vrrité », par un professeur de Théologie. L'auteur délimite le droit
à la vérité ei le droit au secret de la part des juges, des parents, des
époux, des confesseurs, etc. » M. le chanoine R. Planeix dans l'opus-
cule : « L'Abstention religieuse dans le temps présent », étudie les causes
el les remèdes de ce phénomène si regrettable : pourquoi tant d'hommes
vivent sans Dieu, sans culte, sans pratique religieuse, tout en voulant
bien du prêtre à leur naissance, à leur mariage et à leur mort ?
Le droit comprend deux volumes de sujet très divers : L'Etat^ sa na-
ture et ses fonctions, » du R. P. Calmes. Origine du pouvoir civil,
son développement et sa transformation. « De la location des sièges de
r Eglise », où M. l'abbé Lucien Crouzil contribue à la solution paci-
fique des difficultés entre fabriques, communes, locataires et conces-
sionnaires.
Comme on le voit, tous ces volumes par la recherche rationnelle de
la vérité mettent la science au service de sa sœur aînée : la Religion ;
<;t justifient une fois déplus le titre de collection : « Science et Religion ».
Z.
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&56 BIBLIOGRAPHIE
Les Etudes Franciscaines ont encore reru :
Couvin, Notice sur les RécoUets^ la statue de Notre-Dame de Consola-
tion et les Récollectines , par le P. Ubald d'Alençon. Couvin , maison
Saint Roch, 1903, in-8** de 32 pages avec gravures. Prix : 0,00 Iranco.
— Les Capucins de Versailles devant le Tribunal correctionnel. Plaidoi-
rie de M* Pierre Rudelle. Vannes, Lafolye, 1903, in-8** de 45 p. — Unr
statuette de sainte Eniérance au Longeron (Maine-et-Lioire), par M. If
chanoine Urseau, correspondant du ministère de Tlnstruction publique.
(Extr. du BulL archéologique^ 1902, in-8* de 11 p. avec gravures. —
Les Capucins [de Paris] en correctionnelle. Plaidoirie de M* Boullay.
Extr. des n°* 5 et 7 de la Revue des Grands Procès. Paris, Chevalier-
Marescq, 1903, in-4* de 28 p. — Bibliothèque ornaise, Canton de Vi-
moutiers. Essai de bibliographie cantonale par MM. le comte Gérard de
Contades et l'abbé A.-L. Letacq, membres de la Soc. arch. de TOme.
Paris, Champion, 1893. — Siège du fort du Maily couvent des Capucins
de Carcassonnè^ par Tabbé M. Barde [P. Anselme de Cette], nouv. édit.
revue et corr. 6* mille. Carcassonne, Bonnafous-Thomas, 1903, in-l<»
de 8 p., n. ch. et 122 p. — Etude historique sur le couvent des Capucins
à Vinça (i 589-1 793), par l'abbé Jean Sarrète. Vannes, Lafolje, 1903.
in-8* de 39 p. — Rome et les Triomphes de V Eglise. Conférence avec
projections. Paris, Bonne Presse, broch. in-12 de 40 p.
CLR LICENCIA SUPERIORUM
Le gérant :
F. CHEVALIER.
Vannei. — Imprimerie LAFOLYË Frères, 2, place des Lices. ^
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SOIT LOVÉ NOTRE-SBIGNEVR JÉSUS-CHRIST TOUJOURS !
.UNE
NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE
Histoire de Belgique par H, Pirenne, professeur à TUniversité âfi Gand iii-8* tom. I.
Des origines au commencement du XIY* siècle. XII-431 p. — Topi. II, Du com-
mencement du XIV* siècle à la mort de Charles le Téméraire. VIII-470. Avec une
carte. Bruxelles, Lambertin, 1900 «t 1903 (t).
C'est en vérité une besogne très ardue que celle de faire
une histoire comme celle des Pays-Bas. Il faut en effet pro-
duire une œuvre qui ait de Tunité ; or est-ce possible quand
il s'agit d'un territoire qui n'a ni unité géographique, ni unité
de race, ili unité politique, ni unité de langue, ni unité reli-
gieuse ? La Belgique n'a pas de frontières naturelles, et son
rôle semble bien avoir été précisément d'être un pays de
marches, d'avoir été un de ces Etats dont les puissances po-
litiques voisines se jalousent la possession, et où elles en
viennent aux mains. L'élément germanique, l'élémeAt romain
s'y sont longtemps partagé le territoire ; l'Allemagne et la
France s'y sont disputé l'hégémonie politique depuis le traité
de Verdun jusqu'au X® siècle; une foule de principautés sou-
(1) Parmi les récentes publications concernant l'histoire belge, il convient
de citer les Lectures historiques recueillies dans les travaux des principaux
historiens et accompagnées de tableaux synoptiques par R. d'Awans et Eug.
Lameere, et allant jusqu'à la domination bourguignonne. — La formation
territoriale des principautés belges au moyen âge, par un professeur à TUni-
versité de Bruxelles, M. Léon Vandcrfindere 2 vol. in-8% Bruxelles. Lamertin ;
— la Belgique commerciale sous l'empereur Charles F/, et un Essai sur le règne
du prince évêque de Liège Maximilien Henri de Bavière y ces 'deux derniers ou-
vrages par M. Michel Huisman ; ~- la Bibliographie de V histoire de Belgique
par M. Pirenne, véritable catalogue méthodique et chonologique des sources
et des ouvrages principaux relatifs à l'histoire de tous les Pays-Bas jusqu'en
1598 et à l'histoire de Belgique jusqu'en 1830, précieux recueil où je ne re-
procherai à l'auteur que de ne pas avoir assez pensé à l'histoire religieuse.
E, F. — X. — 37
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558 UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE
vent bilingues s'y sont disputé l'influence. Au point de vue
religieux enfin lé pays a relevé de centres opposés, Reims et
Cologne.
Toutefois, si la Belgique, à tous ces égards, a suivi les fluc-
tuations de la vie politique de ses voisins de Test et du midi,
s'il est vrai que par suite pour étudier Thistoire de oe pays il
faille trouver chez ses proches les Germains ou les Francs
les éléments de cette histoire ; d'autre part il est certain
qu'il y a dans la même Belgique une véritable unité de vie
sociale et c'est, ce qui permet à l'éminent historien qu'est
M, Pirenne de donner corps et suite à son nouvel ouvrage.
Cette vie sociale, elle vient de la nature de la Belgique qui
est un pays de frontière, le champ de bataille de l'Europe, le
marché où se fait le commerce des idées entre Celtes et
Germains, entre Francs et Allemands, entre le nord et le midi
par ses ports et ses débouchés sur la mer. Et c'est cette
unité de vie sociale qui finira par détacher au XV® siècle la
Flandre de la France et la Lotharingie de l'Allemagne, pour
former ces Etats de Bourgogne, premier noyau de la Belgique
actuelle.
— « En réalité, l'histoire de Belgique pendant le uioyen
âge, c'est l'histoire d'un morceau de l'Allemagne et d'un
morceau de la France qui, se soudant ensemble, arrivent à
former un Etat nouveau entre les deux grands Etats dont ils
se sont détachés (1) ».
L'ouvrage de M. Pirenne comprend jusqu'il présent deux
volumes. Dans le premier, divisé en trois parties, le premier
livre est consacré à l'étude des Pays-Bas jusqu'au XII* siècle,
le second aux Pays-Bas des XII* et XIU' siècles, le troisième
à la lutte entre la Flandre et la France. Au second volume
viennent les princes et les villes au XIV*' siècle, Tunification
des Pays-Bas et l'Etat bourguignon. Le plan, on le voit, est
tout différent de celui des écrivains qui ont nom des
Roches, Juste Lipse, Moke, Mgr Namèche et David, et
leurs œuvres sont de beaucoup distancées par celle de
M. Pirenne. î
(1) Pirenne, HisL de Belgique, tome I, p. 49.
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UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE 559
A rorigine différents peuples se trouvaient établis sur le
territoire de la Belgique : les Bataves en Zélande, les Teu-
tons aux bords du Rhin, les Morins en Frandre, les Ména^
piens et les Nervins dans le Brabant et le Hainaut, les
Eburons au Limbourg, les Aduatiques, Condruses, Cérèses,
Péinanes et Trévires en Ardenne (1). Les Romains, à la
conquête, en formèrent une province sous Auguste, qui fu*
démembrée au temps de Dioclétien pour constituer la
Germanica inferior et la Belgica secunda. Une longue route
les traversait, allant de Cologne à TEscaut en passant par
Maestricht et Tongres, les rives de la Meuse et de la Sambre
pour aboutir à Cambrai. C'était le chemm de Brunehaut^ si
connu du moyen âge. Il longe à peu près la frontière lin-
guistique si étrange qui court de Dunkerque à Aix-la-Cha-
pelle et sépare sans qu'on s*en aperçoive les pays flamands
des pays wallons.
Il suffit, du reste, de se reporter en arrière pour avoir
Texplication de cette frontière linguistique persistante depuis
le V* siècle. Les Francs, lors de leur invasion, se trouvèrent
arrêtés par la Forêt Charbonnière dont il ne reste plus rien
ou presque rien, mais qui courait alors des bords de l'Escaut
jusqu'aux plateaux d'Ardenne, et les Celtes romanisés, les
Walla, comme disaient les Germains, restèrent étrangers à
toute influence de la langue teutonique.
L'évangélisation chrétienne n'apparait sérieusement qu'au
III" siècle ; encore est-ce seulement au milieu du IV*
que le premier évêque bien authentique, saint Servais,
établit son siège à Tongres. A la chute de Tempire romain^
l'organisation ecclésiastique fut détruite pour ne renaître
qu'au VI 1'= siècle avec saint Amand ; et, chose remarquable,
les nouvelles circonscriptions religieuses furent délimitées
avec des idées toutes romaines, sans tenir compte des
limites de races ou de langues^ en sorte que jusqu'à Phi-
\
(1) On eut aimé trouver, dans le livre de M. Pîrenne, une page sur la
religion de ces peuples.
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560 UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE
lippe II, jusqu^au XVI* siècle, la Belgique, de par son orga-
nisation religieuse, se trouve plus que jamais appelée
à jouer le rôle de pays-frontière qu'elle avait rempli jus-
qu'alors.
Trop éloignée d'un pouvoir central pouvant la régenter à
son aise, la Belgique s'est également trouvée terrain favo-
rable à l'éclosion de la féodalité au XI® siècle, ce La crois-
sance des petits états féodaux qui se sont créés entre la
Meuse et la mer, écrit M. Pirenne, a été singulièrement hâ-
tive et vigoureuse. Difficilement accessibles, par suite de la
situation excentrique qu'ils occupent, à l'action personnelle
de leurs suzerains, étrangers à l'idée (nationale comme au
sentiment monarchique, ces princes belges sont... de purs
féodaux, et le coin de terre où ils dominent est par excellence
le pays du particularisme provincial (1). »
La féodalité, en Belgique, a les mêmes origines qu'en
France. Fonctionnaire royal, le comte devient bientôt grand
propriétaire foncier, puis seigneur et justicier de la terre.
En même te'mps qu'il s'arroge la souveraineté, le pouvoir
central devient indivisible, et au XV siècle a un seul des fils
du défunt, ordinairement l'aîné, recueille la terre et la cou-
ronne paternelle ; ses frères cadets sont pourvus de fiefs et
d'apanages (2) ». Ajoutons aussi une cause spéciale à la con-
trée : l'appropriation des abbayes par les dynastes locaux.
Auprès du comte, dès le X® siècle, figure une administration
centralisatrice sur le type carolingien, que Robert Le Frizon
porte à sa perfection en 1089 en créant l'office de chancelier
de Flandre. Tout autour rayonnent les fonctionnaires, ceux
qui dirigent les finances ou régissent les domaines dans les
ministeria, ceux qui exercent le pouvoir militaire et judi-
ciaire dans les castellaniae^ l'une et l'autre administration
rattachée au château, résidence des premiers vassaux du
comte.
G'est à cette même époque de la fondation des institutions
féodales que les Pays-Bas manifestent déjà l'intensité de leur
vie économique et littéraire. Tout le territoire peut se partager
(1) Uist. de Belg, tome I, p. 103.
(2) Pirenne, Hist, de Belgique^ tome I, p. 108.
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UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE 561
en trois portions : au sud les exploitations réunies en aglomé*
rations ou villages à la mode germanique ; au nord les ex-
ploitations isolées à la mode fran(][ue ; dans la Campine, les
paysans libres qui luttent contre les envahissements de
la mer, vivent de leurs moutons et des fruits de leur pêche. La
Flandre maritime, au contraire, présente déjà « un contraste
très nettement marqué avec le reste de la Belgique. Différents
de leurs voisins par la langue et le droit, ses habitants en
diffèrent aussi par leur condition juridique, par leurs occu-
pations habituelles, par le genre de leur alimentation. Ils
constituent pour la Flandre une réserve de forces fraîches et
d'énergie (1). » Et rien n'est plus caractéristique comme cette
famille-souche, établie dans sa ferme salienne, avec sa
maison unique, ses champs et ses prairies : le bâtiment est
entouré d'une cour clôturée, dans laquelle s'élève comme
autant de constructions séparées, Tétable, la grange, le four,
etc. « Tout cela s''est conservé jusqu'aujourd'hui et la ferme
flamande du XIX*" siècle, si Ton substitue par la pensée des
murs en terre battue à ses murs en briques et des toits de
chaume à ses toits de tuile rouge, présente encore une
image fidèle de la ferme salienne du V* siècle (2). »
Quant à la vie littéraire, on ne peut douter qu'elle ne fut
alors remarquable. C'est au monastère de Saint-Âmand que
l'on a retrouvé fe plus ancien poème de la littérature française,
la cantilène de sainte Eulalie, et l'un des plus vieux monu-
ments des lettres allemandes, le Ludwigslied. Le français,
ou, pour dire mieux, le roman, devient dès la fin du XII®
siècle, le complément indispensable de toute bonne édu-
cation, la langue du clergé et de l'aristocratie, comme le
germain reste le langage du peuple. Dans les abbayes s'épa-
nouissent de florissantes écoles littéraires et c'est à Gembloux
que naîtront le traité de Sigebert de scriptoribus ecclesiasticis
et la chronique universelle qui seront consultés jusqu'à la
Renaissance. Toute la littérature est cultivée d'ailleurs dans
les abbayes, et ces abbayes sont prospères grâce aux efforts
de Gérard de Brpgne et à la réforme clunisienne.
(1) Hist. de Belg., tome I, p. 138.
(2) Loc, cit., p. 24.
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562 UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE
Depuis Jésus-Christ jusqu'à la fin du Xr siècle Thistoire
de Belgique peut se ramener à quelques événements capitaux :
Toccupation romaine, — la domination franque avec Gladion
et Glovis, — la puissance carolingienne établie avec Ghar-
lemagne à Aix-la-Chapelle, — la fondation et la chute du duché
de Lotharingie, — l'établissement du comté de Flandre.
Beaudoin domine à ce moment, de sa haute stature et de sa
figure majestueuse, toutes les destinées du pays et par ses
enfants il a prise sur le Hainaut et la Hollande. Aux XIP et
XIII^ siècle, la Belgique qui avait été le pays des monastères
devient le pays des villes, grâce à l'activité commerciale qui
c'y développe fébrilement. Les Normands, depuis la victoire
d'Hastings, sont, en effet, maîtres de l'Angleterre, et c'est là
désormais qu'ils vont s'établir, qu'ils font diriger leurs vivres,
et les barques flamandes remontent la Tamise au chant du
Kyrie eleison. De toutes parts l'industrie se développe : celle
des draps en Flandre, celle des métaux du côté de Huy et de
Dinant; en Brabant l'agriculture devient prospère, et bientôt
des cités nouvelles s'établissent : Bruges et Nieuport à l'em-
bouchure d'un fleuve, Gand et Liège au confluent de deux
rivières, Saint-Omer, Lille, Douai, Valenciennes, Cambrai,
Anvers, Malines, Huy, Dinant, Maestricht sur un cours d'eau
navigable, Bruxelles et Louvain à l'endroit où la Senne et
la Dyle commencent à porter des barques, ailleurs encore
Nivelles, Tirlemont, Léau et Vilvorde. Et bientôt les fabri-
cants et les marchants veulent leur liberté et leur autonomie,
ils s'organisent en gildes, et de leur côté les paysans s'affran-
chissent pour toujours.
La France trouvait son compte à ce mouvement d'idées et
d'institutions sociales. A la suite du traité de Melun et de la
lutte des Dampierre et des d'Avesnes, elle voit grandir son
influence sur la Belgique, au détriment de l'Allemagne. Ne
peut-on pas dire qu'à cette époque, la Belgique aurait pu
jouir d'un gouvernement personnel, si les villes et les prin-
cipautés laïques ou épiscopales s'étaient unies? La bourgeoi-
sie s'est rendue maîtresse du clergé et débarrassé de la petite
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UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE €63
noblesse en s'annexant le pouvoir comtal à tel point qu'il n'y
avait souvent plus de différence entre Vurbs comitis et le
burgus mercatorum. Mais par ailleurs les princes ont créé un
nouveau type de fonctionnaire, le bailli, amovible et salarié,
qui se surbordonne les maires, les ammans, les écoutètes,
d'où naît un grand ressentiment dans l'aristocratie flamande
contre son suzerain; et tandis que les villes suffisent ample-
ment à leurs dépenses par la levée des assises, les princes
en sont réduits aux impôts, aux emprunts.
La plus grande cause de l'affaiblissement des Pays-Bas à
cette époque est au fond la décision très politique d'Inno-
cent III et du roi saint Louis, à la suite du différend entre les
fils de Marguerite de Flandre (1246). Elle attribuait à-Jean
d'Avesnes le comté de Hainaut, et à Guillaume de Dampierre
le comté de Flandre ; elle amoindrissait du même coup, pour
de longues années, la puissance territoriale de la maison des
Dampierre, à la fois en diminuant l'étendue de ses domaines
et en créant contre elle l'existence d'un rival dangereux.
Cette décision fut aussi une grande victoire de la France au
détriment de l'Empire : victoire toute morale et pacifique qui
non seulement augmentait l'influence du roi sur un gratid
vassal, mais encore l'étendait sur des pays d'empire alle-
mand.
Il serait curieux d'étudier à quel point la Belgique a été
tributaire de la France au XIP et XIIP siècle. C'est de la
France, bien plus que de l'Allemagne qu'elle accepte les
impulsions politiques ; c'est de la France qu'elle a reçu l'ins-
titution de la paix de Dieu ; c'est à la France qu'elle emprunte
tout naturellement la langue romane. « Le meilleur moyen
d'apprécier dans toute son intensité l'action exercée par la
France sur la Flandre, c'est de suivre, dans les parties germa-
niques de cette contrée, les progrès de la langue française. »
Le français pénètre « sans efforts et par la vertu même de la
force des choses dans ce pays rattaché à la France par sa
situation géographique, par la subordination politique, par
ses circonscriptions diocésaines et par les intérêts de son
commerce (1) ».
(1) TUst. de Belg,, tome I, p. 303, 304. ~ Cf. G. Kurth, La Frontière lin-
guistique en Belgique.
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5$4i UNB NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE
La littérature romane, dès le XII* siècle, on la trouve
dans les grandes villes fortunées, dans les monastères cister-
ciens ; et rien n^est plus français d'éducation qu'un prince
comme Thierry d'Alsace, les deux Baudoin VIII et IX, comme
les deux sœurs Jeanne et Marguerite, comtesses de Hainaut,
^comme toute l'aristocratie. <( Au XIIP siècle la seule langue
qu'emploient les comtes et que Ton parle dans leur entou-
rage est le français. C'est en français que sont rédigés les
comptes de leur hôtel et leur correspondance privée, et c'est
en français encore qu'ils font dresser les mandements des-
tinés à leurs baillis et les actes émanés de leur chancellerie.
En fait, le français est, depuis lors, la langue officielle de
l'administration centrale de la Flandre (1) », celle aussi
qu'emploient couramment la bourgeoisie et les gens de
commerce.
Le peuple seul reste réfractaire et conserve son idiome
d^origine germanique : lui et le brabançon restent davantage
attachés à la langue indigène, intermédiaire forcé entre
l'allemand et le français. Mais en flamand même, ce ne sont
guère des œuvres originales que la littérature produit pour
offrir à ce peuple ; ce sont presque toujours des traductions
de gestes romans et c'est à Paris, c'est à la montagne Sainte-
Geneviève que les savants belges vont puiser leurs connais-
sances ou déployer leur activité pour en communiquer les
fruits à leurs compatriotes (2).
Et « il en alla en Belgique de l'art comme de la littérature.
Lui aussi, au XIP et XIII*» siècle, subit l'influence de la
France, et c'est également dans les parties wallonnes du
pays qu'on trouve son foyer le plus actif. Ce foyer n'est pas
Liège, dont l'importance artistique n'a pas plus survécu que
l'importance littéraire à la chute de l'église impériale : c'est
Tournai (3) ». Comme l'art roman d'Allemagne s'y était jadis
introduit par Liège, par Tournai l'art ogival de France s'in-
(1) Loc, cit., p. 306.
(2) Cf. les Annales Hannoniœ du franciscain Jacques de Guise, dont le
texte a été publié par le marquis de Fortin d'Urban, 21 vol. in-12. Paris,
1826-1836.
(3) Ilist. de Belg., tome I, p. 328.
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UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE 56!
filtra en Belgique, sauf en Brabant et dans la Flandre mari-
time où surgit un style neuf et autonome^ cette architecture
dont la vogue sera si grande au XV" et au XVI* siècle.
Contre ce mouvement français la réaction aux Pays-Bas
devait s'opérer au XIV* siècle, époque toute d'héroïsme e1
d'activité passionnée^ période de révolution sociale qui
devait faire échouer la politique d'annexion, traditionnelle
en France depuis Philippe-Auguste, période où le nom des
Dampierre fait place à celui d'Ârtevelde, où les batailles de
l'Ecluse, de Crécy et d'Azincourt font oublier celle de
Bouvines.
L'activité marchande du siècle précédent a abouti, en effet
à la création d'un véritable patriciat ; la gilde ne renferme
plus que les gros commerçants, ceux de laine et de drap
l'artisan en est systématiquement exclu, comme il Test déj£
de Téchevinage et il se constitue en petites corporations
d'étage inférieur. De là à la lutte il n'y a qu'un. ^as, et ce pas
est vite franchi. Le peuple jalouse le pouvoir communa!
accaparé par les bourgeois qui en ont fait une coterie ; i
s'adresse au comte et lui réclame très impérieusement à h
fois l'établissement d'un contrôle sur les magistratures
l'abolition de l'échevinage héréditaire, la représentation des
gens de métier dans le Conseil, la restauration des préroga-
tives des baillis, l'observation des règles relatives à la nomi-
nation de ces derniers, l'abrogation des privilèges de h
gilde, le droit pour chacun d'importer de la laine sans devoii
se faire afGlier à la Hanse de Londres.
Que fait alors le pratriciat ? Abandonné par son seigneur
ému avant tout de la perte de son autonomie communale, ei
voulant la recouvrer, il se tourne du côté du roi de France
Ce dernier était Philippe le Bel. La vraie politique française
eut été alors de profiter de ce mouvement des esprits en
Belgique, et non d'outre-passer les desseins du patriciat.
Mais Philippe commet des imprudences. Il ne se borne pas
à envoyer ses sergents à Gand, à Bruges et ailleurs ; il fail
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56Ô UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE
défendre son commerce avec son ennemie TAngleterre, il
introduit d^office en Flandre ses fatales réformes monétaires;
il ne se contente pas de secourir dans ce pays ceux qui font
appel à sa puissance, il les dompte, il les brise, il emprisonne
leur chef Gui de Dampierre comme Philippe-Auguste l'avait
fait pour Ferrand. C'en était trop. La Flandre se voit jouée,
elle se révolte tout entière. Seigneurs, bourgeois et artisans
oublient leurs querelles pour se retourner contre leur
ennemi commun ; Pierre DeConinck, un rustre, fait cause com-
mune avec Guillaume de Juliers, un descendant des comtes,
pour battre Robert d'Artois à Gourtrai en 1302. Et si la Wal-
lonie était perdue pour la Flandre, du moins cette dernière,
déjà libérée de l'autorité germanique, échappait pour jamais
à l'absorption française ; pour la première fois battait au cœur
du Belge l'émotion patriotique et le sentiment national :
l'œuvre du duc de Bourgogne devenait possible (1).
*
Pour la rendre réelle, il fallait éteindre les foyerà d'ébul-
lition locale, apaiser les rancunes des artisans et la compé-
tition des bourgeois, donner une assiette ferme aux consti-
tutions régionales, en particulier à celles de la Flandre, du
Brabant et du Pays de Liège ; en un mot il fallait unifier les
Pays-Bas. Ce fut l'œuvre du XIV* siècle, œuvre anonyme,
invisible aux contemporains, opérée sans parti pris, ni but
déterminé, par la seule évolution des événements.
Guillaume 1°' par un règne sage et tempéré pacifie le
Hainaut et la Hollande, canalise et facilite les mouvements
commerciaux de son territoire avec l'Angleterre. Les Dam-
pierre et les d'Avesnes oublient leur haine et disparaissent,
La démocratie artisane, wallonne ou thioise, relève la tête,
reprend place à côté des patriciens et souvent les éclipse.
La bourgeoisie urbaine est obligée de vider la place et de
se fondre avec la noblesse campagnarde pauvre dont elle
redore le blason. Les métiers reprennent, quand ils l'ont
perdue, la direction de la vie politique, ou du moins ren-
(1) Histoire de la Belgique, tome I, page 397.
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à;; •_ ""*^
UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE 567
trent dans la direction des affaires d'où ils étaient exclus.
Les princes, devenus tous puissants au XlIP siècle, sont
maintenant obligés de fractionner leur pouvoir et d'en par-
tager un morceau avec leurs sujets : à Liège, au moment de
la paix de Fexhe et du traité des XXII, en Brabant avec la
charte de Gortenbert et la Joyeuse Entrée, dans le Hainaut
avec les « journées » ou « Parlemens », ailleurs enfin avec
les « trois membres de Flandre ». Quant à la vie commer-
ciale, cette vie qui domine tout en Belgique, elle finit fatale-
ment par dominer Tétat social. Comtes, bourgeois, paysans,
tous ne se dirigent plus que par une pensée économique
Gand, Bruges et Ypres s'allient avec la France ou l'Angle-
terre, ou se désallient au mieux de leurs intérêts.
L'histoire de la Belgique au XIV® siècle est ainsi remplie
de mille détails ; c'est un véritable dédale, un labyrinthe oi
i chaque recoin se noue, se débat et se termine une lutte
individualiste, un combat souvent meurtrier. Bornée danî
son horizon, la vie y prend des proportions énormes, h
moindre fait y peut devenir un événement ou enfanter leî
conséquences les plus inattendues : « Par un singulier con-
cours de circonstances, la plupart des vieilles dynasties
nationales s'éteignirent dans les Pays-Bas, à peu d'intervalle
les unes des autres, pendant la seconde moitié du XIV® siè-
cle. Des maisons étrangères se virent appelées à hériter suc
cessivement tout d'abord du Hainaut et de la Hollande, puit
du Brabant et enfin de la Flandre, aux vieilles races prin
cières, qui portaient sur leurs écus ces lions figurant rnïcon
de nos jours dans les armoiries de la plupart des pro-
vinces belges, que leurs origines, leurs traditions et leurs
intérêts de famille se rattachaient étroitement au pays
dont l'histoire se confondait avec celle de ses divers
territoires, qui y avaient fondé la plupart des monas-
tères et qui y avaient doté les villes de leurs chartes
se substituèrent des suzerains ignorant les besoins, lei
mœurs et la langue des populations (1\ » La maison d(
Bavière et sa rivale, celle de Luxembourg, s'installent côte i
côte dans le Hainaut, en Brabant, et en Hollande. La fille d(
(1) Pircnne, Ilist, de la Belg., tome II, p. 160.
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568 UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE
Louis de Maie, Marguerite de Flandre, se marie au frère du
roi de France, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne.
Charles V est tout fier de ses négociations qui ont abouti à
ce résultat : il est loin de penser, ce roi sage, que le moyen,
employé pour rattacher la Belgique à son domaine, constitue
précisément la cause qui Ten éloignera.'
Louis de Maie ne s'inspire, en effet, dans sa politique, que
de ses seuls intérêts. Après le mariage de sa fille, il n^entre
nullement dans Talliance française, et la maison de Bour-
gogne qui possède en même temps la Flandre, Malines,
Anvers, Nevers, Rethel^ la Franche-Comté et la Bourgogne,
se sent déjà de taille assez élevée, d'âge assez mûr pour se
conduire elle-même, vivre d'une vie propre et autonome. Et,
à sa mort en 1404, le duc laissera de plus sa dynastie
maltresse du Limbourg, et en possession de la suprématie
sur les maisons voisines Wittelsbach et Luxembourg.
Philippe le Hardi et Jean sans Peur, toutefois, ne sont
nullement venus en Belgique avec l'idée d'y fonder un état
Leur but a été d'agrandir leur territorialité, et par suite leur
pouvoir, et d'arriver par ce moyen à vaincre leur parti rival,
les Armagnacs, à prendre en France ou du moins à la cour,
si Ton peut ainsi dire, le haut du pavé. Après le crime de
Montereau (10 septembre 1419), au . contraire « ce n'est plus
en France ni par la France, c'est hors de France et contre la
France, que la dynastie bourguignonne poursuivra Taccom-
plissementde ses desseins », et le premier acte de Philippe
le Bon est un acte de souverain indépendant, un traité d'al-
liance avec l'ennemi de ses ancêtres, le roi d'Angleterre (1).
Et cette conduite nouvelle s'explique : des intérêts
nouveaux ont surgi dans cette agglomération nouvelle, et
Philippe le Bon avec un art politique consommé se sert
de l'Angleterre pour se garder à la fois du côté de la
France et du côté de l'Empire, et pour achever du même
coup l'œuvre ébauchée par ses devanciers (2). Il conquiert
la Hollande, il fait l'acquisition du Brabant, il achète le
Namurois, il crée à sa maison cette magnifique situation, il
(1) Hist. de Belgique, tome II, p. 219.
(2) Loc, cit., tome II, p. 221.
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UNB NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE 569
rorne de ce prestige dont le roi Charles VII est obligé de
reconnaître et de consacrer l'existence par la paix d'Arras le
21 septembre 1435, et cela malgré les protestations nullement
platoniques de l'Empire à Test, et de l'Angleterre au delà du
détroit.
Quoi d'étonnant si le duc de Bourgogne songe alors au
titre royal ? Il étend son autorité du côté du Rhin, et plus
tard, après les batailles d'Othée et de Brusthem (1467), Charles
le Téméraire dominera cette principauté épiscopale de Liège
si originalement échelonnée le long de la Haute-Meuse, terre
classique de la plus ancienne liberté, si terriblement domptée
par les sacs de Dinant et de sa capitale !
Et ce n'est plus à posséder un simple litre royal, c'est
àjceindre la couronne de roi des Romains qu'aspire la na-
ture fougueuse et conquérante de l'ancien comte de Charo-
lais. Ironie du sort : son père, sans espoir d^ réussite, avait
vu toutes ses entreprises couronnées de succès au delà de ses
prévisions. Lui- croit que l'avenir lui appartient, il ne sait
pas se borner, s'arrêter au moment où la fortune ne sourit
plus, et il succombe à Granson et à Morat et il meurt sous les
murs de Nancy (1477).
La nature de cet Etit bourguignon, formé par le duc Phi-
lippe le Bon, et agrandi par Charles le Téméraire, il im-
porte de l'approfondir davantage puisque c'est cet Etat qui
donnera naissance aux Pays-Bas, et plus tard à la Hollande, à
la Belgique. C'est du reste sur cette étude que se ferme le se-
cond des deux remarquables ouvrages de M. Pirenne.
La constitution d'un nouvel Etat politique, résultat de
circonstances fortuites, donna naturellement une direction
nouvelle aux idées sociales. Au XV' siècle, l'édifice des trois
classes craque : la bourgeoisie foraine, la démocratie des
villes jadis la reine des cités, tombe en décadence ; le clergé
n'a plus le monopole de la science ; la noblesse abandonne ses
châteaux^ laisse passer son rôle de soldat à des armées de
mercenaires, substitue à la courtoisie formaliste et à la
politesse de caste, des mœurs mondaines plus raffinées, plus
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570 UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE
/
délicates, plus sociables ; elle perd son caractère féodal pour
graviter autour du trône ducal. Tout le pays enfin organise,
sousTinfluence des nouveaux maîtres, sa vie politique, admi*
nistrative^ économique et intellectuelle.
Ce n'est pas une constatation banale à relever, que de
remarquer que le système constitutionnel des Pays-Bas créé
au XV* siècle Ta été de toutes pièces ; que cette création a
été rapide, qu'elle a duré jusqu'à la fin du XVIII*, et que
pour Forganiser, les princes belges se sont inspirés des ins-
titutions françaises. « Il est incontestable, écrit M. Pirenne(l i,
que les ducs ^e sont largement inspirés de la France et il
n'y a là rien qui puisse étonner (2). Nulle part, en effet, les
principes fondamentaux de l'Etat moderne ne s'étaient déve-
loppés aussi complètement que dans ce royaume. Dès le
XV® siècle, les princes belges l'avaient pris pour modèle
dans leurs essais de réforme politique, et, en agissant de
même, la dynastie bourguignonne ne fiti^qu'entrer dans une
voie déjà tracée. Elle s'y avança à mesure que la réunion
des divers territoires des Pays-Bas en un seul corps d'Etat
exigea plus impérieusement la centralisation gouvernemen-
tale. Ce n'est donc point à cause de son origine étrangère,
c'est à cause des nécessités politiques qui s'imposèrent à elle,
qu'elle transplanta dans ses domaines un certain nombre
d'institutions françaises. Les Pays-Bas entretenaient d'ail-
leurs avec la France des rapports trop étroits pour pouvoir
échapper à son influence. Ils lui empruntèrent en partie son
système politique, comme ils lui avaient emprunté aupara-
vant la chevalerie et la paix de Dieu. » En Flandre, le 15
février 1386, s'établit la chambre de Lille, et bien différente
de l'ancienne Audience, cette administration n'est pas seule-
ment un tribunal, c'est aussi une cour des comptes. « En
même temps qu'elle exerce la juridiction sur les baillis
ducaux, juge en appel les causes portées, devant elle, poursuit
d'office les délits contre Tordre public (guerres privées,
(1) Hist» de Belgique^ tome II, p. 345, 346.
(2) Les institutions monarchiques françaises passaient, dans les Pays-Bas,
depuis le XIV' diccle, aux yeux des princes et de leurs conseillers, comoM
le modèle à imiter. Voy. par exemple Philippe de hcyàe^ Du cura reipublicae,
p. 39.
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UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE 57t
pillages des soldats^ oppression des faibles par les puis-
sants), elle doit encore reconstituer le domaine princier,
veiller à sa bonne administration, entendre les comptes de
tous les receveurs et* officiers de finances de son resïjort.
Ces attributions forment même la partie la plus importante
et la plus lourde de ses devoirs (1) ». La langue qu'on y parle
est le français; mais au Conseil de Flandre à Gand, les parties
peuvent parler et plaider en flamand. En Hainaut le grand-
bailli, en Luxembourg le lieutenant-gouverneur impriment à
Tadministration un caractère régulier et centralisateur.
Partout les Conseils, sous Tautorité directe des ducs, unifor-
misent Faction de la justice. « En quelques années on vit
disparaître les restes encore nombreux de la vieille procédure
formaliste du moyen âge, ainsi que le duel judiciaire et les
guerres privées. La justice fut désormais la môme pour tous ;
on ne fit plus de distinctions entre les plaideurs ; les enormia
delictay jadis si facilement remis à ceux qui pouvaient les
racheter, furent impitoyablement poursuivis (2) ». Et cette
transformation s'opéra sans bruit, car le rôle en demeura
toujours attribué à des juges nationaux, et Temploi des lan-
gues resta constamment réglé, au désir des gens.
C'est dans le nouveau gouvernement central qu'il y eut
au contraire affluence de l'élément étranger. Et ce gouver-
nement est tout à la mode française avec son chancelier
tout puissant, d'abord ecclésiastique puis laïque, d'abord à
temps puis à vie ; avec ses secrétaires du duc, véritables
mandataires du prince ; avec ses maîtres des requêtes ; avec
son grand conseil surtout, collège permanent, à la fois con-
seil d'Etat et cour de justice que Charles le Téméraire
scindera en deux en décembre 1473, pour constituer le Par-
lement de Malines et le grand Conseil ; avec enfin ses trois
chambres de comptes de Lille, de Bruxelles et de La Haye.
Tel qu'il est, cependant, ce gouvernement « ne plonge pas
ses racines dans la tradition populaire ...Il faut y voir beau-
coup plus le gouvernement de la maison de Bourgogne que
le gouvernement des Pays-Bas... Il faut y voir en somme
une monarchie tempérée », car « la liberté politique, bannie
(1) Hist. de Belgique, tome H, p. 35t.
(2) Hist. de Belgique, tome II, p. 358.
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ft72 UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE
du gouvernement central, s'est conservée vivace dans les
provinces ; [et] le droit de voter l'impôt, non seulement s'est
maintenu intact, mais c'est à lui [à ce pouvoir ducal] que Von
doit, à la fin du règne de Philippe le Bon< la création des
Etats généraux qui ont cimenté l'unité politique des pays de
par deçà et achevé ainsi dans la nation l'œuvre commencée
par le pouvoir princier. Les grandes assemblées constituent,
une de ces principales « nouveautés » que les ducs de Bour-
gogne empruntèrent à la France (1) », nouveauté qui permit
du reste au souverain bourguignon d'affaiblir l'individualisme
régional et qui devint dans la suite la vraie et l'unique repré-
sentation politique du pays. En effet, « le gfand privilège im-
posé en 1477 à Marie de Bourgogne leur reconnut le droit de
s'assembler quand ils le voudraient, et de s'opposer à toute
guerre entreprise sans leur consentement (2) ». En résumé,
c'est le pouvoir qui passe des villes et des principautés aux
ducs, comme il avait passé jadis des féodaux aux cités.
Dans l'ordre* économique, même évolution. Autrefois l'é-
conomie urbaine s'était substituée à l'économie domaniale ;
celle-là commence maintenant à . s'effacer devant l'économie
de l'Etat. « Les grandes communes cherchent vainement à
résister au courant qui les entraine. Elles s'épuisent à lutter
pour des franchises et des monopoles également incompa-
tibles avec les phénomènes sociaux et économiques qui se
manifestent dès la fin du XIV® siècle (3). » Ces phénomènes,
ce sont l'unification monétaire (4), le libre parcours entre
les provinces, l'ordre et la sécurité indispensables au com-
merce. Ces changements, utiles à tous, n'allèrent pas évi-
demment sans cahots. L'industrie drapière de la Flandre et
du Brabant succombe sous le poids de la concurrence
anglaise ; Bruges décline de son apogée capitaliste et s*é-
touffe elle-même sous l'oppression de son vieux régime de
protection à outrance. Mais alors aussi naît l'industrie de la
(1) Uist. de Belgique, tome II, p. 377.
(2) Loc, cit., p. 379.
(3) Uist. de Belgique, tome II, p. 380.
(4) C'est Charles le Téméraire qui introduisit l'usage de frapper en
chiffres arabes le millésime sur les monnaies. Cet usage fat plus tard
adopté en France. Cf. Pirenne, tome II, p. 385.
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UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE 573
toile ; Anvers devient une métropole commerciale d'esprit
cosmopolite et ouverte à tous ; Amsterdam, plus au nord,
natt et grandit sous les robustes efforts d'un peuple encore
jeune et frais émoulu ; la population rurale introduit dans la
culture d'incessants progrès, u La disparition de l'omni-
potence des grandes communes affranchit le paysan de la
subordination politique et économique où il était tombé au
XIV* siècle. 11 put librement se livrer à l'industrie, et il
posséda dans les conseils de justice un recours contre les
échevinages urbains. D'autre part, les dernières traces du
régime domanial disparurent alors dans le pays-plat. La
noblesse cessa de se mêler encore de l'exploitation de ses
terres et se contenta d'en percevoir le revenu. Ce qui sub-
sistait des droits de main-morte et de corvée fut remplacé
par de simples taxes. Le bail à ferme, introduit dans les
Pays-Bas dès la fin du Xll" siècle, se généralisa. L'achat de
nombreuses terres par des bourgeois riches et des fonc-
tionnaires du prince commença de faire brèche dans le
monopole exclusif que la noblesse et l'Eglise avaient jus-
qu'alors exercé sur le sol. La diffusion du capital mobilier,
la mobilité croissante de l'argent permirent de transformer
la terre en un objet de commerce. Enfin la longue paix dont
on jouit sous Philippe-le-Bon, la meilleure répartition de
l'impôt, la disparition des guerres privées, l'augmentation
de la sécurité et la facilité plus grande des communications
furent autant de bienfaits dont les classes agricoles jouirent
plus encore peut-être que le reste de la population (1). »
Aussi s'explique-t-on qu'il faille réduire à de très faibles
proportions l'importance du règlement promulgué en Brabant
en 1459 et appliqué en Flandre en 1461 au sujet de la men-
dicité. Aussi s'explique-t-on mieux encore le contentement
général des deux millions de sujets du bon duc Philippe :
« Leurs villes s'ornent d'ornements ; la fertilité de leurs
campagnes étonne les voyageurs. Comparés à la Bourgogne
« qui n'a point d'argent et sent la France (2) », il regorge de
bien-être. On y sent la joie de vivre, le sensualisme épais et
(1) Pirenne. Jffist» de la Belgique, tome II, p. 406.
(2) Gachard, Documents inédits, tome I, p. 220.
E. F. — X. — 38
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^rr
574 UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE
luxuriant qui, depuis lors, est resté un des traits caractéris-
tique des mœurs nationales. Les étrangers s'émerveillent du
luxe des vêtements, des « convis et banquets plus grans et
plus prodigues que en iiul autre, des baignoiries et autres
festoyements avec femmes, grans et désordonnez (1) ».
Cette époque de formation politique et économique est
aussi le temps où la littérature et Tart prennent une tournure
d'originalité. Les souverains, loin de soulever la question des
langues, autorisent officiellement Tusage du français et du
thiois, celui-là restant employé par les classes dirigeantes.
Et apparaissent alors, au pays de Maerlant, des poètes comme
Jean Boendale (c. 1280-1365), des prosateurs mystiques
comme Jean Ruysbroech (1294-1381) ou Gérard de Groote
avec ses libri teutonici qui forment « la fleur de la littérature
néerlandaise à la fin du moyen âge » ; des chroniqueurs
comme les wallons Jean le Bel et Froissart, Jean d'Outre-
meuse, Jacques de Henricourt et Jean de Stavelot, et plus
tard Monstrelet et le flamand Georges Châtelain. « Ce der-
nier, écrit Gaston Paris, devint le père d'une école littéraire
bourguignonne qui eut, pour chefs successifs après lui, Jean
Molinet de Yalencienncs et Jean le Maire de Belges et qui
en France même, à la fin du siècle, triompha avec Guillaume
Crétin et Jean Marot (2) ».
Plus encore que les lettres, Tart belge devient national ;
c'est que « le siècle de Jacques Van Artevelde a rendu possi-
ble le siècle des Van Eyck », et celui de Memling. L*empioi
de la peinture à Thuile par un flamand (3) donne aux tableaux
cette chaleur et plus tard ce coloris que Tartiste chercherait
vainement chez les primitifs italiens aux lignes si pures, aux
dessins si nets. Et de toutes parts voici une forêt entière
d'édifices qui surgissent du sol sous l'inspiration des archi-
(1) Comniines, éd. Dupont, tome I,p. 20. — Pirenne, Hist. de la Belgiqaet
tome 11, p. 382
(2) Pirenne, Uist. de Belg. tome II, p. 425. — A la suite des poètes wallons
qui écrivent en roman, il est bon d'ajouter Watriquet dont les dits ont été
publiés en 1868, par Scheler.
(3) Voyez, dans un des petits cabinets du Louvre, un de ces petits tableaui
flamands peints à l'huile, mais où la perspective est «ncorei l'état d'eiiibryi»i|
La Vierge au donateur.
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UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE 575
tectes : rhôtel-de-ville de Bruges, commencé en 1376, celui
dé Bruxelles (1402-1404), celui de Louvain (1448), de Mons,
de Damme, d'Alost, de Gand, d'Audenarde, de Middelbourg,
de Saint-Quentin et d'Arras. Ce ne sont plus des forteresses
que Ton construit, ce sont, semble-t-il, des reliquaires à pro-
portions immenses ; des villes entières deviennent de véri-
tables musées, comme Bruges ; des centres comme la Grand'-
Place de Bruxelles semblent le rendez-vous des chefs-
d'œuvre.
C'est ici, à la fin du XV'' siècle, à la mort de Charles le
Téméraire, que s'arrête pour le moment, VHistoire de
Belgique de M. le professeur Pirenne. Le résumé rapide qui
précède montre avec quelle ampleur le savant écrivain a
traité son sujet, avec quelle compétence il s'est mis à son ou-
vrage, avec quelle justesse de coup d'oeil il a jugé des évé-
nements où l'élément individualiste fait trop souvent perdre
de vue la marche des idées qui mènent le monde. Sera-t-il
permis au lecteur, enfermant le livre, d'exprimer une de ces
impressions ?
La Belgique, le pays des monuments aux pignons roses, des
maisons à façades grises, ce pays des immortelles et poétiques
béguines que le monde entier connaît de nom et qui ne flori-
renf ^'^ox. Pays-Bas (1), la Belgique, d'après son nouvel
historien, est cfe s^aaiture un « pays frontière ». C'est à l'aide
de celle notion, enseigne totr^^urs M. Pirenne, que Ton peut
comprendre toute la série des événemwits qui se sont déroulés
sur son territoire. Je m'en voudrais de contrecarrer l'opinion
d'un homme autorisé comme Test M. Pirenne. Mais sera-t-il
(I) M. Pirenne donne une très juste idée de la béguine : « Le béguinage
répondait parfaitement aux nécessités de la vie bourgeoise : ce fut, pour les
villes belges du moyen âge, une manière de résoudre « la question féminine ».
La béguine ne fait pas de vœux perpétuels. Elle peut rentrer dans le monde
et se marier. La vie qu'elle mène n'est pas exclusivement contemplative : si
ses ressources ne lui permettent pas une existence indépendante, elle a re-
cours au travail manuel. Beaucoup de béguines s*adonnent au XIII<^ siècle à
l'industrie de la laine ; d'autres instruisent les enfants de la bourgeoisie. La
prospérité des béguinages fut inouïe au XIII*. siècle. » {Ilisl. de Belgique
tome I, p. 334-335.)
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576 UNE NOUVELLE HISTOIRE DE BELGIQUE
au moins loisible d'élever un doute, de poser une question ?
La Belgique, avant tout, parait bien être un pays de com-
merce et d'industrie, et telle est bien en effet sa vocatioD.
Ce qu'elle a toujours cherché premièrement, ç*a été non sa
liberté politique, mais son autonomie commerciale et elle n'a
jamais voulu celle-là que pour posséder celle-ci. Toujours
les Belges sont Celtes' ou Allemands, Guelfes ou Gibelins.
Anglais ou Français « non par conviction, mais par calcul (1) ».
Si la communauté politique finit par s'établir aux Pays-Bas,
c'est parce qu'elle facilite les rapports économiques (2). Liège
ne compte guère dans l'histoire que du jour où l'exploitation
du charbon et la fabrication des armes font de cette ville une
grande cité industrielle (3). Au fond ce sont toujours les mé-
tiers, artisans ou patriciens, minores ou majores^ qui dirigent
la politique jusqu'au XV* siècle ; les relations avec l'Angle-
terre naissent, grandissent, s'affaiblissent ou disparaissent
selon les besoins commerciaux (4) ; c'est l'argent ou le capi-
taliste qui désigne les détenteurs du pouvoir (5). C'est une
raison économique encore qui maintient à tout prix le bilin-
guisme, afin de favoriser les rapports avec les peuples d'ori-
gine latine et ceux de provenance teutonique. Caria Belgique
est un pays souverainement riche, son sol est phénoménale-
ment productif, son peuple actif, agricole et industrieux, et de
toute nécessité elle doit écouler ses propres produits qui lui
sont sa richesse, écouler ceux des pays voisins qui passent en
transit sur son territoire et lui constituent un moyen de revenu.
Aussi croirions-nous être plus dans le vrai, non en disant
que l'histoire de la Belgique et des Pays-Bas est proprement
celle d'un pays de frontières, mais en prétendant que l'histoire
personnelle, particulière et spéciale de la Belgique, au moins
jusqu'à la fin du XV' siècle, c'est l'histoire de son commerce
et de sa vie économique. Pour le reste, son histoire se con-
fond presque toujours avec celle des peuples ses voisins.
F. UbALD n'ALENÇON.
(1) Pirenne, Hist. de Belgique, tome II, p. 6.
(2) Loc^ cit, tome II, p. 157.
(3) Loc. cit. tome II, p. 262.
(4) Loc. cit. tome II, p. 94.
(5) Loc. cil. tome II, p. 63.
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MALADIES INTELLECTUELLES
Suite (1)
Dilettantisme — Intellectualisme — Action sÉPAnÉE.
« L^homme qui ne médite pas vit dans raveuglement ;
rhomme qui médite vit dans Tobscurité : nous n^avons que
le choix du noir (2) ».
Cette boutade d'un poète qui, ce jour-là, devait sûrement
broyer du noir y est la formule exacte, en deux mots, du pes-
simisme intellectuel.
C'est aussi la pensée peu agréable qui doit, ce nous sem*
ble, hanter constamment une âme imprégnée de criticisme
de Kant. N'est-ce pas, en effet, vivre dans l'obscurité, ou
plutôt dans le plus pénible aveuglement, que de ne rien voir
autour de soi, quoi qu'on ouvre les yeux de tous côtés ? Que
m'importent les phénomènes ou les reflets de mon intelli*
gence, si ces reflets ne m'apprennent rien, s'ils n'ont pas de
valeur objective ?
Et dès lors, si le résultat de la science n'est qu'une igno-
rance plus savamment, c'est-à-dire, plus solidement établie,
s'il est décidément prouvé que l'intelligence est impuissante
à atteindre. le vrai ; à quoi bon la mettre à la torture dans la
poursuite d'une chimère ? Pourquoi renouveler, dans notre
siècle positiviste, les stériles enthousiasmes des Chevaliers ^
de la Table Jionde ? Le seul parti à prendre, le seul raison-
nable est celui-ci : laisser là les problèmes de la métaphysi-
que, de la philosophie, etc., tous les problèmes ; se débar-
rasser une bonne fois de ce cauchemar : quid est veritas ?
dév^elopper tant bien que mal, ou plutôt, le moins mal
possible, à travers les phénomènes, la seule réalité dont
on ait une conscience suffisante, sa propre vie :
(t) Voir la livraison de septembre 1903.
(2) Victor Hugo, Shakespeare.
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578 MALADIES INTELLECTUELLES
Voiler les cieux
' Passer comme un troupeau, les yeux fixés à terre
Kt renier le reste. .
C'est ce qu'enseignait déjà Pyrrhon, après avoir démoli,
lui aussi, l'œuvre scientifique si péniblement édifiée par
Socrate, Aristole et Platon. Sur le problème ardu de la
vérité, disait-il, la sagesse nous ordonne de suspendre notre
assentiment. Notre intérêt nous le conseille aussi, car cette
étude, féconde en déceptions, semée de difficultés, ne
pourrait nous imposer que fatigue sans profit d'aucune
sorte.
I
Eh bien ! Pyrrhon avait tort ; et après lui se tromperaient
fort ceux qui, au sortir de Técole de Kant, jugeraient la vie
intellectuelle nuiôible à Thumanité. Le raisonnement de
Pyrrhon était par trop simpliste. Il avait bien posé les vraies
données du problème intellectuel ; mais il n'avait pas sut
de ces prémisses, tirer la seule conclusion légitime.
Que l'intelligence no puisse pas sauter hors d'elle-même,
pour atteindre la réalité extérieure ; qu'elle ne puisse pas
non plus l'attirer dans son propre sein, pour s'en pénétrer,
et en reproduire une représentation exacte : tout cela est de
la plus nette évidence. Mais pourquoi donc alors^ réclamer
tout cela de l'intelligence ? Et pourquoi la bouder quand
elle ne réussit pas à faire l'impossible ? Ce qui gâte, ce qui
empoisonne la vie intellectuelle, c'est qu'on s'obstine à ne la
considérer que comme un moyen, alors qu'elle est une fin.
Tous les êtres qui nous entourent trouvent d'instinct la loi
de leur existence : ils prennent au dehors, comme ils peu-
vent, les matériaux qui leur conviennent ; ils les transfor-
ment en eux-mêmes, ils se les assimilent, et le cycle de
leurs opérations vitales est achevé, quand cette œuvre est
accomplie. Quelle aberration de ne pas accepter la même
loi pour la vie intellectuelle ! Et, d'un point de vue plus
large, quand les êtres inférieurs sont à eux-mêmes leur propre
fin, quelle iniquité de faire de l'âme humaine, intelligence et
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MALADIES INTRLLBCTURLLBS !i7»
volonté, un instrument, une esclave au service d*un féti(
métaphysique !
La vie est une promenade, et Terreur, cause de tou
nos déceptions, c'est de la considérer comme un voya
Elle est une charmante promenade à travers la réa
ou ce qu'il est d'usage d'appeler de ce nom. L'intc
gence qui vit et qui pense est comme une abeille
quête de miel. Une idée, un sentiment, une émotif
une forme de vie, une conviction : aulant de fleurs (
nous pouvons à notre gré (aire épanouir sous nos p
et chacune de ces fleurs distille pour nous, dans son cali
une goutte de miel. Comme Tabeille, reposons-nous donc
moment sur les bords de chaque corolle, prenons le gr
de sucre et d'or, puis allons butiner ailleurs, et de l'en
loppe qui va se dessécher et tomber, n'ayons plus au(
souci. Gorgés ainsi de ce qui se crée autour de nous de p
délicat, de la moelle des choses, rentrons de temps en ten
dans la ruche, c'est-à-dire, renfermons-nous dans nos p
sées pour imprégner tout cela des qualités de notre espr
il est assez fécond et assez riche pour faire lui-même, com
Tabeille, l'aliment de sa vie et la substance de son bonhe
Et le miel ainsi formé, mixture exquise de la sav^i^r <
sentiments, de l'éclat des pensées, de la grâce des imag
ce miel sera notre aliment et notre breuvage, et toute no
vie consistera à nous en nourrir. Après cela, que ces idé
que ces sentiments, etc., nous viennent de la philosopli
de la littérature, de la religion, de la morale, de l'histoin
qu'importe ? La forme n'est rien, c'est le suc qui nourrit.
Il faut donc savoir donner un sens délicat à ces expr
sions si lourdes : rechercher la vérité, se connaître s
même, le monde et Dieu, choisir entre le vrai et le faux,
bien et le mal. Et ce sens délicat qu'il leur faut donner
celui-ci: dans les idées, dans les affections, prenez ce (
vous plait, ce qui est pour vous la goutte de miel, laissez
reste, laissez surtout l'absinthe. Pensez, écrivez, parlez, n
pas avec la sotte prétention de faire adopter par les autres
qu'ils appellent vos idées, vos convictions, mais pour
plaisir très fin de voir briller et comme trotter devant vc
des formes élégantes. Faites refléter vos pensées, vos ser
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bêO MALADIES INTELLECTUELLES
ments^ dans la parole ou dans le livre afin de pouvoir ainsi,
comme sur un miroir, vous donner un baiser à vous-même.
Critiquez, jugez tout, pour les délices que vous trouverez à
le faire, mais non pas avec le désir de démêler le vrai du
faux. Il n'y a pas, encore une fois, de vrai ni de faux, ou
plutôt, tout est vrai qui plaît à Tintelligence, et le reste est
faux. De même, tout est bien qui chatouille agréablement
une sensibilité cultivée ; tout est mal qui vous inspire de la
répugnance.
<c Jouissons du monde tel qu'il est. Ce n'est pas une œuvre
sérieuse, c'est une farce, Tœuvre d'un démiurge jovial.
La gaîté est la seule théologie de cette grande farce (1) ».
« Qu'est-ce qui sauve ? Eh ! mon Dieu ! c'est ce qui donne
à chacun son motif de vivre. Pour l'un c'est la vertu ; pour
l'autre l'ardeur du vrai ; pour un autre l'amour de l'art ;
pour d'autres la curiosité, Tambition, les voyages, le luxe,
les femmes, la richesse ; au plus bas étage, la morphine et
l'alcool. Les hon^mes vertueux trouvent leur récompense dans
la vertu même ; ceux qui ne le sont pas ont le plaisir (2) »,
(c C'est une grande niaiserie que le connais-toi toi-même
de la philosophie grecque. Nous ne connaîtrons jamais ni
nous ni autrui. 11 s'agit bien de cela !... Il se peut que l'in-
telligence nous serve quelque jour à fabriquer un univers:
à concevoir celui-ci, jamais ! Aussi bien est-ce faire un usage
inique de l'intelligence que de l'employer à rechercher la
vérité. Encore moin^ peut-elle servir à juger selon la justice
les hommes et leurs œuvres Mais où elle sertie mieux,
et où elle donne le plus d'agrément, c'est à saisir çà et là
quelle saillie ou clarté des choses, et à en jouir sans gâter
cette joie innocente par esprit de système (3) ».
Cette nouvelle manière de pratiquer le scepticisme, « dis-
position d'esprit très intelligente à la fois et très volup-
tueuse » s'appelle le dilettantisme.
Le dilettantisme est une maladie intellectuelle de date très
récente. Vers 1872, Littré, écrivant son dictionnaire, expri-
(1) Renan, Le Prêtre de Né mi, p. 98.
(2) Renan, Feuilles détachées, p. 382.
(3) Anatole France, Le Jardin d'Epicure, p. 77.
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MALADIBS mTEtLBCTUJSLLES 58f
mait ainsi le sens de ce mot : a goût très vif pour la musique,
surtout pour la musique italienne ».
Evidemment ce n'est pas là la chose que nous entendons
aujourd'hui sous ce terme ; et si Littré, homme de cons-
cience, n'a pas donné un autre sens au mot dilettantisme,
c'est qu'il n'en avait pas d'autre à cette époque.
Le dilettantisme est un héritage que nous a laissé Renan,
après l'avoir créé et mis à la mode chez nous. Et il en est
si bien l'auteur et le père, que le dilettantisme s'appelle
aussi, de son nom, Renanisme, Le Renanisme exprime ce-
pendant quelque chose de plus raffiné encore dans la volupté
intellectuelle : il est la fine fleur du dilettantisme que seules
peuvent cueillir quelques intelligences d'élite.
Renan ne fut pas toujours... renanien,,. Il fut même tout
d'abord exactement l'opposé. Quand, en 1845, il jugea que le
progrès de ses idées lui faisaient un devoir de quitter le
séminaire et l'habit ecclésiastique, à cette époque, s'il ne
croyait plus à la théologie, ni peut-être à la philosophie, il
croyait au moins, et fermement, à. la science. En rejetant
l'idéal de la vie sacerdotale, il ne renonçait pas, loin de là,
à tout idéal, et dans ses rêves, de jeunesse intellectuelle la
science et la vertu lui apparaissaient non pas certes comme
des matières à jouissance, mais avec un caractère sacré,
comme des idoles auxquelles il allait consacrer tout son
temps, pour lesquelles il vivrait volontiers loin du bruit,
loin des hommes. Il prenait alors la vie fort au sérieux. « Le
but de l'humanité, disait-il, n'est pas le bonheur : c'est la
perfection intellectuelle et morale. Il s'agit bien de se repo-
ser, grand Dieu ! quand on a l'infini à parcourir et le parfait
à atteindre. » Il s'élevait avec conviction contre « cette légè-
reté à laquelle on fait trop d'honneur en lui donnant le nom
de scepticisme, et qu'il faudrait appeler niaiserie et nullité ».
Enfin, il apostrophait en termes très vifs les sceptiques qui
ne croyaient pas à la raison, à la dignité de Thomme, à tout
ce qui est vrai, à tout ce qui est beau. Ce fut dans ces dispo-
sitions qu'il écrivit, en 1848-49, V Avenir de la Science.
Pourquoi ne publia-t-il ce travail qu'en 1890 ? Je ne saurais
le dire : mais ce que tout le monde conijaît, c'est qu'à cette
époque ce livre était un anachronisme. Renan lui-même.
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582 MALADIES INTftILBGTtJELLES
relisant alors ces pages de sa jeunesse où il avait mis beau-
coup de conviction avec des enthousiasmes étranges, les
jugeait « d'un sectaire ».
C'est qu'il n'était plus l'austère, quoique bien fantaisiste
savant, qui naguère cherchait à reconstruire avec les ruines
du passé, r Histoire du peuple (T Israël^ — V Histoire des
langues sémitiques ^ — les Origines du Christianisme. Il
était l'auteur des Dialogues et drames philosophiques^ — de
Calibany — de l'Eau de Jouvence, — du Prêtre de Nemi^ —
de VAbbesse de Jouarre, — des Discours et Conférences^ —
de V Examen de Conscience philosophique. Il avait déjà, selon
l'expression de M. Séailles « renversé l'ordre d'une belle
vie. » Dans la première période de cette vie il avait fait
espérer une fin imposante, « un coucher de soleil dans
une gloire, » — et il donnait « un coucher de soleil derrière
les tonnelles ».
Renan chercha quelque temps, — sincèrement, il faut le
croire, — la vérité et la solution du problème de la vie. Mais
bientôt, n'ayant pu trouver ni Tune ni l'autre, il prit galment
son parti de les ignorer et se mit, aux applaudissements
d'une jeunesse corrompue et frivole, à rire de tout, à se
moquer de tout. Faisant école, il apprit à cette jeunesse à se
mouvoir avec une parfaite aisance au milieu des plus graves
incertitudes. Il mourut, on le sait, dilettante impénitent.
M. Jules Lemaitre s'est habitué, je pense, depuis long-
temps, à se voir compter au rang des disciples de Renan.
Chose curieuse, il commença lui aussi, par brûler ce qu'il
devait plus tard adorer. Il débuta dans le monde littéraire,
par un article sur Renan. Et c'était presque pour maudire,
non pas l'auteur, — M. Lemaitre fut toujours trop aimable
pour cela, — mais son œuvre et son système.
c( Etonné, irrité même de trouver en ce sceptique un gai
vieillard content de soi, content des autres, content de Tuni-
vers vide, content d'un Dieu qui n'existe pas encore, mais
qui se forme peut-être, le jeune écrivain lui reprochait d'a-
voir tué la joie, l'action, la paix de l'âme, la'sécurité, la vie
morale, et de se moquer du pauvre monde en ses subtiles
métaphysiques » (1).
(1) Ed. Rob, Les Idées Morales du temps pre5en<,6« édition, Perrin, p. 127.
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MALADIES INTELLECTUELLES 58â
Mais bientôt, plus vite que Renan, il fit son meà culpà de
ce premier jugement, et renonçant à être un sectaire, il
devient le dilettante que chacun connaît.
Nous devrions dire plutôt : le dilettante que chacun a
connu, car il faut rendre à M. Jules Lemaitre cette justice
que depuis plusieurs années déjà son beau talent fait de très
sérieux efforts pour se débarrasser du manteau élégant mais
funeste du dilettantisme. Sous la pression des événements
actuels son cœur a trouve des trésors de colère contre les
malfaiteurs politiques ou autres. Les leçons de la vie lui
ont fait ouvrir les yeux, et aujourd'hui, le Président de La
Patrie Française ne voudrait plus, j'en suis sûr, mêler ses .
sabots à ceux des dilettantes. Renan aurait raison de l'appe-
ler un <c sectaire » — c'est-à-dire, dans son langage, un con-
vaincu, un homme qui appelle bien ce qui est bien, mal ce
qui est mal... et par conséquent aussi Renan un corrupteur.
La seule attache qu'on puisse reprocher à M. Jules Lemaltre
de garder encore avec son dilettantisme passé, c'est la diffi-
culté qu'il éprouve à se faire une doctrine et à passer à
l'action. Mais plût au ciel qu'il n'y eût que lui, en France, à
mériter ce reproche !
M. Anatole France reste peut-être le seul disciple fidèle à
Renan. Il n'aura pas, lui, à redevenir un sectaire : il Ta tou-
jours été, mais dans le sens ordinaire et vrai du mot, et il le
restera sans doute toujours. Sous le voile transparent d'une
indifi^érence renanienne à l'égard de tout idéal, de toute mo-
rale, de toute religion, il cache, ou plutôt il laisse voir à
chaque occasion sa haine contre la religion et la morale chré-
tiennes. Il est incapable, lui, d'imprimer dans sa physiono-
mie les traits durables de ce dédain transcendant, mais placide
et souriant, qui a fait de Renan le type achevé d'un sceptique
bonhomme. On ne trouvera pas non plus dans ses écrits la
critique sans fiel, la riche amabilité qui ont tant aidé au succès
des œuvres de M. Lemaltre. 11 semble ne s'être mis à l'école
de Renan que pour combattre le premier idéal du maître, et
il semble ne restersur ses traces, que pour soutenir et accen"
tuer ses négations. Le discours de Tréguier n'est guère d'un
vrai disciple de Renan, mais il est bien de M. Anatole France.
Renan a disparu ; M. Lemaltre maltraite aujourd'hui l'idole
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584 MALADIES INTELLECTUELLES
à laquelle il avait d'abord sacrifié ; M. Anatole France ne lui
rend un culte que pour la forme, et pour masquer son im-
piété: de vrais professionnels du dilettantisme ^il n^ en a
guère plus: le dilettantiéme peut donc être considéré comme
mort.
Il a reçu du reste^ quelques coups qui Tont bien aidé à
mourir, peut-être plus tôt que ne l'auraient désiré ses fidèles.
En 1894, M. G. Léailles ramassait d'une main frémissante
le fouet que M. Lemaltre avait laissé tomber à terre, et dans
son Ernest Renan (1) flagellait de bonne et franche manière
le corrupteur qu'on s'était trop habitué à nommer avec
onction le gai, mais inofl'ensif vieillard.
L'année suivante, M. l'abbé Félix Klein, par quelques
études : Autour du Dilettantisme (2) complétait le réquisitoire
déjà fort chargé en sortant des mains de M. Séailles.
M. Brunetière s'est toujours montré l'ennemi impitoyable
du dilettantisme ; il Ta surtout poursuivi sur le terrain de la
critique littéraire.
M. Le vicomte E.-M. de Vogué initié de bonne heure à la
vie sérieuse et pratique n'a jamais caché son profond mépris
pour cette école.
Enfin M. Paul Bourget qui « prend au sérieux, presque au
tragique, le drame qui se joue dans les intelligences et dans
les cœurs de sa génération, affirme assez qu'il croit à Timpor-
tance infinie des problèmes de la vie morale » (3) et pour cela
nous le comptons aussi parmi les adversaires du dilettantisme.
Nous ne connaissons aucun talent de valeur qui veuille
encore aujourd'hui s'affubler des livrées du dilettantisme et
nous en trouverons au contraire tout-à-l'heure quelques-uns
qui les rejettent avec horreur. Le dilettantisme est démodé.
Aussi croyons-nous bien inutile d'en faire voir tout au long
les défauts. Cependant durant les quelques vingt ans qu'il a
été en grand honneur, siégeant au Collège de France ou
dans les grandes chaires officielles, il a eu le temps de répan-
(t) Ernest Renan, Essai de biographie psychologique,
(2] Autour du Dilettantisme . LecofTre, 2* édition, 1895.
(3; P. Bourget, Essai de Psychologie contemporaine y p. VII. Voir aussi
la Préface qu'il a écrite en tête de l'édition. complète de ses oeuvres en 1900.
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MALADIES INTELLECTUELLES 595
dre un parfum empoisonné, et ce parfum nous le respirons
encore. Quelques âmes anémiées, âmes de jeunes gens ou de
femmes, incapables de s'élever jusqu'aux vues mâles et fermes
qui chassent à tout jamais le scepticisme, de quelque nuance
qu'il soit, se laissent griser par ses émanations capiteuses.
Elles ont trop de mollesse pour se soumettre au labeur aus-
tère de la recherche consciencieuse du vrai et de la pratique
du bien, et elles trouvent très fin de se décerner quand même
un brevet d'intelligence supérieure en se moquant de toutes
les questions ; très commode aussi de se couvrir contre les
reproches de la conscience d'un scepticisme de si élégante
allure ; très pratique enfin de se faire une source de délices
de cela m/^me qui cause le tourment d'autres âmes.
A ces jeunes gens, à ces femmes nous dirons seulement
ceci : c'est une indigne profanation que de faire servir de
pourvoyeurs à la volupté, quelque raffinée qu'on la veuille,
une intelligence qui n'a faim et soif que d'un air plus pur,
d'une lumière plus sereine. L'intelligence est à elle-même sa
propre fin : soit, mais sa fin alors, c'est une perfection plus
haute, une vie plus intense; et seule la lumière du vrai, en
la pénétrant, en la transfigurant peut lui donner la splendeur,
la vie et la beauté.
Ah ! sans doute l'intelligence, surtout quand Dieu Ta don-
née vive, pénétrante, capable de saisir et de goûter le vrai,
le beau et le bien, Tintelligence peut être la source des plus
pures jouissances : mais c'est à la condition qu'elle reste dans
son rôle et qu'elle ait son aliment, car le plaisir n'est la fleur
que de l'acte sain et parfait. Il est une manière de jouir,
presque animale, qui répugne à l'intelligence parce qu'elle
s'y ruine, parce qu'elle s'y dégrade, tout comme il y a une
manière de se servir du corps qui Fépuise et ruine la santé.
Au jeu voluptueux de se porter tour à tour vers toutes les
formes diverses de la vie, et de se prêter à toutes ces formes
sans se donner à aucune, on peut acquérir une certaine
souplesse d'esprit qui parait distinction ; mais on y perd à
tout jamais le sens du vrai, du juste, du bien, du beau. Or,
cela, c'est un suicide intellectuel, suicide joyeux et distingué
tant que l'on voudra, comme celui de Pétrone dans Quo
VadiSy mais un suicide tout de même, c'est-à-dire un crime.
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586 MALADIES INTELLECTUELLES
Le dilettantisme, jugé seulement d'après ses effets sur
rintelligence, est « une tendance désastreuse, j'allais dire
sacrilège, puisqu'elle fait de l'intelligence une comédienne,
et de la vérité un jouet » (1), et qu'ainsi elle anéantit Tune
et l'autre.
Chose plus grave encore : le dilettantisme étouffe aussi la
vie morale dans une âme quand il s'y installe en maître. Le
baiser sur le miroir esX. froid comme l'égoïsme, et le dilettante
est un parfait égoïste. Bien plus, il se vante de l'être, et c'est
par le raffinement même de son égoïsme qu'il se croît supé-
rieur à tous ceux qui Tenlourent. De tout, jusque du spectacle
des misères d'autrui, il se fait une matière à jouissance, et
le monde entier — le monde des corps, celui des âmes cl
celui des cœurs, — n'est pour lui qu'une vaste et riche mine
qu'il entend exploiter au profit de ce hideux égoïsme.
Et à la société dont il épuise ainsi, en la profanant, la meil-
leure substance, quels avantages procure-t-il ? Il éteint autant
qu'il dépend de lui, par ses exemples, par ses sarcasmes,
toute flamme désintéressée, toute action, toute recherche,
tout progrès par conséquent. Il passe danô la société en
dévastateur, brisant tous les ressorts, flétrissant toute vie et
toute beauté.
Il nous semble qu'il y a en tout cela de qjaoLikLi:& réfléchir
les âmes que tenteraien^L Lft» eiBwrses voluptés du dilettan-
tisme. Fiaiaaawff ce chapitre déjà trop long, par ces graves
parafes de Pascal : « C'est assurément un grand mal que
d'être dans le doute ; mais c'est au moins un devoir indis-
pensable de chercher, quand on est dans le doute, et ainsi
celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble bien
malheureux et bien injuste. Que s'il est avec cela tranquille
et satisfait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse
vanité, et que ce soit de cet état même qu'il fasse le sujet de
sa joie et de sa vanité, je n'ai point de termes pour qualifier
une si extravagante créature » (2).
(1) P. Venance, Etudes Franciscaines y t. ï, p. 408.
(2) Pensées, art. IX, Edition de l'abbé Margival, p. 128.
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MALADIES INTELLECTUELLES 587
II
Entre le critieisme et le dilettantisme, prenant au premier
un peu de son aspect austère, et au second beaucoup de sa
frivolité, se place Y intellectualisme : « perversion de l'esprit
qui nous réduit à ne chercher dans la vie que le spectacle delà
vie^ et dans les sentiments que les idées des sentiments » (1).
L'intellectualisme est une maladie, très moderne aussi,
qu'il est assez malaisé de définir^ surtout quand on la distin-
gua^ comme nous avons cru devoir le faire,^ du dilettantisme
dont elle est une variété. Essayons cependant de la caractériser.
\J intellectuel y le mot l'indique, est un homme dont la vie
est surtout un exercice de Tintelligence. Tout connaître et
tout comprendre, telle parait être son unique préoccupation.
Il connaît donc toutes les philosophies, toutes les littératures,
toutes les formes de la religion et du culte, et chacune de ces
doctrines ou formes de vie est colorée dans son esprit de
sa nuance caractéristique. Il poursuit son aride travail de
critique et d'analyse à travers les difficultés, il ne se laisse pas
rebuter par les obstacles ou par les répugnances ; car ce qu'il
cherche, lui, dans ces systèmes, ce n'est pas, comme le dilet-
tlînte, la sensation, le chatouillement agréable, la goutte de
miel : c'est la trame idéale, la formule intellectuelle. Toutes
ses préoccupations sont dirigées dans ce sens, toutes les
activités de soij âme sont absorbées dans ce travail. Après
cela, que le monde tourne bien ou mal; qu'en tournant il
écrase quelques individus, en meurtrisse beaucoup d'autres,
et que ces individus poussent des cris de douleurs : cela ce
n'est pas son affaire, ou plutôt il écoutera ces cris, pour en
extraire encore l'idée. Mais soulager les malheureux ne le
regarde pas ; il laisse à d'autres le soin de vouloir, d'aimer et
d'agir. Non pas qu'il y ait chez lui, comme chez le dilettaole,
parti pris, égoïsme calculé : s'il se désintéresse de no# luttes
et de nos souffrances, ce n'est que par abstracûon : il n'y
pense pas, il n'a pas le loisir d'y songer^ Vivant dans le
monde des idées, il laisse aux autres le^ monde des faits. —
(1) Henry Bérenger, L Effort. Préface.
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588 MALADIES INTELLECTUELLES
Et c'est en ce dernier point que Tintellectuel se distingue de
Vidéologue, Un idéologue est aussi un homme d'abstraction :
il construit dans sa tête... ou dans Taîr, sans compter avec la
réalité, un monde qui ne pourra jamais tenir contreles orages,
les tempêtes et les écueils de la vie pratique. Mais lui au
moins a le désir, il a même la manie de s'occuper d'action,
il prétend aider le monde à mieux tourner, tandis que l'intel-
lectuel n'a même pas le soupçon d'une pareille préoccupation.
Il critique, il comprend : cela le dispense évidemment de
tout le reste.
Mais, direz-vous, s'il ne s'occupe pas d'action, il cherche
au moins la vérité à travers tous les systèmes et, s'il ne
contribue pas à affermir le monde sur ses bases, à le fixer aux
pôles, il l'éclairé au moins dans sa marche : à ce titre il a
droit à notre respect, à notre reconnaissance même.
Eh bien ! non, l'intellectuel ne cherche pas précisément à
connaître la vérité. Sans doute il ne la dédaigne pas, il ne la
regarde pas comme une chimère, une illusion, et s'il la ren-
contre il la saluera poliment ; mais il la saluera comme on sa-
lue une étrangère, sans ce soucier de savoir d'où elle vient,
où elle va. Quand il revient de ces explorations, il tient dans
le creux de sa main ou dans les plis de son cerveau : quoi ?
Des miettes de vérité recueillies de côté et d'autre et dont
il va pétrir un pain pour son intelligence et pour la vôtre ?
Non pas : mais des résumés exacts et condensés de tous les
systèmes, des miniatures soignées où le bien et le mal se
trouvent pêle-mêle sur le même plan, avec le même rang
d'importance. Mais après cela, au moins, vous pensez qu'il
va faire un triage, qu'il va séparer le vrai du faux, le bien du
mal? Non pas encore. 11 n'en a pas le temps, il faut qu'il coure
à d'autres analyses. L'intellectuel n'est pas un savant, ni un
philosophe, ni un artiste ; il n'a en vue «ni une démonstration,
ni une vérité, ni un idéal. Il n'est pas un Jouffroy, ni un
Taîne cherchant, avec la contention maladive d'une intelli-
gence égarée, la vérité qui délivre du doute et sauve du déses-
poir. L'intellectuel n'éprouve aucun de ces tourments. Tout
ce qu'il veut, c'est connaître : la vérité ou l'erreur, peu lui
importe. Aussi, bien qu'il passe son temps à juger les pensées
des autres, il n'est rien moins qu'un penseur ; il fait la cri-
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Qoo^
MALADIES INTELLECTUELLES 589
tique des œuvres d'art sans être pour cela un artiste ; il verra
Tabsurdité des sectes religieuses et la vérité de la seule re-
ligion catholique et restera pourtant un indifférent : il domine
tout, et ne se donne à rien. C'est un juge incorruptible qui
ne veut se faire partie ni avec la vérité ni avec Terreur.
Eh bien ! cette disposition d'esprit nous la trouvons
funeste et coupable ; c'est elle surtout qui fait de l'intel-
lectualisme une maladie.
Selon la belle pensée de saint Augustin, le rôle de l'intel-
ligence est de rechercher la vérité, non pas pour voleter
autour d'elle par l'analyse et le raisonnement, mais pour s'en
imprégner par Taraour. « Quœrendum est bonum animœ^ non
cui supervolitet /udicando, sed cui hœreat amando » (l). Si
c'est flétrir et profaner la plus belle faculté de Tâme que de
la faire servir d'instrument à la volupté, c'est la réduire en
servitude et l'affamer que de la contraindre à refléter indiffé-
remment l'erreur et la vérité. Sans doute il faut connaître
aussi le mal et l'erreur ; mais pour s'en débarrasser et pour
raffermir dans le cœur, par le spectacle de leurs difformités,
l'amour du bien, du beau et du vrai. « C'est pour l'âme une
curiosité aussi dangereuse, aussi coupable peut-être, de âe
complaire dans la contemplation passive de Terreur, que dans
les sentiments de haine ou de volupté. Pas plus que Ton se
forme la conscience morale en essayant tous les actes bons
ou mauvais pour savoir lesquels valent mieux, on ne se forme
pas l'intelligence en la promenant sans règles et sans principes
à travers n'importe quelles doctrines (2) ». — Or, ce qu'il
importe d'avoir, dirait Montaigne, c'est une tête bien faite^
beaucoup plus ({u!une tête bien pleine.
Cet usage excessif et sans règle, cette hypertrophie de
l'intelligence, se produit aux dépens des autres facultés de
Tâme et c'est encore là un grave désordre. Les philosophes
grecs se plaisaient à exprimer la perfection de l'être intelligent
par l'idée d'harmonie : harmonie de toutes les facultés sous
la direction d'une saine raison. Les intellectuels brisent dans
leur âme cette harmonie. En détournant au profit de la
(1) De Trinitate, yiîl. 3.
(2) Klein, Autour du Dilettantisme^ p. 228.
K. F. — X. — 39
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190 MALADtBS INTKLLEGTUELLtSS
connaissance sèche et froide toute la sève, toute la vie, ils
laissent végéter la volonté, le cœur et Tamour. Ils deviennent
dans Tordre intellectuel ce que sont dans Tordre physique
les êtres dont la vie est une agitation continuelle des nerfs,
les névroses. Dans Tàtne il y a deux facultés, — au moins
deux, — rintelligence et la volonté : la véritable vie humaine
et raisonnable doit fournir à chacune de ces facultés un travail
et un aliment. Malheur, disait Bossuet, à la connaissance stérile
qui ne se tourne pas à aimer ; malheur aussi, dirons-nous tout
à rheure^ à Tamour qui ne voudrait pas s'éclairer. La santé de
Tâme, sa pleine vigueur, s'obtient par Texercice réglé de la
connaissance et de Tamoui*. Quand Tune ou l'autre de ces
deux facultés se développe aux dépens de sa compagne, il y
a dans l'âme ce qu'on nomme dans la nature un monstre.
III
L'abus de la critique conduisant au scepticisme ; le dileh
tantisme prenant honteusement son parti de ce scepticisme» et
le tournant en source de jouissance égoïste/ C intellectualisme
confisquant au profit de l'esprit toutes les ressources de
l'âme : tous ces excès où Tintelligence apparaît comme la
grande coupable, — pour avoir fait le mal ou pour n'avoir pas
su l'empêcher — tous ces excès ont amené contre l'intelli-
gence une réaction violente qu'il nous reste maintenant à
étudier.
Depuis une quinzaine d'années, à côté des sceptiques, des
blasés , des gourmets intellectuels ou des névrosés de
l'esprit, une nouvelle génération a poussé, et son attitude
contraste singulièrement avec toutes celles que nous avons
jusqu'ici considérées. C'est une génération d'âmes vigou-
reuses, de jeunes gens aux énergies viriles. Ces jeunes ont
compris tout d'abord que , malgré Kant, le monde où ils
vivent est à leur partie, que la vie est chose bien réelle, et
que ce serait un crime d'en rire. Mais ils ont compris aussi
que la vraie vie n'est pas celle des dillettantes : une volup-
tueuse promenade à travers la réalité pour y cueillir des
sensations ; ni celle des intellectuels : une course à travers
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MALADIES INTELLECTUELLES 59l
les systèmes pour eii prendre les formules. Ënfln^ ils se
sont dit : Puisque Fintelligence est un champ où il ne
pousse qu'épines et fruits vénéneux, laissons Tintelligence
en friches el cultivons la volonté. Ne cherchons pas tant les
raisons des choses, mais travaillons à répandre et k produire
le bien autour de nous. Laissons les Dieux garder en pail
leurs secrets, quittons les nuages, fixons-nous à la terré,
creusons-y notre sillon, pénétrons ce monde de notre acti-
vité, et puisqu^il y a un idéal possible de progrès, consacl^ons
tous nos efforts à pousser Thumanité dans cette voie.
S'il n'y avait dans cette attitude qu'une résolution pratique
de travailler au lieu de rêver , d'agir au lieu de critiquer
seulement ou d'analyser; si cette réaction n'atteignait que
les excès ou les occupations stériles de l'intelligence, nous
•n'aurions qu'à applaudir et à encourager. Vraiment, oui :
nous avons eu assez de rêveurs en cabinet et au coin du feuj
assez de beaux esprits donneurs de bons conseils. La maison
brûle, il est temps de se mettre à l'œuvre pour la sauver.
Malheureusement aux yeux de la nouvelle école, ce n'est
pas seulement l'abus, c'est l'usage même de Fintelligence
qui est stérile et nuisible, et la volonté seule, éclairée s'il le
faut par le sentiment et par une foi instinctive^ la volonté
suffit à la vie morale, à toute la \ie. « Il faut souffHr, il
faut aimer, il faut créer, c'est là loUte l'éthique et toute Tes*
thétique ; c'est aussi toute la vie.» L'intelligence orgueilleuse^
maîtresse d'erreur, ne nous donne que des conceptions fausses
sur le monde et sur la vie, elle ne fait qu'embrouiller l'éche-
veau, la volonté le déroule.
En 1893, l'un des chefs de la nouvelle école et non pas le
moitis ardent ni le moins distingué, M. Henry Bérenger,
donnait, sous la forme d'un roman, V Effort, le manifeste de
cette école. Un personnage du roman^ Georges Lauzerte, un
intellectuel, est conduit logiquement au suicide par son
intellectualisme même. Conclusion : l'intellectualisme est
une maladie mortelle. Fort bien. Mais vers quel personnage
M. Henry Bérenger veut-il que se portent nos sympathies ?
Vers Jean Darnay, une volonté droite, un cœur vaillant.
Jean Darnay ne sait, à la vérité, ni ce qu'il croit, ni ce qu'il'
veut, ni même exactement ce qu'il doit faire. Mais il a pour
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592 MALADIES INTELLECTUELLES
se diriger Timpulsion spontanée de sa bonne volonté, il a le
sentiment du bien à faire : que désirez-vous de plus ?
Deux ans plus tard, 1895, un autre écrivain, M. Téodor
Wyzewa, dans un livre intitulé Nos Maîtres^ développait la
même thèse, à savoir : que la science et la raison sont non
seulement impuissantes à sauver les âmes, mais inutiles à
rhumanité, nuisibles peut-être, — que seuls l'amour, Teffort
et la volonté portent en eux une puissance de salut.
Eh bien ! cette manière d'entendre Vaction^ séparée de
rintelligence, est encore un abus, une maladie. Ce n'est plus
l'hypertrophie, c'est l'atrophie de l'intelligence.
Sans doute il y a ici moins de danger, infiniment moins,
pour la vie morale que dans le dilettantisme. Le dilettantisme
est la ruine de cette vie, V action séparée en est au contraire
l'exaltation. Mais c'est une exaltation morbide, qui amènerait
bien vite un affaissement de toutes les énergies morales.
(( Il faut souffrir, il faut aimer, il faut créer ». Très bien :
mais que créer ? qui aimer ? pourquoi souffrir ? — « Il faut
faire quelque chose de la vie et ce qu'il y a de mieux à faire
de la vie^ c'est de travailler à diminuer les misères humai-
nes ». — Fort bien encore. Mais comment travailler à dimi-
nuer des misères qu'on s'abstient de définir? — A procurer
des biens dont on ne veut pas éclairer la notion ? — D'abord
quelles sont ces misères ? — Les uns disent qu'il s'agit surtout
des misères physiques, les autres prétendent que ce sont
des misères morales ; ceux-ci affirment que la question so-
ciale est surtout une question morale ; ceux-^là, au contraire,
qu'il y a en plus, et surtout une question d'économie poli-
tique : lesquels suivrez-vous ? Il faudra bien que vous
adoptiez, si vous voulez faire quelque chose, l'une ou l'autre
de ces manières de voir ; il faudra donc que vous appliquiez
votre intelligence à discerner le vrai, ou au moins le vrai-
semblable... A moins que vous ne fassiez le discernement
par pile ou face : mais est-ce une manière raisonnable de
diriger sa vie ?
Pour faire le bien, il faut tout d'abord savoir quel est le
bien à faire ; — il faut ensuite connaître les vrais moyens
' de le faire. Or, ces connaissances ne s'acquièrent que par la
réflexion, par le raisonnement, en un mot par le travail de
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MALADIES INTELI,EGTU£LLES 593
rintelligence. Si vous voulez vous fier uniquement à votre
bonne volonté, guidée par une foi instinctive, mais aveugle ;
si vous n'avez pas la conviction réfléchie, la certitude raison-
née, lumineuse, que c'est vraiment le bien que vous voulez,
et que vous prenez pour le réaliser les vrais moyens ; si vous
n'avez pas cela, vous ne serez jamais forts, vous n'aurez
pas en vous une vie pleine, chaude, rayonnante, et vous ne
la communiquerez pas autour de vous. Quoi que vous fas-
siez, votre volonté restera ce qu'elle est, c'est-à-dire une
faculté qui ne s'avance qu'à la lumière de la raison. Après
les entraînements, les enthousiasmes de l'action, une voix
s'élèvera du fond de votre âme : « Pourquoi fais-tu ceci ?
à quoi bon tout cela ? » Et cette voix brisera les ressorts de
votre activité.
L'action est féconde tant qu'elle s'éclaire de l'intelligence ;
mais Faction séparée, l'action soustraite aux influences de la
raison, cette action-là est d'avance condamnée à la stérilité.
Elle ne produira que de l'agitation ; et l'agitation au lieu de
procurer la joie si pure, si substantielle que donne le senti-
ment du bien accompli, ne laisse après elle que lassitude et
bientôt dégoût.
C'était bien de mépriser le dilettantisme et l'intellectua-
lisme : c'était justice et sagesse. Mais c'est une erreur et
c'est un autre abus de raéprisisr l'intelligence. Si Ton a com-
mis en son nom des excès, elle n'en est pas responsable, et
l'abus qui peut être fait d'une chose n'est jamais une raison
d'en condamner l'usage.
La volonté n'est forte, énergique, que si elle est dirigée,
et elle ne se dirige que par des principes stables, par des
vues lumineuses ; et ces principes et ces vues supposent,
encore une fois, l'exercice actif et fécond de l'intelligence.
L'harmonie, qui est la perfection de l'âme, ne s'obtiendra
pas plus en mutilant l'intelligence qu'en atrophiant la volonté.
Ou elle n'existera pas, ou elle sera le duo de l'intelligence et
'de la volonté, chacune s'exerçant dans son rôle, et toutes
deux se prêtant un mutuel appui, un concours incessant:
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58^ MALADIES INTELLECTUELLES
Conclusion
II y a daQS )a constitutioa même de Tintelligence une
aptitude naturelle et innée à comprendre, tout comme il
y a dans Toeil une aptitude à voir, et dsins Toreille une pré-
disposition à entendre. C'est ce que saint Thomas appelait
habitus primorum principiorum , Tintelligence , à Fétat
d'habitude, des premiers éléments de la science. Mais
pour qiie cette habitude passe à Tacte et produise les pre-
mières idées, il faut que les sens apportent du dehors à Tin-
telUgence une excitation et un objet.
Despartes ignorait cela, comme il ignorait tant d'autres
choses qui avaient été dites, et très bien dites avant lui.
Frappé pependant de la facilité de rintelligence à acquérir
certaines idéas, et de sa persistance à les garder, il pensa
qn'plle naissait non pas seulement avec l'aptitude à produire
du premier coup des représentations idéales des choses, mais
avpc quelques' idées déjà toutes faites, des idées innées,
Kcintt luii ni^ et les idées innées, et l'intelligence habituelle
de la vérité : ce fut Torigine de son subjectivisme. Toute sa
philosophie, manquant de base, ressemblait à un superbe
palais construit sur le sable : au moindre orage elle s'est
trouvée à terre.
Il faut en revenir aux doctrines des grands maîtres de la
pensée philosophique : Platon , Âristote , saint Augustin ,
saint Thomas, saint Bonaventure, etc. Il faut revenir, dis-je,
à ces maîtres, non pas pour les suivre servilement en tout,
môme sur les points où l-insufiisance de leurs moyens les
condamnait k être imparfaits ou encore à se >tromper, mais
pour les compléter, pour enrichir des apports dq la science
et de Texpérîence, l'héritage qu'ils nous ont légué.
A ces conditions, il est permis de croire à l'avenir de la
science^ c'est môme un devoir d'y croire et de rejeter le
scepticisme.
On a trop répété, après M. Brunetière, que la science a lait
banqueroute ; ou plutôt, on a trop répété cela, sans redire
en môme temps les distinctions et les restrictions qu'un
esprit de cette trempe ne manqua pas de faire.
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MALADIES INTELLECTUELLES 595
La science — et par ce mot nous entendons ici toute
science : la philosophie, la chimie, la physiologie, etc. — la
science n'est ni en faillite, ni en banqueroute. Quelques
théoriciens qui n'étaient pas des savants, quelques enthou-
siastes au cerveau creux, à la parole plus creuse encore, ont
été déçus : mais est-ce pour avoir cru à la science ? Non,
mais pour avoir fondé sur elle des espérances folles que la
science ne les avait jamais autorisés à concevoir.
Quelques méthodes philosophiques et scientifiques ont
été condamnées par l'expérience et par leurs propres résul-
tats. Est-ce une faillite de la science? Bien au contraire, c'est
une preuve de sa réalité immortelle : si elle était le néant
elle s'accommoderait de toutes les utopies ; si elle n'avait
pas la vie, elle ne réagirait pas.
En tout cela, je ne vois que les défaites de l'erreur. La
vraie science, très modeste, continue à travers ces écueils
son travail lent, mais sûr et fécond. 11 faut savoir en démas-
quer, en mépriser et en rejeter les abus, de quelque appa-
rence spécieuse qu'ils se parent; mais il faut en aimer l'usage.
Voyez l'histoire : c'est là le propre des âmes saines, fortes
et sages.
Fr. Aimé.
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r
LES FOUILLES DU FORUM
DE 1898 A 1902
PREMIER ARTICLE
' Quiconque s'intéresse, je ne dis pas seulement aux fouilles
du Forum, mais à Thistoire du peuple romain et de son déve-
loppement, — ce qui est, j'aime à le croire, le cas de toute
âme vraiment latine, — ne peut s'empêcher de s'émerveiller
lorsqu'il vient à considérer les découvertes qui ont jalonné
le cours des dernières années. Les Rostres, le Comice,
la Basilique Emilienne, le Temple de César, la Regia, le
Temple de Vesta, son Atrium, heurtés de la pioche, ont
livré des trésors de secrets. Ce ne sont plus seulement,
d'après la pittoresque expression d'un homme éminent, des
feuillets déchirés au hasard dans les derniers chapitres des
annales de Rome que l'on arrache maculés à ce livre immense
qu'est le Forum, ce sont les origines, la préface même et
Tintroduction qui s'ouvrent et dont les pages semblent
d'elles-mêmes se tourner devant nous. ^
Cette facilité de découvertes étonnantes n'est pas, on le
pense bien, simple effet du hasard. Une volonté ferme, une
intelligence peu commune se devinent, ce n'est pas assez, se
sentent dans cette affluence de trouvailles. C'est, — il n'y a
qu'une voix pour le proclamer, — à l'énergie, à l'incroyable
force de travail, à la lucidité de vue de M. Boni, le directeur
actuel des fouilles, que sont dues ces merveilles. Je voudrais
en dire quelques mots très brefs aux lecteurs des Etudes.
Puis je m'étendrai un peu plus sur tout un groupe dont je
n'ai pas encore fait mention, celui qui se trouvait enseveli
sous l'église Santa Maria Libératrice. J'en traiterai plus en
détail parce que son intérêt pour nous est plus grand encore
que celui du premier. Si celui-ci captive l'homme, le. chrétien
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LES FOUILLES DU FORUM B97
s'émeut à celui-là. Car son ensemble comprend quelques-
uns des monuments les plus vénérables des premiers siècles
de l'Eglise : la chapelle des Quarante Martyrs et S. Maria
Antiqua.
Au point de vue de l'histoire de Tart, cette dernière est
comme une lumière éblouissante qui, après avoir été en-
fouie pendant des siècles, revient nous éclairer. Elle dissipe
de ses rayons les préjugés accumulés contre le Pontificat
Romain et son influence sur le développement de Fart. Les
personnag€jf ressuscites de ses fresques sortent de terre et,
témoins irrécusables, viennent déposer contre les calomnies
dont on nous étourdissait. On nous parlait sans cesse de la
nuit de barbarie que les Papes avaient jelée sur le monde,
comme un immense filet, pour mieux le dépouiller, de
même que le pêcheur trouble Teau afin de mieux pêcher.
Et voici qu'ils sortent de terre et que leur, muette et ra-
dieuse présence proclame bien haut qu'au dixième siècle
Rome était, comme au treizième, comme au seizième, comme
aujourd'hui, comme toujours, le très-doux refuge des artistes.
Pour écrire ces pages je me suis servi, — en plus des
observations prises surplace, au cours de trois séjours qu'il
m'a été donné de faire à Rome pendant la durée des fouilles,
— des travaux suivants :
Baudrillart A. Correspondant, n® du 25 juin 1901, pages
1039 et s.
Boni G. Harper's Monthly Magazine, année 1903, p. 626 s.
Borsari. Le Forum Romain d'après les dernières fouilles.
Officina poligrafica romana. 1901.
Dieulafoy, membre de l'Institut. Communication à l'Aca-
démie des Inscriptions et Belles-Lettres. Comptes rendus
des séances, année 1899^ p. 753 s.
Huelse.n Ch. Die Ausgrabungen auf dem Forum Roma-
num. Rome. Lœscher et C^^ 1903.
Marucchi. Le Forum Romain et le Palatin. Paris et Rome.
Desclée Lefebvre et C^^ 19Q3.
Rushforth. The Church of S. Maria Antiqua, dans Papers
of the British School at Rome, Londres, Macmillan et C**.
1902.
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S9S LK8 FOUILLAS DU FORUM
Les fouilles étaient interrompues depuis treize ans. Lors-
qu'à l'automne de Tannée 1898 elles furent reprises, grâce k
la sollicitude de M. Baccelli, ministre de Tinstruction pu-
blique, le Forum se trouvait limité au Nord, du côté de
Saint-Adrien, par le haut mur en talus de la rue Bonelia.
Non loin du pied de ce mur et tout près du pavé antique (1)
de la route qui conduit à Tare de Sévère on apercevait de*
puis des années la tranche d'une épaisse plaqu^ de marbre
blanc émergeant du sol de dix centimètres environ.
f^ Le savant, l'archéologue, le simple curieux même se de-
^. mandaient à quel mystérieux monument elle appartenait. Le
jour où la pelle et la pioche l'attaqueraient, où on balaierait la
poussière sécujaire qui l'enserrait, quels reliefs, quelles rui-
nes, quel cadavre de l'antiquité ou quel trésor découvrirait-
on ? Tout mystère irrite. On résolut, dès les premiers jours
de Tannée 1899, d'éclaircir celui-ci. On creusa, et bien vite (2)
on s'aperçut que cette tranche de marbre se continuait dans
le sol. Elle était la partie supérieure d'une barrière carrée
haute d'un mètre environ dont le pied était enchâssé dans
de gros blocs de travertin (3). Ceux-ci étaient posés autour
d'un pavé de marbre noir et formaient avec lui comme une
boîte de pierre sans couvercle.
Le pavage noir qui formait le fond de la boîte a 3 m. 70 de
côté ; les blocs de marbre qui le composaient 25 à 30 centimètres
d'épaisseur. Des incendies et le lent effort du temps les ont
si bien endommagés qu'on se rend d'abord difficilement
compte du soin avec lequel ils ont été assemblés. Mais quand
on regarde le travail de plus près on ne tarde pas à s'aper-
cevoir qu'il est de la plus exacte précision. La matière elle-
même est belle et rare, d'une admirable finesse de grain et
d'un noir superbe.
Qu'était ce monument ? Avec son entourage de marbre
(1) Ce pavé date des dernières années de l'empire ou du haut moyen-âge.
(2) C'est exactement le 10 janvier 1899 que le dallage noir a été découvert.
(3) Le travail négligé de cette barrière de marbre ne permet pas d'en faire
remonter la construction plus haut que le 4ine siècle après J.-C, mais il est
probable qu'elle en remplaçait une autre placée là bien des siècles auparavant.
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LES POUlLLfiS DU FORUM hW
blanc, il faisait sqnger k une forge citerne carrée, k un réser-
voir d'eau où le constructeur se fut amusé à marier la moire
sombre du fond avec la blancheur soyeuse des côtés. C^c^st lu
fontaine de Gurtius, ditTun. — C'est le Vulcanal, dit un autre-
— Ce pavé noir entouré d'une barrière de marbre, dit un troi-
sième, n'est autre chose qu'un locus sacer (1), un endroit frappé
de lafoudre, — C'est l'emplacement du tribunal du préteur, -^
C'est, disî^it le plus grand nombre, le tombeau de Romulus.
Et ils citaient un texte mutilé de Festus qui commence par
ces mots (2) : 1x4 pierre noire qui se voit au Comice désigne
un lieu funeste où l'on dit que Romulus devait être enterré.
Cette dernière explication était plausible. Mais de suite
une objection s'élevait dans les esprits : le scoliaste d'Horace
qui, lui aussi, dit que Romulus a été enterré près des Rostres,
ajoute qu'on plaça près de son tombeau deux lions de pierre,
comme on le faisait encore de son temps pour les morts
illustres (3). Or, on n'apercevait autour du pavé noir, du
lapis niger pour l'appeler par son nom, aucune trace de Uonil.
La question restait donc entière.
Pour la résoudre il n'y avait qu'un moyen : voir ce qu'il y
avait sous le pavage. M. Boni le comprit. Dès le printemps U
fit faire des travaux et dans les derniers joiu's de mai vdici ce
qu'on trouva, enfoui dans le sol (4): écartées l'une de l'autre
d'un mètre environ, les assises inférieures de deux bases,
longues de 2*° 65, larges de P 30, qui semblaient avoir si|p-
(1) On se sert aussi, pour désigner ces endroits^ de l'expression de bidentël
parce que les aruspices les purifialept p^r )e si^cHiice <)'i4ne brebU 4^ deux
ans, hidens, Iluelsen, Gatti, et d'autres emploient ce mot dans l'étude de la
question qui nous occupe.
(2) Voici le texte tel qu'il a été restitué par Petlefseo ; Niger laph in Co-
miciQ locum funestuni iignificat, ut alii, BomuU morti destinalumt 4^^ n^n
u$u obvenisse ut ihi sepelir^tur^ sed Paustulum nutriçium e/H9, ut (liii diçunt
Uostilium avum Tulli Hostilii Romanorum regU, cujus familia e MeduHia
Romam venit post destructionem ejus. Detlefsen, de arie Rom, antiquUsima
p. Ul,p. 1,2.
(3) Voici le passage du sooliastc : Plerumque aiunt in rostris Homulum
sepultum fuisse, et memorian hujus rei leones d*^os ibi fuisse^ sicut hQdieque
in sepulcris uidemus, atque ideo esse utpro rostris viortui laudarentur, @cbol«
Horat. cod. Paris. 7975 ad epod. 16, 13.
(Jk) C'est l'ensemble de monuments dont nous allons parler que l'on ooniprend
sous la dénomination générique de Monuments Archaïques du Forum,
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600 LES FOUILLES DU FORUM
porté chacune un lion coucha, adossées elles-même à une
base plus grande encore, longue de 3"50, large de 1™60» sur
laquelle devait reposer un monument, enleVé dès la plus
haute antiquité, et que les deux lions couchés, vraisembla-
blement, gardaient. — Entre ces bases, èv l'avant, un support
de pierre sur lequel on semblait avoir tué des victimes. —
Entre le monument, les lions et le support, une fosse carrée.
— Le tout, enfoui dans du gravier mêlé de cendres et d'osse-
ments d'animaux, de fragments de vases à figures noires et de
terres cuites du 6"* et du 7™® siècle avant notre ère, de petits
objets en bronze et en ivoires, de restes d'ustensiles et d'autres
menus objets (1).
Ces bases, sous cette pierre noire, plus de doute. On était
bien en présence du monument que les anciens appelaient
tombeau de Romulus. Le texte de Festus et celui du scoliaste
d'Horace se trouvent tous deux vérifiés. On a la pierre noire
et les lions, le monument devant lequel s'allongent ceux-ci
était le tombeau (2) ; le support de pierre à l'avant, à la hauteur
des pattes, Tautel ; la fosse, celle où Ton jetait les restes des
victimes; ces ossements, des vestiges de sacrifices; ces vases,
ces figurines, ces objets de bronze et d'ivoire, des ex-votos.
Mais on n'était pas au bout des découvertes sensation-
nelles. A l'ouest et tout près des bases on découvrit bientôt
une borne tronconique et une stèle, toutes deux brisées inten-
tionnellement à la hauteur d'un demi-mètre environ. La
stèle était toute couverte d'inscriptions. Mais quelles ins-
criptions !
Cette stèle est aujourd'hui fameuse. Elle a sa littérature.
(1) Il n'a pas encore été dressé de catalogue détaillé des objets ainsi tronrés :
il est donc impossible de les faire servir à une élude scientifique. Mais on
peut affirmer, dès maintenant, qu'ils soni presque tous antérieurs au V« siècle
avant notre ère. Plusieurs sont de tipe étranger. Telle statuette archaïque
en bronze est de pur style phénicien ; les figurines en os sculpté rappelent
l'Egypte ; les vases noirs {hucckeri) l'Etrurie. On remarque aussi une antéfixe
archaïque avec tète de Gorgone, un petit bas-relief en terre cuite représen-
tant up guerrier ^ cheval armé de sa lance et de son bouclier etc. -— Les
ossements proviennent surtout de bœufs, de sangliers et de chèvres . — C'est
dans la couche de cendres qu'ont été trouvés les objets les plus intéressants.
(2) On ne l'a pas encore fouillé. Il nous réserve peut-dire de nouvelles
surprises.
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LES FOUILLES DU FORUM 601
On discute sur elle. Longtemps encore, probablement, on
en discutera. Disons donc à notre tour un mot d'elle (1).
Ses dimensions à la base (2) sont de 0,47 sur 0,52. La hau-
teur des arêtes varie entre 0,45 et 0,61 (nous avons vu qu'elle
a été écourtée irrégulièrement à coups de pioche). Les quatre
côtés sont couverts de caractères gréco-chalcidiens disposés
en boustrophedon (3), c'est-à-dire que les lignes vont alter-
nativement de droite à gauche et de gauche à droite. Elles
sont, non pas couchées horizontalement, mais dressées ver-
ticalement, ce qui devait en rendre la lecture particulièrement
difficile. En plus, parmi les quatre lignes gravées sur le côté
est, deux le sont en lettres renversées, la tête en bas. Toutes
ces lettres, est-il bien utile de le dire ? ne sont pas groupées
par mots. Elles sont écrites Tune à côté de l'autre, sans
intervalle et sans ponctuation.
Lorsqu'on découvrit cette étrange pyramide on espéra y
déchiflrer le récit de quelque fait important qui éclairerait
comme un phare les lointains obscQrs de l'histoire du peuple
romain. Hélas ! cet espoir fut bien vite déçu : les mots de Vins-
cription sont si anciens que le sens nous en est inconnu ! Dans
les seize lignes de texte, les quatre seuls vocables dont on
ait pu jusqu'à présent fixer la valeur avec quelque certitude
sont les suivants :
Sacros esed (sacer erit) — regei (régi) — kalatorem (cala-
torem) — joyxmentn (jumenta).
(1) S. M. le roi d'Italie en a envoyé des moulages aux grands musées
d'Europe. Le Louvre en possède un que nos lecteurs pourront-y étudier.
(2) « La base de la stèle est entourée d'un dallage qui laisse un large joint
ou plutôfun vide entre les faces de la pyramide et les pierres qui l'entou-
rent. On peut ainsi se rendre compte que les chanfreins de celle-ci se pro-*
longent au-dessous de la plate-forme que signalant les dalles. C'est là un
indice certain que la pyramide est antérieure à l'établissement de cette ^
plate-forme », Dieulafoy, op. cit., p. 760. — Cette remarque est à retenir,,
car elle établit en même temps l'antériorité de la stèle par ;*apport aux bases
des lions.
(3) Boustrophedon, comme les bœufs qui labourent et qui, après avoir
tracé un sillon dans un sens^ se retournent et en tracent un en sens contraire.
— De l'emploi de caractères gréco-^lialcidicns je me permets de rapprocher
ce fait que parmi les fragments de po. ne trouvés près de la stèle, plusieurs
proviennent de vases originaires de CÂalcis. — En plus, M. Huelsen, dans
une savante étude publiée dans Bcrl. philol. Wochenschr, 1899, 1005, fait
remarquer que c^est le pied attique de 0,295 qui a été employé pour la
coûstruction des bases.
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AOa LES FOUILLES DU FORUM
C'est pëUi Et cependant si Ton se souvient que le calator
était rofliciei* public chargé d'assister les pontifes dans
l'exercice de leurs fonctions ; — que le roi dont il s'agit
ici est, oti le roi proprëtnent dit, dans Texercice de ses
fonctions de pontife, ou le rex sacrorum, c^st-à-dire ce
magfi&tt^at qui^ après Tabolition de la monarchie, était élu
poUi* là célébration de certains rites sacrés ; — que le
liiôt jumenta (1), dans son acception primitive, désignait
les àdimaux soumis au joug, et plus particulièrement les
bdèufs, ces holocaustes préférés dans les sacrifices ; — si
Ton tient compte aussi de l'expression sacjer erit ; — on
n^aura pas de peine à se persuader que le texte tout entier
ftdt allusion aux choses sacrées, à celles, veux-je dire, qui se
rattachaient au tombeau voisin.
M. Comparetti (2) y voit Tacte de consécration du tombeau
«t un règlement de police qui le complète. Il a probablement
raison^ et voici pourquoi : il résulte clairement de la lumi-
neuse communication de M. Dieulafoy, que nous avons citée
au commencement de cette étude, que notre monumeni
s'élevait à Tintersection de deux voies rttiportantes, le viens
fani et ce qu'il appelle la voie transversale^ qui^ dans ces
temps reculés, coupaient le Forum, iren résulte aussi que
la borne tronconique s'élevait en bordure de la voie transver-
sale, et la stèle en bordure du vicus Jani. Dès lors le but de
ces deux monuments apparaît clairement : Tun signalait l'ap-
proche du tombeau, l'autre faisait connaître le règlement de
police qui le concernait. La stèle d'ailleurs, nous l'avons fait
remarquer, est antérieure aux bases des lions, et son texte
protégeait le terrain avant même que les monuments que
nous y avons trouvés ne s'y élevassent. Notons bien ce point
Notons aussi celui-ci : la borne tronconique et les bases
sont à peu près de la même époque, celle-là peut être un
peu plus ancienne que celles-ci, de l'époque de Tarquîn
l'Ancien environ (3).
(1) Du satiscrîl /rt^am, joug.
(2) t). Comparetti, hcrizione arcaica del Foro Bomano, Firenze^Roioa.
1900, 24 p. in-folio.
(3) Voir dans Dieulafoy, op. cil, p. 759 comment on arrive à rétabiiseement
approximatif de cette date.
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LES FOUILLÉS DU FORUM 603
Et, munis de ces données, apf es avoir bien pesé totls les
mots du texte de Festus et du Scoliaste^ après arolr lotigue-
ment considéré Tensemble de monuments que nous avons
sous les yeux, essayons d'en écrire Thistoire sommaire (t).
Sous les rois, alors qu'une partie de l'emplacement actuel
du Forum était encore un marais, on enterre au bo"rd de ce
marais un mort illustre. Ce mort illustre, FestUs nous Ta
appris^ est, ou Romulus (2) lui-même, ou Faustutus, Sofi
père nourricier, ou encore un parent de TullUs Mdâtitius (3).
Arrive Tarquin l'Aticien (4). Il creuse la Cloacd Malctma.
Par elle les eaux croupissantes s'écoulent dans le Tibre, et
le marais est desséché. Dès lors la circulation devient plus
active autour de la vieille et vénérée sépulture. Le ForUm
devient le centre de la ville. C'est en même temps le mar-
ché, la bourse, le palais de justice, le lieu de réunion pu-
blique. Toutes les passions s'y donnent rendez-vous. Ces
gens agités risquent fort de fouler aUX pieds ces ossements,
de leur manquer de respect par ignorance ou par irréflexion.
On élève alors la stèle protectrice, et sur ses quatre côtés
on inscrit un texte qui rappelle, et la sainteté du lieu et les
devoirs qu'elle impose.
Cependant Rome grandit, et s'enrichit. Le Forum se gar-
nit de boutiques. Les voies qui y mènent s'affirment. Les
deux principales, le vicus Jani et la voie transversale, ont
pris la vieille sépulture comme point de direction. Elle est
là, à leur intersection, signalée par la stèle. On décide d'y
ajouter un monument qui honorera le mort et en même
temps embellira cet angle. Et en attendant qu'il soit achevé
on protège par la borne tronconique, sur la voie transversale,
cet emplacement où il s'élèvera, comme il l'est déjà, sûr le
vicus Jani, par la stèle. Puis, on se met au travail ; et bientôt
le monument se dresse et à ses pieds deux lions couchés,
(1) Ceux de ûoâ lecteurs que ce sujet iatéresse en trouveront la bibliogra-
phie complète, due à la plume de G. Tropea, dans Rivista di Storia antica^
IV, 470-509 ; V. 101-136, 301-359 ; VI, 167-184 ; VII, 36-45.
(2) Romulus, d après l'histoire traditionnelle, 753 à 716 av. J.-C.
(3) Tullus Hostilius, toujours d'après Thisloirc traditionnelle, 673 ft 640
av. J.-C*
(4) Tarquin l'Ancien, 616 à 578 av. J.-C.
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604 LES FOUILLES DU FORUM
les pattes étendues, semblent en défendre rapproche. Nous
sommes à la fin de Tépoque des rois.
Les années passent, puis les siècles. Le Forum est le
cœur de Rome. Les boutiques sont plus riches. Des temples,
çà et là, se sont élevés. L'habitant devient insolent. Quand,
un jour'd'été, le 19 juillet 390 avant J.-C.j un vent de terreur
balaie tout cet orgueil et courbe ces têtes d'oiseau de proie :
soixante-dix mille Gaulois ont hier, défait l'armée romaine.
Us ont passé TAllia. Les voici. La Ville va périr.
La malaria la sauve. A l'approche des hordes du Breun.
sénat, magistrats, et la (leur de la jeunesse se sont réfugiés
au Capitole. Les Gaulois arrivent comme une trombe, mon-
tent à l'assaut, sont repoussés, s'étonnent, puis se résignent
au blocus. Ils campent sur le Forum. Ce monument, ces lions,
cette stèle, s'élèvent maintenant au milieu de leur camp.
Mais le vieux marais s'est reformé sous le piétinement de ces
milliers d'hommes et de chevaux, pendant les pluies de cet
hiver néfaste. La fièvre fait rage. 11 faut partir. Avant de s'y
résigner les barbares incendient ce qui reste encore de la
ville et détruisent les monuments. Du tombeau de Romulus
ils ne laissent que les assises, la borne, et la partie inférieure
de la stèle, en un mot, ce que nous en avons sous les j'^eux.
Cependant les détritus accumulés par l'armée assiégeante
joints aux décombres des monuments ruinés et à Tapport
insensible des siècles élèvent le sol du Forum. Ils engloutis-
sent et submergent ces assises, cette borne, ce reste de stèle.
Et quand, la prospérité revenue, on pave l'espace qui les
recouvre on indique par un dallage (l) de marbre noir l'en-
droit où s'élevait le tombeau vénérable que les barbares ont
profané : Niger lapis lociun funestum significat. Et bientôt
on l'entoure d'une barrière de marbre qui empêche de le
fouler aux pieds.
Est-ce tout-à-fait ainsi que les choses se soïît passées? La
(1) Il est bien entendu que le pavage original a été restauré ou refait bien
souvent depuis cette époque. On a peut-être même rectifié légèrement son
orientation. Ce qui le fait croire c'est 1** qu'il ne recouvre plus complètement
le groupe des monuments inférieurs. 2° Qu'il est orienté d'après la Curia
Julia, ce qui tend à prouver qu'il fut refait lors des grands travaux de r<?ga-
larisation du Forum entrepris par Jules César.
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LB8 FOUILLES DU FORUM 60&
plus grande partie des archéologues Tadmettent. Ce qui
prouve en tous cas que la catastrophe qui a englouti notre
groupe de monuments remonte à une haute antiquité c'est
ce détail que nous avons déjà signalé : l'inscription de la stèle
n'a pas été vue par les auteurs classiques. Elle était depuis
longtemps enfouie, quand ils ont écrit. Les mots dont elle
est composée, ils ne s'en servent pas. Comme nous les igno-.
rons, ils les ignoraient.
En ressuscitant ce vieil et illustre monumedt, M. Boni a
ressuscité du même coup l'histoire traditionnelle de Rome.
Car, quels que soient la teneur et le sens de l'inscription qu'elle
porte, la découverte de la stèle prouve d'une manière irréfu-
table que, dès les temps les plus reculés, les Romains fixaient
. par des inscriptions, exposées aux yeux de tous,; les fastes
de leur histoire, le texte de leurs lois et de leur décrets, leurs
règlements de police, leurs souvenirs nationaux. Quand il se
promenait au Comice et au Forum, le vieux Romain voyait
partout, affichées autour de lui, les pages de son histoire. Il
s'en imbibait. La tradition chez lui prenait la solidité de
l'histoire écrite, non pas seulement sur le papier, mais dans
la pierre et le bronze. Et c'est cette tradition, que Tite-Live,
qu'Ovide, qu'Horace, que Tacite lisaient sur tous les murs,
qu'on nous avait appris à rejeter. Quand ils nous disaient :
dans telle vieille inscription j'ai lu tel fait, telle décision,
nous haussions les épaules avec un sourire. La vieille stèle,
en revenant au jour, nous apprend que ce sourire, que noua
croyions le sourire de la force, était celui de l'ignorance. Elle
porte, à rhypercriticisme, un coup terrible. Elle rend, à la so.
lidité de la tradition romaine, un éclatant hommage. Elle nous
apprend que, même sur le terrain de l'histoire politique, elle
faisait preuve d'une vitalité, d'une constance, d'une fermeté,
d'une solidité que nous ne lui soupçonnions pas. A ce titre,
ce premier groupe de découvertes valait, nous semble-t-il,
que nous nous y arrêtions.
Le tombeau de Romulus était un des monuments les plusf
respectés du vieux Forum ; mais il n'en était pas le plus
B. F. - X. — 40
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é06 LES FOUILLES DU FORUM
ancien. Les lieux consacrés par les premiers rois le précé-
daient en date et en dignité.
Parmi eux, le Vulcanal était un des plus fameux. On dési-
gnait par ce nom l'espace qui entourait un autel consacré à
Vulcain, disent les historiens, par Romulus en personne.
La détermination de cet emplacement illustre était impor-
tante. Elle devait aider à préciser Tendroit où se trouvait le
Comice ;— -car le Vulcanal était un peu plus élevé que lui etle
dominait : in Vulcanaliquod est supra Comitiu7n{i) ; — et ce-
lui où s'élevaient les stationes municipiorum, carPlinenousap-
prend, que près de Tautel de Vulcain un lotus croissait dont les
racines avaient pénétré jusqu'au Forum de César en traver-
sant les stationes : Radiées ejus in Foriun usque Cœsaris per
stationes municipioruni pénétrant (2). Nous savons que le
Forum de César se trouve dans la via del Gheltarello. Les
stationnes étaient donc situées entre cette rue et le Vulcanal.
Pour connaître leur position il suffisait de retrouver ce
dernier. '
Maint souvenir, ou pittoresque, ou historique s'y rattachait
d'ailleurs. Les plus anciennes réunions populaires s'y étaient
tenues, aux temps lointains où, des sept collines de la
Ville, deux, le Palatin et le Capitole, étaient occupées, et
encore à leur sommet seulement. — C'est là aussi que
Gneus Flavius, malgré les cris de colère de la noblesse,
éleva un petit édicule de bronze à la Concorde, Gneus Fla-
vius qui avait porté un coup mortel à l'omnipotence des
grands en divulguant au peuple les lois de la procédure.
Avant lui elles n'étalent connues que des seuls patriciens. 11
en ajDGicha le tableau en plein Foruni ; et dès lors chacun put
défendre ses droits, sans recourir à l'intermédiaire des
nobles. — ' Vulcain, on ne l'a pas oublié, forgeait la foudre.
Aussi, lorsque la statue d'Horatius Coclès eut été frappée
par le feu du ciel dans le Comice où elle s'élevait (3), ce fut
auprès de son autel qu'elle fut transportée après l'accident :
le dieu, pensàit-on, en la touchant de son doigt, l'avait
réclamée pour lui. — C'est là encore que fut enseveli ce
(1) Festus, De vet. verb. signif.y éd. Mullcr, p. 290.
(2) Pline, Ilist. Nal. XVI, 86.
(3) Aulu-Gelle, Noct, Au,, IV, 5.
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LES FOUILLKS DU FORUM 607
cocher (1) que l'éclair tua au milieu du cirque et c'est là que,
sur Tordre des oracles et par décret du Sénat, lui fut élevé
une colonne avec son effigie.
Eh bien î ce monument intéressant à tant de points de
vue vient, lui aussi, d'être reconnu, à quelques pas à peine
du tombeau de Romulus, de Tautre côté de Tare de Sévère,
vei's Touest. Il en reste bien peu de choses : un mur taillé
à pic dans le rocher, des traces d'enduit et de peinture
rouge de la plus haute antiquité, quelques indices de culte
et de vénération, c'est tout. Mais c'est suffisant pour les be-
soins topographiques et pour expliquer que ce lieu ait été
choisi, aux origines de Rome, comme tribune aux harangues:
situé au commencement de la pente du Capitole, là où le
terrain s'élève déjà légèrement, Tautel commandait la place
et permettait à l'orateur qui se tenait à ses pieds de dominer
la foule et de s'en faire entendre sans fatigue.
Cette découverte explique aussi, — ou plutôt aide à expli-
quer avec d'autres raisons, — le choix que firent César et
Auguste de l'emplacement des Rostres. Si, lorsqu'ils les
enlevèrent au Comice, ils les transportèrent ici-même, c'é-
tait pour réédifier ou avoir Tair de réédifier la tribune aux
harangues à sa place primitive : le maître du monde revenait
parler à l'endroit môme d'où ses lointains ancêtres avaient
harangué la troupe de brigands qu'était alors leur peuple.
Mais, répétons-le, l'importance de la découverte du Vul-
canal est surtout topographique. Il servira, à l'avenir, de
point de repaire et de direction pour mille recherches in-
téressantes qui eussent été difficiles, sinon impossibles,
sans lui.
Enfin, pour ne parler aujourd'hui que des environs immé-
diats du lapis niger, constatons que les fouilles récentes ont
permis de reconstituer d'une manière exacte la forme des
Rostres et leur histoire. On sait maintenant ce qu'ils^taient
réellement et l'historien peut suivre les étapes de leur forma-
tion, de leur croissance et de leur décadence.
(1) Festus, De vet. ver h. signif., édit. MuUer, p, 290.
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608 LES FOUILLES DU FORUM
Le nom de Rostres, nul ne Tignore, désignait la tribune aux
harangues, à cause des éperons des navires antiates qui l'or-
naient. Mais on n'avait jusqu'à présent sur leur compte que des
données incertaines. Mainte question se posait à leur sujet
dont on ignorait la réponse. On savait qu'à l'époque de la Ré-
publique ils s'élevaient dans le Comice, c'est-à-dire en dehors
du Forum, et que Jules César, disait-on, les en avait enlevés,
en l'an 44, pour les réédifier au pied du Capitole, à l'ouest
du Forum, qu'ils fermaient de cecôté. Mais, est-ce le dictateur
lui-même qui avait construit tout l'ensemble compris sous
le nom de Rostres, c'est-à-dire la tribune proprement dite
et l'hémicycle qui la surplombait, ou ces différentes parties
s'étaient-elles formées séparément, puis agglutinées ? Dans
ce dernier cas, à quel moment s'étaient-elles formées, et dans
quel état, je veux dire : sont-elles encore aujourd'hui telles
qu'elles sont sorties du cerveau de l'architecte primitif ou
ont-elles subies, après leur construction, des modifications
importantes, et lesquelles ?
César, les historiens nous le font pressentir, avait enlevé
du Comice la tribune aux harangues par mesure politique,
dans l'espoir de faire oublier la liberté qui y régnait autre-
fois, en dépaysant les souvenirs. Il avait choisi pour le faire
l'occasion de l'incendie de la Curie au cours des funérailles
tumultueuses du tribun Publius Clodius ; il parla bien haut
d'embellissement, de régularisation du Forum ; — cela, on
le savait déjà. Mais ce n'est que depuis la découverte du
Vulcanal tout près des Rostres que nous comprenons com-
bien le choix du nouvel emplacement était habile ; nous l'a-
vons remarqué : César, en rétablissant la tribune là où elle
était sous les Rois ne semblait que reprendre une tradition
interrompue, que remettre les choses dans leur état primi-
tif. Seulement l'éloquence au lieu d'être libre était pacifiée,
selon le mot de Tacite, c'est-à-dire asservie, et seul le prince
ou son représentant eut dès lors accès aux Rostres.
Après cette première remarque faisons en une seconde :
i«« r»^^*^^3 n'ont pas été construits par César en l'an 44 av.
le on l'avait prétendu jusqu'ici, mais bien par Au-
3 l'an 42. On s'en convainquit au cours d'une dé-
[ui fit grand bruit. En 1899 les fouilles mirent au
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LES FOUILLES DU FORUM , 609
jour, derrière rhémicycle, huit chambres basses, voûtées,
hautes de 1.60, larges de 1.70, profondes de 1.50 à 2.15, sé-
parées Tune de l'autre par des murs de près d'un mètre
d'épaisseur et closes sur trois côtés seulement. Dans la
direction du Forum les murs se terminent en pilastres d'une
hauteur de 1 m. environ, ornés, mais très simplement. Le
pavé est en briques de grande dimension, -r- On a échafaudé
sur cette découverte les hypothèses les plus extravagantes.
Les imaginations ont travaillé et forgé des romans. La vérité
tojjte nue est bien simple, la voici : ces soi-disant chambres
ne sont que les arches d'un viaduc construit par Munatius
Plancus lorsque, en l'an 42 av- J.-C, à l'occasion de la
reconstruction du temple de Saturne, il rejeta de deux
mètres vers l'est le chemin qui conduisait au Capitole,
le clivus capitolinus. Au lieu d'avoir recours à un haut ta-
lus, il fit un viaduc. Rien de plus. — Mais, et c'est ici que
nous revenons à l'histoire des Rostres, s'il jugea à pro-
pos d'orner son viaduc de pilastres , c'est qu'il était
alors visible. Or, il ne l'eût pas été si la tribune avait
été déjà construite. Donc la tribune n'était pas cons-
truite en Tan 42 av. J.-C. S'il en est ainsi, que signifie le
texte de Dion disant qu'en l'an 44 av. J.-C, tô pîiua i^tbv vuv totcov
avej^wpicôïi ? (XLIIl, 49, adannum44.) î* Simplement qu'en cette
année-là le transfert des Rostres fut décidé. Cela explique
d'ailleurs la sobriété d'ornementation des pilastres du viaduc.
C'était du provisoire; dans deux, trois, quatre ans, on ne les
verrait plus ; il était inutile de faire des frais.
Voilà donc un premier point établi : la tribune a été cons-
truite après l'an 42 av. J.-C. L'hémicycle l'a-t-il été à la même
époque? Non, il est prouvé qu'il a été construit en même temps
qu'on pavait de briques le sol de la tribune ; or les dernières
fouilles ont montré que ces briques sont marquées du cachet
suivant :
Opus. dol. ex. fig, ponticul
Domin. nostror.
lequel est un cachet des temps de Septime Sévère et
Caracalla.
César, ou plutôt Auguste n'a donc construit que la tribune
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610 LES FOUILLES DU FORUM
proprement dite. L'a-t-il construite dans sa forme actuelle?
Non. Elle a été notablement agrandie au cinquième siècle
après Jésus-Christ. Le mur de façade que nous voyons aujour-
d'hui date de cette époque'. Une inscription qui se trouve à
Saint Gosme et Damien le prouve, outre maint autre indice.
Mais coupons court à tous ces préliminaires et refaisons
l'histoire des Rostres telle que nous la montrent les beaux
travaux exécutés sous la direction de M. Boni.
Après Tan 42 av. J.-C, en vertu d'une décision prise en
Tan 44 av. J.-C, du vivant de Jules César, la tribune aux
harangues est construite à Touest du forum. Elle consiste
alors en une simple estrade de pierre, longue de 21 mètres
environ, profonde de 4 à 5. sur laquelle Torateur peut se
promener de long en large et devant laquelle le public se
groupe pour entendre. Elle est élevée de 3 m. au-dessus du
sol de la place. Des balustrades l'entourent, sauf au milieu, oii
un espace laissé libre permet de voir l'orateur en pied. Les
éperons de bronze des navires, conquis sur l'ennemi trois
siècles auparavant, ornent sa partie antérieure. Des statues
et des colonnes honoraires l'entourent, les nouvelles, celles
que le Sénat décerne sans relâche, et les anciennes, trans-
portées ici du Comice. Parmi ces dernières la célèbre
colonne de Duilius, élevée en l'honneur du vainqueur des
Carthaginois, avec sa précieuse inscription. Derrière s'arron-
dit la pente du Capitole.
Sous Tibère on construit un arc de triomphe à gauche de
la tribune ainsi conditionnée. Sous Septime Sévère on en
construit un second à droite, — celui que nous voyons
encore intact après tant de siècles, — et on modifie com-
plètement le mur de façade du monument qui s'étale main-
tenant glorieusement entre deux arcs de triomphe.
En même temps on travaille à embellir le fonds. Les flancs
arrondis du Capitole. sont taillés en hémicycle et revêtus de
marbres roses richement sculptés (1). De cet hémicycle cinq
degrés descendent à la tribune. A Tune de ses extrémité?
s'élève ÏUmbiUcus Urbis Romm, la borne qui indiquait le
centre de Rome comme à l'autre extrémité le Milliaire d'or
(1) A quoi servait cet hémicycle ? M. G. Boissier pense avec raison qu'il
était réservé aux personnages importants. Les jours où l'empereur ou un
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' LES FOUILLES DU FORUM 611
marquait, depuis longteiïips déjà, le point de départ de toutes
les routes de TEmpire, — autant dire du monde — et la dis-
tance qui en séparait les capitales, de la Ville. En même
temps des colonnes honoraires élèvent leur couronne sur le
pourtour de Thémicycle et la tribune se clôt de grilles de
marbre surmontées de têtes d'Hermès (1).
Puis, de nouveaux embellissements se font. Colonnes,
bustes, monuments se multiplient. C'est là que brille la
statue en argent et en bronze votée par le Sénat en l'honneur
d'Honorius ; c'est là qu'en 406, après ses victoires sur les
Barbares, on dresse à Stilicon une statue d'or et d'argent
a pour conserver éternellement la mémoire de ses actions »•
Au cinquième siècle on élargit la tribune du côté de la
place ; on la double presque en profondeur et on l'orne de
nouvelles proues de navires, peut-être de celles conquises
sur Genséric par les flottes réunies des empires d'Orient et
d'Occident : rosira Vandalica, Elles étaient disposées sur
deux rangs et ont voit encore aujourd'hui leç trous larges de
10 centimètres, profonds de 50 à 60, où étaient enfoncés les
crampons de fer qui les retenaient.
Enfin, après tant de siècles d'enivrante grandeur, les années
sombres du moyen-âge. La place où seuls avaient accès les
empereurs et leurs représentants, où parlaient Vespasien,
Trajan, Marc-Aurèle et Sévère, est envahie par les monu-
ments les plus humbles : une fontaine s'y profile, une pierre
taillée en forme d'auge et un édicule de destination plus mo-
deste encore. Sic transit gloria mundi !
(A suivre.) H. Matrod.
membre de sa famille parlait, les étrangers de marque et les augustans se
tenaient là. Ils jouissaient du eoiip d'œil de la place entière; rien ne leur
échappait de ce qui se passait sur la tribune elle-même, ni des mouvements de
la loule. Ajoutons que les dernières fouilles ont établi que rhémicyclc était
orné de colonnes et pouvait le cas échéant être couvert de voiles qui tamisaient
la lumière du soleil.
(1) Voir la représentation des Rostres dans les bas-reliefs de l'arc de
triomphe de Constantin.
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LE ce LIBER GONFORMITATUM i>
DE BARTHÉLÉMY DE PISE.
C'est une chose extraordinaire que la diversité des juge-
ments qui sont portés sur la valeur historique de ce livre
fameux. Les uns l'ont exalté et couvert de louanges, les autres
Font censuré de la façon la plus sévère. Sans parler du mépris
qu'affichent Luther et les protestants préoccupés qu^ils sont
d'établir leur système théologique, sans parler de la critique
peu sereine de Marchand dans son dictionnaire historique
(La Haye, 1758: vol, 1, p. 3-^10), si nous nous arrêtons au
jugement des auteurs autorisés, nous trouvons le P. Stilting,
boUandiste, qui traite l'auteur des conformités, d'écrivain
plus pieux et crédule, que sévère dans sa critique (1). Par
contre, le P. Irénée Affo, M. Observant, juge le livïe sotte-
ment décrié par les hérétiques et inéprisé sans fondement par
des gens qui n'ont jamais eu la patience de le lire (2).
D'après Tiraboschi, il faut le laisser dans l'oubli, sous la
poussière des bibliothèques où l'a enfoui la critique avisée (3).
Sbaralea ne se prononce pas (4), mais son collègue le cé-
lèbre Père Conventuel Papini, sans donner un jugement ex-
plicitement favorable, se montre comme lui un peu confiant(5}.
Et tout récemment, tandis que M. l'abbé LeMonnier assurait
que le livre était tombé dans un profond discrédit, à tel point
qu'en parler aujourd'hui c'était provoquer le rire, les PP. Mar-
cellin et Théophile des Frères Mineurs, observaient que de
nos jours une saine critique avait enfin rendu à ce livre la
justice qui lui avait été déniée dans les siècles passés et que
(ly ActaSS. oct. II. p. 531. n. 31.
(2) Vita del B, Giovanni da Parma. Parma. 1777. p. 209.
(3) Storia délia litter. itaL Venezia 1795. tpm. V. p. 170.
(4) Sup. ad Script. Ord, Min. Roma. 1806, p. 294.
(6) Notizie sicuredella morte.., di S. Franc. Foliguo. 1824. p. 168-172.
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LE « LIBER GONFORMITATCM » DE BARTHÉLÉMT DE PISE 613
l'on pouvait s'en reposer de confiance sur ses ailirm^tions (1).
II est difficile de dire qui a raison. Etudiant les Conformités,
nous tâcherons seulement de fixer quelques points.
Avant tout il convient de préciser les dates. Barthélémy
mourut à Pise, le 10 décembre 1401, comme le prouve l'ins-
cription gravée sur sa pierre funéraire : Hic iaces Venerabilis
Frater Bartholomaeus Domitii Albisi Ordinis Minorufn^ qui
abiit a. D. MCCCCIdie X decembris (2).
La première édition de son livre, avec date certaine, est
celle de 1510 (3), elle est par conséquent postérieure d'un
siècle à sa mort. La seconde édition est de 1513, la troisième
de 1590. On doit donc se poser une question : ces trois édi-
tions représentent-elles le texte même de l'auteur ? A-t-on
pris la peine de coUationner les manuscrits entre eux ? Les
imprimés correspondent-ils aux textes écrits ? Ne pas répon-
dre tout d'abord à ces questions, c'est rendre presque inutile
toute discussion sur la valeur historique des conformités.
Oublions cependant ces doutes, pour le moment, car ils ne
peuvent être élucidés actuellement et parlons du livre, non
comme il fut en réalité écrit par l'auteur, mais comme nous
ïo transmettent les livres imprimés.^
Voici du reste l'énumération de quelques manuscrits parmi
les plus importants :
1. Urbino. Bibliothèque ducale. Ce serait le manuscrit
original (4).
2. Assise. Codex de la bibliothèque du Sacré-Couvent,
exemplaire très ancien qui passe aussi pour l'original. II se
trouve déjà mentionné dans la continuation d'un inventaire
de 1381 ; mais depuis combien de temps existait-il, c'est ce
qu'on ignore. Il est aujourd'hui perdu (5).
(l)Ia Legenda di S. Franc, scritta da ire suoi comp. Roma, 1899. p. LIV.
(2) Sbaralea, loc . cit.
(3) La première édition indiquée par Hain, ReperU hihliog. I. 2630, est
antérieure ; mais ceUe édition c'est le Quadragesimale de Barthélémy et non
ses conformités. Ce Quadragesimale est un livre excessivement rare, dont
il existe une description dans le catalogo di Edizioni del secolo XVpossedute
da D, Baldassare Boncompagni, compilato da Enrico Nardueci, Rome,
1893, p. 28, n» 47. — Cf. Miscell. franc, VII, 120, no 2.
(4) Acta Sanctorum, Octohris, II. 552.
(5) Papini. A^o<«;ie sicure... Foligno, 1824. p. 169.
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614 LE * LIBER CONFORMITATUM « DE BARTHÉLÉMY DR PISE
3. Modène. Manuscrit mulîlé, mais très important, puis-
qu'il est antérieur à Papprobation donné au livre en 1399: il
porte la date de 1385, et appartient à la bibliothèque d'Esté (i;.
4. Cuneo. Codex du XIV® siècle, provient de la bibliothè-
que des Anges de cette ville (2). Parchemin, 248 feuillets.
Une miniature en tête.
5. Modène. Second codex de la bibliothèque d'Esté, pareil-
lement du XIV*' siècle (3).
6. Rimini. Manuscrit de 1412, mentionné par le P. Righini,
Mineur Conventuel (4).
7. Rome. Manuscrit de la bibliothèque de TAra Cœli,
copié en 1418, par le Fr. Marc de Trévise (5).
8. Capistrano. Manuscrit antérieur à 1456, puisqu'il a ap-
partenu à Saint-Jean de Capistran (6).
9. Angers. Codex du milieu du XV*^ siècle, provient des
Cordeliers de la Baumette, cote n* 737 (7).
10. Ferrare. Codex transcrit en 1465 par le Fr. Paul de
Marostica (8).
11. Monteprantone. Codex antérieur à 1496, ayant appar-
tenu à S. Jacques de la Marche (9).
12. Rome. Manuscrit de la bibliothèque de Victor-Emma-
nuel (n. 1015), du XV® siècle, ne contient que le premier
livre.
13. Rome. Bibliothèque Casatanense. D. VIL 12. col.
n. 17. XV« siècle.
14. Milan. Bibliothèque ambrosienne, codex signalé par
Monfaucon (10). Ce manuscrit est au plus tard du XV* siècle.
C'est un résumé des conformités. Il est côté E. 54. sup.
(1) Vandini. Appendice I al cataL dei mss» Campori, Modena^i^^^, p. 6.
(2) Mazzalindi. Inventarii dei ms, délie Bibliotecke d^Italia, Tornio, 188T.
*vol. 1, p. 96.
(3) Vandini, loc. cit. p. 52.
(4) Righini. Provinciale Ordinis frairum mînorum , Roma, 1771.
(5) Wadding. Annales Minoruni. Ad an. 1399, n. X.
(6) Miscellanea Francescana, t. V. p. 8.
(7) Catalogue par Lcmarchaud. Angers, 1863.
(8) Sbaraglia. Supplementum, Roma, 1806, p. 294.
(9) Miscellanea Francescana, VI, 20.
(10) Bihlioiheca bibliothecarum , Paris, 1739, tom. 1, p. 509.
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LE « LIBER GONFORMITATUM • DE BARTHÉLÉMY DE PISE C15
15. Assise. Bibliothèque de S. Marie des Anges, aujour-
d'hui perdu (1).
16. Corte Maggiore. Bibliothèque des Franciscains, men-
tionné par le P. Irénée Affo (2).
17. Deruta. Bibliothèque des Franciscains (3).
Parmi les éditions imprimés, celles qu'il faut connaître sont
les trois suivantes :
1. Milan, 1510. C'est la première édition. Elle est assez rare.
Elle se trouve à Rome à la bibliothèque Victor-Emmanuel, à
Assise au couvent de la Portioncule, à Paris à la bibliothèque
franciscaine. C'est un volume in-4'* de CCLVI feuillets à deux
colonnes, intitulé : Liber conformitalum. Sans nous arrêter
aux diverses particularités typographiques, rappelons seule-
ment que l'éditeur du livre fut le F. Francesco de San Colum-
bano, comme on le lit en tète de l'ouvrage. Il y a également
une lettre d'éloges du Vicaire général de l'Ordre, F. François
Zenon de Milan. A la fin du volume on lit : Impressum
Mediolani per Gotardum Ponticu : eu- \ iiis Officina libraria
est apud templum Sancti Sativi, \Anno Domini M, CCCCCX,
Die xviii. Mcnsis Se- \ piembris,
2. Milan, 1513. L'édition du F. Francesco de SanColumbano
fut-elle en trois années, toute épuisée, ou resta-t-elle au
contraire dan^ l'oubli, toujours est-il que le F. Giovanni
Mapello, franciscain milanais (4), republia l'œuvre du Pisan
en 1513, et la dédia au cardinal M. Vegelio évêque de Pales-
trina. Cette réimpression est une véritable énigme : elle fut
exécutée comme la première à Milan , peu de temps
après elle, par les soins des frères milanais. Il en existe
un exemplaire à la Portioncule. C'est un volume in-4** de
229 feuillets, sans compter une table à deux colonnes en tête
du livre, table plus complète que celle de l'impression de
1510. Voici le titre : OPUS. Aura et inesplicabilis bonitatis^
flj Senesi. Dissertazione sopra le Conformitates, Ms. 1838 de la biblio-
ibt-que Angelica à Rome.
(2) Senesi, loc. cit.
::}) Papini. La Storia di S, Francesco. Foligno, 1827, tom. II, p. 248. —
Cf. Miscellanea Francescana, tom. VII, p. 129.
('i) C'est ce frère qui en 1498 avait fait imprimer le Qaadragesimale de
B. de Pise.
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616 LE « LIBER CONFORMITATUM » DE BARTHÉLÉMY DE PISB
et continentie. Conformitatum scilicet Beati Fra. ad vUa,
d. nri Jesu xpL Vient ensuite la lettre dédicatoîre du
Fr, Giovanni Mapello, et au verso du feuillet 229, se trouve
une souscription typographique très déclamatoire qui com-
mence par ces paroles : Impressum Mediolani in edibus Za-
noti Castilionei \ huius artis no infimi. Anno a nativitaU
Dni. 1513, I Et perfectum infra octava Assumptionis Glo-
riosissi - | me. V, Marie et ad eius laudate et gloria F. die.
XV iij Augu... etc.
3. La troisième édition est celle de Bologne, 1590. Nous la
devons 8\u P. Geremia Bucchio, conventuel, qui la dédia au
cardinal Girolamo délia Rovere. L'éditeur ne s'est pas con-
tenté de réimprimer l'ouvrage, mais de plus il Ta complété.
C'est un livre in-4** de 330 feuillets, avec en plus, la table,
la dédicace, etc. Le titre tout entier mérite d'être transcrit :
Liber aureus \ inscriptus \ liber \ Conformitatum vitœ
Beati \ ac SerapHici Patris Francisci \ ad vitam lesn
Christi Domini nostri \ Nunc denuo in lucem éditas^ atq.
infinitis propemodum mendis \ correctus a Révérende^ ac
doctissimo P. F. leremio Bucchio \ Utinensi sodali Francis-
cano Doctore Theologo, laboriosis \ orfiatissimisgue lucubra-
tionibus illustratus. | Cui plane addita est perbrevis^ et
facilis historia omnium virorum^ qui Sanctitate \ probitate
innocentia vitàe^ ac doctrina ecclesiasticisq ; dignitaiibus
Franciscana \ Religione usq ; ad nostra haec tempora exceU
luerunt \ Accessit duplex rerum, et verborum, ac mater iarum.
toto opère memorabilium \ Index locupletissimus. \ Ad
Illustriss. I De Ruvere Ord. Min. Conventualium Protectorem
Vigilantissimum. \ Bononixe. Apud Alexandrum Benatium,
Facultate a Superioribus concessa, Î590. \ L'histoire des
Franciscains illustres, annoncée au titre, commence à la
page 96, c'est une amplification de la VHP conformité /Vfl/î-
ciscus fœcundator et une continuation qui s'étend jusqu'à
l'époque du troisième éditeur (1).
A s'en tenir au texte et aux documents insérés dans chacune
de ces trois éditions, le livre de Conformités aurait été pré-
senté par Barthélémy de Pise au général des F. Mineurs
(1) Cf. Brunet. Manuel du Libraire. Braxelles, 1838, tom* III. 1052. —
Chevalier, Répert. des Sources hist. Bio-hibliog. Paris, 1877, col. 62 et 2391
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LE a LIBER GONFORMITATUM » DE BARTHÉLÉMY DE PISE 617
Henri d'Asti, à Assise, au Sacro Convento de Saint François
cujus corpus in hoc sacro loco requiescit^ et cette présentation
aurait eu lieu le 1 août 1399. Et non seulement on aurait fait
hommage d'un exemplaire de l'ouvrage, mais de plus on au-
rait offert un arbre figuré, c'est-à-dire, une toile peinte repré-
sentant, dans une synthèse, les ressemblances et les confor-
mités du Christ et de saint François (1). Dans son premier
prologue, Barthélémy de Pise décrit avec soin son arbre, il
énumère les rameaux, les branches, il en explique le texte
et les légendes qui s'y trouvant çà et là : invention plus ingé-
nieuse qu'utile, elle n'existe plus de nos jours. Dans les trois
éditions de 1510, 1513, 1590, il n'y en a une simple repro-
duction (2).
La lettre de Barthélémy de Pise est intéressante. En voici
la teneur :
Copia littère a magistro Bartholomeo directe generali minis-
tro et capitulo generali pro approbationne operis precedentis.
Reverendis in Christo patribus, fratribus Henrico generali
ministro et aliis ministris, ceterisque diffinitoribus capitulo
generalis ordinis fratruni minorum apud sacrum conventuni
Assisii in proximo festo sacrae indulgentie sanctae Mariœ
de portiuncula^ ibidem celebrandi : Frater Bartholomeus de
Pisis sacre théologie magister insignus. Reverentia débita
cum omni subjectione devota : devotione : confessione : ac
beneficiis perceptis : quibus obligor beato patri nostro Fran-
cisco : cupiens aliquid componere ad eius laudem gloriam et
honorem : Christo predocente qui ipsum Patrem Franciscum
sibi per ^omnia similem reddidit et conforniitate vite beati
Francisci : ad vitam ipsius Doniini nostri lesu Christi intitu-
latur compenci cum arbore figurata : que personaliter assis^
tens iuxta papalia nostri ordinis instituta vestre prudentie
tribuo corrigenda examinanda ac approbanda : atque aliis
(1) Le Pisan avait tout d'abord composé un ouvrage sur la sainte Vierge, .
Opus Conformiiatum B, Virginis, cum Christo, Cet ouvrage fut imprimé en
1596 à Venise, chez Pierre Dusinelli, par les soins du P. Guido Bartolucci
d'Assise, mineur conventuel, un volume in-folio.
(2) Edition de 1510, folio 1 verso ; — édition 1513, (04 yo ; — édit. 1590,
fol» 5 ro.
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618 LE ( UBER CONFORMITATUM » DE BARTHELEMY DE PISE
i
inira nostrum ordineni et extra coinmunicanda ; Humiliier
exoro licentiam a vobis mihi impartiri : deprecans instanln
ipsum patre/n 'Franciscum : cuius corpus in hoc sacro loco
requiescit : ut vos et totum ordinem ininorum in agendis
dirigat : et ad gaudia peYducat eterna. Amen.
Data in loco prefato Assisii die prima mensis augusii.
A cette lettre, le Général répondait le lendemain, au nom
du Chapitre des Frères réunis à Assise :
Littera responsiva capituli generalis istud opus appro-
bantis.
In Christo sibi charissinio fratri Bartholomeo de Pish
sacrae theolologie magistro, frater Henricus ordinis fratruh
minorum generalis minister et servus, ceterique ministri ffc
diffinitores capitali generalis apud sacrum locum de Assisi*^
die secunda augusti, Anno Domini AL ceci xxxxij'. celebrati
salutem et pacem in Domino sempiternam, Opus quod dii'irm
favente clementia et intitulatur de conformitate vite beati
Francisci ad vitam Domini nostri Jesu Christi fecisti : Inspic
discuti et examinari fecimus diligenter : cum arbore qnen:
nobis personaliter presentasti : et nihil invenimus correctionr
dignum : sed laude : de quo tue regratiando prudentie, prr-
sentibus tibi licentiam faciendi depingi ipsam arborent, ac
ipsum opus volentibus videre et transcribere^ quod eis possi<
communicare liberaliter impertimur. In cuius rei testimonium
presentem literam in registro ordinis positam : fecimus sigillé
generalatus officii impressione munirL
Data in dicto sacro loco, anno die et mense superius
annotatis.
Il est facile de reconnaître le caractère peu sérieux de ces
documents ; ce sont des écrits de convention, des pièces
oflicielles ; ou ne peut savoir ce qu'elles contiennent de vrai.
La présentation, l'approbation du livre eurent lieu dans de>
circonstances exceptionnelles, pleines de ces brigues et Je
ces multiples occupations qui se rencontrent en un chapitre
général composé d'une foule de Religieux. Le premier août.
Barthélémy soumet au général son volumineux ouvrage et
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LE « LIBER CONFORMITATUM » DE BARTHÉLÉMY DE PISE 619
son arbre afin que l'un et l'autre soient « corriges, examinés
et approuvés ». Or dès le lendemain 2 août, malgré les nom-
breuses occupations de la fête de l'indulgence de la Portion-
cule qui tombait ce jour-là, le général répond une lettre
onicielle, transcrite aux registres de l'Ordre, et d'après
laquelle l'ouvrage .a été « lu, discuté, examiné » et la permis-
sion est accordée de faire reproduire le dessin de l'arbre et
de copier le livre.
Autant de choses qu'il n'était pas possible d'accomplir en
un seul jour. Aussi faut-il penser que le livre avait déjà été
noté et apprécié (1), et que la correspondance des 1 et 2 août
est toute de convention.
En résumé, le livre des Conformités n'a pas grande valeur
historique ; il n'a en tous cas reçu aucune estampille oflîcielle ;
quant au texte, nous n*'en possédons aucune édition critique,
et il est probable que l'établissement véritablement critique
de ce texte résoudra beaucoup de controverses d'histoire
franciscaine.
XXX
(1) SuW integrità del corpo di S. Francesco Patriarca neila Basilica di
Assisi, Assisi, 1900. p. 70.
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DE LA CONFESSION DES RELIGIEUSES
Les Etudes Franciscaines ont publié dans leur numéro de
décembre 1902 un travail sur la confession des religieuses. In
docte théologien, dont le nom est une autorité, nous a adressé
à ce propos quelques remarques. Nous nous faisons un devoir
de les publier. Elles intéresseront, pensons-nous, les nom-
breux prêtres qui lisent nos Etudes, La question de la con-
fession des religieuses vaut d'ailleurs la peine d'être étudiée
longuement.
Mon Révérend Père,
« Votre savante Revue à publié dans son fascicule de
décembre 1902 un article remarquable sur la confession
des religieuses. Cet article toutefois n'a pas dissipé complè-
tement mes doutes. Permettez-moi d'user de votre entremise
pour les soumettre au théologien si compétent qui a rédige
cet article et pour le prier de nous donner, s'il en a le loisir,
une réponse qui les efface totalement. I
« La question à résoudre est celle-ci : u Les religieuses. [
quelles qu'elles soient, qui se confessent dans une église i
paroissiale, ou dans une autre chapelle que celle de leur |
communauté, peuvent-elles se confesser validement à tout |
prêtre approuvé pro utroque sexu ? » Votre savant théolo- J
gien répond sans hésiter d'une manière afilrmative. Les
raisons qu'il donne de cette réponse ne nous ont pas pleine-
ment convaincus.
« Posons d'abord les principes qui doivent diriger notre
marche. C*est un point de doctrine : que les évoques peuvent
donner aux prêtres qu'ils approuvent une approbation plu?
ou moins étendue ; que les prêtres ne peuvent pas dépasser
les limites de l'approbation qui leur a été concédée ; que
Tabsolution serait invalide s'ils venaient malheureusement
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DE LA CONFESSION DES RELIGIEUSES 631
à les dépasser. Il n'est aucun théologien qui n'affirme et ne
défend ces principes ; le dernier des élèves ecclésiastiques
le sait ; nous perdrions notre temps et notre peine à le
prouver.
« Nous ne connaissons pas ce que font les évéques des
pays étrangers. Mais en France, généralement parlant^ les
évéques exceptent les religieuses de l'approbation qu'ils
donnent à un grand nombre de prêtres, exceptis monialibus.
Par ce mot monialibus on entend évidemment les religieuses
telles qu'elles existent en France. Que l'intention des évoques
soit de refuser à ces prêtres le pouvoir de confesser tant
validement que licitement les religieuses, rien qui permette
d'en douter. Nous en voudra-t-on si nous ajoutons que Nos-
seigneurs les évéques tiennent grandement à cette exception,
qu'ils croient avoir des raisons sérieuses de la maintenir, et
que bien mal venus seraient surtout les prêtres qui oseraient
ne pas en tenir compte ? t
«f Ces principes que personne ne conteste ainsi posés,
venons-en à la question. Lorsqu'elles se confessent en dehors
de leur communauté, les religieuses peuvent-elles toujours
se confesser validement à tout prêtre approuvé pro utroque
sexu ? Le théologien qui a écrit l'article des Etudes répon'd
sans hésiter : oui. Voyons si les raisons qu'il apporte tranchent
définitivement la difficulté.
« D'abord les réponses émanées de la S. Congrégation des
Evoques et Réguliers. 11 en cite trois. La première est datée
de 1852. A la demande qui lui est faite si une religieuse,
légitimement sortie de son monastère, peut se confesser à
un prêtre approuvé par son évèque pro utroque sexu, bien
que ce prêtre ne soit pas spécialement approuvé pro monia-
libus, le Souverain Pontife répond par l'entremise de la S.
Congrégation : que pendant la durée de son séjour hors du
monastère, cette religieuse peut se confesser à tout prêtre
approuvé/?ro utroque sexu. La réponse, comme on l'a compris,
concerne les religieuses qui ont prononcé des vœux solennels
et qui sont astreintes à la clôture papale, les seules auxquelles
le droit commun donne le nom de moniales.
« Les religieuses à vœux simples peuvent-elles profiter de
concession?» «Nous n'en doutons pas», répond le théologien
B. F. — X. — 41
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«32 DK LA CONFESSION DES RELIGIEUSES
des études. — Est-ce absolument sûr ? C'est une extension
a casu ad casum ? Est-il permis de la faire ? Le Souverain
Pontife ne peut-il pas concéder une faveur aux vraies reli-
gieuses, monialibus^ et ne pas la conférer indistinctement à
toutes les autres religieuses ? Les circonstances, les raisons
sont-elles exactement les mêmes dans les deux cas ? Les
religieuses, dont il est question dans la demande, no sont
pas nombreuses ; les confesseurs spécialement approuvés
ppur elles ne sont également pas nombreux ; ces religieuses
ne sortent que très rarement et pour des motifs toujours
très sérieux. Que le Souverain Pontife leur accorde une
permission assez large, on le comprend. Conclure de là
qu'une religieuse pourra toutes les fois qu'elle sortira, même
poqr une heure, même sans permission, se confesser au pre-
mier prêtre venu approuvé/?ro utroque sexu^ est-ce légitime
et n'est-ce pas violer les règles qui dirigent l'extension de
casu ad casum ?
Mais les religieuses exemptes de la clôture « n'ont pas plus
d'obligations que les religieuses qui lui sont soumises, elles
peuvent donc avec plus, de raison^ jouir des concessions faites
aux religieuses cloîtrées (1). » Le mot avec plus de raison^
n'est pas juste. Elles en jouiront, disons-nous, lorsque les
motifs qui plaident en faveur des religieuses cloîtrées plai.
deront aussi en leur faveur, lorsqu'elles se trouveront dans
les mêmes circonstances. Aussi à une religieuse qui est allée
visiter son père Qfialade, prendre les eaux, etc, accorderons-
nous de se confesser à tout prêtre approuvé. Mais qu^elle le
puisse indistinctement, chaque fois qu'elle sortira, nous ne
voyons pas qu'on le tire péremptoirement de la réponse de
1852, On exagère, semble-t-il, lorsqu'on affirme sans-distinc-
tion que les religieuses non cloîtrées peuvent jouir des
concessions faites aux religieuses cloîtrées.
La deuxième des réponses citées est de 1872. On demande
si la loi, qui prescrit de changer tous les trois ans les confes-
seurs ordinaires, doit être appliquée aux religieuses qui
vivent dans des paroisses rurales, ne sont pas cloîtrées, n*ont
pas d'oratoire et reçoivent les sacrements dans l'église parois*
(1) Études Franciscaines t p. 583.
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D8 LA CONFESSION DB9 RBUGIEUSKS 629
siale. La Sacrée Congrégation répond que les religieuses
dont il est question peuvent se confesser en dehors de leur
maison à tout prêtre approuvé par Tévéque. Il en résulte,
conclut le théologien qui a rédigé l'article des Études Fran^
ciscaineSy que les religieuses extra piam domum peuvent se
confesser à tout confesseur approuvé par l'ordinaire.
La chose est-elle bien sûre ? La réponse ne parle pas des
sœurs en général. Elle dit : Sorores de quitus agùur, les
sœurs dont il a été question dans la demande. Est-il logique
de tirer de ces mots une réponse pour toutes les religieuses
sans exception, et pour tous les cas où elles se confesseront
hors de leur communauté ? Que les religieuses qui n'ont ni
chapelle où elles se confessent, ni aumônier, puissent se
confesser validement à tout prêtre approuvé pro utroque
sexu^ soit, nous l'admettrons avec l'auteur de l'article. La
réponse l'indique clairement ; mais, ajoutons-nous, les ter-
mes dont elle use vous défendent d'aller plus loin et de
l'appliquer à toutes les religieuses et à tous les cas (1).
La troisième réponse de la S. Congrégation des Ev. et
Rég. sur laquelle s'appuie le théologien pour étayer sa
thèse, est datée du 7 février 1901. Elle parait plus concluante.
Exposons-la. Elle fut motivée par un doute élevé à propos
des statuts du diocèse de Tournai. Ces statuts renferment
deux articles ainsi conçus : 1. Nemo praeter confessarium
tum ordinarium tu/n extraordinarium, sacramentalem confes-
sionem religiosarum quarumcumque in communitaie viven-
tium in monasterio^ valide excipere potest absque prœ^via ordi-
narii facnltate. 2* Monialium^ qum per aliquot dies extra
monasterium versa ntur^confessiones audire potest in ecclesiiSj
etc. y quilibet confessarius pro utroque sexu approbatus. Ce
second article ne renferme pas le mot valide ; mais le
contexte dit clairement qu'il s*agit là aussi de la validité. Au
lieu des mo\3 per aliquot dies les statuts du diocèse de Ma-
Unes mettent ad tempus. Or il arriva ceci : un vicaire, qui
n'avait pas été approuvé pour les religieuses, entend une
(1) N'est-il pas permis de conclure de ceUe réponse de 1872, ainsi que le
font plusieurs revues, que les évoques n^ont pas le droit de donner à ces
religieuses un confesseur ordinaire, habituellement le curé, et de leur ictor*
dire sous peine d'invalidité de se confesser k tout autre prêtre approuvé ?
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>
624 DE LA CONFESSION DES RELIGIEUSES
religieuse sortie de sa communauté pour un temps très court,
le temps d'accomplir une commission, et l'absout. Mais un
doute s'élève dans son esprit. Il recourt donc à la S. Congré-
gation, et lui demande en premier lieu si l'absolution qu'il a
donnée était valide, s'il ne manquait pas de juridiction, tn
second lieu qu'elle est la conduite qu'il devra tenir si une
religieuse se présente dé nouveau à son confessionnal,
quelles sont les interrogations qu'il devra lui adresser (1).
Or, la S. Congrégation répond : Ratione habita prioris
statuti, Titium valide absolvisse ; quoad interrogationes vero
faciendas^ nisi prudens suspicio suboriatur quod pœnitentem
illicite apud ipsum confiteatur posse confessarium a supra-
dictis interrogationibus abstinere. Ne ressort-il pas évidem-
ment de celte réponse qu'un prêtre approuvé /)ro utroqiie sexa
peut absoudre validement une religieuse, dès que cette reli-
gieuse est sortie de sa communauté, ne fut-ce que pour un
temps très court? Les statuts tournaisiens disent/?er aliquoi
dies ; la religieuse était sortie pour une ou deux heures. Si l'on
s'en tient au droit particulier, le vicaire n'avait pas le pouvoir
spécial que les statuts exigent et l'absolution était invalide.
La Sacrée Congrégation la déclare pourtant valide. Comment
ne pas conclure qu'une religieuse, qui se confesse dans une
église paroissiale ou dans une chapelle publique, peut se
confesser validement à tout prêtre approuvé pour Tui;! et
Faulre sexe ?
Nous le conclurions très volontiers, nous aussi. Quatre
mots nous^ gênent, Ratione habita prioris stafutiy dit la Sacrée
Congrégation. Pourquoi ces mots ? Quel en est le sens? Le
sens en est : « Eu égard au premier article des statuts. » La
réponse est donc fondée sur cet article ? Cet article n'exis-
terait pas, la réponse ne serait donc pas la même ? La S. Con-
grégation a égard au premier article, elle ne parait pas
s'occuper du second. Pourquoi ? En résumé la réponse n*a
pas la clarté et la netteté indiscutable qu'on voudrait.
Ainsi des trois réponses qu'apportent les Études^ aucune
ne dissipe complètement les nuages, aucune n'a cette clarté
décisive, cette précision qui ne laisse plus la moindre place
(1) Le cas est-il réel, est-il feint au contraire, peu importe.
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DE LA CONFESSION 0BS RELIGIEUSES 625
à la discussion. Il n'en ressort pas d'une manière abso-
lument nette et péremptoire que toutes les religieuses sans
exception peuvent^ dès qu'elles ne se confessent pas dans
leur communauté, être absoutes validement par tout prêtre
approuvé /?ro utroque sexu.
Après avoir affirmé que les religieuses à vœux simples
peuvent user de la concession accordée par Pie IX en 1852,
le théologien qui a rédigé Tarticle des Etudes Franciscaines
ajoute.: « Tel est le sentiment d'un grand nombre de théolo-
giens de renom, Ballerini, d'Annibale, Bucceroni, Génicot,
et des principales Revues de théologie, telles les Analecta
Ecclesiastica, la Nouvelle Revue Théologique, Il Monitore Ec-
clesiastico, etc. »
Nous n'avons plus en ce moment sous la main toutes ces
diverses revues et tous c^s auteurs. Mais admettons l'afTirma-
tion. Il en reste assez d'autres qui ne partagent pas ce senti-
ment, pour qu'il y ait encore place au doute et à l'hésitation.
Citons-en à notre tour quelques-uns.
La Nouvelle Revue Théologique, dirigée par les Pères
Rédemptoristes déclare, c'est vrai, qu'un évêque ne pourrait
sans abus exiger une approbation spéciale pour les reli-
gieuses qui demeurent un temps considérable hors du
couvent; mais elle ajoute qu'il en est autrement pour les
sorties faciles et. fréquentes. Le théologien des Études est
forcé lui-même de le reconnaître.
Voici ce que nous lisons dans Génicot qu'on nous oppose
pourtant î « Idem ob analogiam dicendum de monialibus
votorum simplicium quas Episcopus iisdem legibus specia-
libus subjecit, nisi forte Episcopus diserte mentem suam
expressisset, ut invalide confiterentur apud confessarium
speciali facultate carentem sorores quœ extra monasterium
versentur » (1).
A la question : « An apud nos (il s'agit des Etats-Unis,
mais la situation est la même en France) absolvi possint a
quolibet confessario Moniales dum extra monasterium ver-
(1) Génicot, De Pxnit, n© 340.
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eîG DE LA GOIirBSSION DBS RBLI6IEU8BS
santur ? Oui, répond le Père Sabetti, si iia çersantur extra
monasterium ut non amplius dici possint in eo proprie degere;
non, au contraire, si elles ne sont sorties de leur monastère
que pour quelques heures, et si on se trouve dans un de ces
diocèses dont les Evèques exigent expressément ou tacite**
ment une approbation spéciale pour les religieuses qui
vivent en communauté » (1).
A son tour Tanquerey s'exprime ainsi : ^ Moniales autem
votorum simplicium quœ in ecclesia parochiali sacramenta
suscipiunt possunt ibidem à quolibet sacerdote approbato
absolvi, nisi aliter Episcopus statuerit » (2).
Haine n'entre dans aucune explication. Tout ce qui regarde
la confession des religieuses à vœux simples, se contente*
t-il de dire, dépend absolument des évéques (2).
Il est vrai, Haine, Sabetti, Génicot ne connaissaient pas
la réponse de 1901. Mais ils connaissaient les réponses de
1852 et de 1872, et, comme on Ta vu, ils n'en ont pas moins
laissé aux évèques le pouvoir d'invalider les confessions des
religieuses, qui sortent de leur communauté ad brève tempus.
La réponse de 1901 eut-elle modifié leur sentiment? Il serait
également téméraire de Taffirmer et de le nier. Mais Tanque-
rey, dont le traité a paru en 1902, devait connaître certaine-
ment cette réponse de 1901.
On rencontre donc encore des auteurs de renom qui ne par-
tagent pas le sentiment si nettement afflrmatif du théologien
dos Etudes. Que ce manque d'unanimité laisse planer encore
dans plusieurs esprits je ne sais quel doute, je ne sais quelle
hésitation, personne n'en sera surpris.
Du reste une autre réflexion à propos des théologiens se
présente. Lés Evéques peuvent donner aux prêtres le pou-
voir d'absoudre les fidèles utriusque sexuSy sans autre expli-
cation. Ils peuvent leur donner ce pouvoir pro utroque sexu,
mais en exceptant nommément et expressément les reli-
gieuses, quelles qu'elles soient, qui se confessent hors de
leur communauté, ne parlent-ils pas uniquement des prêtres
(1) Sabetti-Gury, n» 778, qu. 3.
(2) Tanquerey, De Pœnit, no 323.
(3) Haine, De Pvnit,^ qu. 78.
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DE LA CONFESSION DES RELIGIEUSES 627
approuvés d'une manière indéterminée, sans exception et
sans explication ? Parlent-ils aussi des prêtres approuvés,
mais dans l'exception formelle des religieuses ? Leur vrai
sentiment dépendra de la réponse qu'on donnera à ces deust
questions.
Qu'on nous permette une réflexion encore, c'est la der-
nière» De droit commun ^ le mot « moniales » ne désignant
que les religieuses qu| ont prononcé des vœux solennels, et
l'approbation spéciale n'étant exigée que pour elles, tous
les prêtres aprouvés pro utroque sexu pourraient absoudre
validement, même dans leur communauté, même dans leur
clôture, les religieuses qui n'émettent que des vœux sim-
ples. Les évêques peuvent cependant exiger ad vcdiditatem
une approbation spéciale pour ces religieuses, au moins
lorsqu'elles ce confessent dans leur oratoire, et ils l'exigent.
Mais en agissant ainsi les évêques dérogent au droit com-
mun. De leur seule et propre autorité, ils mettent au pouvoir
des prêtres qui confessent les deux sexes une restriction
que le droit commun ne connaît pas. Les théologiens admet*
tent pourtant unanimement que les évêques agissent de cette
manière. Or, si un évéque a le pouvoir de restreindre et de
rétrécir dans ce cas les limites du droit, ne l'a-t-il pas aussi
dans d'autres cas 7 Peut-on aifirmer d'une manière absolue
qu'il ne l'a pas ?
Ce sont les réflexions que le savant article des Etudes
Franciscaines m'a suggérées, au moins les principales.
Votre savant rédacteur les trouvera*t-il dignes de son atten-
tion et voudra-t-il y répondre ? Cette question de la confes-
sion des religieuses préoccupe un grand nombre de prêtres
et de religieux. Qu'il serait à désirer qu'elle fut élucidée
de manière à ne plus laisser aucun doute dans les esprits !
F. T.
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NOTES THEOLOGIQUES
SUR L'UNIOiN DE L'HOMME A JÉSUS-CHRIST
{Suite) (1).
DEUXIÈME PARTIE
De notre union a Jésus-Christ par l'usage du sacrement
DE l'eucharistie.
LA COMMUNION SACRAMENTELLE ET LA COMMUNION SPIRITUELLE
Nous avons vu dans la première partie de ces notes théolo-
giques que,' dans la grâce du Baptême, rincorporation de
l'homme à Jésus-Christ se fait par une manducation spiri-
tuelle de l'Eucharistie ; et que par suite, dans tout acte
méritoire, il y a manducation du corps eucharistique du
Christ et augmentation de l'incorporation.
On pourrait penser, d'après cela, que, faire un acte quel-
conque de vertu, ce soit faire usage du sacrement de l'Eucha-
ristie et recevoir ce Sacrement d'une manière spirituelle;
mais il n'en est pas ainsi. Bien que l'Eucharistie soit le prin-
cipe de toute incorporation au Christ, parce que c'est dans
ce Sacrement que le corps du Christ opère dans l'ordre de la
grâce, comme organe de la divinité et comme aliment vivi-
fiant, il ne s'ensuit pas cependant que, dans toute augmenta-
tion de la grâce, il y ait réception spirituelle de l'Eucharistie
et qu'on fasse usage de ce Sacrement.
(1) Voir le fascicule de novembre 1903.
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NOTES THÉ0L06IQUBS «S9
En effet, on ne participe, à proprement parler, à ce Sacre-
ment que par sa réception réelle ou par la vertu du désir
de le recevoir ; et on n'en t'ait usage que par la communion
sacramentelle et par la communion spirituelle. C'est ce que
nous avons à étudier dans cette seconde partie.
Nous dirons comment on fait spirituellement usage du
Sacrement de TEucharistie, et comment on le reçoit avec ses
fruits et ses avantages, soit d'une manière parfaite dans la
communion sacramentelle^ soit dans une certaine mesuré par
la simple communion par le désir. Et nous verrons que cette
participation à TEucharistie par le désir constitue une ma-
nière spéciale et particulièrement excellente d'augmenter
l'incorporation à Jésus-Christ.
CHAPITRE PREMIER
Considérations générales
SUR l'usage du sacrement de l'eucharistie
Avant de traiter directement de la communion sacramen-
telle et de la communion spirituelle, et de dire en quoi elles
diffèrent l'une de l'autre, il est nécessaire de faire, sur Tusage
du Sacrement de l'Eucharistie, quelques considérations
générales, qui sont communes à ces deux manières de
communier.
§ I
Comment il. y a deux manières de s'unir a Jésus-Christ :
l'une en faisant usage du sacrement de l'Eucharistie,
l'autre sans en faire usage.
On augmente son union à Jésus-Christ en faisant usage du
Sacrement de l'Eucharistie, quand on communie soit sacra-
mentellement soit spirituellement. On augmente cette union
sans faire usage de ce Sacrement, quand on reçoit les autres
sacrements, et généralement par tout acte méritoire.
Cette doctrine, dont l'importance est considérable, est
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6t0 NOTES THBOLOatQUSS
clairement exposée par le B. Albert le Grand et par Dominique
Soto.
Le B. Albert le Grand : « Y a-t-il une manière spirituelle
de recevoir le sacrement de TEucharistie ? — Là-deaaus,
beaucoup d'auteurs ont dit beaucoup de choses ; «nais il nous
semble qu'on peut dire,^ sans inconvénient, qu'il y a trois
nianières de manger spirituellement ce Sacrement : la pre-
mière est générale, c'est Tincorporation au corps mystique
du Christ et à Jésus-Christ, chef de l'Église, par la foi et par
la charité envers le chef et ses membres. La seconde est à
plus proprement parler une manducation du Sacrement. Elle
consiste à goûter la douceur de la communion au corps de
Jésus-Christ, par une pieuse méditation des choses dont ce
Sacrement est le signe. La troisième enfin est la réception
proprement dite du Sacrement ; c'est la grâce de la commu-
nion au corps de Jésus-Christ, par l'effet direct de l'Eucha-
ristie. » {In IV. dist. IX. art. 2.)
Dominique Sot^ : « Il y a une manducation spirituelle du
corps de Jésus-Christ par la foi. C'est d'elle que le Seigneur
a dit : « Je suis le pain descendu du ciel, qui me mange vivra
par moi. » Et ce n'est pas là une manducation du Sacre-
ment, mais du Christ lui-même. En effet, par la foi en
Jésus-Christ nous lui sommes incorporés comme l'aliment
au corps. Cette manducation est appelée spirituelle, à cause du
Saint-Esprit, car, comme le dit l'apôtre saint Paul : « La foi
est un don de Dieu. » — Il y a une autre manducation spiri-
tuelle du corps de Jésus-Christ, dans laquelle on reçoit
l'Eucharistie, non pas sacramentellement, mais par le désir.
On l'appelle spirituelle, parce qu'elle se produit seulement
par des acles de l'esprit. -— Il y a eniSn une manducation, qui
est à la fois spirituelle et sacramentelle. Elle a lieu quand on
reçoit en état de grâce le Sacrement, d [In IV. Dist. XJl
Q.i.A.l.)
Ainsi, d'après Albert Le Grand et Soto, il y a trois manières
de manger spirituellement le corps du Christ : la première,
dans tout exercice de la foi et de la charité ; la seconde par
le désir de l'Eucharistie, et la troisième par la communion
sacramentelle.
La première se trouve dans toute argumentation d'union à
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SUR L'UNION DB L'HOMME A JÉSUS-CHRIST 631
Jé8U8-*Chri8t, et ne constitue pas un usage et une réception du
sacrement de l'Eucharistie. Les deux autres sont, bien qu'à
des degrés différents, deux manières de faire usage de ce
Sacrement et de le recevoir.
Le B. Albert le Grand et Soto enseignent la même doctrine.
Cependant il y à un point qu'ils exposent d'une manière
différente, et où ils pourraient sembler d'abord opposés l'un
à l'autre. Le B. Albert Le Grand dit que toute incorporation
au Christ et à l'Église, par la foi et la charité, est dans un
sens général une manducatioh spirituelle de l'Eucharistie ; et
Soto dit que l'incorporation, prise dans ce sens, n'est pas
une manducation du Sacrement, mais seulement une man-
ducation du Christ.
Or le B. Albert Le Grand, en s'exprimant ainsi, a parlé
selon le langage traditionnel, qui attribue, à l'Eucharistie
toute incorporation au Christ ; d'où il suit que toute incor-
poration au Christ par la foi et la charité est dans ce sens
large une manducation du Sacrement. Et Soto est d'accord
avec lui sur ce point, car il professe aussi, comme le mattre
de saint Thomas, que l'Eucharistiaestde nécessité de moyen.
En disant que la simple manducation du corps du Christ par
la foi et la charité n'est pas une manducation du Sacrement,
Soto a voulu seulement marquer qu'elle n'est pas à proprement
parler un usage du sacrement de l'Eucharistie. Et, en effet,
pour que les actes qui procèdent de la foi et de la charité,
soient, non seulement une manducation du Christ, mais un
usage du Sacrement, il faut que ces actes aient directement
pour objet Jésus-Christ considéré dans son état sacramentel,
avec le désir de recevoir l'Eucharistie : ce qui n'existe pas
dans cette manducation du corps du Christ, qui est commune
à tous les actes méritoires.
Cette doctrine, d'ailleurs, est conforme à l'enseignement de
saint Thomas. « Saint Thomas, en effet, distingue deux es-
pèces de communions spirituelles : la communion spirituelle
au Sacrement et la communion spirituelle au Christ, sans la
pensée du Sacrement. » (Landriot. La Sainte Communion^
7* conférence.) Après avoir fait remarquer que Jésus-Christ
est l'aliment spirituel par lui-même et indépendamment de
son état sacramentel, le docteur Angélique ajoute : (c On peut
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632 NOTES THÉOLOGIQUES
« donc manger spirituellement le Christ, sans manger spiri-
<c tuellement le sacrement de TEucharistie. On mange spiri-
« tuellement le Christ, en produisant des actes de foi et
« d'amour envers lui, sans les rapporter à TEucharistie ;
« mais on mange spirituellement le Sacrement, quand on
« produit des actes de foi et d'amour envers Jésus-Christ
« dans l'Eucharistie, avec le désir de le recevoir sacramen-
« tellement. » (In IV. Dist. IX et IL vol. 4. Q. 1.)
Dans tout exercice de la foi et de la charité, il y a mandu-
cation spirituelle du corps du Christ, et cette augmentation
de l'incorporation est attribuée à TEucharistie, parce qu'elle
est le principe et la Gn de la vie spirituelle ; mais ce n'est que
par la communion, soit sacramentelle, soit spirituelle, qu'on
fait usage du sacrement de TEucharistie, et qu'on reçoit les
effets particuliers que Jésus-Christ produit dans les âmes en
raison de son état sacramentel.
Il y a donc deux manières d'augmenter l'union à Jésus-
Christ : Tune, simplement chrétienne^ par tous les actes
méritoires ; et Tautre, eucharistique, par la communion
sacramentelle et par la communion spirituelle.
§11
Des deux manières de participer
AU Sacrement et aux fruits de l'Eucharistie.
Il y a deux manières de recevoir le Sacrement et les effets
de l'Eucharistie, la communion sacramentelle et la commu-
nion par le désir, faites l'une et l'autre en état de grâce.
Il y a encore une autre manière de recevoir le Sacrement :
c'est la communion sacramentelle, faite en état de péché ;
mais alors on ne reçoit pas les fruits du Sacrement. C'est la
communion sacrilège. Nous devions en faire mention, mais
nous n'avons pas à en traiter ici.
Saint Thomas : « Il y a trois manières de manger l'Eucha-
ristie : la première est sacramentelle seulement ; la seconde
est seulement spirituelle ; la troisième est tout à la fois
sacramentelle et spirituelle ». [Opusc. 57. Cap. Il,)
Le saint Concile de Trente s'exprime presque dans les
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JESUS-CHRIST W
mêmes termes, au chapitre huit de la treizième session, où
il confirme de sa suprême autorité la doctrine traditionnelle
sur les différentes manières de^recevoir le sacrement de l'Eu-
charistie.
« De Tusage du Sacrement admirable de l'Eucharistie. »
■— « Quant à l'usage du sacrement de l'Eucharistie, nos Pères
ont justement et sagement distingué trois manières de le
recevoir. Ainsi qu'ils l'enseignent, les uns le prennent seu-
lement d'une manière sacramentelle : ce sont les pécheurs.
D'autres le reçoivent seulement spirituellement: ce sont
ceux qui, mangeant par le désir ce Pain céleste qui leur est
proposé, en vertu dé cette foi vivante qui opère parla charité,
goûtent le fruit et l'utilité de ce Sacrement. Les troisièmes
enfin le reçoivent à la fois sacramentellement et spirituelle-
ment, ce sont ceux qui se sont auparavant éprouvés et pré-
parés, de telle sorte qu'ils s'approchent de la table sainte
revêtus de la robe nuptiale ».
11 faut joindre à ce texte du Concile de Trente le commen-
taire officiel que le catéchisme de ce Concile en a fait : « On
doit enseigner aux fidèles quels sont ceux qui reçoivent les
fruits admirables de l'Eucharistie, et leur apprendre qu'il n'y
a pas qu'une seule manière de communier... Nos Pères donc,
comme le Concile de Trente le dit, ont justement et sage-
ment distingué trois manières de recevoir ces Sacrements h.
« En effet, les uns reçoivent seulement le Sacrement, sans
en goûter les fruits, ce sont les pécheurs ».
« II y en a d'autres, qui reçoivent l'Eucharistie seulement
par l'esprit; ce sont ceux qui, étant animés de celte foi
vivante qui opère par la charité, mangent par le désir et par
l'intention ce Pain céleste, qui leur est proposé. S'ils ne
reçoivent pas tous les fruits du Sacrement, ils en retirent
certainement de très grands avantages ».
« Les autres enfin reçoivent l'Eucharistie sacramentelle-
ment et spirituellement tout ensemble. Selon l'avertissement
de l'Apôtre, ils se sont approchés de la Sainte-Table après
s'être éprouvés et étant revêtus de la robe nuptiale ; et ainsi
ils reçoivent dans toute leur abondance les fruits de l'Eu-
charistie :
« Ceux donc qui, pouvant se disposer à recevoir le Sacre»
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63% NOTES THEOLOGIQUBS
ment du corps du Seigneur, se contentent de faire seulement
par Tesprit la sainte Communion, ceux-là se privent de dons
célestes très excellents ». {2^^Pars. D'eSacr. Euch.)
Ce texte du catéchisme ne fait guère que reproduire celui
du Concile de Trente. On y trouve cependant une affirmation
importante et qu'il convient de relever : c'est que les pasteurs
doivent enseigner aux fidèles qu'il y a deux manières de
communier, et qu'on peut recevoir le Sacrement et les fruits
de TËucharistie^non seulement par la communion sacramen-
telle, mais aussi par le désir de la communion. La volonté
de la sainte Eglise est donc qu'on fasse connaître aux fidèles
la communion spirituelle et ses avantages.
Il faut remarquer aussi cette expression du catéchisme du
concile de Trente, que par le désir de TEucharistie « on fait
« spirituellement la sainte Communion ». Cette expression
se trouve aussi dans le 7. Louis de Blois^ qui écrivait avant
que le catéchisme eût paru. Le concile de Trente applique
aussi le mot de communion à la réception spirituelle de l'Ea-
cbaristie. « Le saint concile, dit-il désirerait qu'à chaque
« messe célébrée les fidèles présents communiassent, non
(c seulement par les affections de l'esprit^ mais encore sacra-
« mentellement, afin de recueillir par là le fruit de ce Sacri-
« fice avec plus d'abondance ». Le concile de Trente Semble
recommander ici de faire la communion spirituelle propre-
ment dite, quand on assiste à la sainte messe sans y commu-
nier sacramentellement : et cette pratique est fort conseillée
par les saints. Cependant cette communion explicite au
Sacrement n'est pas nécessaire pour que l'union au saint
Sacrifice soit profitable. En effet, le concile en approuvant
les messes où le prêtre seul communie sacramentellement,
dit que ces messes doivent être considérées comme commu-
nes, « parce que le peuple y communie spirituellement ».
Ici, l'expression de communion spirituelle a un sens plus
étendu, car le peuple chrétien ne fait pas, communément à la
sainte messe, la communion spirituelle proprement dite ; il
communie cependant d'une manière spirituelle au Sacrifice,
parce qu'il en reçoit des fruits de sanctification, en raison
de l'intention générale qu'il y apporte d'accomplir un acte
de religion* Et cette participation aux fruits du sacrifice est
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SUR L'UNION DE L'H0M1#B A JÉSUS-CHRIST ^
appelée dans un sens large une communion spirituelte^ parce
qu'elle augmente par Tefficacité de TEucharistie Tunion des
fidèles à Jésus-Christ et entre eux. D'où il suit qu'il y a
deux degrés dans la participation aux fruits du saint Sacrifice
de la Messe : soit en y assistant avec la simple intention
d'accomplir ^n devoir de religion : soit en y ajoutant une
participation formelle au Sacrement, en y faiçapt la commu-
nion, soit sacramentellement, soit seulement par le désir.
De ce que nous venons de dire, il résulte qu'il y a vrai-
ment deux manières de communier, Tune sacramentelle et
l'autre spirituelle ; et que cette doctrine appartient au dogme
catholique.
En ce qui concerne spécialement la communion spirituelle^
voici ce qui est contenu dans les textes que nous avons rap-
portés : communier spirituellement, c'est faire usage du
Sacrement de l'Eucharistie ; c'est recevoir par le désir ce
Sacrement ; c'est fair« par Tesprit la sainte communion ; c'est
manger par le désir et l'intention le Pain céleste de l'Eucha-
ristie ; c'est goûter par la foi et la charité le fruit et l'utilité
de ce Sacrement. Quand nous traiterons de la communion
spirituelle, nous aurons à expliquer chacune de ces propo>*
sitions.
§ III
De la manducation spirituellk du sacrement
DE l'Eucharistie
La communion sacramentelle et la communion par le désir
ont cela de commun, qu'elles sont l'une et l'autre une man-
ducation spirituelle du sacrement de l'Eucharistie.
Nous traiterons ici de cette manducation spirituelle, en
tant qu'elle est commune aux deux manières de communier;
et, quand nous parlerons en particulier de la communion
sacramentelle et de la communion spirituelle, nous dirons
ce qu'elle a de spécial dans l'une et dans Tautre.
Trois choses sont nécessaires, pour que la m)inducatioQ
spirituelle puisse se produire. Dans la nutrition spirituelle»
comme dans l'alimentation corporelle, trois choses sont
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636 NOTES THÉOLOGIQUBS
nécessaires. Il faut d^abord une substance qui ait la propriété
de nourrir : puis, un organisme capable de s*assimiler Tali-
ment. Il faut de plus que Taliment soit mangé.
1. Le corps vivifiant de Jésus-Chrit est un aliment spirituel,
car le Seigneur lui-même a dit : « Ma chair est vraiment un
aliment et mon sang est vraiment un <( breuvage o. Saint-
Thomas : u Les choses corporelles sont des similitudes des
choses spirituelles, parce qu'elles en dérivent et qu'elles sont
causées par elles ; et, à cause de cela^ elles portent en elles-
mêmes la ressemblance des choses spirituelles. De même
que Taliment est ce qui soutient les forces du corps, de
même Taliment spirituel est ce qui soutiei^t les forces de
Tesprit, quelque chose que ce soit. » [Exposit. in Év. Joan.
Cap. VI.)
Ainsi les sacrements, la prière, les bonnes œuvres sont
autant d'aliments spirituels, mais de tous les aliments de la
vie spirituelle le plus parfait est la chair et le sang de Jésus-
Christ.
2. Pour qu'un aliment produise ses effets salutaires^ il
faut que l'organisme qui le prend soit capable de se l'assi-
miler ; il faut qu'il soit vivant, car la nutrition est une fonction
vitale, et ce qui est mort ne peut pas se nourrir. Le chrétien
doit donc être en état de grâce pour pouvoir se nourrir
spirituellement : il doit avoir la foi et la charité. La foi seule
en effet ne suffit pas, car sans la charité elle est morte en
elle-même. 11 faut qu'elle soit vivifiée par la charité, pour
opérer par elle et pour s'assimiler l'aliment divin. Et, comme
dans cette nutrition spirituelle, la manducation est réciproque
entre le Christ et le chrétien, et que le Christ nous mange
quand nous le mangeons, il faut que nous soyons vivants de
la vie de la grâce, pour que le Christ puisse nous manger et
nous assimiler à lui-môme, car le Christ vivant ne se nourrit
pas dé substances qui n'ont pas la vie.
Quand on se nourrit de ce Pain céleste, <( on mange, dit
« saint Thomas, et on est mangé ». Saint Bernard expose
admirablement comment nous sommes la nourriture du Sei-
gneur : « En nous donnant cet aliment, dit-il, Jésus-Christ
lui-même se nourrit, et d'un aliment qui lui est singulière-
ment agréable, c'est-à-dire de nos progrès spirituels ; car,
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SUR L UNION DE L'HOMME A JÊSUS-GHRIST 037
aeloa la Sainte Ecriture» notre fermeté dans le bien est la
joie du Seigneur. Ainsi donc^ quand il se donne en nourri*
ture, Jésus-Christ se nourrit lui-même ; il nous réconforte
du vin fortiGant de la joie céleste^ et il savoure le plaisir que
lui donnent nos progrès dans la vertu. Tout ce qui est bon
en nous lui est un aliment délicieux^ la pénitence, les vertus^
tout nous-mèmres. 11 me mange, il m'engloutit, il me fond en
lui-même par une divine transformation. Ne vous étonnez
pas de cela : nous le mangeons et il nous mange, et c'est
ainsi que se fait Tunité parfaite, m (Serm, 7i, in Cant.)
3. Un aliment n'opère que s'il est appliqué à l'organisme
par voie de manducation : il faut qu'il soit mangé. Mais,
comme saint Thomas le fait observer, le Pain Eucharistique,
étant un aliment spirituel qui ne se transforme pas en nous,
mais nous transforme en lui-même, il s ensuit que pour qu'il
soit mangé et que son opération s'exerce, il n'est pas néces-
saire qu'il soitappliqué corporeilement et sacramentellement,
bien qu'alors il opère avec plus d'eOicace ; il suffit qu'il soit
appliqué par des actes intérieurs de foi, d'amour et de désir,
comme il arrive dans la communion spirituelle.
§ IV
Des cinq Eléments
qui constituent la m.4nduca.tion spirituelle parfaite.
Toutes les choses créées, visibles ou invisibles, portent
l'empreinte de la divinité. Les êtres* corporels, comme les
êtres spirituels, sont des images plus ou moins parfaites de
leur commun Auteur ; et, comme les uns et les autres repro-
duisent un même modèle, il en résulte entre eux de pro-
fondes similitudes.
Si nous pouvions, pénétrer les secrets de noire nature, et
contempler l'harmonieuse union de notre àme et de notre
corps, nous verrions avec admiration que notre àme, avec aa
substance, ses facultés et ses opérations est une fidèle image
de la divinité ; et que notre corps, avec ses organes et ses
fonctions, reproduit dans l'ordre matériel ce que l'âme est et
opère dans Tordre spirituel.
E. F. — X. — 42
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638 NOTES THÉOLOGIQUES
Et comme les choses corporelles et sensibles- nous sont
plus facilement connues que les choses spirituelles et invi-
sibles, il en résulte que la considération des premières est
souvent le meilleur moyen d'arriver à la connaissance des
secondes.
11 ne faut donc pas s'étonner que les théologiens aient
recours aux phénomènes de la manducation corporelle,
pour nous faire comprendre les mystères de Talimentation
des âmes.
Or, comme ils le font observer, il y a cinq choses surtout
à considérer dans la nutrition corporelle : d'abord, Tappétit,
qui dispose à prendre Taliment et à en profiter ; puis, la
mastication, qui fait apprécier les qualités de Taliment et qui
le prépare à être incorporé. Ensuite, Tincorporation, qui
commence la transformation de Taliment en lui communi-
quant les propriétés générales d'une substance humaine,
et qui le fixe dans une partie déterminée du corps. Il y a de
plus l'assimilation, dans laquelle la partie du corps où l'ali-
ment s'est fixé, achève de le transformer en lui communi-
quant ses propriétés particulières, et en retire en même temps
les principes qui lui conviennent pour entretenir sa propre
vie et exercer ses fonctions. Il y a enfin la délectation et le
bien-être, qui accompagnent naturellement toutes les fonc-
tions organiques et particulièrement celle de la nutrition.
Ces cinq éléments de la nutrition corporelle, les théolo-
giens les signalent dans l'alimentation de l'âme, et spéciale-
ment dans l'usage du sacrement de l'Eucharistie. « Dans la
manducation spirituelle, dit saint Thomas, comme dans la
corporelle, il y a trois choses : l'appétit, la mastication et la
délectation ». [Opusc, 57. c. 19). Saint Bonaventure fait consis-
ter la manducation spirituelle de l'Eucharistie, principale-
ment dans la mastication et l'incorporation, mais il indique
aussi l'assimilation et la délectation, qui en sont le complé-
ment. [In IV, dist. IXarL i, 9, 2). — Alexandre de Aies et
saint Bernardin de Sienne, qui le reproduit, indiquent la
mastication, la délectation ou réfection spirituelle, l'assimi-
lation et rîncorporation.
En ajoutant à ces quatre éléments l'appétit spirituel ou
désir de TEucharistie, qui est la première condition d'une
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSUS-GHRIST 639
bonne nutrition, nous trouvons les cinq choses qui consti-
tuent Talimentation parfaite.
Nous allons étudier successivement ces cinq éléments
dans la manducation spirituelle du sacrement de TEucha-
ristie.
1. Du désir ou appétit spirituel, — L'appétit est le senti-
ment du besoin qu'on a de prendre un aliment pour réparer
ses forces. Dans Tordre spirituel, le désir de l'Eucharistie
est un mouvement du cœur vers cet aliment divin, pour en
goûter la force et les délices.
Jésus-Christ dans l'Eucharistie est l'aliment de la vie spiri-
tuelle ; il est ce pain céleste « Panem celestem propositum »,
toujours posé devant nous et proposé à notre amDur. 11 a
soif de se donner et d'être désiré, et, quand nous souhaitons
de le recevoir dans ce Sacrement, il nous en fait goûter les
fruits vivifiants et il s'unit à nous d'une manière spirituelle.
Ce désir, cette faim spirituelle de l'Eucharistie est la prin-
cipale disposition pour recevoir les effets de ce Sacrement.
Voici ce que saint Jérôme dit à ce sujet, dans son commen-
taire sur ces paroles du roi prophète : « Dilate ta bouche
« et je la remplirai. » Dilate ta bouche, c'est-à-dire dilate
ton cœur, et je le remplirai de moi-même. « Voulez-vous,
« dit-il, recevoir l'aliment du Seigneur ? Voulez-vous man-
« ger votre Seigneur lui-même, votre Dieu et votre Sauveur?
« Entendez ce qu'il dit : « Dilatez votre bouche et je la
Cl remplirai. ** En effet, il est notre Dieu et notre pain ; et en
« même temps qu'il nous invite à manger, c'est lui-même
(( qui se donne à nous comme aliment. Ouvrez donc la
« bouche de votre cœur, car vous recevrez à proportion que
« vous la dilaterez. Ainsi le Seigneur vous dit : la mesure
« des biens que vous recevrez ne dépend pas de moi, mais
« de vous. Si vous le voulez, vous me recevrez tout entier. »
C'est donc l'ardeur du désir de l'Eucharistie, qui fait la
mesure de la participation à ce Sacrement et de la nutrition
spirituelle. Aussi, il n'y a rien de plus important pour bie^
communier, soit sacramentellement, soit spirituellement,
que d'exciter dans son cœur un grand amour envers notre
Seigneur dans l'Eucharistie et un vif désir de le recevoir.
Or, ce qui produit cet amour et ce désir, c'est la méditation
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!
6tô NOTES TfiÉOtOGIQUBS
dt^s chosiâs t]Ui BoM sighiliées piar tB Sacrement admirable ;
et ces considérations Eucharistiques constituent ce que lë«
théologiens »pt)eUiènt là Ihasticiatîon ispii'itUeUé du S^t^re-
2. De la mastication spirituelle du sacrement de rEuéké-
riHve. — Le feàciVemenl de i'EuchaHstliè est altnli^M spirituel
à double titre : d'abord, et t^è^ princi))àlëlheAtv {lart^ quHl
c^htièht le corps de JéBUs-Gh^îst, qUi ^^\ Talinlent par et^
ctèlléht^ë ; et au^si, secondairemetlt, en tant qu'il e«t Ib siga«
et le symbole de plusieurs choses^ dont la considéràlion ^t
pai^ elle-théine uUe alimentation pour l'Ame, en même tem^s
qu'elle extîitiô le désir de recevoir BadrameuteUement c«
Paitt éélfest^.
« Giè que nous nous effôi^çous en toutes maniènss de
« prouver, dit saint Augustin, c'est que le satremetit de
« l'feglise consiste en deux choses, dans l'espèce visible de«
« éléments et daUs le corps invisible du coirps du Christ^ de
« même que la personne de Jésus-Christ est composée de
« Dieu et de l'homme. » (Cf S. th. vpusc. 57. — €. Xi,)
<( II y danà rhomme^ dit lencore saint Augustin, un setts
intéHeur et Un sens extérieur, et Tuh et Tautt^è ont leur bien
propre et leur aliment. Le setts intérieur se nourrit 4aiis la i
cbhtempiation de la divinité, et le feens e^ctérîeur daii« la [
contemplation de Thumanité de Jéfeu^-Christ. Dieu «'est fait |
homme, afin de béatifier en lui-même l'hottàme tout entier. I
Il est boh en effet pout» Thomlne, soit qu'il entre ou qu'il j
sôtle, de trouver en «oA Dieu de quoi fce nourrifv îau dehws
dans la ehaii» de son SèUveur, et au dedans dane ki divinité
de soh Créateur ». (Lib. de spir, ^ éinim. ^- f. VI^ p. 7e?4.
Edà, Migne.)
Saint An^brôise exprime, sut* le sacrement de i'Eut^ia-
rîstie, Hihe \5^ns'ée se^nblable ^ celle de saint Aug^«tin sur
l'inoat-n'atibn.
« De même, dit-il, q\ie l'hY)mme est composé <ie deux
choses, ^'utt corps et d'une âme ; de même aussi le Christ
a voulu que l'aliment de son corps fût composé de deux élé-
ments, le Sacrement visible et «on corps invisible, tout Ireœ-
pli de la grâce, afin que l'homme intérieur et l'homme exté-
rîenr trouvent l'un et l'autre leur réfection dan« ce Sacrement.
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SUR L'UNfON W L'»Q|«UE A JÉSUS-CHRIST Mt
fit c'est là ce qvie dit Tapôtre saiqt Jean : h l\ entrera et il
flortira, el il trouvera de quoi se nourrip ». (Cité par Je B.
Albert le Grs^iid, i)e S^cr. Euch., di^(. IJJ, tract, i, c. 5, -^
T. XXI, p. 39.)
Cô qu'il y a d'extérieur et de sensible d^pa le saprçfiient
de l'fiuqhAriatie est donc aussi d'une çertaiDe manière \}ji
priqoipe de réfection spirituelle.
Le pain et le vin en effet opt des significations mysté-
rieuses, dont la considération est pour Tàme une nourriture.
Aussi il est important de conn^Upe ces sig^idpations, et le
catéchisme romain insiste sur ce point.
« I^es pasteurs, dit-il, doivent expliquer soigneusement
ce que le sacrement de TEucharistie signifie, afin qw^ les
fidèles, en considérant des yeux du corps ce^ mystères
sacrés, nourrissent en même temps leur âme par la contem-
plation des choses divines.,. Il faut enseigner pi|]( fidèles ce
dont rSucharistie est le symbole, afin qu*ils s'enfisimm^n^
du désir de ce qui est signifié par oe Sac^ejnent ». (2^ P- de
$acr, Euch. -^ n. Xet XI.)
3. De l'Incorporation à Jé^us-Chrisf, — Saint Xhom^^ :
« Dans la mandncation seulement spirituelle du sacrement
de TElMcharistie, il y a une vraie participation au corps du
Christ pour h s^lut éternel ». (Opusc. 57. cap. 19.)
u liO corp? de Jésus-Christ ne se change pas en celvii qni
le mange, mais il le change en lui-même... Celui qui le
mange, le Seigneur le fait membre de son corps mystique,
il Tincorpore avec son corps qu'il p pris de )ft Vierge, et il
h fait en quelque aorte nne môme chose avec lui. i^ Npus
n sommes un môme corps et qn môme pain, nous tons qui
a partioipons à un môme Pain ». Saint- Augustin : » {^e
K Christ nous a confié dans ce Sacrement son corps et son
« sang ; car nous-mômes nous sommes devenus son corps-
« En effet, notre chair étant unie et incorporée à sa chair,
K devient une môme chose avec lui «• (Opusc. ,07. Cap. KfV.)
l4% B. Algsr, a Jésus-Christ est vraiment et parfaitement
communiqué à nous. U s'est uni et inporporé son Eglise
par une grâce si signalée, que lui-môme est s^ tète et qu'elle
est son corps ; et ce n'est pas là une simple manière de dire,
mais Jésus-Christ s'est vraiment concorporé l'Église dans la
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642 NOTES THÊOLOGIQUES
vérité de son corps, de telle sorte qu'il n'y a aucune sépa-
ration de grâce entre nous et celui à qui nous appartenons
parle Sacrement d'une si parfaite unité ». {De Sacr, corp.ei
sang, Dhi. Cap, III. Migne, t, 180, p. 747.)
Saint Bonaventure : « L'union de Taliment à celui qui
s'en nourrit est grande, parce que l'aliment s'unit à la chair
et au sang. Or, c'est ainsi que le Christ nous unit mystérieu-
sement à lui-même par l'aliment de son corps ». [Serm. I\\
in cœn, Drd,)
Saint Thomas : « L'homme est assimilé à Dieu par la vertu
du corps du Christ ». (Opiisc, 57. Cap. 25.)
Quand on fait usage du sacrement de l'Eucharistie, on
reçoit par voie de manducation spirituelle une augmentation
d'incorporation au Christ, de grâce et de tout ce qui cons-
titue la vie chrétienne.
4. ^Assimilation, — Le B. Albert le Grand : « L'aliment
incorporé reçoit d'abord la nature du corps qui s'en nourrit ;
et ensuite, il reçoit, par l'assimilation, la vertu et les opéra-
tions du membre particulier auquel il est uni ». {Lib. de
Sac. Euch, — DisL IL — Cap. 8, p. 47.)
Le Sacrement de l'Eucharistie produit dans ceux qui en
font usage Tincorporation à Jésus-Christ et la vie spirituelle,
qui sont les mêmes dans tous les membres du corps mystique
du Christ ; et de plus, il opère dans chaque membre en par-
ticulier les grâces spéciales et les vertus qui lui conviennent
pour qu'il puisse produire les œuvres qui lui sont propres.
Et c'est cet effet particulier que nous appelons l'assimilation.
5, De la délectation ou douceur eucharistique. — Alexandre
DE Halès. « Dans la manducation spirituelle, comme dans
l'a corporelle, il y a la délectation ou réfection, la réfection de
la délectation, lorsqu'elle est produite par la considération
des excellences de nos aliments précieux, qui est le Pain
descendu du ciel, et qui contient toutes délices. »
Le p. Albert le Grand. « Manger spirituellement l'Eucha-
ristie, c'est goûter la douceur de la communion au corps de
Jésus-Christ, par une pieuse méditation des choses dont ce
Sacrement est le signe. »
« Il y a une manière de savourer la douceur des deux
natures de Jésus-Christ et de ses grâces... Par la dévotion
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSUS-CHRIST 6tô,
et par le désir du cœur, Thomine goûte la douceur du corps,
de l'esprit et de Tâme de Jésus-Christ. Il s'abreuve à cette
source divine et il est tout pénétré de sa douceur. » {De
sacr. Euch. cap. VIL n. 5.)
« Le corps de Jésus-Christ est une source de délices
spirituelles, dont les ondes bienfaisantes se distribuent,
comme par autant de canaux, à toutes les puisg^ances de
l'àme et du corps. C'est là cette source, dont il est écrit
dans la Genèse : « une source jaillissait de la terre, et arro-
sait toute la surface du « paradis ». Cette terre, c'est le
corps du Seigneur dans TEucharistie, et ce Paradis de délices,
c'est cet ()iliment de l'Eglise, qui répand en elle ses eaux
délicieuses, et qui rafraîchit jusque dans leurs profondeui^s
les plus intimes notre âme et notre corps... Le Seigneur
Jésus dans l'Eucharistie est la source des délices spiri-
tuelles. » {Ibid. n. 6. p. 46.)
Saint Thomas : « Le sacrement ^e l'Eucharistie nous est
donné sous la forme d'un aliment et d'un breuvage. Aussi, il
« a la propriété de délecter. (Ç. 79. a. i.) « Ce Sacrement,
par la vertu qui lui est propre, n'opère pas seulement l'aug-
mentation de la grâce, mais il excite les actes de la charité ;
et, à cause de cela, par sa vertu. Pâme est spirituellement
refaite et restaurée, en raison de la douceur spirituelle
dont elle est enivrée. » (Q, 19. a. 1. — ad 3.)
Philippe de la Sainte Trinité : « L'Eucharistie est ce fleuve
dont rîmpétupsité réjouit la cité de Dieu. Il répand conti-
nuellement l'abondance de ses grâces et de sa douceur dans
ceux qui le reçoivent, soit sacramentellement, soit spiri-
tuellement. » (Sum. theol. myst. t. llly p. 347.)
P. Tesnikre : « Quoi qu'on puisse dire contre les dévotions
sentimentales, tant à la mode de nosjours, il faut répéter avec
le Sauveur, avec tous les Pères et tous les théologiens, que
l'Eucharistie est le Sacrement de la joie, de la douceur, des
consolations et des délices spirituelles ». (Somm. de la pré-
die. Euch. Conféi\ XI. T. L p. 30i).
Dans la liturgie mozarabique, le prêtre, avant de se com-
munier, dit les invocations suivantes : « Salut à jamais, chaire
« très sainte du Christ, souveraine et éternelle douceur ! »
« Salut à jamais, céleste breuvage, qui m'est plus doux que
«
toute chose de la terre.
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•M NOTES TBÉOLOGIQUES
Le sacrement de TEucharistie a donc la propriété de pro-
duire la douceur spirituelle. C'est un effet normal et régulier
de cet aliment céleste, et les âmes pieuses TéprouTent fré-
quemment dans la communion sacramentelle et aussi dans la
communion spirituelle.
Tels sont les cinq éléments, qui constituent la parfaite
manducation spirituelle du sacrement de TEucharistie.
Il nous reste à étudier les choses qui sont signifiées par ce
Sacrement, et dont la considération produit cette douceur
spirituelle dans laquelle surtout consiste la réfection eucha-
ristique, tant dans la communion sacramentelle que dans la
communion par le désir.
s V
Des choses signifiées
PAR LE SACREMENT DE l'EuGHARISTIE
Les Sacrements sont des signes visibles de la grâce invi-
sible ; et ce sont des signes sanctifiants et efficaces, car cette
grâce qu'ils signifient et qu'ils contiennent, ils ont la vertu
de la produire dans ceux qui les reçoivent dignement.
Catéchisme romain. « Un sacrement est une chose sensi-
ble, qui par l'institution divine a la propriété de signifier et
en même temps de produire la sainteté et la justice. :è.(Pars
2^ de sacr*^\ /i. X.)
Il est donc important de considérer les significations de
l'Eucharistie, parce qu'elles nous font connaître les effets
propres à ce Sacrement. La sagesse divine en effet a établi
une harmonie si parfaite entre les signes visibles et leur
grâce invisible, que les sacrements opèrent tout ce qu'ils
signifient et n'opèrent que ce qu'ils signifient. « De tous* les
effets qu'il produit, le sacrement en est le signe ». (IV sent
dist, fV.) Le Maître des Sentences dit cela du Baptême, mais
ces paroles s'appliquent aussi aux autres sacrements.- << La
« forme des sacrements, dit saint Thomas, n'a pas seulement
c< la propriété de signifier, mais elle a la vertu d'opérer ;
« car elle opère en signifiant ». (In epist, i. ad Cor. — Cap.
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JESUS-CHRIST 6%&
XI, lect. 5. Aussi elle n'opère directement que ce qu'elle
signifie. C'est ainsi que la forme de la consécration du pain
ne produit par la force des paroles que la transsubstantiation
du pain au corps du Christ.
L'élément matériel du sacrement de l'Eudharistie étant un
aliment et un breuvage, une chose qui nourrit quand elle
est mangée et bue, cela signifie que l'Eucharistie est un
aliment spirituel ; et qu'il nourrit les &mes, quand il est pris
pa^ une manducation spirituelle.
Saint Thomas : « L'élément matériel dans l'Eucharistie est
un aliment. II faut donc que l'effet propre de ce Sacrement
soit de nourrir. Or le premier effet de la manducation, c'est
de transformer l'aliment en celui qui s'en nourrit. Et ainsi
l'effet propre de l'Eucharistie est la conversion de l'homme au
Christ ». (In IV. dist. XII . Q, 2. — A. 1, — Soliit. i\) « Ce
qui est signifié extérieur,ement répond à l'effet intérieur.
La manducation corporelle du sacrement de l'Eucharistie
signifie que le Christ est incorporé dans le chrétien
et le chrétien dans le Christ ». (In. Cap. VL Joan, —
Lect. VIL ri. 6.)
Le B. Alger : « L'office de ce Sacrement est de nous faire
entendre, que par la manducation corporelle de son corps,
Jésus-Christ s'incorpore à son Eglise ». (Z)c sacr. corp. et
sang. Dni. Lib. III. cap. /.)
Hugues de saint Victor : « Ce qui est mangé est incor-
poré ; et c'est pourquoi Jésus-Christ a voulu être mangé,
pour nous incorporer à lui ». [De Sacr. Euch. — Lib, III.
Pars VIIL C. 5. — T. IL P. 465- — Edit. Aligne.)
Bellarmin : « La manducation extérieure du sacrement
signifie la manducation intérieure et la réfection spirituelle ».
(De Euch. — Lib. IV. — Cap. 6.)
Remarquons que, de tous les Sacrements, l'Eucharistie est
le seul qui signifie par son mode d'application lïncorporation
au Christ ; et de môme, qu'il est le seul dont l'élément maté-
riel signifie l'unité de l'Eglise.
Tous les Sacrements ont une triple signification. Outre la
grâce qu'ils contiennent et qu'ils signifient comme présente
ils indiquent aussi une chose -passée, qui est la passion du
Sauveur, principe de toutes les grâces, et une chose future,
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646 NOTES THÉOLOGIQUES
qui est la béatitude éternelle^ terme et consommation de tout
Tordre de la grâce.
Catéchisme romain : «Il convient aux Sacrements, en raison
de leur institution divine, de signifîer non seulement une
chose, mais plusieurs à la fois. Chacun d^eux en effet, comme
on peut le reconnaître, outre la sainteté et la justice, signifie
deux autres choses, qui sont très intimement liées à la sain-
teté elle-même, à savoir : la passion du Christ rédempteur,
qui est la cause de cette sainteté, et la vie éternelle ou .la
béatitude céleste, à laquelle notre sainteté se réfère comme
à sa fin. Et comme cela se vérifie dans tous les Sacrements,
c'est justement ce que les saints docteurs nous ont transmis :
que chaque sacrement a trois significations différentes, Tune
qui rappelle le souvenir d'une chose passé ; l'autre qui in-
dique et montre une chose présente ; et la troisième qui
annonce une chose future ». {Ibid. n. XI.)
Le sacrement de l'Eucharistie signifie, comme les autres
Sacrements, et avec une perfection qui leur est propre, la
passion de Jésus-Christ, la grâce et la béatitude : et les
différents noms par lesquels la tradition le désigne se rap-
portent à cette triple signification.
Sàint-Thomas (Ç. 73. art, IV. Conclusion) : « Le sacrement
de TEucharistie est une commémoration de la Passion du
Seigneur, et, à cause de cela, on l'appelle le Sacrifice. II signi-
fie l'unité de l'Eglise, et sous ce rapport il reçoit le nom de
communion ou synaxe. Il figure aussi la béatitude future, et
de là son nom d'Eucharistie, de viatique ».
A. — Ce que le sacrement de l'Eucharistie signifie comme
présent.
1. L'Eucharistie signifie le corps du Christ comme présent
et comme source de vie.
Catéchisme romain : «Le sacrement de l'Eucharistie signi-
fie comme présentes, deux choseç : le vrai corps et sang du
Seigneur, et la grâce, qui en dérive en ceux qui le reçoivent
dignement ». {Pars 2* de Sacr. n. XII.)
« Les symboles du pain et du vin signifient Jésus-Christ
comme étant la vraie vie de l'homme. Le Seigneur lui-même
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JÉSUS-CHRIST W7
en effet a dit : « Ma chair est vraiment un aliment, et mon
sang est vraiment un breuvage : Comme donc le corps du
Christ Seigneur donne l'aliment de la vie éternelle à ceux
qui le reçoivent purement et saintement, il était convenable
qu'il fût consacré dans ces choses qui contiennent la vie cor-
porelle, afin' que les fidèles pussent comprendre facilement,
que par la communion du corps et du sang de Jésus-Christ^
Tâme et le cœur sont nourris et rassasiés. » {Pars, 2* dç sacv.
Euch. — n. 19.)
2, Le sacrement de l'Eucharistie signifie et opère Tunité
de l'Eglise.
L'unité du corps mystique du Christ est signifiée par le
sacrement de l'Eucharistie, de deux manières : par les
espèces sacramentelles, et par le corps même du Christ
présent sous ces espèces.
Toute la tradition a reconnu ce symbolisme de l'Eucharistie.
Saint Augustin : « L'Eucharistie nous rend immortels et
incorruptibles. Elle est la société des saints, la paix, l'unité
pleine et parfaite. Et c'est pour cette raison, ainsi que les
hommes de Dieu l'ont compris avant nous, que Notre-
Seigneur Jésus-Cbrist nous a confié son corps et son sang
dans des choses qui de plusieurs sont réduites en un même
tout. Car le pain est fait de plusieurs grains de froment et le
vin de plusieurs grappes de raisin w. (In Jo. Tract. XXVI.)
« Par cet aliment et par ce breuvage, Jésus-Christ a voulu
nous faire entendre la société de son corps et de ses membres,
c'est-à-dire la sainte Eglise, qui comprend les prédestinés,
les justifiés^ les saints dans la gloire et tous les fidèles. »
{In Jo. Tract. XXVII.)
« Le sacrement de l'Eucharistie, dit le saint Concile de
Trente, est le symbole de ce corps unique dont Jésus-Christ
est la tète, et auquel il a voulu que nous fussions adjoints
comme membres, par les liens étroits de la foi, de l'espérance
et de la charité. »
Catéchisme du Concile de Trente : « L'Eglise est un
corps unique composé de membres nombreux. Or rien ne
met mieux en lumière cette union admirable, que les élé-
ments du pain et du vin. Le pain en effet est formé de
plusieurs grains de froment et le vin de plusieurs grains de
raisin ; et par là ils signifient que nous tous, tant que nous
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•%8 NOTfiS TH^ÛiOGIQUES
gommes, nous sommes unis dans le divin mystère de TEu-
çharistie par des liens très étroits, qui font de noua comme
un môme corps. » {Pars, 2*. DeSacr, Eueh, C. i9n)
Il y a dans la sainte Liturgie un rite qui signiGe d^une
manière très expressive Tnnité du Christ et de TEglise.
(( L'Eglise de Dieu a toujours mêlé de l'eau ail vin dans le
calice. Or, comme nous le lisons dans rApocalypse, Teau
désigne le peuple. Ainsi, Teau mêlée au vin signifie la
conjonction du peuple fidèle avec Jésus-Christ son divin
chef. » [Catéch. rom. 6\ 11,)
Dans les liturgies orientales, qui remontent à saint Cyrille
d-AIexandrie, à saint Basile et à saint Jean Chrysostome,
la forme même de Thostie représente d'une manière sensible
Vunion du Christ et de TEglise, effet propre de rEucbaristie.
L'hostie, ou corban, porte l'empreinte de treize carrés. Celui
du milieu, qui est appelé dominical^, représente Jésus*Cbrist,
centre et lien de l'Eglise. Les douze autres sont disposés
tout autour et figurent les douze Apôtres, les doux^ portes da
la Jérusalem Céleste et l'Eglise universelle. De telle sorte
que celui qui prend cette hostie symbolique, comprend qu*il
communie à la fois à Jésus-Christ et à toule TEgHse, et qu'en
s'unissant au chef il s'unit aussi à tous ses membres.
Dans le sacrement de l'Eucharistie, ce ne sont pas seule-
ment les espèces du pain et du vin qui signifient l'unité de
TEglise ; mais le corps même de Jésus^Christ, sous ces
espèces, est aussi le symbole de son corps mystique.
Saint Bonaventure : « Dans le sacrement de l'Eucharistie,
il y a trois choseâ : l'espèce visible, le vrai corps du Christ
et le corps mystique ». [In, IV. — dist, VllL Part. IL art, ?•
1. — « Le pain est formé de plusieurs grains fondus en-
semble, et par là il représente le corps mystique, qui est
formé des fidèles dans l'unité de la foi et d# la charité. ^
De plus, le corps même de Jésus-Christ, en tant qu'il est
formé du très pur sang de Marie, signifie aussi Tunité de
l'Eglise, qui est formée des fidèles. U signifie également la
diversité des membres mystiques et de leurs fonctions,
en tant qu'il est un corps organisé, composé de plusieurs
niembres. »
3 et 4. « Le corps de Jésus-Christ a und aptitude naturelle
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SUR L'UNION DK L'fiÔîillItiS k JfiSUS-GHaiST 64»
à signifier un corps docial ; mais comme il ne tombe pas
ôous les sens dons ce Sâcreinént, la vertu qu'il a de signifier
runité de l'Eglise et la diversité des fonctions da^is Ses
membres mystiques, ne lui appartient pas seioi^ cet état,
mais en raison des espèces sous lesquelles il existe. »
Skïisr Thomas : « Le Sacrement est le signe de ce qui est
la chose ou effet propre de ce sacrement. Or le sacn^ment
de TEucharistie s deux choses : l'une signifiée et contenue,
qui est Jésus^Christ lui-même, et Tautre^ signifiée et non
contenue, qui est le corps mystique du Christ ou k société
des saints. Celui donc qui prend ce Sacrement ^ signifie
I>ar cela même qu'il est uni ciu Christ et incorporé à ses
membres ». {Q. 80. art. 4) « Le Christ^ dans ce S^crement^
se propose * nous pour être reçu comme signe de Tunioa
spirituelle que nous avons avec lui et dvec ses membres ».
{Ibid.trd, i.)
Nous Venons de dire que les espèces sacramentelles de
TËucharistie signifient Tunité de l'Eglise. Il faut ajouter que
le pain et le vin, outre cette signification qui leur est com-
mune, ont aussi chacun plusieurs significations particulièreSy
par où ils se distinguent Tun de l'autre.
Ainsi, le pain signifie spécialement Tlncarnation^ et le vin
la Passion du Seigneur. Sxïnt Thomas : « Le p«iin représeutd
le mj^tère de Tïncarnalion. Le sang représente directement
la Passion, où îl a été répandu » f/w. Epist. l €id. ûùt,--- CiOp,
XI, — Lect, <k) Dans h. Passion de Jésus-Christ, le sang a
été séparé dû corps ; et c'est pour cela que dans ce Sacre*
ment, qui est le mémorial de la Passion du Seigneur^ ott
prend séparément le pain -comme sacrement de son rorps et
le vin comme sacrement de son sang ». (Ç. 76. an. i.)
De pltss, le pain signifie spécialement la sanctification du
corps, et le viû la sanctification de réme, S.unï Thomas :
<( On prend séparément le pain et le vin, pour signifier ies
« effets qu'ils produisent en celui qui les reçoit » ; csar, dit
SAIM Ambroise : « Ce Sacrement opère à la fois pour rame
« et pour le corps. Le corps du Seigneur est offert s^us
« l'espèce dû pain pour le salut du corps, et le saïig sous
« l'espèce du vin pour lé salut de l'Ame ». {'Q. 74, a^yt, L)
(( l\ faut saVHoir, dit le B. Alg«^, que le corps et le sang d«
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650 NOTES THË0L06IQUES
<( Seigneur doivent être pris non seulement spiritueUement^
« mais corporellementy par la bouche du cœur et par la
« bouche du corps. Le Seigneur, en effet, est venu racheter
« les corps et les âmes, et il veut se communiquer au corps
« et à Tâme dans ce Sacrement, afin de sauver Tun et
« l'autre ». (De sacr. corp, et sang, DnL — Lib, 1, — Cap. 22.
P. 806.)
Enfin le pain a spécialement la propriété de soutenir et
de fortifier, et le vin celle de réjouir et d'enivrer. Caté-
chisme ROMAIN : a II faut considérer avec soin la nature du "
pain et du vin, qui sont les symboles de ce Sacrement ; car
tous les effets qu'ils produisent pour la nutrition corporelle,
ils les opèrent aussi dans l'Eucharistie pour le salut et pour
la joie de Tàme, et cela d'une manière meilleure et plus
parfaite ». (2* P. de sacr. Euch. n. 49.)
BossuET : « Jésus-Christ s'est servi de pain et de vin pour
noujs donner son corps et son sang, afin dé donner à TEu-
charistie le caractère de force et de soutien, et le caractère
de joie et de transport ; et afin aussi de nous apprendre par
la figure de ces choses qui font notre aliment ordinaire, que
nous devons tous les jours, non seulement soutenir^ mais
encore échauffer notre cœur : non seulement nous fortifier,
mais encore nous enivrer avec lui, et boire à longs traits
dès cette vie l'amour qui nous rendra heureux dans l'éter-
nité ». {Médit, sur VEvang. — La Cène, i" Part, 52^ Jour.)
Le sacrement de l'Eucharistie est donc le signe de la pré-
sence réelle de Jésus-Christ et le symbole de l'unité de
l'Eglise.
3. — 11 y a une autre signification de l'Eucharistie, très
importante à considérer : c'est le don total que Jésus-
Christ fait de lui-même par ce Sacrement à chacun de
nous en particulier. En effet, Jésus-Christ en s'unissant à
nous, comme aliment et par une manducation corporelle, nous
fkit comprendre d'une manière sensible qu'il se donne et
qu'il appartient véritablement à chacun des fidèles. Car rien
n'est plus donné et uni que l'aliment ; rien ne peut être
approprié d'une manière plus parfaite et plus personnelle. Ce
caractère de l'Eucharistie est intimement lié à sa nature et à
sa fin, qui est de communiquer à chaque homme en parti-
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SUR L'UNION DB L HOMME A JÉSUS-CHRIST 651
culier le mystère et les fruits de rincarnation. De plus, cette
considération excite puissamment nos cœurs à Famour de
Jésus-Christ.
BossuET fait ressortir avec force cette signification de
TEucharistie. « O mon Sauveur, dit-il, vous êtes donc ma
victime : mais si je ne, faisais que vous voir sur votre autel et
sur votre croix, je ne saurais pas assez que c^est à moi, que
c'est pour moi que vous vous offrez. Mais aujourd'hui que je
vous mange^ je sais, je sens pour ainsi parler que c'est pour
moi que vous vous êtes offert. Ah ! je vois maintenant et je
connais que vous avez pris pour moi cette chair humaine,
que vous en avez porté les infirmités pour moi, que c'est
pour moi que vous l'avez offerte, qu'elle est à moi. Je n'ai
qu'à la prendre, à. la manger, à la posséder, à m'unir à elle.
En vous incarnant dans le sein de la Très Sainte Vierge, vous
n'avez pris qu'une chair individuelle ; maintenant vous prenez
la chair de nous tous, la mienne en particulier, vous vous
l'appropriez, elle est à vous. Vous la rendez comme la vôtre
par le contact, par l'application de la vôtre. » [Médit, sur
l'Émug, — La Cène. P° Part. 35* Jour.)
B. — Ce que le Sacrement de l'Eucharistie signifie par
rapport au passé.
Le Sacrement de l'Eucharistie, étant toujours consacré*
séparément sous les deux espèces du pain et du vin, rappelle
et signifie la Passion du Seigneur, où le corps et le sang ont
étéifcéparés réellement l'un de l'autre ; et comme l'espèce du
pain demeure dans cet état de séparation d'avec l'espèce du
vin, la Sainte Hostie est un mémorial perpétuel de la Passion.
Le corps de Jésus-Christ ne nous est donné que dans cet
état où Ae sacrifice l'a constitué, et nous ne pouvons pas
communier à sa substance, sans communier en même temps
à son immolation. En se donnant à nous dans ce Sacrement,
Jésus-Christ, notre divin chef et rédempteur, ne nous unit
seulement à son corps vivifiant, mais à son corps immolé, et
faisant de nous ses membres spirituels, il vient continuer son
propre sacrifice et achever en nous ce qui manque à sa
Passion.
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«52 NOTES THÉOLOGIQUES
Le Cardinal Franzelin enseigne que la condition, où Jésus-
Christ existe sous les espèces eucharistiques, constitue par
elle-même un véritable Sacrifice, car c'est là une sorte
d'anéantissement, et moralement un état d'immolation et de
mort. Cette doctrine fait ressortir davantage ia raison de
sacrifice dans le sacrement de TEucharistie. En effet, par la
consécration sous les deux espèces^ la séparation du corps
du Christ et de son sang est seulement représentée, mats
elle n'existe pas en réalité, puisque le corps et le sang se
trouvent à la fois sous les deux espèces ; et cette séparation
mystique, qui est produite par l'acte du sacrifice, ne ferait
pas que chacune des espèces consacrées fût vraiment ea
elle^-môme un sacrifice, et que le Christ fût sous les espèces
dans Tétat de victime : tandis que le mode d'existence de
Jésus-Christ sous les espèces eucharistiques, constituant par
lui-même une mort et une destruction morale, il s'ensuit que
Jésus^hrist, sous Tune et lautre espèce, est véritablement
immolé, et que son état sacramentel est un état peroianent
d'immolation et un sacrifice perpétuel. Et c'est ainsi que se
vérifie réellement cette dénomination si fi*équente dans la
tradition, par laquelle le sacrement de l'Eucharistie est
appelé le Sacrifice.
Ainsi le sacrement de TEucharistie est le Sacrifice, non
seulement parce qu'il est consacré séparément sous les deux
espèces dans l'acte du sacrifice, mais parce que Jésus-Christ,
|>ar le mode même de son existence sous les espèces du
sacrement, est constitué dans un état de sacrifice.
Il y à une autre considération, qui montre combien est
véritable le Sacrifice de l'Eucharistie : c'est que Jésus-Christ,
qui nons aime autant aujourd'hui que lorsqu'il était sur la
terre, serait prêt, si cela était possible et nécessaire, à
renouveler pour nous sauver le sacrifice sanglant de la
croix, et que cette disposition perpétuelle de notre divin
Sauveur se retrouve et nous est manifestée dans chacun des
sacrifices denos autels, et par son état permanent de victime
dans le sacrement de l'Eucharistie.
Le sacrement de TEucharistie est donc véritablement le
mémorial et aussi la rénovation toujours vivante du sscrîfice
de Jésus-Christ.
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SUR L'UNION DE L'HOMME A JSSUS-GHRIST 653
G. — Ce que le sacrement de VEucharistie signifie par
rapport à V avenir.
« Jésus-Christ a voulu, dit le Concile de Trente, que TEu-
« charistie fût le gage de la gloire future et de Téternelle
félicité. » {Sess. XIII. Cap, 2.)
De Lugo : «L'Eucharistie opère, à un titre particulier, Tob-
tention de la gloire ; car, en tant qu'aliment, elle a pour fin
de faire parvenir à la perfection de la grâce et de la vie spiri-
tuelle. Elle a aussi cette propriété, sous sa raison de signe.
En effet, Jésus-Christ en se donnant à nous maintenant sous
les voiles du Sacrement, nous annonce la béatitude du Ciel,
où nous le verrons face à face dans une jouissance éternelle
et parfaite. » (De Euch. — Disput. XII. — Sect. 4.)
Telles sont donc les choses que le sacrement de l'Eucha-
ristie signifie, et les effets qu'il doit produire, en ceux qui
le reçoivent.
Or la considération attentive et pieuse de ces significations
de l'Eucharistie, est le meilleur moyen d'obtenir les grâces
de ce Sacrement, soit dans la communion sacramentelle, soit
dans la communion spirituelle. Aussi, il est important de le
connaître et il était nécessaire d'y insister.
Ces considérations eucharistiques, faites avec dévotion,
constituent par elles-mêmes une manducation spirituelle de
l'Eucharistie et, dans un certain degré, un usage de ce Sacre-
ment. En effet, méditer pieusement les significations de l'Eu-
charistie^ repasser dans son esprit et dans son cœur l'amour
de Notre Seigneur demeurant toujours au milieu de nous,
son amour personnel pour chacun de nous et le don total
qu'il nous fait de lui-même dans ce Sacrement, sa Passion
continuée, l'obligation qu'il nous donne de nous unir à son
sacrifice, le lien spécial quïl produit entre nous et nos frères,
le ciel qu'il nous promet et nous annonce : tout cela, c'est
s'unir à Jésus-Christ par l'Eucharistie ; c'est se nourrir du
Christ eucharistique et des grâces qui sont propres à ce
Sacrement; c'est augmenter dans son âme, d'une manière
spéciale et par l'Eucharistie, la foi, Tamour de Dieu, la cha-
rité envers le prochain, l'esprit de sacrifice, le désir du ciel.
E, F. -« X. — 43
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6S% NOTES THÉOLOGIQTJES SUR L'UNION DE L'HOMME A JÊSUS-CHaiST
Méditer sur l'Eucharistie, c'est donc déjà faire usage de ce
Sacrement et communier spirituellement. Cependant, cette
méditation eucharistique ne constitue à proprement parler
un usage du Sacrement, que si elle est complétée par le désir
de recevoir le Sacrement lui-même. D'ailleurs,ce désir accom-
pagne ordinairement cette méditation, et c'est par elle sur-
tout qu'il se produit.
Dans la communion sacramentelle^ ces mêmes considéra-
tions eucharistiques produisent la dévotion actuelle, qui est
nécessaire pour recevoir pleinement et pour goûter les fruits
du Sacrement.
D'ailleurs, bien que ces considérations soient utiles et
sanctifiantes, il est bien évident qu'il n'est pas nécessaire de
les faire toutes dans chaque communion soit sacramentelle
soit spirituelle ; mais il est très bon d'en faire au moins quel-
ques-unes. Et comme Pusage du sacrement de l'Eucharistie
a principalement pour fin d'augmenter notre amour envers
Notre-Seigneur et de nous faire goûter la douceur de ce Pain
céleste, les considérations qu'il convient surtout de faire en
communiant, ce sont celles qui produisent directement cet
effet ; et ce sont les suivantes : Jésus dans l'Eucharistie nous
fait participer à ses grâces et à tout ce qui est à lui. Il se donne
lui-même à nous, pour nous faire comprendre l'excès de son
amour il nous oblige à l'aimer. Il s'unit à nous de la manière
la plus intime qui puisse être. Il désire même nous faire
sentir la douceur de son amour pour nous attacher à lui davan-
tage. Il nous aime tant qu'il fait ses délices de s'unir à nous
par son Sacrement. Enfin il aime chacun de nous de tout son
cœur, et il se donne tout entier à chacun, avec tout ce qu'il
est et tout ce qu'il a.
Fr. François dj: Vouillé.
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UN ILLUSTRE PARISIEN
L'INVENTEUR DU PHOTOMÈTRE
C'est par le fameux Journal des Capucins du Marais (1)
à Tannée 1714, que nous faisons connaissance de l'inventeur
du photomètre, le P. François-Marie de Paris, de Tordre
des Frères Mineurs Capucins. Le Journal lui donne tantôt
le nom de Jablier^ tantôt celui de la Rallier. Ce religieux fut
lecteur en philosophie de 1666 à 1668 à Auxerre, et en 1669
il enseigna la théologie à la maison de Troyes. Il collabora
avec le P. Esprit d'Yvoy (Sabatier) à la composition de la
carte intitulée Idaea scientiae unii^ersa lis dédiée au Pape
Innocent XI et à Louis XIY. Il mourut au Marais, le 10 juillet
1714, à Tàge de 80 ans, après en avoir passé soixante dans
la vie religieuse. Il fut enterré au même couvent, où Tavaient
déjà été sa mère et Tune de ses sœurs. Toute sa vie, il avait
renoncé à toute supériorité.
Voici le titre de son ouvrage théologique en deux tomes :
ToM. I : Dilucidatio in explicationeni isagogicam mysticae
ac ingeniosae P. Spiritus Sabbatherii Tabulât^ cui titulus :
Idealis umbra sappientiae generalis. — Tom. Il : Iconologia
nova^ sive no^a descriptio et explicatio physica et moralis
singularum hieroglyphicaruni Imaginum, quibus constat^ et
componitur eadeni Patris Sabbatherii Tabula. Paris, 1689 (2).
(1) Un premier exemplaire manuscrit est conservé à la Bibliotiièque natio-
nale de Paris, n. a. f. p. 4134, un second aux Archives nationales, série S^,
ce dernier mis à jour jusqu'aux événements révolutionnaires.
(2) D'après Bernard de Bologne, Bibliotk. capuc, Venise, 1747| in-fol.
p. 106. — Il y eut un autrc'P. François-Marie de Paris, mort A Auxerre, le
26 novembre 1711, après 40 ans de religion. Cf. Bibl. franciscaine, ms. 101,
p. 659. C'est probablement à ce dernier qu'il faut attribuer la Relation (Ttm
Voyage fait dans te Levant en Î680, conservée à la Bibliothèque d'Aix en
Provence, ms. 231.
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656 L'INVENTEUR DU PHOTOMÈTRE
Le P. François-Marie fut attiré à Tétude des sciences phy-
siques par les découvertes faites de son temps, le télescope^
les jumelles (1), le microscope. Et il s'était fait ces réflexions :
« Les savants ont inventé un instrument pour mesurer la
pesanteur de Tatmosphère^ c'est le baromètre ; un second
pour mesurer la chaleur, c'est le thermomètre ; un autre
pour constater les degrés d'humidité, c'est rhygromètre.
Ne pourrait-on pas trouver un moyen de mesurer la lu-
mière ? »
« Quand je voulus m'appliquer à considérer sérieusement
ce qui m'estoit venu en pensée, continue le Père (2)... j'avoue
ingénuement que je trouvay la chose si difficile, et si fort
au-dessus de mes lumières^ de ma capacité et de toute mon
industrie que, si j'avais eu assez de bpnheur pour en conce-
voir la pensée et le désir, j'eus assez de sincérité pour con-
fesser mon impuissance et mon peu de pénétration à faire
une telle découverte. »
11 eut tout de même la force de surmonter son décourage-
ment. Et par comparaison avec le thermomètre et les autres
instruments, il s'avisa de se demander si la lumière ne faisait
pas sur certains corps des impressions sensiblement diffé-
rentes, si le physicien ne pouvait pas noter ces impressions
avec leurs proportions et les diviser en degrés uniformes.
L'air en effet, suivant qu'il est plus ou moins pur, laisse
plus ou moins passer le rayon lumineux^ de même Teau, le
cristal, le verre, le talc.
L'invehteur s'arrêta au verre poli, comme plus propice
aux expériences. 11 disposa dans le tuyau d'une lunette d'ap-
proche une série de disques de même épaisseur. Le degré
de lumière nécessaire à traverser une de ces plaques était
(1) Inrentées avant 1654, par un capucin allemand le P. Antoine de Rheyt,
et perfectionnées par le P. Chérubin d'Orléans, fameux dioptricien. Sur
l'invention du P. Antoine Marie Schyrl de Rheyt, Bibl. de YalencienneSy ms. 345.
(2) Nouvelle découverte sur la lumière pour la mesurer et en compter les
degrés. Dédié à Monseigneur le Duc de Chartres, par le R. Père François-
(de Paris) capucin, prédicateur et ancieu professeur. A Paris. Chez Louis
Sevestre... MDCC. in-18 de 22 p. non ch. et 72 pages. Les approbations sont
du P. Honoré-François de Paris, provincial, des PP.Agnan de Paris, et
Séverin de Paris, tous deux anciens lecteurs en théologie. Achevé d'impri-
mer le 13 septembre 1700.
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LiNVENTBUR DU PHOTOMÈTRE 657
pris pour unité de mesure. Une échelle graduée le long de
la colonne permettait de compter plus facilement ces degrés.
Afin d'augmenter le champ d'observation, on pouvait varier
la couleur des verres^ ou les espacer d'une manière uniforme
ou non, selon les calculs à établir.
Enfin, avec une colonne d'eau^ l'expérience était plus
délicate sans doute, mais aussi plus précise. Une plaque
mobile de verre désignait alors la limite de la force -de la
lumière.
Ce premier moyen, que le Père François-Marie appelait
moyen direct, reposait sur le même principe qui permit au
chimiste Bunsen (1) de créer son photomètre. Et c'est aussi
de ce nom de photomètre que le Père capucin baptisa son
invention. Il l'appelait encore métrophote, et surtout
lucimètre (2).
Il inventa un second instrument pour le même usage. Le
premier reposait sur la transparence des corps, le second sur
l'opacité et la réflexion. Certains corps en effet, un miroir
par exemple, un verre poli (3) ont la propriété de réfléchir le
rayon lumineux tombant en incidence sur leur surface ; et la
puissance de la lumière varie, avec le degré de poli de la
surface diffusante, avec la nature du corps, avec sa couleur,
avec l'angle d'incidence.
Si donc on dispose soit dans une chambre noire, soit dans
un tuyau de lunette d'approche, une série de miroirs se ren-
voyant les uns aux autres successivement le rayon lumineux,
on arrivera ainsi à mesurer la puissance d'un faisceau de
lumière en constatant jusqu'à quelle surface polie le rayon
aura la force de parvenir.
L'inventeur rédigea l'exposé de ses découvertes et pré-
senta son ouvrage manuscrit à l'Académie royale des Scien-
ces et des Arts assemblée au Louvre le 26 août 1699 ; le
24 mars 1700, le président, qui était l'abbé Bignon (Jean-
Paul) (4), le reçut officiellement pour l'approuver et cette
ê
(i) Né en 1811.
(2) Nouvelle décous^erte, p. 56.
(3) Ganot, Traité élém, de Physique, Paris, 1894, liv. VII.
(4) C'est cet abbé Bignon, un oratorien, qui donna son premier règlement
à l'Académie des sciences, on 1699.
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668 L'INVENTEUR DU PHOTOMÈTRE
approbation fut effectivement ancordée par Fontenelle alors
secrétaire, le 25 mars 1700. Les instruments étaient en
vente chez Charles de Fougerais, marchand miroitier et
lunettier, sur le quai de THorloge du Palais, à la Fleur de
Lys Couronnée, à Paris.
Les savants devaient plus tard perfectionner grandement
le photomètre, en particulier trouver un moyen de mesurer
mécaniquement la lumière. Les instruments du P. François-
Marie ne permettaient en effet de faire ces expériences qu'au
point de vue physiologique, puisque la sensibilité de l'œil
entrait comme instrument nécessaire dans la mensuration de
la lumière.
Mais déjà Tinventeur de la fin du XVIP siècle devine
Tutilit^ que la science tirera de son invention : constatation
de la pureté de Tair et de la différence des degrés de la
lumière aux diverses époques de Tannée ou du jour, mesure
des éclipses, mesure de la longueur ou de la puissance du
rayon visuel de Tœil, etc.
La photométrie moderne se basera sur les mêmes données.
Le choix de Tétalon de lumière seul variera. Cet étalon,
c'était, pour le premier inventeur du photomètre, la quan-
tité de lumière nécessaire pour traverser un disque de verre
dépoli ; c'est maintenant la quantité de lumière émise par
1 c • de platine fondu à sa température de solidification
(étalon VioUe) (1). Quant à la méthode du capucin, que nous
appellerions volontiers méthode d^addition, la physique a
substitué, et avec avantage, la méthode de comparaison. Du
reste dans la photométrie pratique, on ne juge entre elles
que des lumières à peu près semblables, sans se préoccuper
de leurs nuances, et leô étalons employés ne sont nullement
les mêmes dans tous les laboratoires.
F. Ubald d'Alençon.
(I) Sur les perfectionneçients successifs du photomètre, voir une thèse
latine De photometris^ publiée par un AUeranud dans la première moitié du
XIX» siècle. Cette plaquette est à la bibl. nat, de Paris.
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BIBLIOGRAPHIE
BossuET. Lettres de direction. — Introduction et notes
par M. Tabbé Moïse Cagnac, docteur de FUniversité de
Paris; Préface de M. Félix Klein. — Paris, Ch. Poussielgue.
Il y a dans Bossuet deux personnages très distincts dans leur unité :
rhomme et le prêtre. Longtemps on a admiré le génie de Thomme, et
profondément ignoré Tâme du prêtre. On a étudié Torateur, le théo-
logien, et par théologien j'entends non le génie scrutant et commentant
les vérités religieuses, l'historien, le philosophe, le polémiste ; mais
le Bossuet intime et par conséquent plus vrai, le Bossuet prêtre, pas-
teur des âmes et directeur de conscience, qui donc Tavait jamais
sérieusement étudié?
On est revenu sur cet oubli. Sachons gré à M. Moïse Cagnac, d'avoir, •
par sa nouvelle édition des Lettres de Direction de Bossuet, accentué
ce retour.
Séparées de la volumineuse collection des œuvres, précédées d'une
remarquable étude sur Bossuet, directeur de conscience, et mises à la
portée d'un grand nombre, les Lettres de Direction jetteront sur le
Bossuet méconnu une précieuse lumière.
On ne verra plus seulement, en lui, l'homme au merveilleux génie. On
verra le prêtre à Tâme compatissante et tendrement dévouée, au zèle
ardent, à Tinaltérable douceur, à l'entière et absolue abnégation ; et
c'est de quoi sincèrement nous félicitons l'auteur.
Mais ce livre n'est pas seulement glorieux pour Bossuet, il nous est
aussi, comme ses aînés du reste, très salutaire. Quel est en effet le
grand défaut de la piété moderne ? C'est le vague, le sentimentalisme,
la multiplicité des petites pratiques, le superficiel.
Quelles sont les qualités mattresses de la direction de Bossuet ?
c( La solidité, la précision, la simplicité surtout et la profondeur. »
Donc lisons les Lettres de Direction de Bossuet et méditons«les.
Nous avons tout à gagner.
F. Pierre-Baptiste de Brest.
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660 BIBLIOGRAPHIE
La Morale et l'Esprit laïque, par Eugène Tavernier, In-12.
3.50, P. Lethielleux, Éditeur, 10, rue Cassette, Paris (6"*).
Les treize chapitres de ce volumje sont employés à décrire le mou-
vement des idées morales^ depuis vingt-cinq années, dans le monde de
renseignement^ de la politique, de la littérature, de la science.
Des exemples multipliés^ empruntés à diverses catégories, montrent
l'état d'incohérence où sont tombées les notions principales, réduites à
des mots vides assemblés au hasard : Nature, Morale, Conscience, De-
voir, Raison, Idéal, Liberté, Justice, etc.
Sous le titre « La légende du maître d'école 3>, M. Tavernier résume
Tœuvre de Jean Macé, de Paul Bert, de Jules Ferry, œuvre poursui-
vie au prix d'efforts acharnés et qui, après une longue période d'en-
thousiasme, entra, pour y rester, dans l'ère de la déception et de l'in-
quiétude. Là se suivent les témoignages fournis par MM. Lichtenberger,
Pécaut, Bonzon, Sabatier, Tarde, Buisson, Fouillée, Paul Janet^ La-
visse, etc.
Après l'historique du Banquet Berthelot, vient une étude de l'ensei*
gnement de la morale dans l'Université ; d'abord dans l'école primaire :
les théories de M. le Recteur Payot, le kantisme, la doctrine du doute,
l'anti-militarisme ; puis la haute pédagogie, les conférences faites à
l'Ecole des Hautes Études Sociales, où des professeurs de philosophie
renferment l'enseignement de la morale dans l'empirisme ou dans les
procédés de déclamation.
Le système de M. Bourgeois « la Dette Sociale o, l'éducation des
jeunes filles (Fontenay et Sèvre) ; la morale socialiste, d'après MM. Jau-
rès, Renard, Deville, Guesde, Fournière, Naquet, sont analysés et
commentés.
On sait que les lalcisateurs se sont vengés de leurs déceptions et de
leurs inquiétudes, en passant de la conception libérale à la concep-
tion autoritaire. M. Tavernier décrit les phases de ce revirement, qui
aboutit à répudier la neutralité, comme la liberté.
M. Buisson, qui veut a laïciser la religion », a composé une sorte
d'évangile, dont les prétentions et les contradictions sont exposées en
détail.
 la fin du dernier chapitre, intitulé « la paille des mots et le grain
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BIBLIOGRAPHIE 661
des choses », M. Tavernier exprime Tespoir d'un retour au sens com-
mun, qui nous délivrera de ce que l'auteur appelle le o fétichisme ver-
bal » et la « contrefaçon pédagogique » .
Z.
Pourquoi Jésus-Christ ? ou La Dogmatique du Sacré-Cœur
dans TEcoIe franciscaine, par le R. P. Déodat de Basiy,
des Frères-Mineurs. — Avec Vlmprimatur du Maître du
Sacré-Palais. — Rome, Desclée, 1903.
Incontestablement, dans le monde intellectuel ecclésiastique, la su-
prématie semble appartenir aujourd'hui à l'école thomiste. L'Ency-
clique JEterni Patris, de Léon XIII, a, dans une large mesure, contri-
bué à cette hégémonie de saint Thomas sur les intelligences catho-
liques. Mais rincontestable lucidité, la puissance et Tharmonieuse
unité des doctrines du Docteur angélique, plus encore que la parole
cependant si autorisée du Souverain-*Pontîfe, ont fait cette hégémonie
Est-ce à dire que les doctrines thomistes aient seules, et toujours,
le monopole de la vérité ? En toutes choses^ gardons-nous de l'exclusi-
visme : ainsi nous nous garderons d'une erreur : Terreur de croire
que l'essor d'une intelligence^ si vaste, si puissant, si délié soit-il,
puisse atteindre à des cimes assez sublimes pour saisir, avec le plan
général de la vérité, l'infinie multitude des détails qui le complètent et
bien souvent l'éclairent ; Terreur aussi de croire qu'une intelligence,
de sa nature relative, puisse saisir l'absolu ; car', en définitive, exclu-
sivisme et absolu se confondent. Saint Thomas n'a, très certainement,
jamais fait acte de foi en son infaillibilité. Que de docteurs, cependant,
au Credo in Deum ajouteraient volontiers le Credo in T/iomaml
Le R. P. Déodat ne ferait probablement pas cette addition. En cela
il aurait raison, à la condition toutefois qu'il s'abstint dû Credo in Sco-
tum. Le Vén. Scot est, visiblement, le Docteur qu'il affectionne, autant
par raison que par esprit de tradition ; car il est franciscain, et c'est
très louablement qu'il a le culte de ses saints préférés.
Si le Vén. Scot, en dehors de TOrdre de Saint-François, compte en-
core des admirateurs, et de nombreux, c'est moins par l'ensemble de
ses doctrines, peu et mal connues, que par un dogme, qu'il a magni-
fiquement exposé et défendu, et une hypothèse, qui, au fond, est toute
une conception originale et vaste de la théologie catholique.
On se trompe étrangement quand on affirme que le Vén. Scot fut
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652 BIBLIOGRAPHIE
surtout un génie analyticfue, il l'était d'instinct, plus que saint Thomas,
plus qu^aucuQ autre docteur de son époque. 11 Tétait peut-être à l'excès.
Il y a chez lui un pressentiment sublime des méthodes scientifiques
du XIX® siècle. Et malgré toutes les dénégations, Scot fut surtout un
génie synthétique. Le temps servit mal la pensée de cet homme pro-
digieux en ne lui permettant pas de se condenser dans une de ces
œuvres cyclopéennes qui sont le reflet d'une intelligence, d'une époque,
d'un système.
Mais,pour ne s'être pas affirmée à la manière de saint Thomas, cette
unité n'en est pas moins réelle et moins implacable. En philosophie,
qui niera que la volonté ne soit l'axe autour duquel se meuvent, avec
ampleur et logique, toutes les doctrines scotistes ? En théologie, cet
axe est rincarnation. Dans le catholicisme, Tlncarnation est toujours
le foyer d'où rayonnent tous les dogmes et tous les bienfaits. L'ori-
ginalité du Vén. Scot n'est pas d'avoir proclamé cette vérité, mais
d'avoir, en la déplaçant, étendu son rayon. Il a placé le dogme de l'In-
carnation au-delà du péché originel ; il en a fait le centre glorieux de
toutes les œuvres divines, comme le soleil est le centre du système
qui porte son nom. Ainsi placé, l'Incarnation ne rayonne plus seule-
ment à travers l'ignominie du Calvaire, comme l'axpression snprème
de Tamour de Dieu pour Thomme déchu, comme un accident heureux
venant restaurer le plan divin contrarié par la malice humaine : elle
brille surtout comme le centre d'un monde glorieux dont Dieu voulait,
avant la chute, être la synthèse glorieuse en unissant dans la personne
du Verbe la nature humaine, afin que, toute créature, étant soumise
au Dieu-Homme, toutes fussent aussi, par la perfection de son adora-
tion, rapportées à la Trinité.
Une telle conception n'est certainement ni étriquée ni banale. Elle
révèle chez son auteur une puissance de vision qui s'étend bien au-
delà des minuties de l'analyse et jusqu'aux limites les plus reculées de
la synthèse C'est grâce à l'harmonie et à Taisance de ce plan, que le
Yen. Scot a eu sur ses devanciers et ses contemporains, l'inappré-
ciable avantage de comprendre et de défendre un. dogme d'une impor*
tance aussi capitale que celui de Tlmmaculée-Conception. Saint Tho-
mas et saint Bonaventure ne l'avaient pas compris, précisément parce
qu'ils s'étaient fait une autre conception du plan de rincarnation.
C'est que, pour eux, celle-ci n'était une synthèse que secondaire-
ment ; avant tout, elle était une restauration, et la femme qui devait y
coopérer, devait aussi y participer.
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BIBLIOGRAPHIE «63
Le R. F. Déodat nous donnera sans doute prochainement ce corol-
laire de la Thèse qu'il vient d'exposer dans une langue peii commune
sous la plume d'un scolastique. C'est en effet un rare mérite que de
savoir traduire, avec élégance et limpidité, la doctrine scotiste de l'In-
carnation . Tous les lecteurs ne partageront peut-être pas toutes les
vues de l'auteur : c'est parfois affaire de raison ; c'est plus souvent
affaire de préjugés. Tous auési sans doute ne trouveront pas le style
impeccable, malgré ses réelles et très nombreuses qualités « Il est
difficile, en touchant à des sujets d'une telle élévation, de ne pas haus-
ser quelquefois l'expression au-delà de cette mesure où la simplicité
se rencontre avec le sublime. Malgré cela, l'œuvre du R. P. Déodat est
de celles qui restent parce qu'elles sont l'expression d'une école et le
patrimoine d'un Ordre religieux. Continuée et achevée, cette œuvre
prendra place à côté des meilleurs commentaires de la doctrine sco-
tiste.
L'abbé Coste.
Ascensions par le P. Désiré des Planches, 0. M. C. — Mar-
seille, Impr. Âschero^ 87, rue Paradis, 1903, — in-8® de
161 p. avec une gravure. Prix, 2 fr.
Un moine qui chante au lendemain de son expulsion, ce n'est point
là spectacle vulgaire. En vrai fils de Sdnt François, le P. Désiré cultive
la joie parfaite. Il a repris sa Harpe et, trouvant qu'elle ne montait
plus assez haut, il en a multiplié les gammes. Mais, comme jadis, il la
touche délicieusement. Ses Ascensions sont' de la plus pure poésie
franciscaine.
L'auteur avoue, dans sa préface, « avoir chanté à son insu et comme
malgré lui. » Heureuse inconscience ! N'est-elle pas la source du véri-
table lyrisme 7 Ne chante pas qui veut : nascuntur poetœ. De là l'élé-
gau'^e et la richesse de son verbe.
D'aucuns lui reprocheront peut-être son modernisme. Certaines
tournures, certains néologismes, encore que peu nombreux, sonneront
mal aux oreilles classiques. Le R. Père est de l'école de ceux qui
estiment que le style peut évoluer autour du roc immuable de l'idée,
qu'un mot clair et vif, fut-il nouveau, vaut bien une lourde périphrase.
Le style doit s'inspirer delà pensée. Or la pensée moderne a la rapidité
de l'oiseau. Pourquoi ne pas lui en donner les ailes ? L'auteur l'a fait ;
qui l'en blâmerait ?
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664 BIBLIOGRAPHIE
D*ailleurs ne fallait-il pas des ailes pour nous emporter vers les
sereines régions de l'idéal, et faire vibrer ce qui reste de fibres saintes
dans Tâme contemporaine si pitoyablement avachie !
La sachant avide de sentations, le R. P. la veut émouvoir chrétien-
nement. En des pages brûlantes, il lui montre « le But » encourage
son « Effort », l'aide à prendre son u Essor », lui fait goûter sur
« les Sommets » éthérés du catholicisme les joies pacifiantes de l'homme
revenu à Dieu, puis, en dé vibrants appels, fiers échos de son amour
pour l'Eglise et la France^ lui met au cœur la flamme du zèle : Trake nos.
Les Ascensians sont donc bien ce que les voulait Tauteur : un
nouvel itinéraire de l'âme à Dieu. Gomme saint Bonaventare, il la
composé avec toute son âme de poète, de prêtre et de franciscain.
Ce livre a sa place marquée dans une bibliothèque déjeunes. Puissent
les Ascensions entretenir le feu sacré chez ceux qui le pos-
sèdent encore et exercer sur les juvéniles blasés de notre siècle une
invincible attirance. Elles le méritent.
P. DiBGO-JosBPn.
Retraite surles douze degrés de l'imitation de Jésus-Christ,
par l'imitation de saint François. Résumé des instructions,
par le P. Eugène d'Oisy, O. M. C. Couvin, 1903, in-32, de
50 pages.
Ces douze degrés sont le silence, la pauvreté, l'humilité, la pénitence,
le travail, Tobéissance, la pureté, la charité envers Dieu, celle envers
le prochain, le zèle, la prière et Timitation de la Passion de N.-S.
Sous une forme affective, par manière de dialogue entre Tâme du
chrétien et saint François, le pieux fidèle se trouve doucement conduit
ou ramené à Dieu, au pied du trône de TËucharistie d'où découlent
toute vie, toute grâce et toute force. Nous sommes persuadés que cette
brochure fera un très grand bien. Aux âmes qui voudront la lire comme
on lit l'Imitation, souvent et par petites doses, elle donnera du courage.
Elle en a déjà donné.
F. U.
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ETUDES FRANCISCAINES
TABLE DES MATIERES
JUILLET 1903
La Noblesse des Pays-Bas à la fia du XVI* siècle, par la
C*^« M. de Villermont
Notre Architecture religieuse au moyen âge, par Alphonse
Germain 14
Le Lieu de la rencontre d'Abraham et de Melchisédech, par le
P. Victor Bernardin 29
Coup d'œil sur le XIII* siècle italien, par H. Matrod. ... 37
De la Fraternité sacerdotale, par le P. Joseph 51
L'Infini catégorie et réalité, par le P. Raymond.- .... 61
Notes théologiques sur l'union de l'homme à Jésus-Christ, par
le P. François 67
Le Catholicisme dans la patrie de saint Paul, par G. Hadighian. 86
Mélanges. Le Sacrum Commercium B. Franciscî. — Statistique
franciscaine de 1385, par le P. Ubald 93
Bibliographie 98
AOUT 1903
Hommago à Sa Sainteté Pie X 105
Léon XIII, par La Rédaction 107
Lettre sur Léon XIII, par le R"« P. Bernard 110
Bruxelles et la Cour des archiducs, pa^r la C**"® M. de Villermont. 118
Etude de mœurs religieuses. Un thaumaturge au XVII^ siècle :
le P. Marc d'Aviano, par le P. Hilaire 136
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666 TABLE DES MATIÈRES
Les Lois se découvrent et ne se font pas, par L. B. de Rosnay« . 153
Sainte Thérèse et saint Pierre d'Alcantara, par le P. René. . 162
Notre Architecture religieuse au moyen âge, par Alphonse
Germain lfȔi
Coup d'œil sur le XHI siècle italien, par H. Matrod. . . 178
Du Féminisme à propos d'un livre récent, par le P. Louis de
Gon^ague ^ 191
Notes théologiques sur l'union de l'homme à Jésus-Christ, par
le P. François 203
Bibliographie . ^ . ...... 220
SEPTEMBRE 1903
De la Volonté providentielle dans les présentes luttes, par
H. Thévenin 225
Un Ennemi de TEglise à Rome en 1819, par H. Matrod. . . 243
De la Définibilité de TAssomption, par le P. Timothée. ... 254
La Renaissance littéraire en France. Pascal, par A. Charaux. . 260
Des Maladies intellectuelles, par le P. Aimé 283
Notes théologiques sur l'union de l'homme à Jésus-Christ, par
le P. François 298
Mélanges. Résurrection d'une ancienne méthode de spiritualité,
par le P. Ubald 318
— Le Chevalier de Trélon et les Stuarts, par F. Mavil. . 327
Bibliographie 330
OCTOBRE 1903
Lettre encyclique de Notre-Saint-Père le Pape Pie X à tous les
patriarches, primats, archevêques, évéques et autres ordinaires
en paix et en communion avec le siège apostolique, Pie X. . 337
La Situation religieuse aux Etats-Unis, par le P. Joseph. • . 351
Notes théologiques sur Tunion de l'homme à Jésus-Christ, par le
P. François 3iM
S|Lint Pierre d'Alcantara et sainte Thérèse, par le P. René . . . 384
Le Concordat de 1801 par Son Eminence le Cardinal Mathieu,
par A. Charaux. .«....* 395
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TABLE DES MATIERES 667
Un Thaumaturge au XVII® siècle, le Père Marc d'Aviano, par le
P. Hilaire . 403
Le XVII* Siècle littéraire : Pascal, par A. Charaux .... 414
UnePagede P. F. Dubois sur Bossuet,parH. Matrod. . . 430
Bibliographie 442
NOVEMBRE 1903
De rOrigine française de saint François d'Assise, par le
P. Ubald 449
Le XVII* et le XVIII* siècles littéraires en France. La Roche-
foucauld^ par A. Charaux 455
Deux Journées à Djeddah, par E. Suret 476
Notes théologiques sur l'union de Thomme à Jésus-Christ, par
le P. François 503
Mélanges. Une Noce Catholique à Malatia, par A. Khorassanian. 529
Une Nouvelle Vie de sainte Colette, notice sur un manuscrit
du XV* siècle, par le P. Ubald 534
Bibliographie 538
DÉCEMBRE 1003
Une Nouvelle Histoire de Belgique, par le P. Ubald. . . . 557
Maladies intellectuelles, par le P. Aimée 5T}
Fouilles du Forum, par H. Matrod. 596
Le Liber conformitatum de Barthélémy de Pise, XXX . . . 612
De la Confession des Religieuses, E. T 620
Notes théologiques sur Tunion de l'homme à Jésus-Christ, par
le P. François 628
Un Illustre Parisien. L'Inventeur du Photomètre, par L. B. de
Rosnay 655
'Bibliographie 659
CUM LICENCIA SUPERIORUM
Le gérant :
F. CHEVALIER.
Vannes. — Imprimerie LAFOLYE Frères, 2, place des Licet*
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»-.CT#-,..T^,T-».-.
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